Archives de Tag: Muriel Zusperreguy

Body and Soul : polyfourmis

Body and Soul – Chorégraphie de Crystal Pite, musique Owen Belton/Frédéric Chopin, – Opéra-Garnier, représentation du 26 octobre. 

Le dispositif texte-danse de Body and Soul, dont la première représentation a eu lieu samedi à Garnier, m’a fait penser à une planche du dessinateur argentin Quino (le père de Mafalda), où l’on voit la même image prendre une douzaine de significations différentes, selon la légende qui l’accompagne.

Dans la première scène de la création de Crystal Pite, une voix décrit les interactions entre « Figure 1 » et « Figure 2 » (François Alu et Aurélien Houette). En dépit du timbre suave de Marina Hands – ce qui se fait de mieux en termes de voice-over francophone féminine quand Anna Mouglalis et Irène Jacob ne sont pas libres –, la première occurrence du texte paraît platement redondante, mais on comprend rapidement, par le jeu des variations, que les mêmes mots peuvent évoquer une multitude d’atmosphères et raconter des histoires diamétralement opposées, en fonction de ce que la chorégraphie suggère.

Chaque « Figure » peut se démultiplier en une vingtaine de danseurs, un combat peut devenir un duo, un affrontement tête contre tête peut se transmuer en parade amoureuse (Marion Barbeau et Simon Le Borgne), ou en dernier adieu (Muriel Zusperreguy et Alessio Carbone). Body and Soul alterne scènes intimes et scènes de groupe, dont l’enchaînement construit durant le premier acte une narration ouverte – entre les scènes 7 et 8 j’ai cru voir chorégraphier un mouvement de protestation qui fait une victime, sans pouvoir assurer de la pertinence de mon interprétation – qui ne laisse pas d’intriguer.

Comme dans sa précédente création parisienne, la chorégraphe canadienne use du mouvement par vagues, qu’on peut aussi appeler le tombé de dominos. Couplé à une gestuelle également reconnaissable – la pulsation nerveuse de la main devant la poitrine, simulant un battement de cœur, irriguait déjà son Flight Pattern londonien – cela produit des effets de masse assez puissants, que j’ai tendance à trouver un peu kitsch.

Après l’entracte, la cohérence dramatique et atmosphérique du premier acte se décompose, avec une alternance entre la musique originale d’Owen Belton et la musique « additionnelle » constituée par des préludes de Frédéric Chopin, tels qu’enregistrés par Martha Argerich, et qui, pour l’amateur de ballet, évoquent Neumeier et Robbins. Chez Pite, les notes s’égrènent moins dans les jambes que dans le haut du corps. Aussi content soit-on de retrouver l’expressivité d’Éléonore Guérineau et Adrien Couvez, ou de voir Hugo Marchand raconter une histoire avec son torse et ses épaules, la succession des séquences ne tisse plus de récit lisible et les passages avec l’ensemble des danseurs se font anecdotiques. Et puis, on ne peut s’empêcher d’éprouver un malaise face à du Chopin amplifié : le message intime que véhicule le piano en est dénaturé, et la perception qu’on a des danseurs en est altérée.

Les lumières et le décor de l’acte III apparaissent d’une manière assez magique. Nous voilà dans un univers de science-fiction, avec des danseurs arachnéens – j’ai pensé aux populations autochtones de la planète Klendathu dans Starship Troopers – dont les mouvements donnent une couche supplémentaire d’interprétation au texte lu par Marina Hands. Pourquoi pas ? Mais voilà qu’apparaît Barbouille (pour ceux qui ne connaissent pas la famille de Barbapapa, c’est le fils à poil long), qui danse quelques instants dans le plus simple appareil. Puis, vêtu d’un pantalon pattes d’eph’ doré, et en compagnie de toutes les Arachnides, il se dandine dans un petit finale rock and roll dont la facilité m’a autant hérissé que le Carbon Life de McGregor. Mais qui tombe surtout comme un cheveu sur la soupe par rapport à tout ce qui précède. Apparemment, le public de la première a aimé.

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Les Balletos d’or 2018-2019

Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

La publication des Balletos d’or 2018-2019 est plus tardive que les années précédentes. Veuillez nous excuser de ce retard, bien indépendant de notre volonté. Ce n’est pas par cruauté que nous avons laissé la planète ballet toute entière haleter d’impatience une semaine de plus que d’habitude. C’est parce qu’il nous a quasiment fallu faire œuvre d’archéologie ! Chacun sait que, telle une fleur de tournesol suivant son astre, notre rédaction gravite autour du ballet de l’Opéra de Paris. Bien sûr, nous avons pléthore d’amours extra-parisiennes (notre coterie est aussi obsessionnelle que volage), mais quand il s’est agi de trouver un consensus sur les les points forts de Garnier et Bastille, salles en quasi-jachère depuis au moins trois mois, il y a eu besoin de mobiliser des souvenirs déjà un peu lointains, et un des membres du jury (on ne dira pas qui) a une mémoire de poisson rouge.

 

Ministère de la Création franche

Prix Création : Christian Spuck (Winterreise, Ballet de Zurich)

Prix Tour de force : Thierry Malandain parvient à créer un ballet intime sur le sujet planche savonnée de Marie Antoinette (Malandain Ballet Biarritz)

Prix Inattendu : John Cranko pour les péripéties incessantes du Concerto pour flûte et harpe (ballet de Stuttgart)

Prix Toujours d’Actualité : Kurt Jooss pour la reprise de La Table Verte par le Ballet national du Rhin

Prix Querelle de genre : Les deux versions (féminine/masculine) de Faun de David Dawson (une commande de Kader Belarbi pour le Ballet du Capitole)

Prix musical: Goat, de Ben Duke (Rambert Company)

Prix Inspiration troublante : « Aimai-je un rêve », le Faune de Debussy par Jeroen Verbruggen (Ballets de Monte Carlo, TCE).

Ministère de la Loge de Côté

Prix Narration : François Alu dans Suites of dances (Robbins)

Prix dramatique : Hugo Marchand et Dorothée Gilbert (Deux oiseaux esseulés dans le Lac)

Prix Versatilité : Ludmila Pagliero (épileptique chez Goecke, oiseau chez Ek, Cendrillon chrysalide chez Noureev)

Pri(ze) de risque : Alina Cojocaru et Joseph Caley pour leur partenariat sans prudence (Manon, ENB)

Prix La Lettre et l’Esprit : Álvaro Rodriguez Piñera pour son accentuation du style de Roland Petit (Quasimodo, Notre Dame de Paris. Ballet de Bordeaux)

Prix Limpidité : Claire Lonchampt et son aura de ballerine dans Marie-Antoinette (Malandain Ballet Biarritz).

Ministère de la Place sans visibilité

Prix Singulier-Pluriels : Pablo Legasa pour l’ensemble de sa saison

Prix Je suis encore là : Le corps de Ballet de l’Opéra, toujours aussi précis et inspiré bien que sous-utilisé (Cendrillon, Le lac des Cygnes de Noureev)

Prix Quadrille, ça brille : Ambre Chiarcosso, seulement visible hors les murs (Donizetti-Legris/Delibes Suite-Martinez. « De New York à Paris »).

Prix Batterie : Andréa Sarri (La Sylphide de Bournonville. « De New York à Paris »)

Prix Tambour battant : Philippe Solano, prince Buonaparte dans le pas de deux de la Belle au Bois dormant (« Dans les pas de Noureev », Ballet du Capitole).

Prix Le Corps de ballet a du Talent : Jérémy Leydier pour A.U.R.A  de Jacopo Godani et Kiki la Rose de Michel Kelemenis (Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Seconde éternelle : Muriel Zusperreguy, Prudence (La Dame aux camélias de Neumeier) et M (Carmen de Mats Ek).

Prix Anonyme : les danseurs de Dog Sleep, qu’on n’identifie qu’aux saluts (Goecke).

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Cygne noir : Matthew Ball (Swan Lake de Matthew Bourne, Sadler’s Wells)

Prix Cygne blanc : Antonio Conforti dans le pas de deux de l’acte 4 du Lac de Noureev (Programme de New York à Paris, Les Italiens de l’Opéra de Paris et les Stars of American Ballet).

Prix Gerbille sournoise (Nuts’N Roses) : Eléonore Guérineau en princesse Pirlipat accro du cerneau (Casse-Noisette de Christian Spuck, Ballet Zurich).

Prix Chien et Chat : Valentine Colasante et Myriam Ould-Braham, sœurs querelleuses et sadiques de Cendrillon (Noureev)

Prix Bête de vie : Oleg Rogachev, Quasimodo tendre et brisé (Notre Dame de Paris de Roland Petit, Ballet de Bordeaux)

Prix gratouille : Marco Goecke pour l’ensemble de son œuvre (au TCE et à Garnier)

Ministère de la Natalité galopante

Prix Syndrome de Stockholm : Davide Dato, ravisseur de Sylvia (Wiener Staatsballett)

Prix Entente Cordiale : Alessio Carbone. Deux écoles se rencontrent sur scène et font un beau bébé (Programme « De New York à Paris », Ballet de l’Opéra de Paris/NYCB)

Prix Soft power : Alice Leloup et Oleg Rogachev dans Blanche Neige de Preljocaj (Ballet de Bordeaux)

Prix Mari sublime : Mickaël Conte, maladroit, touchant et noble Louis XVI (Marie-Antoinette, Malandain Ballet Biarritz)

Prix moiteur : Myriam Ould-Braham et Audric Bezard dans Afternoon of a Faun de Robbins (Hommage à J. Robbins, Ballet de l’Opéra de Paris)

Prix Les amants magnifiques : Amandine Albisson et Audric Bezard dans La Dame aux camélias (Opéra de Paris)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Brioche : Marion Barbeau (L’Été, Cendrillon)

Prix Cracotte : Emilie Cozette (L’Été, Cendrillon)

Prix Slim Fast : les 53 minutes de la soirée Lightfoot-Leon-van Manen

Prix Pantagruélique : Le World Ballet Festival, Tokyo

Prix indigeste : les surtitres imposés par Laurent Brunner au Marie-Antoinette de Thierry Malandain à l’Opéra royal de Versailles

Prix Huile de foie de morue : les pneus dorés (Garnier) et la couronne de princesse Disney (Bastille) pour fêter les 350 ans de l’Opéra de Paris. Quand ça sera parti, on trouvera les 2 salles encore plus belles … Merci Stéphane !

Prix Disette : la deuxième saison d’Aurélie Dupont à l’Opéra de Paris

Prix Pique-Assiette : Aurélie Dupont qui retire le pain de la bouche des étoiles en activité pour se mettre en scène (Soirées Graham et Ek)

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Supersize Me : les toujours impressionnants costumes de Montserrat Casanova pour Eden et Grossland de Maguy Marin (Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Cœur du sujet : Johan Inger, toujours en prise avec ses scénographies (Petrouchka, Ballets de Monte Carlo / Carmen, Etés de la Danse)

Prix à côté de la plaque : les costumes transparents des bidasses dans The Unknown Soldier (Royal Ballet)

Prix du costume économique : Simon Mayer (SunbengSitting)

Prix Patchwork : Paul Marque et ses interprétations en devenir (Fancy Free, Siegfried)

Prix Même pas Peur : Natalia de Froberville triomphe d’une tiare hors sujet pour la claque de Raymonda (Programme Dans les pas de Noureev, Ballet du Capitole)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix Laisse pas traîner tes bijoux n’importe où, Papi : William Forsythe (tournée du Boston Ballet)

Prix(se) beaucoup trop tôt : la retraite – mauvaise – surprise de Josua Hoffalt

Prix Sans rancune : Karl Paquette. Allez Karl, on ne t’a pas toujours aimé, mais tu vas quand même nous manquer !

Prix Noooooooon ! : Caroline Bance, dite « Mademoiselle Danse ». La fraicheur incarnée prend sa retraite

Prix Non mais VRAIMENT ! : Julien Meyzindi, au pic de sa progression artistique, qui part aussi (vers de nouvelles aventures ?)

Louis Frémolle par Gavarni. « Les petits mystères de l’Opéra ».

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Mats Ek à Garnier : expériences contrastées

Les Balletotos sont chacun leur tour allés découvrir le programme Mats Ek (les 22, 25 juin et 2 juillet). Les hasards des distributions ont fait qu’ils ont vu trois fois la même Carmen. Seule Fenella a vu la deuxième pièce avec une autre danseuse que l’envahissante directrice de la danse. Elle choisit de ne parler que de cette expérience. Sa contribution est, en partie, traduite. Bonne lecture!

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JAMES

La rédaction-en-chef m’a commis d’office à la relation de la soirée Mats Ek, au motif que j’avais vu Sylvie Guillem dans Carmen il y a plus de 25 ans. L’ennui est qu’à part l’image de la star fumant le cigare à califourchon sur une grosse boule noire, je ne me souvenais pas de grand-chose. Qui plus est, il s’agissait de l’affiche du spectacle, et comme pour les photos d’enfance, on ne sait plus trop si on se souvient de l’événement ou de sa captation.

Toutefois, comme s’il suffisait de tirer le fil, des souvenirs qu’on aurait cru à jamais engloutis refont surface au fil de la représentation : le mouvement sinueux des bras et des mains du personnage de M. (alias Micaëla, rôle dansé, au soir de la première, par la toujours spirituelle Muriel Zusperreguy), la narration en boucle (la pièce démarre et se conclut par l’exécution de José), le second degré assumé dans la représentation d’une Espagne de pacotille. Les costumes scintillants qu’aucun Andalou ne porterait, le baragouin édenté hurlé par le Gipsy d’Adrien Couvez, le décor en forme d’éventail :  tout respire le presque-faux ou l’à-peine-juste, c’est comme on veut.

Comme Roland Petit, Mats Ek fait un puzzle de la partition de Bizet, et la recompose à sa guise ; parfois il en triture les lignes, pour faire surgir, d’un saut pris très staccato, un rythme inattendu. Inventivité et lisibilité immédiate, envolées contrecarrées d’un clin d’œil trivial, typification d’un trait des personnages, mouvement allongé qui se dégoupille en flexe : tout l’aimable savoir-faire du chorégraphe suédois éclate dans cette Carmen, de manière plus convaincante que pour d’autres œuvres narratives. Amandine Albisson prend le rôle-titre à bras-le-corps, joue bravache, froufroute sa traîne et meurt avec panache. Florian Magnenet peint un José fragile et torturé. Et puis il y a Hugo Marchand en Escamillo, qui après une entrée en scène explosive, fait tout à la fois montre de bravoure, d’histrionisme et d’humour, électrisant la scène (oui, « je suis fans, au pluriel », comme dit Agrado dans Todo sobre mi madre).

Après l’entracte, place à deux pièces par lesquelles Mats Ek renoue avec la création, qu’il avait annoncé quitter en janvier 2016. Another place, réglé sur la Sonate en si mineur de Liszt, nous transporte dans la veine intimiste du chorégraphe. On ne sait pas trop quelle histoire raconte le duo entre Stéphane Bullion et Aurélie Dupont, mais – le piano entêtant et diabolique de Staffan Scheja aidant – on suit sans barguigner, ni relâcher son attention, leur intrigant manège. L’art du chorégraphe est de ménager le suspense, et de pousser constamment à se demander ce qu’il va inventer. Si les places n’étaient si chères, on retournerait volontiers voir ce que Ludmila Pagliero et Alessio Carbone, interprètes dont on peut attendre bien plus d’expressivité, confèrent au pas de deux.

On est plus réservé sur le Boléro, qui présenté en fondu-enchaîné avec la pièce précédente, ne donne pas à voir l’idée poussée au paroxysme que suggère la musique. Il y a du métier, mais pas de tension qui monte.  À l’issue du crescendo, le monsieur à chapeau mou qui a rempli sa baignoire d’eau pendant quelque 15 minutes s’y plonge tout habillé. Plouf !

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CLEOPOLD

Le programme Mats Ek était sans doute l’un des plus prometteurs de la morne saison du ballet de l’Opéra de Paris. Pensez ! Deux créations par un grand maître qui, de surcroit, avait fait il y a deux ans sa tournée d’adieu avec sa femme, danseuse fétiche et muse, Ana Laguna. Dans le courant de la saison, on a appris que la sauce allait être rallongée par l’entrée au répertoire d’un des chefs d’œuvre du chorégraphe, sa Carmen datant de 1992. Alors qu’en-a-t-il été ?

Pour Carmen, qui ouvrait la soirée, Mats Ek a décidé d’utiliser la partition du compositeur russe Chtchedrine pour un ballet créé par Maïa Plissetskaïa (son épouse) en 1969. Le ballet original du chorégraphe cubain Alberto Alonso était une version délayée à la sauce soviétique de la Carmen de Roland Petit (des chaises, des masques, une arène, un zeste de sexe). Dans la partition de Chtchedrine, les thèmes de Bizet sont réorchestrés de manière parfois efficace mais le plus souvent outrancière. La partition laisse de la place pour la peinture de personnages escamotés dans la version plus condensée de Petit.

Mats Ek, dans sa version, donne ainsi une importance certaine au Capitaine (Aurélien Houette, marmoréen) qui rabaisse Don José et reluque l’héroïne, au Gitan, compagnon de Carmen qui braille en yaourt vaguement et drolatiquement ibérique (Adrien Couvez, qui sait ménager un moment d’authentique émotion lorsqu’il pleure la mort de l’anti-héroïne) mais surtout à M(ickaela) sorte de lien entre les différentes parties de l’histoire comptée en boucle (elle débute et s’achève par le peloton d’exécution de Don José). La gestuelle si particulière de Mats Ek se déploie dans ce rôle (Muriel Zussperreguy y est impressionnante de justesse) : avancées à petits pas glissés, suggérant la bigote, oscillation de la colonne vertébrale, bras de Piéta se refermant sur le dos de Don José. Pour le rôle titre, on retrouve d’autres aspects de l’esthétique du chorégraphe suédois. Carmen qui fume le gros cigare, exécute des sauts en attitudes déformées de la hanche et se retrouve souvent assise en position d’obstétrique.

Dans cette esthétique familière, la distribution soliste semble encore en devenir. Amandine Albisson, presque trop belle, donne un fini un peu extérieur à sa Carmen. Son caractère plutôt réservé, qui est l’apanage des ballerines, créé ici trop de distance pour ce rôle de femme capiteuse et trompe la mort. Hugo Marchand, en toréador, nous a paru également un peu dans le fini extérieur. Ses beaux sauts (il se retrouve à l’écart parfait sans qu’on devine d’où vient l’impulsion) impressionnent mais il lui manque la pointe de sex appeal qu’on attend d’Escamillo. C’est ainsi qu’en dépit du Don José benêt à souhait de Florian Magnenet, du corps de ballet énergique de soldats à bérets lançant frénétiquement des banderilles à foulard et de cigarière aux robes irisées comme des boules de Noël (Eve Grinsztajn très émouvante dans son lamento sur le corps de son capitaine de mari), on s’ennuie un peu à partir de la seconde idylle entre Carmen et son militaire dévoyé.

Après l’entrée au répertoire, venait la partie la plus ambitieuse du programme, les deux créations de l’ex-retraité de la chorégraphie mondiale. Another Place, sur la sonate en si mineur de Franz Liszt, est plutôt bien nommée en ce qu’il s’en dégage un sentiment de transposition dans un nouveau lieu (le plateau de l’Opéra et non plus comme souvent ces dernières années sur celui du TCE) d’une formule éprouvée. Sur scène, un couple, une table et un tapis rouge. On a vu et apprécié cette formule dans les incarnations qu’en ont donné, Mats Ek et Ana Laguna ou encore Ana Laguna et Mikhaïl Barychnikov. Sylvie Guillem a également beaucoup dansé dans ce genre de variations autour d’un quotidien sublimé par le bas, c’est à dire par l’entrejambe (dans Another Place, l’homme se retrouve à un moment la figure dans la raie des fesses de sa partenaire). Seulement voilà, si Stéphane Bullion, l’homme, essuie ses lunettes d’une manière touchante et maîtrise parfaitement les sauts « Ekiens » en se désarticulant en l’air, sa partenaire, Aurélie Dupont, nous laisse, encore une fois, sur le bord du chemin : le développé 4e devant sur jambe de terre pliée avec le buste couché sur la jambe en l’air, typique d’Ek et qui nous émeut presque immanquablement était ici tellement court de ligne qu’il en était dénué de signification. J’ai passé mon temps à essayer de transposer la chorégraphie sur le corps d’une autre danseuse, ainsi durant ce porté en arabesque très classique qui se rabougrit en l’air. Je saisis l’intention du chorégraphe, mais j’ai le sentiment de devoir finir sa phrase. Il n’y a décidément [PAS] de deux possible avec Aurélie Dupont. On plaint ce pauvre hère de Bullion dans sa solitude accompagnée de toute une vie (est-ce pour cela qu’il ne pianote sur la table, mimant le travail du pianiste, qu’au début de la pièce?).

Et ce pensum dure 33 longues minutes. Nous n’avons rien contre les redites chorégraphiques, mais il faut les donner à une interprète qui a quelque chose à dire.

Le Boléro, servi sans baisser de rideau après Another Place, à l’avantage de sortir un peu de l’attendu. Un vieillard habillé de blanc et coiffé d’un chapeau à large bords (Niklas Ek) remplit imperturbablement une baignoire de zinc avec son sceau d’eau, incarnant par là même l’ostinato de la partition de Ravel, tandis que de gros macaronis de nage tortillés (vaguement en forme de profil humain) descendent des cintres et dessinent, par le biais des éclairages, des motifs surréalistes au sol. La vingtaine de danseurs habillés de costumes noirs à capuche apparaît par groupes variés (la compagnie entière, en duos ou par doubles quintettes) et égrène le vocabulaire technique du chorégraphe sans l’appareil psychanalytique qui l’accompagne habituellement. A la fin, certains danseurs accomplissent de micro-agressions sur la personne du petit baigneur qui continue de remplir, imperturbable, sa cuve de Zinc. Pour le Final, l’ensemble de la compagnie gît au sol. Le vieil homme se plonge alors à la renverse dans son bain.

Et alors?? L’absence de message est-elle le message que veut nous transmettre Mats Ek dans sa réaction à une partition dont son compositeur disait que ce n’était pas de la musique ? Où doit-on penser que le chorégraphe révéré est revenu de sa retraite pour nous annoncer qu’il n’avait plus rien à dire?

 

 

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FENELLA

I saw exactly the same casts on July 2nd.  With one exception. And this “another woman” turned out to make all the difference: Ludmila Pagliero partnered Stéphane Bullion in Another Place rather than Aurélie Dupont. If James let loose not a single word about this pair in his piece, and if Cléopold merely found he pitied a touching and valiant Bullion, then there must have been a problem. The problem is called Aurélie Dupont. But I am not surprised. Many years ago, after witnessing Dupont’s stage presence in Sleeping Beauty, an American friend turned to me and hissed ,“This princess doesn’t need a prince. She’s so self-involved she can just kiss herself.” Why on earth did she think we needed her to hog the stage again, not just once but twice this season?

So, for once as far as which one of us gets what performance, I got the luck of the draw.

When Pagliero entered from downstage and began towards Bullion, her body, her back, her neck, all radiated the rapt and alert almost-stillness of a vibrantly curious bird-watcher or eager young detective. Something mysterious was already happening. Throughout this “solo for two” [as Ek calls them] these two never stopped questioning themselves as much as they questioned each other and made us root for them to find some kind of absolution. Their tender, yieldingly gentle and querying gazes remained locked throughout and the ways this made their bodies work in response were clearly visible up to the top of the house.

Lorsque Pagliero entra à l’avant-scène en direction de Bullion, son corps, son dos, son cou, tout irradiait la concentration et l’alerte immobilité du vibrant et curieux ornithologue ou du zélé jeune détective. […] Tout au long de ce « solo pour deux » [tel que l’appelle Mats Ek] ces deux-là n’ont jamais cessé de se questionner eux-mêmes autant qu’ils questionnaient l’autre et nous ont fait souhaiter qu’ils trouveraient une forme d’absolution. […]

The duet felt improvised, each phase and phrase of movement seemingly just then inspired by a look, a touch, or a sudden thought. Even when my mind knew that a combination was being repeated, my core knew otherwise. When she launched herself at the hilly outline of his body — for the moment having been reduced to a distorted blob entirely covered by a square of red carpet — her urgency perfectly illustrated how movement is metaphor: “Please let me into your head. Please? Yes, please!” They weren’t “Bullion and Pagliero.” They were “He and She.” Any couple’s lifetime together can turn out to be a magnificent sonata.

Le duo semblait improvisé, chaque phase, chaque phrase du mouvement apparemment inspirée par un regard, un contact ou une soudaine pensée. […]

Lorsqu’elle se lança sur les contours vallonnés [du] corps [de son partenaire] –alors réduit à une masse floue entièrement couverte par un carré de moquette rouge- son « urgence » illustrait parfaitement combien le mouvement est métaphore : « S’il te plait, laisse-moi entrer dans tes pensées ! Allez ! S’il te plait ! ». Ils n’étaient plus « Bullion et Pagliero ». Ils étaient « Lui et Elle ».

Toute longue vie de couple peut se changer en une magnifique sonate.

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La Dame aux Camélias : histoires de ballerines

Le tombeau d’Alphonsine Plessis

La Dame aux Camélias est un ballet fleuve qui a ses rapides mais aussi ses eaux stagnantes. Neumeier, en décidant courageusement de ne pas demander une partition réorchestrée mais d’utiliser des passages intacts d’œuvres de Chopin a été conduit parfois à quelques longueurs et redites (le « black pas de deux », sur la Balade en sol mineur opus 23, peut sembler avoir trois conclusions si les danseurs ne sont pas en mesure de lui donner une unité). Aussi, pour une soirée réussie de ce ballet, il faut un subtil équilibre entre le couple central et les nombreux rôles solistes (notamment les personnages un tantinet lourdement récurrents de Manon et Des Grieux qui reflètent l’état psychologique des héros) et autres rôles presque mimés (le duc, mais surtout le père, omniprésent et pivot de la scène centrale du ballet). Dans un film de 1976 avec la créatrice du rôle, Marcia Haydée, on peut voir tout le travail d’acteur que Neumeier a demandé à ses danseurs. Costumes, maquillages, mais aussi postures et attitudes sont une évocation plus que plausible de personnages de l’époque romantique. Pour la scène des bals bleu et rouge de l’acte 1, même les danseurs du corps de ballet doivent être dans un personnage. À l’Opéra, cet équilibre a mis du temps à être atteint. Ce n’est peut-être qu’à la dernière reprise que tout s’était mis en place. Après cinq saisons d’interruption et la plupart des titulaires des rôles principaux en retraite, qu’allait-il se passer?

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Le 7 décembre, Léonore Baulac s’essayait au rôle de Marguerite. On ne pouvait imaginer danseuse plus différente que celles dont nous avons pris l’habitude et qui sont en quelque sorte « commandées » par la créatrice du rôle, Marcia Haydée. Mademoiselle Baulac est très juvénile. Il aurait été dangereux d’essayer de portraiturer une Marguerite Gautier plus âgée que son Armand. Ses dernières interprétations en patchwork, depuis son étoilat, laissaient craindre qu’elle aurait pris cette option. Heureusement, mis à part peut-être la première variation au théâtre, un peu trop conduite et sèche, elle prend, avec son partenaire Mathieu Ganio, l’option qui lui convient le mieux : celle de la jeunesse de l’héroïne de Dumas-fils (dont le modèle, Alphonsine Plessis, mourut à l’âge de 24 ans). Mathieu Ganio est lui aussi, bien que doyen des étoiles masculines de l’Opéra depuis des lustres, un miracle de juvénilité. Il arrive d’ailleurs à la vente aux enchères comme un soupir. Son évanouissement est presque sans poids. Cette jeunesse des héros fait merveille sur le pas de deux mauve. C’est un charmant badinage amoureux. Armand se prend les pieds dans le tapis et ne se vexe pas. Il divertit et fait rire de bon cœur sa Marguerite. Les deux danseurs « jouent » la tergiversation plus qu’ils ne la vivent. Ils se sont déjà reconnus. À l’acte 2, le pas de deux en blanc est dans la même veine. On apprécie l’intimité des portés, la façon dont les dos se collent et se frottent, la sensualité naïve de cette relation. Peut-être pense-t-on aussi que Léonore-Marguerite, dont la peau rayonne d’un éclat laiteux, n’évoque pas exactement une tuberculeuse.

Tout change pourtant dans la confrontation avec le père d’Armand (Yann Saïz, assez passable) où la lumière semble la quitter et où le charmant ovale du visage se creuse sous nos yeux. Le pas de deux de renoncement entre Léonore Baulac et Mathieu Ganio n’est pas sans évoquer la mort de la Sylphide. A posteriori, on se demande même si ce n’est pas à une évocation du ballet entier de Taglioni auquel on a été convié, le badinage innocent du pas-de-deux mauve rappelant les jeux d’attrape-moi si tu peux du premier ballet romantique. Cette option intelligente convient bien à mademoiselle Baulac à ce stade de sa carrière.

Au troisième acte, dans la scène au bois, Léonore-Marguerite apparaît comme vidée de sa substance. Le contraste est volontairement et péniblement violent avec l’apparente bonne santé de l’Olympe d’Héloïse Bourdon. Sur l’ensemble de ce troisième acte, mis à part des accélérations et des alanguissements troublants dans le pas de deux en noir, l’héroïne subit son destin (Ganio est stupidement cruel à souhait pendant la scène de bal) : que peut faire une Sylphide une fois qu’elle a perdu ses ailes ?

La distribution Baulac-Ganio bénéficiait sans doute de la meilleure équipe de seconds rôles. On retrouvait avec plaisir la Prudence, subtil mélange de bonté et de rouerie (la courtisane qui va réussir), de Muriel Zusperreguy aux côtés d’un Paul Marque qui nous convainc sans doute pour la première fois. Le danseur apparaissait enfin au dessus de sa danse et cette insolente facilité donnait ce qu’il faut de bravache à la variation de la cravache. On retrouvait avec un plaisir non dissimulé le comte de N. de Simon Valastro, chef d’œuvre de timing comique (ses chutes et ses maladresses de cornets ou de bouquets sont inénarrables) mais également personnage à part entière qui émeut aussi par sa bonté dans le registre plus grave de l’acte 3.

Eve Grinsztajn retrouvait également dans Manon, un rôle qui lui sied bien. Elle était ce qu’il faut élégante et détachée lors de sa première apparition mais surtout implacable pendant la confrontation entre Marguerite et le père d’Armand. On s’étonnait de la voir chercher ses pieds dans le pas de quatre avec ses trois prétendants qui suit le pas de deux en noir. Très touchante dans la dernière scène au théâtre (la mort de Manon), elle disparaît pourtant et ne revient pas pour le pas-de-trois final (la mort de Marguerite). Son partenaire, Marc Moreau, improvise magistralement un pas deux avec Léonore Baulac. Cette péripétie est une preuve, en négatif, du côté trop récurrent et inorganique du couple Manon-Des Grieux dans le ballet de John Neumeier.

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Le 14 décembre, c’était au tour de Laura Hecquet d’aborder le rôle de la courtisane au grand cœur de Dumas. Plus grande courtisane que dans « la virginité du vice », un soupçon maniérée, la Marguerite de Laura Hecquet se sait sur la fin. Elle est plus rouée aussi dans la première scène au théâtre. Le grand pas de deux en mauve est plus fait de vas-et-viens, d’abandons initiés suivis de reculs. Laura-Marguerite voudrait rester sur les bords du précipice au fond duquel elle se laisse entraîner. Florian Magnenet est plus virulent, plus ombrageux que Mathieu Ganio. Sa première entrée, durant la scène de vente aux enchères, est très belle. Il se présente, essoufflé par une course échevelée dans Paris. Son évanouissement est autant le fait de l’émotion que de l’épuisement physique. On retrouvera cette même qualité des courses au moment de la lecture de la lettre de rupture : très sec, avec l’énergie il courre de part et d’autres de la scène d’une manière très réaliste. Son mouvement parait désarticulé par la fatigue. A l’inverse, Magnenet a dans la scène au bois des marches de somnambule. Plus que sa partenaire, il touche par son hébétude.

Le couple Hecquet-Magnenet n’est pas pourtant sans quelques carences. Elles résident principalement dans les portés hauts où la danseuse ne semble jamais très à l’aise. Le pas de deux à la campagne est surtout touchant lorsque les deux danseurs glissent et s’emmêlent au sol. Il en est de même dans le pas-de-deux noir, pas tant mémorable pour la partie noire que pour la partie chair, avec des enroulements passionnés des corps et des bras.

Le grand moment pour Laura Hecquet reste finalement la rencontre avec le père. d’Andrei Klemm, vraie figue paternelle, qui ne semble pas compter ses pas comme le précédent (Saïz) mais semble bien hésiter et tergiverser. Marguerite-Laura commence sa confrontation avec des petits développés en 4e sur pointe qui ressemblent à des imprécations, puis se brise. La progression de toute la scène est admirablement menée. Hecquet, ressemble à une Piéta. Le pas deux final de l’acte 2 avec Armand est plus agonie d’Odette qu’une mort Sylphide. Lorsqu’elle pousse son amant à partir, ses bras étirés à l’infini ressemblent à des ailes. C’est absolument poignant.

Le reste des seconds rôles pour cette soirée n’était pas très porteur. On a bien sûr du plaisir à revoir Sabrina Mallem dans un rôle conséquent, mais son élégante Prudence nous laisse juste regretter de ne pas la voir en Marguerite. Axel Magliano se montre encore un peu vert en Gaston Rieux. Il a une belle ligne et un beau ballon, mais sa présence est un peu en berne et il ne domine pas encore tout à fait sa technique dans la variation à la cravache (les pirouettes achevées par une promenade à ronds de jambe). Adrien Bodet n’atteint pas non plus la grâce délicieusement cucul de Valastro. Dans la scène du bal rouge, on ne le reconnait pas forcément dans le pierrot au bracelet de diamants.

On apprécie le face à face entre Florian Magnenet et le Des Grieux de Germain Louvet en raison de leur similitude physique. On reste plus sur la réserve face à la Manon de Ludmilla Pagliero qui ne devient vraiment convaincante que dans les scènes de déchéance de Manon.

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Le 19 décembre au soir, Amandine Albisson et Audric Bezard faisaient leur entrée dans la Dame aux camélias. Et on a assisté à ce qui sans doute aura été la plus intime, la plus passionnée, la plus absolument satisfaisante des incarnations du couple cette saison. Pour son entrée dans la scène de vente aux enchères, Bezard halète d’émotion. Sa souffrance est réellement palpable. On admire la façon dont cet Armand brisé qui tourne le dos au public se mue sans transition, s’étant retourné durant le changement à vue vers la scène au théâtre, en jeune homme insouciant. Au milieu d’un groupe d’amis bien choisis – Axel Ibot, Gaston incisif et plein d’humour, Sandrine Westermann, Prudence délicieusement vulgaire, Adrien Couvez, comte de N., comique à tendance masochiste et Charlotte Ranson, capiteuse en Olympe – Amandine Albisson est, dès le début, plus une ballerine célébrée (peut être une Fanny Elssler) jouant de son charme, élégante et aguicheuse à la fois, qu’une simple courtisane. Le contraste est d’autant plus frappant que celle qui devrait jouer une danseuse, Sae Eun Park, ne brille que par son insipidité. Dommage pour Fabien Révillion dont la ligne s’accorde bien à celle d’Audric Bezard dans les confrontations Armand-Des Grieux.

Le pas-de-deux mauve fait des étincelles. Armand-Audric, intense, introduit dans ses pirouettes arabesque des décentrements vertigineux qui soulignent son exaltation mais également la violence de sa passion. Marguerite-Amandine, déjà conquise, essaye de garder son bouillant partenaire dans un jeu de séduction policé. Mais elle échoue à le contrôler. Son étonnement face aux élans de son partenaire nous fait inconditionnellement adhérer à leur histoire.

Le Bal à la robe rouge (une section particulièrement bien servie par le corps de ballet) va à merveille à Amandine Albisson qui y acquiert définitivement à nos yeux un vernis « Cachucha ».

Dans la scène à la campagne, les pas de deux Bezard-Albisson ont immédiatement une charge émotionnelle et charnelle. Audric Bezard accomplit là encore des battements détournés sans souci du danger.

L’élan naturel de ce couple est brisé par l’intervention du père (encore Yann Saïz). Amandine Albisson n’est pas dans l’imprécation mais immédiatement dans la supplication. Après la pose d’orante, qui radoucit la dignité offusquée de monsieur Duval, Albisson fait un geste pour se tenir le front très naturel. Puis elle semble pendre de tout son poids dans les bras de ses partenaires successifs, telle une âme exténuée.

C’est seulement avec la distribution Albisson-Bezard que l’on a totalement adhéré à la scène au bois et remarqué combien le ballet de John Neumeier était également construit comme une métaphore des saisons et du temps qui passe (le ballet commence à la fin de l’hiver et l’acte 1 annonce le printemps ; l’acte 2 est la belle saison et le 3 commence en automne pour s’achever en plein hiver). Dans cette scène, Albisson se montre livide, comme égarée. La rencontre est poignante : l’immobilité lourde de sens d’Armand (qui semble absent jusque dans son badinage avec Olympe), la main de Marguerite qui touche presque les cheveux de son ex-amant sont autant de détails touchants. Le pas de deux en noir affole par ses accélérations vertigineuses et par la force érotique de l’emmêlement des lignes. Audric Bezard est absolument féroce durant la scène du bal. C’est à ce moment qu’il tue sa partenaire. De dernières scènes, il ne nous reste que le l’impression dans la rétine du fard rouge de Marguerite rayonnant d’un éclat funèbre sous son voile noir.

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Orphée et Eurydice : saison des adieux

Orphée et Eurydice. Christoph Willibald Gluck. Opéra dansé de Pina Bausch. Palais Garnier. Samedi 24 mars 2018.

On a toujours, lors de retrouvailles avec Orphée et Eurydice de Pina Bausch, cette même expérience de la surprise sans cesse renouvelée. C’est paradoxal, sans doute. Je m’explique. Depuis que je le vis la première fois en 1993 à l’Opéra, avec la compagnie de Wuppertal, il m’est toujours resté des images fortes qui résumaient et encapsulaient, du moins le pensais-je, l’œuvre. Lors de cette première vision, j’avais fixé mon attention sur la madone aux roses rouges, très Thérèse de Lisieux et l’imagerie au final très chrétienne utilisée pour raconter ce mythe. Lors de la dernière reprise, c’était sur les sinuosités baroques de l’œuvre. Mais à chaque fois, c’est quelque chose de différent qui ressort. Pour cette reprise, ce sont les métaphores de la terre désolée qui m’ont servi de fil conducteur : le grand arbre couché et la cage de verre avec son tas de terre de la scène du Deuil ; chaque fil des Parques tissé par quelque arachnide qui asservit les damnés dans l’acte de Violence ; les canapés moussus du tableau de la Paix ; et enfin le pitoyable tas de feuilles mortes du final de Mort. Pour cette reprise, ces éléments de scénographie, occultant les danseurs ou bien dérangés par eux, m’ont évoqué une saison : celle des adieux.

Les adieux ? Ce sont bien sur ceux de Marie-Agnès Gillot, auxquels je n’assisterai pas. Cette soirée était-donc mon au revoir personnel à une artiste dont je garderai des souvenirs très mêlés, entre émerveillements et déceptions. Il était important que cette dernière « rencontre » soit la bonne.

Et pour cela, dans une pièce telle qu’Orphée et Eurydice de Gluck-Bausch, il faut que l’ensemble des interprètes vous soutienne sur une bonne moitié de l’œuvre puisque l’héroïne ne s’engage dans le premier pas de danse qu’à mi-chemin de la soirée.

On a donc commencé par avoir quelques doutes. En Orphée, Stéphane Bullion ne nous convainc pas d’emblée. Ses tressautements de désespoir pendant l’acte du Deuil ne sont peut-être pas assez incarnés et il semble une peu passif dans la scène aux Enfers. On a le sentiment qu’on lui a trop prodigué le conseil récurrent du « n’en fais pas trop ». Du coup, chez ce danseur plutôt introverti, cela se traduit par un côté précautionneux, voire marqué.

Heureusement, Muriel Zusperreguy réveille la première scène avec son « Amour ». Les torsions en huit bauschiennes, qui le plus souvent chez la chorégraphe suintent la souffrance psychologique, prennent instantanément et naturellement des accents jouissifs avec cette danseuse. Dans ce court passage (correspondant à une aria pour soprano) mademoiselle Zusperreguy ne se contente pas de montrer la voie au héros éploré par le truchement d’un chemin tracé à la craie, elle nous remet également sur le droit chemin de l’histoire.

Aux Enfers de Violence, notre destination, nous sommes également accueillis par un très beau trio de cerbères-bouchers : Alexis Renaud sculptural et impassible, Aurélien Houette aux qualités élastiques et Vincent Chaillet tranchant et impitoyable. La scène des désespoirs du corps de ballet présente une belle montée en intensité. Le tableau de Paix réserve également son lot de belles surprises. Il est introduit par Emilie Cozette, dans un rôle « demi-soliste » qui danse harmonieusement le thème de l’apaisement. Et puis paraît enfin Gillot-Eurydice. On est soulagé de la voir rendre le mouvement plein et les sinuosités habitées. Un soulagement après son Boléro exsangue. L’atmosphère de « l’asile aimable et tranquille » est instantanément plantée. À la fin de la scène, on remarque un joli moment où le chœur de ballet (admirable pendant toute la scène avec des ports de bras élégiaques et des portés d’une indicible tendresse) fait voler la gaze de la robe d’Eurydice comme celui d’une Victoire de Samothrace. Ce début de marche vers le monde des vivants est extrêmement touchant. Eurydice-Gillot s’approche d’Orphée tel un courant d’air et se love à son côté comme une colombe qui se serait posée sur son épaule.

Après l’entracte, dans le tableau de Mort, la transmutation d’Orphée-Bullion est spectaculaire. Le poète avait semblé traverser jusqu’ici la scène comme un somnambule. Du coup, on est cueilli par surprise par l’intensité dramatique des duos. Les spirales des corps s’entrechoquent. Des nœuds improbables se nouent. Stéphane Bullion devient souvent palpitant quand il se retrouve dans la situation du martyre qu’on écartèle. Lorsque, après une dernière étreinte, Eurydice s’effondre (après nous avoir captivés par sa variation d’imprécation et la fibrillation de sa robe rouge), Orphée se bute aux parois de tissus du décor comme un bateau ivre contre des falaises un soir de tempête.

La tempête, un état du temps idéal pour dire au revoir à Marie-Agnès Gillot.

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Onéguine : Evguéni du Lac..

Onéguine. Ballet de l’Opéra de Paris. Palais Garnier. Représentation du 14 février 2018.

Sanglé dans son frac noir, luisant légèrement comme un blouson de motard, Audric Bézard, traits classiques mais comme coupés à la serpe, regard à la fois intense et froid, pourrait être le parfait Onéguine égotiste et autocentré, une sorte de Brando de L’Équipée Sauvage qui porterait culotte et cravate bouffante. Peut-être d’ailleurs a-t-il dû sa distribution dans le rôle principal à cette image de joli mauvais garçon, charmeur mais vaguement dangereux qui lui est attachée. Mais Audric Bézard a choisi d’ignorer, en partie du moins, son propre stéréotype. Ainsi, il danse son premier solo aux ports de bras affectés et aux tours arabesque dans un esprit très proche de la variation réflexive du prince dans le Lac de Cygnes de Rudolf Noureev. Cet Onéguine, moins Brando que Siegfried ne se met pas en représentation devant la jeune Tatiana. Il exprime sa quête d’un idéal, inaccessible parce qu’indéfini.

Dans la scène de la lettre, Dorothée Gilbert, une Tatiana juvénile et décidée qui danse la chorégraphie de Cranko avec une acuité et un fini très français – mais la Tatiana de Pouchkine n’emploie-t-elle pas la langue de madame de Staël pour avouer ses sentiments à son bel inconnu ? -, ne rencontre donc pas que son propre fantasme amoureux. Audric-Evguéni pourrait bien être aussi en recherche de l’âme-sœur. Avec ses grands jetés silencieux à la ligne admirable, il fait penser à quelque cygne, élégant et farouche, admiré au bord d’une pièce d’eau. Avec sa science du partenariat, il fait littéralement voler sa partenaire au dessus de sa tête. Les jambes de la jeune femme semblent projetées comme les flèches de quelque Cupidon.

Le contraste entre cette parenthèse enchantée avec le début de l’acte 2 n’en est que plus saisissant. Maussade, Onéguine-Bézard y est un petit chef-d’œuvre d’ennui affiché (bâillements, jeu de solitaire affecté) et de colère rentrée. Sa volonté de faire le mal en fait à la fois un bourreau (cygne noir qui sourit sardoniquement au moment d’insulter une seconde fois son meilleur ami et sa jeune fiancée Olga) et une victime du fatum (prince, ne vois-tu dans ses pirouettes attitude en dehors immaculées qui s’achèvent dans des arabesques idéales que la jeune fille que tu trouves si gauche est ta princesse idéale sous l’emprise d’un sortilège fort commun, l’adolescence ?).

La Révélation, Onéguine l’a, mais seulement à la fin du duel avec Lenski (Jerémy-Lou Quer : beau physique mais trop soucieux de la correction formelle pour émouvoir. Son approche pourrait encore se justifier s’il atteignait vraiment son but, ce qui n’est hélas pas toujours le cas). Tatiana, au chevet d’Olga (Muriel Zusperreguy, délicieusement douce et terre-à-terre), le foudroie d’un regard mêlant admirablement dans sa fixité surprise et dégoût.

À l’acte 3, Audric-Evguéni ne s’est toujours pas remis du duel, survenu trois ans auparavant dans le roman, sans doute une dizaine d’années plus tard si l’on en croit l’argent mis dans les cheveux du héros. Onéguine semble être aux prises avec quelques Willis (les jeunes femmes en robe de bal) pendant la scène de la rêverie. Et puis, il voit la princesse qu’un autre magicien que lui a su voir dans la petite provinciale de jadis. Le vernis très social du couple Grémine (d’autant plus admirablement rendu si l’on considère que le prince est une nouvelle fois interprété par Florian Magnenet qui était un mari beaucoup plus aimant aux côtés de Ludmila Pagliero) craque un bref instant lorsque Gilbert-Tatiana reconnaît Onéguine.

Dans l’ultime scène, on retrouve la danseuse figée devant sa table de toilette, le regard fixe, presque vitreux, et une rigidité touchant au cadavérique. Elle s’accroche aux convenances (son mari) puis se résigne à subir l’épreuve.

Bezard-Onéguine fait une fois encore une entrée bouleversée d’un Siegfried au 4e acte du Lac, affolé et conscient d’avoir été parjure. Tatiana le reçoit d’abord revêche et ne s’abandonne que petit à petit. Le pas de deux final a ainsi une vraie progression interne : refus, résistance, pâmoisons, abdication, exaltation… Tatiana cède un moment à la vague passionnée de son partenaire qui la titre, la pousse, la soulève ou la rattrape avec l’énergie du désespoir. Le revirement final de l’héroïne se fait in extremis après un regard posé sur la lettre. Le doigt qui intime l’ordre du départ est, là encore, décoché comme une flèche.

Tatiana reste seule. Pas de triomphe dans son regard épuisé. Le renoncement est une bien amère victoire.

« A quoi bon feindre ? Je vous aime / Mais j’appartiens à mon époux / Et lui serai fidèle en tout. »

 

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Play, ou l’inanité colorée

Play, Alexander Ekman (chorégraphie), Mikael Karlsson (musique) – Soirée du 6 décembre 2017

Première mondaine à l’Opéra de Paris. Le chorégraphe suédois Alexander Ekman présente Play, création festive qui tiendra jusqu’au 31 décembre à Garnier, et il a invité quelques amis. Apparemment, Aurélie Dupont a aussi convié bien des connaissances du monde de la couture. On les reconnaît à ce que, comme elle, leur goût vestimentaire peut soulever débat. En avant-scène, un quatuor de saxophones sonorisés entame son morceau (c’est de la « Musique live », dit la feuille de distribution) tandis que défile sur le rideau baissé le générique qu’on voit généralement à la fin des captations (et où l’on vous donne jusqu’au nom de l’assistant administratif de la directrice de la danse). Le signal est donné : nous n’assistons pas à une bête chorégraphie – d’où tu sors, Pépé ? – mais à une expérience plastique totale et interactive.

Lors de la première séquence – Jeu libre, avec tous les danseurs -, une instruction discrètement projetée en fond de scène donne la clef de chaque moment. Si c’est « Suivez-moi », tous les danseurs imitent le mouvement initié par l’un des leurs. Sous « Curiosité », chacun va chercher ce qui se cache derrière les portes. Une femme sur un cube voit les évolutions sur pointes de Marion Barbeau dupliquées par Simon Le Borgne, qui copie d’une main armée d’un micro tous les mouvements de jambes de sa partenaire (ça tape, ça martèle, ça glisse et ça feule). À ses risques et périls, elle parcourt toute la scène en passant d’un parallélépipède au suivant (non, Monsieur le Chorégraphe-Décorateur, ce ne sont en aucun cas des cubes).

Un garçon et une fille jouent fait rouler en tonneau Silvia Saint-Martin et Vincent Chaillet, tandis que plusieurs personnages à tête de globe rampent au hasard, et qu’Aurélien Houette, torse nu en grande jupe blanche à panier, fend l’espace, tel un astre lunaire. Il y a aussi un cosmonaute à drapeau blanc en fond de scène (peut-être un emprunt à La Bohème mise en scène par Claude Guth, présentée en ce moment même à Bastille ? Il faudrait vérifier). L’alternance d’assis-couché de la vignette Les Copains requiert de François Alu et Andrea Sarri des abdos de béton. Dans Devenir autre, quinze ballerines casquées d’une fine ramure de cerf sautent comme des amazones, poignet cassé, doigts écartés, comme hors d’elles-mêmes. La séquence finale de l’acte I voit des milliers de balles vertes se déverser sur scène ; les danseurs se vautrent et pirouettent dedans, les poussent dans la fosse d’orchestre, c’est visuel et amusant. Léger aussi. Certains moments de cette première partie ressemblent à des pastilles d’une parade de Philippe Decouflé. La différence est que chez le chorégraphe français, ces moments sont d’éphémères bulles de savon (et cette modeste évanescence fait précisément leur saveur). Et si l’on poursuit le parallèle, la création d’Ekman n’a ni la poésie visuelle, ni l’invention chorégraphique d’autres pièces de Decouflé, comme Shazam ! (1998) ou Octopus (2010). Il n’est pas interdit de faire du divertissement, c’est même un projet bien difficile, mais Ekman est un chorégraphe sans ombre. En cela, on pourrait dire qu’il est proche de la ligne claire de Mats Ek (un duo de l’acte II fait clairement surgir cette filiation), sans en approcher, même de très loin, la tendresse humaine. Ekman est plus plat, frontal,  monocolore.

On entend à l’entracte des spectateurs réjouis se gargariser de tout ce que cela a d’inattendu pour Garnier, par rapport au public, à la salle, aux habitués, au répertoire… (tout cela en clignant de l’œil). Ces balivernes ne m’échauffent même plus la bile. Il y a belle lurette qu’on programme, au moins une fois par saison, des créations conçues – avec des fortunes diverses –  « contre » la salle de l’Opéra-Garnier, comme Appartement (2005) de Mats Ek, Tombe (2016) et Véronique Doisneau (2004) de Jérôme Bel, (sans titre) (2016) de Tino Seghal, ou Wolf (2005, mémorable réussite – avec chiens sur scène et dépiautage de Mozart – des ballets C. de la B.). Bref, la provoc’ de programmation n’est pas neuve, mais surtout elle ne suffit pas.

Le deuxième acte se poursuit sur une tonalité plus sombre, moins énervante que le côté « joli mais creux » du premier. Une scène de théâtre / L’Univers est fondamentalement ludique se déroule sur fond de discours en anglais sur la danse, la musique, le jeu (on cesse vite d’y prêter attention), et juxtapose jusqu’au poncif mouvement classique sur scène latérale et mouvement moderne sur chaises en contrebas. La scène Les bougies / This is how I’m telling it now fait soupçonner qu’on prendrait un indéniable plaisir à Play si on acceptait tout bonnement que la danse y est accessoire ou seconde. On retrouve en deuxième partie certains des mouvements d’ensemble du premier, qui évoquent furieusement – en mode mineur – les parades des rugbymen néo-zélandais, tandis qu’Une scène d’usine (chacun tournant autour de son parallélépipède) ressemble à du Naharin sans le peps. Quand le rideau se baisse, on croit avec soulagement avoir gagné 15 minutes sur l’horaire indiqué. Mais après les saluts, nous voilà invités à tous retrouver notre âme d’enfant : quatre gros ballons lancés vers la salle rebondissent joyeusement et les danseurs qui se roulent dans la fosse d’orchestre lancent des petites balles jaunes dans le public. C’est le moment de sortir les portables et de faire une vidéo. Malheureusement seul le parterre et les premiers rangs de loge peuvent espérer toucher les baballes. Play hausse le jeu de préau à 125 ou 150 euros par tête de pipe.

Épluchant à nouveau la feuille de distribution, je découvre une autre invention conceptuelle digne d’intérêt : le chorégraphe bénéficie de l’aide d’une « conseillère stratégique et dramaturge » du nom de Carina Nidalen. C’est peut-être elle qui guide la trajectoire de certains ballons. Il me faut ce job.

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En deux programmes : l’adieu à Benji

Programme Cunningham / Forsythe. Soirées du 26 avril et du 9 mai.

Programme Balanchine / Robbins / Cherkaoui-Jaletoirée du 2 mai.

Le ballet de l’Opéra de Paris poursuit et achève avec deux programmes simultanés sa saison Millepied sous direction Dupont : la soirée De Keersmacker (à qui on fait décidément beaucoup trop d’honneur) est un plan « B » après l’annulation d’une création du directeur démissionnaire et La Sylphide était une concession faite au répertoire maison.

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Avec le programme Balanchine-Robbins-Cherkaoui/Jalet, c’est Benji-New York City Ballet qui s’exprime. Les soirées unifiées par le choix d’un compositeur  – ici, Maurice Ravel – mais illustrée par des chorégraphes différents sont monnaie courante depuis l’époque de Balanchine dans cette compagnie.

C’est ainsi. Les anciens danseurs devenus directeurs apportent souvent avec eux les formules ou le répertoire qui était celui de leur carrière active. Cela peut avoir son intérêt quand ce répertoire est choisi avec discernement. Malheureusement, Benjamin Millepied en manque un peu quand il s’agit de Balanchine.

La Valse en ouverture de soirée, est un Balanchine de 1951 qui porte le lourd et capiteux parfum de son époque. C’est une œuvre très « Ballets Russes de Monte Carlo » avec décors symbolistes (une salle de bal fantomatique), costumes précieux (gants blancs pour tout le monde) et sous-texte onirique. Des duos solistes incarnent tour à tour différents stades de la vie d’un couple (sur les Valses nobles et sentimentales de 1912), trois créatures échappées d’un magazine de papier glacé figurent les Parques et une jeune fille en blanc délaisse son partenaire pour succomber aux charmes d’un dandy qui n’est autre que la mort (La Valse, 1920).

Le soir de la première, la pièce est dansée de manière crémeuse par le ballet de l’Opéra (et non staccato comme l’a fait le New York City Ballet l’été dernier aux Étés de la Danse), les trois Parques (mesdemoiselles Gorse, Boucaud et Hasboun) ont de jolies mains et leurs évolutions sémaphoriques captent l’attention. On leur reprochera peut-être un petit manque d’abandon dionysiaque lorsqu’elles se jettent dans les bras de partenaires masculins. Les couples, qui préfigurent In the night de Robbins sont clairement reconnaissables – c’était au le cas lors de la visite du Miami City Ballet en 2011, mais pas dans l’interprétation du New York City Ballet en juillet dernier. Emmanuel Thibaut est charmant en amoureux juvénile aux côtés de Muriel Zusperreguy. Audric Bezard est l’amant mûr parfait aux côtés de Valentine Colasante qui déploie la bonne énergie. Hugo Marchand prête ses belles lignes au soliste aux prises avec les trois Parques. Sa partenaire, Hannah O’Neill, n’est pas nécessairement des plus à l’aise dans ce ballet. On s’en étonne.

Dans la soliste blanche aux prises avec la mort, Dorothée Gilbert délivre une interprétation correcte mais sans véritable engagement. Mathieu Ganio fait de même. C’est la mort de Florian Magnenet, élégante, violente et implacable à la fois, qui retient l’attention.

Mais très curieusement, même si la danse est fluide et élégante et qu’on ressent un certain plaisir à la vue des danseurs, on ne peut s’empêcher de penser que ce Balanchine qui semble plus préoccupé de narration que d’incarnation de la musique est bien peu …balanchinien. Si ce ballet portait le label « Lifar » ou « Petit », ne serait-il pas immédiatement et impitoyablement disqualifié comme vieillerie sans intérêt ?

La direction Millepied aura décidement été caractérisée par l’introduction ou la réintroduction au répertoire de pièces secondaires et dispensables du maître incontesté de la danse néoclassique.

En seconde partie de soirée, c’est finalement Robbins qui se montre plus balanchinien que son maître. En Sol est une incarnation dynamique du Concerto pour piano en sol de Ravel. Le texte chorégraphique épouse sans l’illustrer servilement la dualité de la partition de Ravel entre structure classique (Ravel disait « C’est un Concerto au plus strict sens du terme, écrit dans l’esprit de ceux de Mozart ») et rythmes syncopés du jazz pour la couleur locale. Les danseurs du corps de ballet prennent en main le côté ludique de la partition et les facéties de l’orchestre : ils sont tour à tour jeunesse de plage, meneurs de revue ou crabes prenant le soleil sur le sable. Ils sont menés dans le premier et le troisième mouvement par les deux solistes « académiques » qui s’encanaillent à l’instar du piano lui-même. Le classique revient dans toute sa pureté aussi bien dans la fosse d’orchestre que sur le plateau pour le deuxième mouvement. Le couple danse un pas de deux solaire et mélancolique à la fois sur les sinuosités plaintives du – presque – solo du piano. Jerome Robbins, homme de culture, cite tendrement ses deux univers (Broadway et la danse néo-classique) mais pas seulement. L’esthétique des costumes et décors d’Erté, très art-déco, sont une citation du Train Bleu de Nijinska-Milhaud-Cocteau de 1926, presque contemporain du Concerto. Mais là où Cocteau avait voulu du trivial et du consommable « un ballet de 1926 qui sera démodé en 1927 » (l’intérêt majeur du ballet était un décor cubiste d’Henri Laurens, artiste aujourd’hui assez oublié), Robbins-Ravel touchent au lyrisme et à l’intemporel.

En Sol a été très régulièrement repris par le Ballet de l’Opéra de Paris depuis son entrée au répertoire en 1975 (en même temps que La Valse). Les jeunes danseurs de la nouvelle génération se lancent avec un enthousiasme roboratif sur leur partition (Barbeau, Ibot, Madin et Marque se distinguent). C’est également le cas pour le couple central qui n’a peur de rien. Léonore Baulac a le mouvement délié particulièrement la taille et le cou (ma voisine me fait remarquer que les bras pourraient être plus libérés. Sous le charme, je dois avouer que je n’y ai vu que du feu). Elle a toute confiance en son partenaire, Germain Louvet, à la ligne classique claire et aux pirouettes immaculées.

Boléro de Jalet-Cherkaoui-Abramovitch, qui termine la soirée, reste aussi horripilant par son esthétique soignée que par son manque de tension. On est captivé au début par la mise en scène, entre neige télévisuelle du temps des chaines publiques et cercles hypnotiques des économiseurs d’écran. Mais très vite, les onze danseurs (dix plus une) lancés dans une transe de derviche-tourneur restent bloqués au même palier d’intensité. Leur démultiplication n’est pas le fait de l’habilité des chorégraphes mais du grand miroir suspendu obliquement à mi-hauteur de la scène. Les costumes de Riccardo Tisci d’après l’univers de Marina Abramovic, à force d’être jolis passent à côté de la danse macabre. Ils seront bientôt les témoins désuets d’une époque (les années 2010) qui mettait des têtes de mort partout (tee-shirts, bijoux et même boutons de portes de placard).

Rien ne vient offrir un équivalent à l’introduction progressive de la masse orchestrale sur le continuo mélodique. Que cherchaient à faire les auteurs de cette piécette chic ? À offrir une version en trois dimensions de la première scène « abstraite » de Fantasia de Walt Disney ? Le gros du public adore. C’est vrai, Boléro de Cherkaoui-Jalet-Abramovic est une pièce idéale pour ceux qui n’aiment pas la danse.

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Avec le programme Cunningham-Forsythe, le ballet de l’Opéra est accommodé à la sauce Benji-LA Dance Project. Paradoxalement, ce placage fonctionne mieux en tant que soirée. Les deux chorégraphes font partie intégrante de l’histoire de la maison et les pièces choisies, emblématiques, sont des additions de choix au répertoire.

Walkaround Time est une œuvre où l’ennui fait partie de la règle du jeu comme souvent chez Cunningham. Les décors de Jasper Johns d’après Marcel Duchamp ont un petit côté ballon en celluloïd. Ils semblent ne faire aucun sens et finissent pourtant par faire paysage à la dernière minute. La chorégraphie avec ses fentes en parallèle, ses triplettes prises de tous côtés, ses arabesques projetées sur des bustes à la roideur initiale de planche à repasser mais qui s’animent soudain par des tilts ou des arches, tend apparemment vers la géométrie et l’abstraction : une danseuse accomplit une giration en arabesque, entre promenade en dehors et petits temps levés par 8e de tour. Pourtant, il se crée subrepticement une alchimie entre ces danseurs qui ne se regardent pas et ne jouent pas de personnages. Des enroulements presque gymniques, des portés géométriques émane néanmoins une aura d’intimité humaine : Caroline Bance fait des développés 4e en dedans sur une très haute demi pointe et crée un instant de suspension spirituelle. La bande-son feutrée, déchirée seulement à la fin d’extraits de poèmes dada, crée un flottement sur lequel on peut se laisser porter. En fait, c’est la partie non dansée de quelques huit minutes qui détermine si on tient l’attention sur toute la longueur de la pièce. Le premier soir, un danseur accomplit un étirement de dos au sol en attitude avec buste en opposé puis se met à changer la position par quart de tour ressemblant soudain à ces petits personnages en caoutchouc gluant que des vendeurs de rue jettent sur les vitres des grands magasins. Le deuxième soir, les danseurs se contentent de se chauffer sur scène. Mon attention s’émousse irrémédiablement…

Dans ce programme bien construit, Trio de William Forsythe prend naturellement la suite de Walkaround Time. Lorsque les danseurs (affublés d’improbables costumes bariolés) montrent des parties de leur corps dans le silence, on pense rester dans la veine aride d’un Cunningham. Mais le ludique ne tarde pas à s’immiscer. À l’inverse de Cunningham, Forsythe, ne refuse jamais l’interaction et la complicité avec le public.

Chacune des parties du corps exposées ostensiblement par les interprètes (un coude, la base du cou, une fesse) avec cette « attitude critique du danseur » jaugeant une partie de son anatomie comme s’il s’agissait d’une pièce de viande, deviendra un potentiel « départ de mouvement ».

Car si Cunningham a libéré le corps en en faisant pivoter le buste au dessus des hanches, Forsythe l’a déconstruit et déstructuré. Les emmêlements caoutchouteux de Trio emportent toujours un danseur dans une combinaison chorégraphique par l’endroit même qui lui a été désigné par son partenaire. On reconnaît des séquences de pas, mais elles aussi sont interrompues, désarticulées en cours d’énonciation et reprises plus loin. Ceci répond à la partition musicale, des extraits en boucle d’un quatuor de Beethoven qui font irruption à l’improviste.

Les deux soirs les garçons sont Fabien Revillion, blancheur diaphane de la peau et lignes infinies et décentrées, et Simon Valastro, véritable concentré d’énergie (même ses poses ont du ressort). Quand la partenaire de ces deux compères contrastés est Ludmilla Pagliero, tout est très coulé et second degré. Quand c’est Léonore Guerineau qui mène la danse, tout devient plénitude et densité. Dans le premier cas, les deux garçons jouent avec leur partenaire, dans l’autre, ils gravitent autour d’elle. Les deux approches sont fructueuses.

Avec Herman Schmerman on voit l’application des principes de la libération des centres de départ du mouvement et de la boucle chorégraphique à la danse néoclassique. Le quintette a été crée pour les danseurs du NYCB. Comme à son habitude, le chorégraphe y a glissé des citations du répertoire de la maison avec laquelle il avait été invité à travailler. On reconnaît par exemple des fragments d’Agon qui auraient été accélérés. Les danseurs de l’Opéra se coulent à merveille dans ce style trop souvent dévoyé par un accent sur l’hyper-extension au détriment du départ de mouvement et du déséquilibre. Ici, les pieds ou les genoux deviennent le point focal dans un développé arabesque au lieu de bêtement forcer le penché pour compenser le manque de style. Le trio de filles du 26 avril (mesdemoiselles Bellet, Stojanov et Osmont) se distingue particulièrement. Les garçons ne sont pas en reste. Pablo Legasa impressionne par l’élasticité et la suspension en l’air de ses sauts. Avec lui, le centre du mouvement semble littéralement changer de  situation pendant ses stations en l’air. Vincent Chaillet est lui comme la pointe sèche de l’architecte déconstructiviste qui brise et distord une ligne classique pour la rendre plus apparente.

Dans le pas de deux, rajouté par la suite à Francfort pour Tracy-Kai Maier et Marc Spradling, Amandine Albisson toute en souplesse et en félinité joue le contraste avec Audric Bezard, volontairement plus « statuesque » et marmoréen au début mais qui se laisse gagner par les invites de sa partenaire, qu’il soit gainé de noir ou affublé d’une jupette jaune citron unisexe qui fait désormais partie de l’histoire de la danse.

On ne peut s’empêcher de penser que Millepied a trouvé dans le ballet de l’Opéra, pour lequel il a eu des mots aussi durs que déplacés, des interprètes qui font briller un genre de programme dont il est friand mais qui, avec sa compagnie de techniciens passe-partout, aurait touché à l’ennui abyssal.

 

C’est pour cela qu’on attendait et qu’on aimait Benji à l’Opéra : son œil pour les potentiels solistes.

Après deux décennies de nominations au pif -trop tôt, trop tard ou jamais- de solistes bras cassés ou de méritants soporifiques, cette « génération Millepied » avec ses personnalités bien marquées avait de quoi donner de l’espoir. Dommage que le directeur pressé n’ait pas pris le temps de comprendre l’école et le corps de ballet.

Et voilà, c’est une autre, formée par la direction précédente qui nomme des étoiles et qui récolte le fruit de ce qui a été semé.

Que les soirées soient plus enthousiasmantes du point de vue des distributions ne doit cependant pas nous tromper. Des signes inquiétants de retours aux errements d’antan sont déjà visibles. Le chèque en blanc signé à Jérémie Belingard, étoile à éclipse de la compagnie, pour ses adieux n’est pas de bon augure. Aurélie Dupont offre au sortant une mise en scène arty à grands renforts d’effets lumineux qui n’ont pu que coûter une blinde. Sur une musique qui veut jouer l’atonalité mais tombe vite dans le sirupeux, Bélingard esquisse un pas, roule sur l’eau, remue des pieds la tête en bas dans une veine « teshigaouaresque ».  L’aspiration se veut cosmique, elle est surtout d’un ennui sidéral. Le danseur disparaît sous les effets de lumière. Il laisse le dernier mot à un ballon gonflé à l’hélium en forme de requin : une métaphore de sa carrière à l’opéra? C’est triste et c’est embarrassant.

L’avenir est plus que jamais nébuleux à l’Opéra.

 

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Balanchine’s « Songe » : Energy is Eternal Delight

Balanchine’s Dream remains an oddly-told tale. When I was young and picky in New York, and even as I grew older, I was never fully enchanted, never transported from start to finish. Nor have I been this time around in Paris. Does this ballet ever work? Who cares about Hippolyta or that guy in the shapka? (I will write about neither, you won’t notice). What I’ve been told for way too many years is that what I’ve been missing is a cast with the right kind of energy…which the ballet’s very structure seems to want to render impossible.

“Man has no body distinct from his soul”

And yet I found some of that elusive energy. With Marion Barbeau one night and with Hugo Marchard the other. In both cases: an almost carnivorous joy in eating the air of the stage with their bodies, indeed letting us in on their glee at how they could use their flesh to enliven Titania’s or Oberon’s story. Their energy – not to mention the beautiful lines that both dancers richly carved into thin air – proved contagious.

Eleonora Abbagnato appears so seldom with the company anymore that to me she is an alien. Paired with a technically sharp but emotionally green Paul Marque, she faded into doing the right stuff of a guest artist. Marchand, mischievous and very manly, woke Abbagnato up and inspired her to be the ballerina we have missed: instead of doing just the steps with assurance, she gave those steps and mime that little lilt of more.

“Those who restrain Desire, do so because theirs is weak enough to be restrained”

Even if the audience applauds her, Sae Eun Park continues to dance like a generic drug. Yes, she has lovely Taglioni limbs, but no energy flows up to her legs from the floor (don’t even think about any life in her torso or back) nor does any radiate into her unconnected arms or super-high arabesque. You get served, each time, the same-old-same-old perfect grand jeté split reproduced with the same precision and « effortlessness » [i.e. lack of connection to a core] that is required to win competitions. Watching a gymnast with excellent manners always perform completely from the outside just…depresses me. She’s been promoted way too fast and needs to learn so much more. After today, I swear I will never mention her again until she stops being a Little Miss Bunhead.

Act II’s only interesting thing, the “pas de deux” via Park, then, was very worked out and dutiful and as utterly predictable and repetitive as a smoothie. Dorothée Gilbert in the same duet left me cold as well: precise, poised, she presented the steps to the audience.  Gilbert freezes into being too self-consciously elegant every time she’s cast in anything Balanchine. The women’s cavaliers (Karl Paquette for Park: Alessio Carbone for Gilbert) tried really, really, hard. I warmed to Carbone’s tilts of the head and the way he sought to welcome his ballerina into his space. Alas, for me, the pas died each time.

“Life delights in life”

If Park as Helena hit the marks and did the steps very prettily, Fanny Gorse gave the same role more juice and had already extended the expressivity of her limbs the second time I saw her. As Hermia, Laëtitia Pujol tried so hard to bring some kind of dramatic coherence to the proceedings that she seemed to have been coached by Agnes de Mille. This could have worked if Pujol’s pair, a reserved Carbone and an unusually stiff Audric Bezard, had offered high foolishness in counterpoint. For my third cast, Fabien Révillion and Axel Ibot – eager and talented men who could both easily dance and bring life to bigger roles — booted up the panache and gave Mélanie Hurel’s Hermia something worth fighting for.

As Oberon’s minion, “Butterfly,” both the darting and ever demure Muriel Zusperreguy and the all-out and determined Letizia Galloni (one many are watching these days) made hard times fly by despite being stuffed into hideous 1960’s “baby-doll” outfits that made all the bugs look fat. (Apparently there was some Balanchine Trust/Karinska stuff going on. Normally, Christian Lacroix makes all his dancers look better).

I am ready to go to the ASPCA and adopt either Pierre Rétif or Francesco Vantaggio. Both of their Bottoms would make adorable and tender pets. And Hugo Vigliotti’s Puck wouldn’t make a bad addition to my garden either: a masterful bumblebee on powerful legs, this man’s arms would make my flowers stand up and salute.

« If the doors of perception were cleansed, everything would appear to man as it is, infinite »

I am so disappointed that Emmanuel Thibault – and maybe he is too – has spent his entire career in Paris cast as the “go-to” elf or jester. Maybe like Valery Panov or Mikhael Baryshnikov, he should have fled his company and country long ago “in search of artistic freedom.” He never got the parts he deserved because he jumped too high and too well to be a “danseur noble?” What?! Will that cliché from the 19th century ever die? As Puck the night I saw him, Thibault did nice and extraordinarily musical stuff but wasn’t super “on,” as I’ve seen him consistently do for decades. Maybe he was bored, perhaps injured, perhaps messed up by the idea of having hit the age where you are forced to retire? [42 1/2, don’t ask me where the 1/2 came from]. I will desperately miss getting to see this infinitely talented artist continue to craft characters with his dance, as will the:

An Ancient Lady, as thin and chiseled as her cane, lurched haughtily into the elevator during intermission. She nodded, acknowledging that we were old-timers who knew where to find the secret women’s toilets with no line. So the normal longish chat would never happen. But I got an earful before she slammed shut her cubicle’s door: “Where is Neumeier’s version? That one makes sense! Thibault was gorgeous then and well served by the choreography. This one just makes me feel tired. I’m too old for nonsense dipped in sugar-coated costumes.” On the way back, the lady didn’t wait for me, but shot out a last comment as the elevator doors were closing in my face: “Emmanuel Thibault as Oberon! This Hugo Marchand as Puck! Nureyev would have thought of that kind of casting!”

The quotes are random bits pinched from William Blake (1757-1827). The photo is from 1921, « proceedings near a lake in America »

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Le Songe de Balanchine : le meilleur pour la fin

Dans un œuvre inégale comme Le Songe d’une nuit d’été de Balanchine, la cohérence d’une distribution compte pour beaucoup dans le plaisir ressenti. Parfois, l’effet est visible sur scène avant même que tous les interprètes principaux aient paru. La magie semble déjà opérer sur le plateau. En cette soirée du 17 mars, la scène d’introduction fonctionne ainsi plutôt bien même si les costumes pour les papillons ne nous paraissent pas des plus seyants et si les petits de l’école de danse ont plus l’air de gamins costumés pour un Mardi Gras que de lucioles.

Antoine Kirscher, qui ne fait pas habituellement parti de mes favoris, surprend agréablement dans Puck. Ses jambes restent toujours trop grêles à mes yeux mais l’énergie qu’elles déploient est la bonne. Son jeu est gentiment carton-pâte ce qui rajoute au comique.

Hugo Marchand est un Obéron à la très belle prestance même si sa pantomime de demande impérieuse du petit page se répète un peu trop à l’identique. Son scherzo à la fois précis et crémeux n’est pas à comparer avec celui de Villella. Marchand est plus un roi-magicien qui règne sur les elfes qu’un elfe lui-même. Sa Titania, Hannah O’Neill, est élégante et souple. Elle ne donne pourtant pas sa pleine mesure avant le duo avec le délicieux Bottom de Takeru Coste (qui joue dans la retenue mais sait faire émerger le comique quand il faut) où sa féminité s’offre en contraste aux charmes patauds de son gentil bourricot. La scène avec « Monsieur Personne » (Karl Paquette) est en revanche d’un grand ennui. Mais est-ce la faute des danseurs ? Même dans le film de 1968 avec Farrell, ce passage paraît être le pendant pauvre du Scherzo d’Obéron.

Dans le quatuor des amoureux, on apprécie la douceur et le moelleux de Zusperreguy en Hermia surtout comparé à la Héléna sémaphorique (le jeu), voire télégraphique (la danse) de Park. Mais ce sont les deux garçons qui emportent totalement l’adhésion. Valastro (Lysandre) et Chaillet (Démetrius) forment une paire à la Laurel et Hardy. Valastro est délicieusement cucul et Chaillet irascible en diable. Lorsque Démetrius, amoureux enchanté de Hermia lui fait une cour empressée, le benêt Lysandre continue sa cueillette de pâquerettes. La salle rit de bon cœur. Ce vrai duo comique rend la dernière scène de l’acte 1, avec coquets lévriers et chasseresse pyrotechnique (Viikinkoski un peu diesel au début mais sur une pente sans cesse ascendante), très captivante et hilarante.

Mais c’est l’acte deux qui me laissera la plus forte impression. Marion Barbeau illumine de son charme gracile le pas de deux du divertissement. Imaginez une presque jeune fille de 14 ans, l’âge d’une Juliette, dotée de la technique aguerrie d’une ballerine au pic de sa carrière et vous pourrez envisager le moment de grâce tant attendu qui s’est révélé aux yeux des balletomanes. Par le ciselé de la danse associé au suspendu du partnering de Florian Magnenet (juvénile lui aussi, élégant mais surtout, ce qui est plus inusité chez ce danseur, précis), il se crée un sentiment d’intimité rare. Dans de petits portés répétés en giration sur lui même, Magnenet présente en même temps qu’il occulte pudiquement à nos yeux sa danseuse, son âme-sœur. Dans la section répétée du pas de deux, la première marche aux ports de bras du couple est une découverte, la seconde une sorte de promesse. Dans ces moments de grâce, un curieux syncrétisme s’opère alors entre la danse, la production, la musique et le spectateur. On se prend en effet à comparer les cristaux pourpres sur les corsages et pourpoints bleu Nattier des danseurs à une constellation amoureuse et, lors de la pose finale à surprise, on entend clairement les musiciens de l’orchestre se réintroduire petit à petit dans l’ensemble.

On pardonne alors tout à fait à Mr B. d’être un conteur inégal qui a dilué la musique de scène de Mendelssohn car il a su admirablement, une fois encore, rendre la musique visible.

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