Archives de Tag: Audric Bezard

Béjart à l’Opéra : une question d’interprètes

P1190185Dans les ballets de Maurice Béjart, il n’y a jamais eu, de l’aveu même du chorégraphe lui-même, grand-chose de novateur en termes de technique. Comme souvent, les grands moments de renouveau dans le monde du ballet ne se jouent pas sur le dépassement des limites physiques de cet art mais sur un nouvel éclairage ainsi que sur des métissages réussis. Balanchine a exploré et poussé à l’extrême le ballet symphonique déjà en germe dans la Belle au bois dormant de Tchaïkovski-Petipa tandis que Lifar poussait à ses limites les volutes décoratives des Ballets russes. Plus tard, Forsythe a ajouté la structure en boucle des enchaînements ainsi que des départs de mouvements inspirés de la kinésphère labanienne au vocabulaire du ballet.

Dans un sens, Béjart ne va même pas aussi loin que ces novateurs d’un art séculaire. Chez lui, ce sont les sujets abordés, les mises en éclairages de thèmes anciens, l’ancrage dans les thématiques du présent qui ont fasciné les foules. Ce principe a rencontré ses limites. Après les années 80, Maurice Béjart a perdu son flair de l’air du temps et ses créations sont devenues redondantes et fastidieuses. C’est l’époque où je suis devenu balletomane… Autant dire que le chorégraphe ne fait donc pas partie intégrante de mon panthéon chorégraphique.

Pourtant, à la différence de l’œuvre de Lifar qui est « d’une époque » dans le sens noble du terme, certains ballets de Béjart ont acquis une sorte d’intemporalité. La simplicité des procédés aussi bien chorégraphiques que scéniques provoque toujours l’adhésion du public pour peu qu’elle soit transmise par des danseurs inspirés.

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Oiseau(x) de feu : le difficile équilibre entre la force et la vulnérabilité

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L’Oiseau de feu. Soirée du 28 avril. Grégory Dominiak (le Phénix) et Francesco Mura (l’Oiseau)

L’Oiseau de feu est un ballet qui se veut une métaphore de l’esprit révolutionnaire (les huit partisans desquels émerge l’oiseau au troublant académique rouge portent des tuniques qui ne paraîtraient pas déplacées dans Le Détachement féminin rouge) mais qui n’échappe pas complètement à la métaphore christique, avec sa lumière pourpre reçue des cintres comme on serait touché par l’Esprit saint. Il a été créé en 1970 par Mickaël Denard alors que ce dernier n’était que premier danseur. Devenu étoile entre temps, Denard a immortalisé en 1975, pour la télévision française, deux extraits de son rôle. Il exsudait à la fois la force (la clarté des pieds dans les brisés de volée de la première variation) et l’abandon (le relâché de l’arabesque – première variation – ou les bras repliés au sol avec cette suspension digne des amortisseurs d’une DS – deuxième variation). Il présentait aussi un curieux mélange de détermination (le regard magnétique planté dans le public) et de langueur (les roulés au sol de la variation finale entre agonie et orgasme).

Mickaël Denard nous a quittés en février dernier. La saison prochaine, aucune soirée d’hommage n’a été programmée. Sans doute faudra-t-il à l’Opéra trois années, comme pour Patrick Dupond, avant de réagir. Un petit film d’hommage, utilisant l’archive de l’INA aurait néanmoins pu être concocté pour ouvrir cette soirée. Mais peut-être valait-il mieux ne pas convoquer le souvenir de cette immense interprétation au vu de ce que la maison avait à présenter sur cette saison. En début de série (le 28 avril), Francesco Mura ne s’est en effet guère montré convaincant en Oiseau. Le danseur, très à l’aise dans la veine « héroïque » (son Solor avec Ould-Braham nous avait séduit) manque de ligne pour rendre justice à la chorégraphie. Son arabesque est courte et forcée. La chorégraphie semble plus exécutée qu’incarné. L’élégie est cruellement absente. Gregory Dominiak paraît plus efficace en oiseau phénix. Mais c’est Fabien Revillion dans l’uniforme gris des partisans qu’il faut regarder pour voir véritablement un oiseau de feu.

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L’Oiseau de feu. Soirée du 18 mai. Yvon Demol (le Phénix), Mathieu Ganio (l’Oiseau)

Plus tard dans la série (le 16 mai), Mathieu Ganio interprétait à son tour l’Oiseau. En termes de lignes, on tutoie l’idéal. Le créateur du rôle même n’approchait pas cette facilité physique. Les temps levés avec rond de jambe 4e devant de l’Oiseau sont un plaisir des yeux. Mais Ganio manque absolument de cette sauvagerie qui évoquerait le Leader et qui rendrait plus émouvant par contraste les passages de la chorégraphie où le danseur joue sur le registre de la vulnérabilité. Dans la variation de la mort, Denard, le buste penché et montant une jambe en attitude seconde reste menaçant, ce n’est que lorsqu’il casse la ligne du cou et dépose sa tête sur l’épaule droite qu’on réalise que la bête est blessée. Avec Ganio, on a plutôt l’impression d’assister à la mort de la Sylphide…

Qui aurait pu rendre justice à ce rôle iconique ? On a bien quelques noms en tête mais ce ne sont pas ceux qu’on a vu apparaître sur les listes de distribution.

Le Chant du Compagnon errant : duos concertants

Ce ballet, déjà présenté lors de l’hommage à Patrick Dupond, montre un Béjart osant faire danser deux hommes ensemble tout en évitant l’écueil de l’homo-érotisme trop marqué. Dans le Chant du Compagnon Errant, sur le cycle de lieder du même nom de Mahler, le soliste en bleu symbolise la jeunesse et ses illusions tandis que le soliste rouge est le destin ou, mieux encore, la mort qui attend son heure et avec laquelle il faut apprendre à composer. Le ballet, composé pour Rudolf Noureev et Paolo Bertoluzzi, a depuis souvent été dansé par des stars de la danse. Il nécessite non seulement des personnalités individuelles marquées mais aussi une vraie connexion entre les deux interprètes.

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Le Chant du Compagnon errant. Soirée du 28 avril. Antoine Kirscher et Enzo Saugar

La distribution du 28 avril ne provoquait pas à priori l’enthousiasme sur le papier. Antoine Kirscher, promu premier danseur à l’issue du dernier concours de promotion annuel, s’est montré d’une grande faiblesse dans le pas de trois du Lac des cygnes en décembre. Enzo Saugar, distribué sur le soliste rouge est peu ou prou un inconnu. Il est quadrille. Il a réalisé un beau concours où il a été classé sans pour autant être promu coryphée.

Mais à notre plus grande surprise, le résultat a été plus que satisfaisant. Les deux danseurs ont une beauté des lignes qui emporte l’adhésion car ces dernières s’accordent parfaitement en dépit de leur différence de gabarit (Kirscher est plutôt frêle, notamment des jambes, et Saugar déjà très bâti). Produits de leur école, les deux interprètes accentuent les lignes avec toujours ce petit plus qui les rendent plus profondes et conséquemment plus signifiantes. Ils partagent aussi et surtout une musicalité jumelle. Ils répondent avec acuité et nuance à la musique et au timbre du baryton Samuel Hasselhorn. Antoine Kirscher garde ses fragilités mais n’en paraît ici que plus juvénile. Enzo Saugar ressemble à une Statue du Commandeur, à la fois protectrice et implacable. On passe un très beau moment.

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Le Chant du Compagnon errant. Soirée du 16 avril. Germain Louvet et Marc Moreau.

Le 18 mai, le duo étoilé n’était pas nécessairement très assorti physiquement. Germain Louvet (en bleu) est tout liane et Marc Moreau tout ronde bosse. Louvet, avec sa pureté de lignes, son ballon et sa batterie limpide portraiture parfaitement la jeunesse insouciante. Moreau, dans le deuxième mouvement s’oppose intelligemment en déployant une énergie concentrée et explosive là où, dans la même combinaison de pas, Louvet était tout soupir. La confrontation entre l’homme et son destin a bien eu lieu même si on ressent toujours une certaine réticence quand les danseurs sont l’un à côté de l’autre. Mais peut-être le fait que le baryton, Thomas Tatzi, criait tous ses aigus a pu nous rendre moins réceptif au couple d’étoiles qu’aux deux outsiders de la soirée du 28 mai.

Boléro(s) : Bottom, Middle and Top

Le Boléro est un de ces coups de génie comme il peut en arriver parfois dans le ballet ; c’est à  dire que la modernité et l’intemporalité de l’œuvre repose sur des ressorts très simples ancrés dans l’Histoire de la discipline. Boléro était dès l’origine un Ballet. Conçu en 1928 pour Ida Rubinstein, transfuge des Ballets russes de Serge de Diaghilev, et pour sa compagnie, le ballet se situait dans un bouge espagnol où une beauté exotique montait sur une table pour danser et déchaîner la passion des mâles. Ravel s’était résigné à cette interprétation par défaut, lui qui voyait une danse d’ouvriers sortant de l’usine, l’ostinato figurant sans doute le rythme obsédant de la chaîne de production. Même le titre a sans doute été déterminé par défaut. La partition de Ravel se compte à trois temps quand un Boléro authentique se compte à quatre.

En 1961, à la Monnaie de Bruxelles, Béjart revint en quelque sorte au ballet original de Nijinska-Rubinstein en plaçant sur scène une immense table basse rouge, disponible dans les magasins du théâtre, et une pléthore de chaises de la même couleur. À l’époque, c’est une femme, Duška Sifnios, qui « succédait » à Rubinstein au centre de la table. Les garçons tout autour faisaient tomber la cravate et desserraient les cols au fur et à mesure que l’imperturbable oscillation en développés fondus se perpétuait. Aujourd’hui, l’interprétation du Boléro est devenue beaucoup moins anecdotique et plus musicale. Le chorégraphe comparait « la », et bientôt « le », soliste central à la mélodie et le corps de ballet (un temps alternativement masculin ou féminin, mais la forme masculine semble s’être imposée) à la masse orchestrale.

Un autre indice de la puissance de cet opus béjartien vient justement du fait que le rôle, loin d’être univoque, est un medium parfait pour faire ressortir les qualités profondes d’un interprète (et parfois malheureusement aussi ses faiblesses). On aura été plutôt chanceux ces fois-ci. Chacun des danseurs qu’on a pu voir attirait l’attention sur un aspect particulier de la chorégraphie ainsi que sur une partie de leur corps.

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Boléro. Soirée du 28 avril. Hugo Marchand

Avec Hugo Marchand qui ouvrait le bal, ce sont les jambes que l’on regardait. Ses oscillations en petits fondus, énergiques et imperturbables, étaient véritablement hypnotiques. Élégiaque et androgyne, présence presque évanescente en dépit de sa taille conséquente, Marchand avait bien sûr des bras mousseux mais on était fasciné par la musique du bas du corps dont la mélodie semblait littéralement émaner.

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Boléro. Répétition publique du 5 mai. Audric Bezard.

À l’occasion du cours public donné à Bastille (le 5 mai), il nous aura été donné d’assister à un filage du ballet, sur bande enregistrée et sans corps de ballet, avec Audric Bezard. Lors de cette découverte inattendue, l’attention se porte sur le buste aux contractions reptiliennes et sur les bras puissants et sensuels du danseur. Là où Marchand était la musique, Bezard, semblait ouvrir tous les pores de sa peau afin d’en absorber l’essence et pour lentement s’en repaître ; une bien belle promesse que le danseur a très certainement concrétisée lors des représentations complètes

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Boléro. Soirée du 18 avril. Ludmila Pagliero entourée de Gregory Dominiak, Florent Melac et Florimond Lorieux

Avec Ludmila Pagliero, le 16 mai, on recentre toute son attention sur les mains, immenses et comme démesurées de l’interprète qu’on n’avait jamais remarquées auparavant… La danseuse, qui apparaît étonnamment juvénile (elle qui habituellement paraît si femme) déploie une sorte de soft power. Sinueuse et insidieuse comme la mélodie, Pagliero ne paraît plus tout à fait humaine. Au moment où les garçons commencent à entourer la table en attitude, poignets cassés, on croit deviner une architecture arabo-mauresque dont la danseuse serait la coupole ornée d’un croissant.

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Au final, la soirée se terminait donc à chaque fois sur une note ascendante. L’hommage à Maurice Béjart, en dépit du bémol de mes distributions sur l’Oiseau de feu peut donc être considéré comme une réussite. C’est que les trois ballets choisis, qui ne sont pas isolés dans l’œuvre du chorégraphe décédé en 2007, justifient à eux seuls la place majeure qu’il tient dans le concert des chorégraphes du XXe siècle.

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Balanchine: au milieu de l’Atlantique

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Who Cares? Décors Paul Gallis (détail).

Deux parties, deux ambiances. À vol d’oiseau, le trajet entre Saint-Pétersbourg (Ballet impérial) et New York (Who Cares ?) vous fait passer l’entracte quelque part au milieu de l’Atlantique. La première pièce du programme Balanchine, qui est en partie un brouillon des créations postérieures de George, m’a d’abord fait l’effet d’un exercice de style. Le soir de la première, Ludmila Pagliero et Paul Marque semblaient en démonstration pour le Balanchine Trust : « T’as vu ? Je fais tout, même les bizarreries, comme tu m’as dit ! ». C’est à la fois impressionnant de maîtrise, et bien froid. Le lendemain, Héloïse Bourdon et Audric Bezard, techniquement moins à l’aise, racontent une histoire – intrigue de cour et un peu de cœur –, et ce souffle de tension amoureuse fait qu’on cesse de regarder sa montre pour vérifier la différence entre temps objectif et temps ressenti (9 février). Quasiment un mois plus tard, Hannah O’Neill et Marc Moreau, étrennant leur étoile nouvelle, font revenir la pièce sur le versant formel. Las, à un moment, le cavalier fait tourner sa cavalière de manière un peu trop penchée, et  par la suite, sa tension devient douloureusement visible. Souhaitons que l’étoilat permette à damoiseau Moreau de dompter le stress (4 mars).

Dans Who Cares ?, il m’a fallu attendre la deuxième représentation pour voir le style qui manquait à la première, du côté des filles : Charline Giezendanner, dans Do Do Do, a le déhanché et le roulement d’épaule jazzy. C’est discret, chic et charmant. Non contente d’entraîner Gregory Dominiak dans son sillage, elle donne in fine l’impression, par des retirés musicalement impérieux, de donner elle-même le tempo à l’orchestre. C’est grisant (soirées des 9 février et 4 mars). Il faudrait plusieurs Charline pour donner du peps aux évolutions du corps de ballet féminin. Il y a aussi Dorothée Gilbert, flirteuse en chef dans The Man I Love : la ballerine a le déhanché balanchinien voluptueux, mais sans ostentation : cet art d’être le style sans le montrer est délicieux (9 février). On retrouvera la même impression, en moins canaille, chez Ludmila Pagliero (4 mars).

Côté garçons, Germain Louvet donne l’impression d’être une projection des fantasmes des trois filles avec lesquelles il danse : c’est l’homme idéal, celui qui n’existe que dans tes rêves, mon chou (8 février). Jeremy-Loup Quer (9 février) comme Mathieu Ganio (4 mars), ont une présence plus réelle. On s’amuse à voir dans les trois filles qu’ils courtisent autant de new-yorkaises : pour Quer, l’amoureuse (Mlle Gilbert), l’impétrante (Roxane Stojanov, Embraceable You), la pétulante (Bianca Scudamore, Who Cares ?). Pour Ganio, celle qui fait ses premiers pas dans le monde (Mlle Pagliero), l’intello qu’on croise au Metropolitan Museum (Laura Hecquet), et la libérée, celle qui virevolte dans Central Park (Hannah O’Neill).

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Balanchine à l’Opéra: sous la triste bannière étoilée

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Nomination. Le couple étoilé de Ballet impérial. Hannah O’Neill et Marc Moreau. 2 mars 2023

Commençons, une fois n’est pas coutume, par l’épilogue. Ma dernière soirée Balanchine de cette saison s’est achevée par une double nomination d’étoile. De manière assez inusitée, Alexander Neef et José Martinez sont montés sur scène à la mi-temps du programme. Le premier a annoncé d’abord la nomination étoile d’Hannah O’Neill puis, celle de Marc Moreau, les interprètes des deux rôles solistes principaux de Ballet impérial. Si la nomination de Mlle O’Neill était attendue depuis quelques temps et arrive presque tardivement, celle de Marc Moreau était une surprise. Le danseur est un vétéran de la compagnie qui a assez longtemps stagné dans la classe des quadrilles puis des sujets avant de passer premier danseur en 2019. Il y avait quelque chose d’émouvant à voir l’incrédulité puis l’effondrement joyeux du danseur à cette annonce. J’en ai presque oublié que je n’ai pas été tendre avec Moreau ces deux dernières saisons que ce soit dans Rhapsody d’Ashton, dans le Lac ou très récemment dans le soliste à la Mazurka d’Etudes. Marc Moreau est un excellent danseur mais, ces derniers temps, j’ai trouvé qu’il mettait beaucoup de pression et de contrainte dans sa danse dès qu’on lui confiait un rôle purement classique. C’est le syndrome, très Opéra de Paris, des danseurs qu’on laisse trop attendre et qui deviennent leur propre et impitoyable censeur. Cette nomination est donc à double tranchant. Soit elle libère enfin l’artiste (qui a montré l’année dernière ses qualités dans Obéron du Songe de Balanchine), soit elle finit de le contraindre. Et Marc Moreau n’a pas énormément de temps d’étoilat avant la date fatidique de la retraite à l’Opéra. On lui souhaite le meilleur.

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Cette double nomination aura mis quelques étoiles dans un programme bien peu étincelant par ailleurs.

Il présentait pourtant deux entrées au répertoire et donc deux nouvelles productions de ballet par le maître incontesté de la danse néoclassique au XXe siècle. Mais on peut se demander si ces additions étaient absolument indispensables…

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Ballet impérial. Pose finale. 16 février 2023.

Ballet impérial est un Balanchine de la première heure américaine. Il a été créé en 1941 pour l’American Ballet, alors toute jeune compagnie. Mais pour être un « early Balanchine », Ballet impérial est-il pour autant un chef-d’œuvre ? Disons plutôt qu’il a un intérêt historique. À l’époque de sa création, il fut ressenti comme très moderne. Le ballet symphonique, dont Léonide Massine était alors le grand représentant, avait le vent en poupe. Mais à la différence de Massine qui était tenté par l’illustration des programmes d’intention des compositeurs (comme dans la Symphonie fantastique de Berlioz), Balanchine proposait un ballet presque sans argument qui réagissait uniquement à la musique. De plus, en dépit de l’utilisation des oripeaux traditionnels du ballet (tutus-diadèmes pour les filles et casaques militaires-collants pour les garçons), le chorégraphe a truffé son ballet de petites incongruités qui marquent la rétine. Ainsi, la ballerine principale, placée en face de son partenaire qui avance, recule en sautillés sur pointe arabesque. À un moment, elle fait de petits temps levés en attitude croisée face à la salle qu’elle répète en remontant la pente de scène et dos au public. La deuxième soliste féminine, pendant un pas de trois avec deux garçons, est entrainée par ces derniers dans une promenade sur pointe en dehors. Les danseurs font alternativement des grands jetés tout en continuant à la faire tourner sur son axe.

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Alors pourquoi ce ballet n’entraine-t-il pas mon adhésion ? C’est qu’en dépit de ses qualités additionnées, Ballet impérial souffre d’un cruel défaut de structure, un peu à l’image du concerto n°2 pour Piano de Tchaïkovski sur lequel il est réglé. Le long premier mouvement, Allegro Brillante, commence d’une manière tonitruante et dévoile d’emblée toute la masse orchestrale avant de s’apaiser et d’additionner les thèmes. De même, Balanchine montre d’emblée l’ensemble de la compagnie. Au lever du rideau, huit garçons et huit filles placés en diagonale se font face. Après une révérence, huit autres danseuses entrent sur scène. Moins de trois minutes se sont écoulées et on a vu tout ce qu’il y avait à voir. Les ballabiles, habituellement point d’orgue dans les grands classiques et néoclassiques, se succèdent de manière monotone. À la fin de l’Allegro Brillante, la pose finale laisse penser que le ballet est teminé. Or il reste encore deux mouvements à venir. Ballet impérial est une œuvre sans montée d’intensité. Au bout d’un moment, l’attention s’effiloche. On se prend à faire la liste des inventions visuelles que Balanchine a réutilisées plus tard dans ses vrais chefs-d’œuvres.

Un autre problème vient aggraver encore ce manque de structure : la production. En effet, de 1941 à 1973, ballet impérial évoquait la Russie de Catherine II. Dans certaines productions, la Ballerine principale portait même une écharpe de soie censée être très régalienne, et lui donnant occasionnellement un petit côté « miss ». Il y avait un décor représentant les bords de la Neva à Saint Petersbourg. Mais en 73, Balanchine décida d’effacer toute référence nostalgique. Les tutus à plateaux et les uniformes masculins disparurent au profit de robes mi-longues de couleur rosée pour les filles et de simples pourpoints pour les garçons. Le ballet fut rebaptisé Tchaikovsky concerto n°2 et c’est ainsi qu’il est dansé dans la plupart des compagnies américaines aujourd’hui. Néanmoins, Ballet impérial, qui avait été donnée à d’autres compagnies (notamment le Sadler’s Wells, futur Royal Ballet) demeure avec tutus, diadèmes et casaques. Mais Balanchine, sans doute pour inciter à terme les compagnies à adopter la version 73, a exigé la suppression des décors. Et il faut reconnaitre que l’effet n’est pas des plus flatteurs. Sur une scène seulement habillée de pendrillons noirs et d’un cyclo bleu, pas même deux ou trois lustres pendus comme c’est le cas dans Thème et Variations pour suggérer un palais, les costumes de Xavier Ronze  pour la production de l’Opéra paraissent fort déplacés. Les garçons particulièrement semblent porter des pourpoints d’un autre temps et on se prend à remarquer combien ils sont en sous-nombre par rapport aux filles, marque d’une époque où, aux États-Unis, on comptait trop peu de danseurs suffisamment formés pour remplir un plateau. Ballet impérial, qui fut jadis un manifeste de modernité, apparaît ici comme une vieillerie.

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« Ballet impérial ». Corps de ballet. Saluts.

Qu’est-ce qui a poussé le ballet de l’Opéra à opter pour Ballet impérial plutôt que Concerto n°2 ? Dans ce dernier, les problèmes de structure de l’œuvre demeurent mais l’ensemble parait plus organique. Lorsque c’est bien dansé, avec une compagnie qui l’a dans les jambes, on peut même y prendre du plaisir. Ce fut le cas en 2011 lorsque le Miami City Ballet fut invité aux Étés de la Danse. On se souvient encore du trio formé par les sœurs Delgado et Renato Penteado.

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Or le ballet de l’Opéra, célébré encore universellement aujourd’hui comme un des meilleurs corps de ballet du monde, est loin de se montrer à la hauteur. Au soir de ma première, le 10 février, les lignes très géométriques voulues par Balanchine, alternant les carrés et les formations en étoiles qui s’entrecroisent, confinent au sinusoïdal. Ni les garçons ni les filles ne parviennent à l’unisson. L’une d’entre elles ne sait clairement pas où la prochaine mesure doit la porter. Cela s’est arrangé par la suite (15 février) sans jamais atteindre la perfection immaculée. Au soir de la représentation étoilée (2 mars), une danseuse rentre quand même dans une autre au moment d’un croisement de diagonale. Faut-il en imputer la faute aux répétiteurs ou la programmation ? Répéter en même temps Ballet impérial, Études (soirée Dupond) et Giselle pour la tournée en Corée du Sud peut s’avérer délicat même pour une compagnie de la taille du ballet de l’Opéra. Les jeunes quadrilles et surnuméraires, souvent « remplaçants de remplaçants » doivent apprendre tous les rôles et toutes les places afin, si besoin, de rentrer au pied levé. Dans un ensemble, les recours multipliés à ces jeunes artistes finissent par se voir nonobstant le talent et la bonne volonté que ces derniers déploient.

Au niveau des « principaux », le compte n’y est pas non plus le 10 février. En deuxième soliste, Silvia Saint-Martin, une autre de ces artistes talentueuses qui a beaucoup attendu et s’est mise à avoir une présence à éclipse, ne passe pas la rampe. Elle ne se distingue pas assez physiquement de la première soliste, Ludmila Pagliero, qui d’ailleurs ne semble pas au mieux de sa forme. Cette dernière rate par exemple à répétition une des incongruités balanchiniennes typique de Ballet impérial : les doubles tours seconde sur quart de pointe, jambe pliée, terminés en arabesque. Il est troublant de voir Pagliero, habituellement si sûre techniquement, achopper sur une difficulté technique. Plus dommageable encore, sa connexion avec le protagoniste masculin, Paul Marque, pourtant irréprochable, est quasi-inexistante. C’est regrettable. L’andante est le moment Belle au bois dormant acte 2 de Ballet impérial. Il préfigure aussi l’adage de Diamants (1967) : les danseurs s’approchent et se jaugent en marchant de côté chacun dans sa diagonale. Il y a même une once de drame dans l’air. La ballerine se refuse et le danseur doit faire sa demande plusieurs fois. Ici, rien ne se dégage de ce croisement chorégraphique.

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Ballet impérial. Ludmila Pagliero et Paul Marque.

L’impression est toute différente le 15 février. Hannah O’Neill est une deuxième soliste primesautière qui s’amuse avec ses deux compagnons masculins dans le fameux passage de la promenade-grand jetés. Cette posture joueuse contraste bien avec la sérénité élégante et la maîtrise régalienne du plateau déployées par Héloïse Bourdon en première soliste. En face d’elle, Audric Bezard sait créer le drame avec presque rien. Il y a une vibration dans l’air lorsque les deux danseurs s’approchent et se touchent. Bezard, plus imposant que Marque et de surcroît mieux accompagné d’un corps de ballet féminin plus à son affaire, met en valeur le passage où le danseur actionne comme un ruban deux groupes de cinq danseuses. Au soir du 10, le pauvre Paul Marque semblait s’adonner à un concours de force basque. Ce leitmotiv balanchinien, utilisé dans Apollon dès 1928, puis dans Sérénade (1934) ou enfin dans Concerto Barocco (1941) prend avec Bezard une dimension poétique. Le cavalier semble aux prises avec les fantômes de ses amours passées. Les deux « têtes de ruban », Caroline Robert et Bianca Scudamore s’imbriquent avec beaucoup de grâce en arabesque penchée sur son dos.

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Ballet impérial. Héloïse Bourdon et Audric Bezard

Le 2 mars, c’est d’ailleurs la damoiselle Scudamore qui endosse le rôle de la deuxième soliste. Elle le fait avec la légèreté et la facilité qui lui sont coutumières. Sa série de pirouettes sur pointe à droite et à gauche, reflétée par le reste du corps de ballet féminin est exemplaire. Hannah O’Neill, sans effacer chez moi le souvenir de Bourdon, sait se montrer déliée et musicale. C’est d’ailleurs elle qui maîtrise le mieux les redoutables tours sur quart de pointe. Nomination méritée donc. Marc Moreau, quant à lui, accomplit une représentation au parfait techniquement. Il est sans doute un peu petit pour sa partenaire mais gère plutôt bien cette difficulté notamment dans le passage aux reculés sur pointe. S’il a abandonné les gestes saccadés et coups de menton soviétiques qui nous ont tant agacé dans Études, il respire encore un peu trop la concentration pour emporter totalement mon adhésion. Avait-il eu vent d’une potentielle nomination ? En tous cas, c’est dans Who Cares ?, juste après avoir été nommé, qu’il a surtout montré son potentiel d’étoile de l’Opéra.

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Bianca Scudamore, Thomas Docquir et Florent Melac. La deuxième soliste et ses cavaliers

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Who Cares ?, justement. La deuxième entrée au répertoire de ce programme et sans doute la plus déplacée… George Balanchine était un homme malin. Arrivé dans un pays quasiment vierge en termes de ballet classique (même Michel Fokine s’y est cassé les dents quand il y a tenté sa chance), il savait à l’occasion caresser le public américain dans le sens du poil pour obtenir son soutien. Dans Square Dance, il présentait des danseurs sur des musiques de Corelli et Vivaldi dans des formations qui auraient pu être celles d’une danse de cour mais en les accompagnant des commentaires scandés d’un « square dance caller », il resituait tout le ballet sous une grange du midwest un soir de moisson. Dans Casse-Noisette, il faisait référence  à la danse arabe, dansée par une soliste féminine en tenue très légère, comme le passage « for the daddies » : il présentait aux maris et pères de familles accompagnateurs, morts d’ennui, l’évocation presque sans détour d’un spectacle de « burlesque » (un numéro d’effeuillage). Stars & Stripes, « le petit régiment » est un autre de ces ballets « américains » où la vulgarité assumée des costumes et de la musique suscite un enthousiasme facile. Who Cares ?, créé en 1970, est de cette veine. La musique de George Gershwin, avec qui Balanchine a travaillé brièvement à Broadway, est d’ailleurs augmentée et alourdie par l’orchestration sucrée d’Hershy Kay comme la musique de Souza pour Stars & Stripes. À la création, une critique toute à la dévotion du dieu vivant qu’était Balanchine (notamment Arlene Croce), a voulu y voir un chef-d’œuvre qui citait non seulement Raymonda (4 garçons en ligne font des doubles tours en l’air. Soit…), Apollon (car l’unique soliste masculin danserait avec trois danseuses solistes. Mais contrairement à Apollon, il n’en choisit aucune et elles ne dansent pas vraiment de concert) et Fred Astaire… Arlene Croce refusait cependant d’y voir un exercice de nostalgie du « Good Old Broadway » mais bien un ballet classique contemporain.

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« Who Cares? ». Saluts le 10 février.

C’est pourtant bien ce qu’est devenu Who Cares ?, un des numéros quasi-obligatoires de toute tournée d’une compagnie américaine à l’étranger. Dansé par le San Francisco Ballet, le Miami ou bien sûr le New York City Ballet, la pièce a un petit côté bonbon acidulé qui montre l’énergie et l’enthousiasme des danseurs américains ; leur « joie de danser » diront certains. Mais ces danseurs états-uniens, quoiqu’à un moindre degré aujourd’hui, sont baignés depuis l’enfance dans ce répertoire, qu’ils ont forcément rencontré à l’occasion d’un high school musical. Ils peuvent sans doute fredonner les paroles (lyrics) des chansons comme des Français le feraient pour La vie en rose de Piaf. Lorsqu’ils dansent, il y a un sous-texte. Le soir de ma première, dans le grand escalier à la fin du spectacle, une jeune femme disait à son amie : « je suis sûre d’avoir reconnu la musique de West Side Story ».

Les danseurs de l’Opéra pouvaient-il apporter autre chose que du mimétisme à Who Cares ? Non. Ils font de leur mieux mais soit cela tombe à plat (le 10 février) soit cela parait plaisant mais globalement insipide (le 2 mars). Comme pour Ballet Imperial, le Who Cares ? lasse par sa succession de tableaux à n’en plus finir. Il se termine néanmoins par une danse d’ensemble digne d’un final sur I Got Rythm.

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Entre deux moments de flottement, on peut trouver quelques éléments de satisfaction. Léonore Baulac (le 11 et le 15 février), dont c’est la rentrée cette saison, est fine, enjouée et déliée en soliste rose. Elle manque un peu de capiteux dans The man I love mais parvient à évoquer (le 15) une jeune Ginger Rogers aux côtés d’un Germain Louvet qui danse avec précision et légèreté mais ne varie pas d’un iota sa posture, quelle que soit sa partenaire. Les deux premiers soirs par exemple, il danse avec Valentine Colasante en soliste en parme pourtant aux antipodes de Baulac. Statuesque, sûre d’elle, femme puissante, elle se laisse voler un baiser avec délectation (Embraceable You). La soliste en rouge est tour à tour interprétée par Hannah O’Neill, un peu lourde le 10 et par Célia Drouy le 16 qui insuffle à son Stairway to Paradise une vibration jubilatoire communicative. Ceci n’empêche pas damoiseau Louvet de servir exactement la même – délectable – soupe à ces deux incarnations contrastées du même rôle.

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C’est sans doute le 2 mars que Who Cares ? a été au plus près de nous satisfaire. La salle et la scène étaient, dès le départ, comme électrisées par la nomination des deux danseurs étoiles. Le tableau des filles en violet dégageait une tension nerveuse assez roborative et le passage des petits duos des demi-solistes (filles en rose et garçons en violet) était sans doute le plus homogène des mes trois soirées. Jusque-là, on avait surtout remarqué Roxane Stojanov, la seule à avoir la dégaine requise, notamment pour son duo « Tu m’aimes, je te fuis. Tu pars, je t’aguiche » avec Gregory Dominiak. Le 2 mars, Camille de Bellefon et Chun-Wing Lam ont du feu sous les pieds dans S’Wonderful, Ambre Chiarcosso et Antonio Conforti sont adorables dans That Certain Feeling de même que Pauline Verdusen et Manuel Garrido.

Surtout, Marine Ganio est une superbe soliste rose. Son plié relâché est souverain et sensuel. Elle donne l’occasion à la nouvelle étoile Marc Moreau de montrer toutes ses qualités de leading man, sa réactivité à ses partenaires. Leur The Man I Love diffuse un sentiment d’intimité palpable même aux rangs reculés de l’amphithéâtre. Silvia Saint-Martin n’est peut-être pas aussi captivante dans Embraceable You que ne l’était Colasante, mais Moreau parvient à faire du baiser final un moment de complicité avec la salle. Héloïse Bourdon, le sourire accroché au visage comme un héros de guerre arbore sa médaille (on a encore étoilé une autre avant elle), est une danseuse rouge à la fois capiteuse et lointaine. Marc Moreau, le soliste au cœur d’artichaut, semble tournoyer autour d’elle comme une phalène attirée par un lampion. Il se dégage de leurs interactions un authentique charme un tantinet décalé…

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Mais une soirée réussie suffit-elle à justifier un tel programme ? L’Opéra annonce fièrement sur ses différentes pages qu’avec Imperial et Who Cares?, elle possède désormais 36 ballets de Balanchine. Mais que fait-elle de ce répertoire ? Depuis la brève direction Millepied, les Balanchine importés sont tous des œuvres secondaires du chorégraphe : Brahms Schoenberg Quartet, Mozartiana ou Le Songe d’une nuit d’été sont tous des ballets mineurs dans la production du maître, dépourvus de tension ou mal bigornés. Toute une jeune génération de balletomanes à l’Opéra n’aura connu de Balanchine que des œuvres mi-cuites. Pour eux, c’est une vieille perruque… Apollon musagète, Sérénade et Les Quatre tempéraments auraient dû être présentés en octobre 2020 mais 10 des 11 représentations ont été annulées en raison de la crise sanitaire. Or cela faisait déjà à l’époque une dizaine d’années que ces ballets n’avaient pas été dansés sur la scène de l’Opéra.
Un des – nombreux – chantiers de la direction Martinez sera de présenter à nouveau des œuvres dignes de l’authentique génie qu’était Balanchine ; des œuvres capables de porter les étoiles, actuelles, nouvelles et à venir vers de nouveaux cieux artistiques.

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Roxane Stojanov. Who Cares?. Saluts le 15 février.

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Hommage à Patrick Dupond : la deuxième est (presque) la bonne

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Etudes. Saluts le 22/02

J’suis snob. C’est de famille. Du temps de sa splendeur vocale, je n’ai pas pu entendre Jonas Kaufmann  chanter au festival de Salzbourg, mais j’ai une photo de ma tante avec le ténor un peu flou en arrière-plan qui nous a permis de faire croire à la terre entière qu’on y était. Pour l’hommage à Patrick Dupond, c’est pareil, j’ai   raté le gala du mardi 21 février avec le défilé des anciennes Étoiles, mais j’ai vu la même distrib’ le surlendemain, donc, c’est tout comme.

Blague à part, je n’ai pas regretté une revoyure au lendemain de la soirée du 22. Déjà, l’expérience prouve qu’on peut assister deux fois en 24 heures au défilé du Ballet sans éprouver la moindre lassitude. Mais surtout, pour les deux premières chorégraphies, c’était le jour et la nuit.

Le soir du 22, les solistes principaux de Waslaw comme du Chant du compagnon errant m’ont laissé de marbre : le lendemain, d’autres interprètes m’ont bouleversé. Dans le rôle de Waslaw, Marc Moreau fait preuve d’une poignante intensité (alors que la veille, Alexandr Trusch montrait surtout sa maîtrise de la gestuelle Neumeier). Son abattement final, lors de la mise au ban(c) vous fait un effet de plomb fondu à même le cœur. Dans le rôle du double torturé, Audric Bezard est bouillant de rage rentrée (rendant criante la profondeur du hors-sujet commis par Guillaume Diop la veille).

Au soir de mercredi, la compagnon errant et son acolyte m’avaient aussi laissé sur le bord du chemin. Je suis membre à vie du fan-club de Mathieu Ganio, mais il m’a paru bien trop élégant pour émouvoir : son style élégiaque fait merveille dans Robbins, mais s’avère trop propret pour Béjart. Et faute de percevoir une interaction forte entre lui et Audric Bezard (en rouge), tout dans la pièce m’a fait l’effet d’un exercice de style alternativement creux ou pompier.

Le lendemain, dans le même rôle du soliste en bleu, Germain Louvet ose une véhémence qui, d’emblée, emporte l’adhésion ; il fait de discrètes mais vives accélérations sur les tours, ce qui leur donne une dimension d’urgence et de course. Vers quoi ? L’abîme, la solitude, le lointain et la perte ? Germain Louvet, que j’ai plusieurs fois trouvé fade, frappe ici par l’intensité émotionnelle de son incarnation. On ne regarde plus la technique, on ne se demande plus si le cycle mahlérien a vraiment besoin d’une chorégraphie, on suit les tourments d’un personnage pétri de douleur. La complicité généreuse de l’échange avec Hugo Marchand s’avère, aussi, immédiatement attachante.

Avec deux distributions pour trois soirs, l’Opéra de Paris aurait pu aligner dans Études au moins deux étoiles féminines (sur sept en état de marche) et quatre étoiles masculines (sur quatre). Ça aurait eu quelque panache. Las, cette générosité à la Patrick Dupond ne semble plus de saison. Cependant, au soir du 22 février, ce ne sont pas tant les solistes qui m’ont chagriné que l’impression brouillonne donnée par le corps de ballet masculin lors du finale. Est-ce le manque de répétitions ou la jeunesse des interprètes ? D’un côté de la scène, sur quatre garçons, il y avait deux rythmes. L’impression d’ensemble est meilleure le soir du 23 (avec quelques danseurs plus aguerris que la veille dans le casting).

Quant aux solistes, comment résister au charme d’Héloïse Bourdon ? La ballerine folâtre avec esprit avec ses deux partenaires (damoiseaux Quer et Moreau). Quand elle réapparaît pour la séquence « Sylphide », on se frotte les yeux : est-ce bien la même danseuse ? Oui, mais elle apporte à sa partition un alanguissement tout liquide, et nous régale de poses délicieusement précieuses sans être maniérées.

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Héloïse Bourdon. Défilé.

Le 23 févier, Valentine Colasante, toujours techniquement très sûre, emporte moins dans le rêve, mais ne boudons pas notre plaisir : dans la pièce de Lander, la maîtrise, pour le spectateur, un effet directement jubilatoire. Paul Marque a une petite batterie si propre et si véloce qu’on n’en voit (presque) pas la difficulté. Dans le rôle du deuxième soliste masculin, Guillaume Diop rabote un peu les changements de cap de la mazurka. En fait, Marc Moreau, que Cléopold a trouvé un brin démonstratif, m’a davantage convaincu dans le rôle (soirée du 22).

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Valentine Colasante (défilé).

Au fond, le premier danseur, qui tire son épingle du jeu aussi bien dans Waslaw que dans Études, n’est pas loin d’être pour moi la petite révélation de la soirée Dupond.

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Marc Moreau. Etudes. « Petite » révélation.

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Le Lac des cygnes 2022 : un temps du bilan

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Pourpoint de Rudolf Noureev pour Siegfried (1989)

Lac d’indifférence

Le saviez-vous? L’opéra de Paris rend hommage à Rudolf Noureev. En effet, le 6 janvier dernier précisément, cela a fait 30 ans que le mythique danseur, chorégraphe directeur nous a quitté.

L’Opéra de Paris restant l’Opéra de Paris, c’est bien entendu un hommage en pente descendante. Les 10 ans de la disparition de Noureev avaient été l’occasion d’une prestigieuse soirée de gala ; les 20 ans d’une soirée que Les balletotos avaient qualifiée « d’enterrement de seconde classe ».

Pour cette nouvelle décennie qui s’achève, tandis que la bibliothèque de l’Opéra célébrait les comédies (beaucoup)-ballets (trop peu) de Molière, les vitrines des espaces publics exposent depuis quelques semaines des costumes des grandes productions Noureev de ballets. La plupart d’entre eux sont des avatars récents disponibles au central costumes, souvent moins fouillés et luxueux que leurs ancêtres de la création des productions. Raymonda acte 3, à qui on a maladroitement voulu donner la position iconique de « la claque » et qui a plutôt l’air de se gratter la caboche, n’est finalement qu’une pâle copie du costume de la production de 1983, qui ressemblait de près à une carapace en or repoussé.

Mis à part deux costumes de Washington Square, le seul artefact « d’époque », est le pourpoint de Rudolf Noureev dans son Lac des cygnes, porté, selon l’affichette, en 1989, l’année de son départ de la direction de la danse.

Le Lac des cygnes… justement le seul ballet de Noureev présenté pour cette saison 2022-2023 qui marque les 30 ans de sa disparition. Le seul ballet d’ailleurs qu’on peut qualifier de « grand classique » qui sera au programme tout court. C’est Kenneth MacMillan, lui aussi disparu il y a trois décennies, qui semble donc à l’honneur avec deux ballets dont une entrée au répertoire. Ceci est certes dû au hasard des reprogrammations post-Covid, mais avouons que l’effet est assez fâcheux.

« L’ardoise magique-Opéra » face à son répertoire chorégraphique serait-elle en marche? Selon la blogosphère, José Martinez aurait déclaré juste après sa nomination, « il n’y a pas qu’une version du Lac des cygnes ». Des dires non vérifiés. Dans une intervention plus récente sur France Musique, l’étoile-directeur se montre d’ailleurs plus attaché que cela à l’héritage Noureev ouvrant même la perspective d’une reprise de Casse-noisette ; mais sait-on jamais ?

Autant dire que nos Balletotos se sont jetés sur la série de Lacs programmée en décembre comme de pauvres affamés. Ils ont assisté à sept représentations et ont en conséquence pu voir chacune des cinq distributions officielles proposées par la maison. Tout le monde n’a pas commenté sur toutes les distributions. Nous rétablissons donc ici une certaine diversité des points de vue.

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Duos lacustres

Cette reprise a été marquée par la verdeur des Siegfried, la compagnie étant cruellement en défaut d’étoiles masculines disponibles.

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Le seul duo étoilé aura finalement été celui de la première, réunissant Valentine Colasante et Paul Marque, qui avaient chacun dansé les rôles principaux lors de la mouture 2019. James, féru des premières, a donc ouvert le bal le 10 décembre et a salué un couple « crédible dans l’incarnation,  émouvant dans le partenariat ». De son côté, le 22 décembre, Cléopold a aimé le cygne « animal et charnel » de Valentine Colasante, « moins oiseau que femme, se mouvant avec la douceur d’un duvet de plumes ». Fenella a également été séduite par le cygne de Colasante. Elle note que, dans le prologue, « les bras de la ballerine, battent devant et derrière en un mouvement  circulaire qui lui donne un air d’affiche Art nouveau peinte par Mucha ». À l’acte 2, elle rejoint Cléopold dans sa vision très terrienne du cygne : « très difficile d’expliquer combien Colasante est à la fois ancrée et légère », son oiseau « est pris dans l’entre deux, comme s’il était en train de se noyer ». L’Odette de Colasante serait une « reine de douleur », aux plumes coupées, qui a déjà perdu tout espoir de s’envoler ».

Tous nos rédacteurs s’accordent pour célébrer la maturité artistique et scénique acquise par Paul Marque depuis la dernière reprise du Lac. « Il n’a désormais plus besoin de (très bien) danser pour être remarqué. Il insuffle aussi bien dans sa danse que dans sa pantomime de la respiration ». Fenella apprécie la façon dont il utilise tout son corps avec « une énergie pleine et ouverte à l’image de ses arabesques, cambrées, prises de la hanche, qui expriment une forme d’attente douloureuse ou de prescience».

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Pablo Legasa (Rothbart), Dorothée Gilbert (Odette-Odile) et Guillaume Diop (Siegfried)

La deuxième distribution, quant à elle, réunissait Dorothée Gilbert, ballerine déjà confirmée dans le rôle et le très jeune et très en vue Guillaume Diop. James, le 14 décembre et Cléopold le 23 apprécient tous deux la distribution à des titres différents. Le premier célèbre surtout la ballerine, trouvant le danseur un tantinet trop « jouvenceau » dans le rôle, tandis que le second passe au-dessus de ce déséquilibre de maturité grâce au Rothbart éminemment freudien de Pablo Legasa.

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Jack Gasztowtt, Myriam Ould-Braham et Marc Moreau. Saluts.

Le troisième couple, vu le 16 décembre, est celui qui a peut-être le moins séduit. Myriam Ould-Braham dansait avec le premier danseur Marc Moreau en remplacement de son partenaire de prédilection, Mathias Heymann, initialement prévu. Cléopold n’a pas adhéré au sage et minéral prince de Moreau et a tonné contre le cygne noir sans charme ni abatage de sa danseuse favorite. Il réalise à l’occasion qu’il ne peut pas vraiment croire au cygne blanc s’il n’y a pas de cygne noir. Fenella rejoint plus ou moins notre intransigeant barbon. Selon elle, « Siegfried-Moreau n’aspire pas à la vie. En clair, Freud dirait qu’il est refoulé ». À l’acte 2, « il réagit néanmoins d’une manière quasi viscérale au moment où Odette Ould-Braham pose ses mains sur son avant-bras ». À l’acte 3, « il essaye d’enflammer la salle, mais se retrouve face à un cygne noir qui a éteint la lumière […] Plus de délicieuses œillades comme lors de la dernière série de Lac, juste … la mire ». Moins sévère, James écrit : « Même en méforme, Myriam Ould-Braham émeut par l’éloquence de ses bras, la douceur de ses regards et la délicatesse de son partenariat avec Marc Moreau ».

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Thomas Docquir (Rothbart), Héloïse Bourdon (Odette-Odile) et Pablo Legasa (Siegfried).

Le duo le plus attendu de la série, entouré de folles (et sommes toutes irréalistes) rumeurs de nomination, réunissait pour une unique date, le 26 décembre, deux premiers danseurs initialement non prévus sur les rôles principaux. Héloïse Bourdon, peu vue ces dernières saisons, retrouvait un rôle qui lui avait déjà été donné lorsqu’elle n’avait que 19 ans. Elle dansait aux côtés de Pablo Legasa dont c’était la prise de rôle.

Cléopold a été conquis par l’intensité dramatique du couple, par la maîtrise sereine de la ballerine ; un peu moins par les petits arrangements que le danseur  s’est ménagé dans la chorégraphie aux deux premiers actes. James de son côté dit : « c’est la ballerine qui m’impressionne le plus : outre le physique, si éthéré qu’il en devient idéel en cygne blanc, il y a le mélange de grâce et de force (technique) qui vous tient en haleine. En Siegfried Legasa, on voit pleinement les promesses, mais l’interprète m’a  donné parfois la déroutante impression de ne pas aller au bout de ses effets ». De son côté, Fenella écrit, « dès le prologue,  Bourdon rend extrêmement clair qu’elle a été atteinte par un tir de flèche ». À l’acte 2, « le corps de la ballerine est confus de la meilleure manière qui soit, à la fois cherchant à aller vers son prince mais s’en trouvant toujours éloigné par l’appel du magicien ». Notre rédactrice se montre fascinée par « le phrasé, les sauts silencieux, les élégantes lignes et l’intelligence dramatique » de Pablo Legasa. « Le solo méditatif de l’acte un ? Vous auriez pu entendre une épingle tomber ».

À l’acte 3, le cygne noir d’Héloïse Bourdon est décrit par Fenella comme « félin, contrôlé, très aguicheur et enjoué tandis que Legasa bondit de joie ».

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Amandine Albisson et Jeremy-Loup Quer

Enfin, les Balletotos ont commencé l’année en finissant la série du Lac. C’était avec la dernière distribution réunissant Amandine Albisson et Jeremy-Loup Quer.

James, qui a écrit sur ce couple, se montre plus réceptif au cygne d’Albisson qu’il a pu l’être dans le passé même celui-ci n’est toujours pas « son cygne de prédilection » car il lui trouve « trop d’épaules ». Un peu échaudée par cette formulation, Fenella écrit « L’Odette d’Albisson est plus qu’une nageuse. Elle brasse frénétiquement l’eau en arrière lorsqu’elle rencontre le prince. Et comme quelqu’un en hyper-oxygénation, son cygne ensuite ralentit le mouvement comme pour essayer de suspendre le moment où le prince lui jure son éternel amour ». Fenella apprécie également la fibre presque « maternelle » que déploie la danseuse, « qui fait tinter la lecture freudienne de Noureev ».

Comme James, Fenella reconnaît la maîtrise technique de Jeremy-Loup Quer mais trouve son Siegfried « passif, presque masochiste ». Cléopold, de son côté, apprécie chez Quer « sa batterie très ciselée et ses lignes très Opéra ». Le danseur le laisse néanmoins froid durant les deux premiers actes et une grande partie du troisième où il n’a d’yeux que pour l’Odile « chic et charme » d’Amandine Albisson. Néanmoins le désespoir de Siegfried-Jeremy, « quand il pose ses mains sur sa tête puis mime à sa mère ‘J’ai juré !’ avant de s’effondrer comme une masse » entraîne notre exigeant rédacteur dans le quatrième acte. À l’instar de ses collègues, Cléopold est très ému par le dénouement du ballet, lorsque Odette est retournée sur l’escalier de fond de scène : « pendant la dernière confrontation entre Siegfried et Rothbart, Albisson n’est pas debout en train de faire des piétinés. Elle se tient agenouillée dans la position de la mort du cygne et on ne peut détacher son regard d’elle. Seule la dernière passe entre Quer et le Rothbart de Thomas Docquir, très violente, nous arrache à sa contemplation ».

ROTHBART(S)

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Pablo Legasa : Rothbart

La version Noureev du Lac des cygnes se caractérise notamment par un développement du rôle du magicien Rothbart qui a été fondu avec le précepteur Wolfgang de l’acte 1. À l’acte 3, quittant une sa grande cape, le magicien s’immisce dans le pas de deux et il est gratifié d’une variation rapide brillante truffée de pas de batterie et de tours en l’air enchaînés. Le rôle de Rothbart ne se limite néanmoins pas à cette brève explosion de technique. Le danseur qui l’incarne doit installer le doute dans l’esprit du spectateur dès l’acte 1.

Autant dire qu’il faut distribuer des danseurs avec une certaine envergure. Jadis créé par Patrice Bart, Rothbart a été endossé par Noureev lui-même. Par la suite, Wilfried Romoli l’avait fait sien. Dans la période la plus récente, François Alu l’a dansé avec succès. Il était d’ailleurs prévu sur cette reprise avant sa démission – pas si – surprise.

À l’instar du casting des Siegfried, le double rôle du magicien aura été interprété par pas mal de nouveaux venus. Jeremy-Loup Quer, notre Siegfried  du 1er janvier faisait presque figure de vétéran du rôle de Rothbart pour cette mouture 2022. Le danseur, « plein d’autorité sereine en précepteur et menant très bien sa variation avec une pointe d’acidité » selon Cléopold, « cornaque Siegfried-Marque » selon James. « Jeremy-Loup Quer [à la fin de l’acte 1] passe sa main autour du col de son élève, juste à la lisière entre le tissu et la peau, comme s’il lui posait un collier. L’effet est glaçant ».

Voilà un effet qui n’a pas particulièrement attiré l’attention de Cléopold qui a vu Quer un autre soir. Il remarque cependant un geste similaire accompli par le Rothbart de Pablo Legasa qui selon lui, fut le magicien le plus abouti de cette reprise.

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Jack Gasztowtt : Rothbart le 16 décembre

Jack Gasztowtt, qui officiait aux côtés de Myriam Ould Braham et de Marc Moreau (16 décembre) atteint les prérequis techniques du rôle mais ne convainc pas forcément dramatiquement. Cléopold le trouve inexistant à l’acte 1 et regrette le manque de connexion du trio à l’acte 3. Plus réceptive, Fenella le compare à un « calme et malsain accessoiriste » à l’acte 1, et trouve qu’à l’acte 4 « il essaye de ressembler à la chauve-souris de la Nuit sur le Mont Chauve de Fantasia. C’était mignon » … Praise indeed !

Thomas Docquir était notre Rothbart pour deux distributions : Bourdon-Legasa et Albisson-Quer. Encore sous l’émotion du Rothbart de Legasa, Cléopold trouve les contours dramatiques du Rothbart de Docquir imprécis le 26 mais se montre plus convaincu le 1er janvier notamment lors du combat final de l’acte 4. Fenella trouve également que le jeune danseur a grandi dans son rôle le 1er janvier : « Dès le prologue, son Rothbart glisse au sol comme un danseur géorgien et ses battements d’ailes ont gagné en autorité. Lorsqu’il apporte l’arbalète à la fin de l’acte 1, c’est plus comme s’il donnait au prince le mode d’emploi pour mettre fin à ses jours. Un vrai coup de poignard au cœur ».

De son côté, selon James, « seul Thomas Docquir n’a presque pas flanché sur une des réceptions de la redoutable série de double-tours en l’air de l’acte noir ».

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Thomas Docquir : Rothbart les 26 décembre et 1er janvier.

Accessits, confirmations, admiration : cette saison de Rothbart est globalement une bonne cuvée qui murira bien.

Peut-on dire la même chose des…

Pas de trois de l’acte 1

Il semblerait que nos trois rédacteurs n’aient jamais vraiment trouvé leur combinaison idéale. James écrit : « Dans le pas de trois, Roxane Stojanov manque de charme, mais Axel Maglioano impressionne par ses entrelacés et son manège, tandis qu’Hannah O’Neill livre sa variation avec style (10 décembre). Quelques jours plus tard, le trio formé par Aubane Philbert (en avance sur la musique), Silvia Saint-Martin (essoufflée sur les temps levés de la coda) et Antoine Kirscher (qui finit une réception en sixième) se montre techniquement à la peine le 14 décembre. Ce sera mieux un autre soir (le 26) ».

Cléopold s’est montré aussi peu conquis. Le 16, il ne l’est pas par le trio Sarri-Scudamore-Duboscq et l’a écrit. Fenella, qui ne partage pas son avis, les a trouvé « légers comme des plumes ; Scudamore avec du souffle sous les pieds, et Sarri et Duboscq se répondaient l’un l’autre ». Le 22 est le soir où Cléopold se montre le plus satisfait : « Sarri est plus posé que le 16, Stojanov a une danse enjouée et musicale. Enfin O’Neill est très féminine et primesautière ». Pour les trois dernières dates cléopoldiennes, Antoine Kirsvher dansait « le rôle du monsieur », toujours trop tendu et sec pour séduire.

Fenella aura également beaucoup vu le nouveau premier danseur et le moins qu’on puisse dire, c’est que le charme n’opère pas. Le 1er janvier, elle nous dit « Kirscher veut trop vendre sa soupe. Ç’en est laid. Mains tendues et écartées, réceptions bruyantes, amusicalité occasionnelle et lignes approximatives». N’en jetez plus ! Dommage, car pour cette matinée ultime, notre rédactrice a un coup de cœur pour les demoiselles : « Inès McIntosh est un trésor ; féminine avec de longues lignes, une haute arabesque et des temps de sauts joyeux aux réceptions silencieuses. On pourrait en dire de même de la trop rare Marine Ganio ».

On est un tantinet inquiet de la pénurie de danseurs masculins sur ce pas de trois. On pourrait s’interroger sur la présence d’Audric Bezard, premier danseur, dans la danse espagnole pratiquement un soir sur deux. Lorsqu’on regarde la distribution de Kontakthof qui jouait en même temps à Garnier, on reconnaît un certain nombre de danseurs qui se sont déjà illustrés dans le pas de 3, voire dans le rôle de Siegfried : Axel Ibot, Florimond Lorieux, Daniel Stokes. Il n’était peut-être pas judicieux de programmer une pièce avec une distribution fixe pour une longue série quand le Lac se jouait à Bastille…

« Grands », « Petits » et Caractères

On retrouve de ces incongruités dans les distributions des rôles demi-solistes. Que faisait Bleuen Battistoni dans la Czardas (qu’elle dansait élégamment) quand, à l’instar d’Antoine Kirscher, elle est montée première danseuse au dernier concours de promotion ? On pourrait se poser la même question face à la présence de Roxane Stojanov ou Héloïse Bourdon dans les 4 grands cygnes. Les quatuors de petits cygnes en alternance ont fait leur effet. Cléopold a un petit faible pour celui réunissant Marine Ganio, Aubane Philbert, Caroline Robert et Clara Mousseigne le 1er janvier.

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Dans les danses de caractère, la Czardas était dansée par le corps de ballet avec le bon poids au sol comme d’ailleurs la Mazurka. Les solistes ont eu des fortunes diverses. Dans les messieurs, Antoine Kirscher est à la peine le 16. Axel Magliano et Jack Gasztowtt sont beaucoup plus à leur affaire respectivement aux côtés d’Aubane Philbert (le 22) et de Caroline Robert (le 23), cette dernière donnant sa représentation la plus enjouée le 1er janvier aux cotés de Kirscher.

La danse espagnole a eu aussi ses hauts et ses bas. Audric Bezard avait le pied mou en début de série puis s’est bien rattrapé. Le 1er janvier, le quatuor Bezard-Legasa-Drouy-Fenwick avait même du peps.

La Napolitaine a été bien illustrée sur la plupart des représentations. Le 16, Cléopold et Fenella s’accordent sur les qualités de plié et sur l’énergie d’Hugo Vigliotti mais diffèrent quant à la demoiselle. Bianca Scudamore n’est décidémment pas la tasse de thé de Cléopold mais il se laisse néanmoins plus séduire lorsqu’elle danse aux côtés d’Andrea Sarri (le 22/12 où il remplace Vigliotti). Andrea Sarri forme un couple savoureux le 23 avec Marine Ganio. Mais c’est finalement la représentation du 1er janvier qui recueille tous les suffrages. Fenella célèbre le passage « rendu palpitant par Ambre Chiarcosso et Chun-Wing Lam à la fois espiègle et clair de ligne. Adorables ! ». Pour Cléopold, « Lam (que n’a-t-il été distribué dans le pas de trois !) est primesautier et a du feu sous les pieds. Chiarcosso est à l’unisson avec ses jolies lignes et sa musicalité innée. Une petite histoire se raconte. La fin est très brusque et flirt ».

Cygnes

Mais il faut dire que le moment de bonheur sans partage aura été, encore une fois, les tableaux des cygnes. Le corps de ballet féminin garde cette discipline sans raideur qui permet de se projeter dans cette histoire fantastique.

La(es) foss(oyeurs)e

L’ensemble de la troupe a par ailleurs du mérite car il lui fallait triompher de l’orchestre de l’Opéra. Il y avait en effet longtemps qu’on avait eu à endurer une telle médiocrité de la part de la fosse. Le pupitre de cuivres en particulier nous a infligé tous les soirs des flatulences musicales. En termes de volatile, on était plus près du canard que du cygne. La direction de Vello Pähn était languide et sans relief. L’adage Odette-Siegfried de l’acte 4 était joué bien trop lentement.

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Le bilan global est au final en demi-teinte, un peu à l’image des costumes des danses de caractère de l’acte 3, dont les vieux rose et parme paraissent aujourd’hui bien délavés ; certains dateraient-ils de la création ? En 2024, cela fera 40 ans que Noureev créait son Lac à l’Opéra. Peut-être serait-il temps d’offrir à cette version, systématiquement reprise à Bastille, des décors à l’échelle de la scène et de nouveaux habits … On peut toujours rêver !

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Cérémonie des Balletos d’Or : 10 ans, pas encore l’âge de raison !

img_2143« Il revient, il revient ! ». En ce lundi 15 août, la rumeur se répand comme une traînée de poudre dans les couloirs de Garnier. En quelques minutes, elle passe du rez-de-chaussée à la rotonde Zambelli, tout en haut de l’édifice : Benjamin Millepied est dans les murs. Les petits rats qui traînent par-là (il y fait plus frais qu’à Nanterre) en font des yeux tout ronds. Quand déjà un autre bruit secoue l’atmosphère, dénoue les chignons et balaie les moutons des fonds de loge : « Elle revient, elle revient ! »

Mais qui donc ? Aurélie Dupont, pardi ! Elle a été aperçue marchant résolument vers le salon Florence Gould. Mais que vient faire l’ancienne directrice de la danse, dont les fonctions ont terminé il y a 15 jours ? Et pourquoi son prédécesseur est-il en France ? Il se murmure qu’il a imposé un mois de répétitions avant la création parisienne de son Roméo et Juliette. C’est bien curieux : par suite de reports répétés, le LA Dance Project pourrait danser le ballet les yeux fermés dans toutes les configurations. Serait-ce un alibi pour passer plus de temps dans la capitale  ?

Dès lors, les supputations vont bon train. « Elle a annulé sa démission » croit savoir une coryphée. « En fait, il nous aime tous, il veut nous retrouver », assure un quadrille représentant syndical, généralement bien informé de tous les processus de sélection réels, possibles ou imaginaires.

Chacun y va de son hypothèse, jusqu’à ce qu’une représentante de l’AROP détrompe son monde : « Mais non, voyons ! Benji et Rélie sont là pour la Garnier-party ! C’est le 10e anniversaire des Balletonautes, pour rien au monde ils n’auraient loupé ça ». Brigitte Lefèvre, notre maîtresse de cérémonie, renchérit : « moi-même, j’ai écourté mes vacances pour en être ».

Eh oui, la cérémonie de remise des Balletos d’Or de la saison écoulée marque aussi les 10 ans de notre petit site de papotages brillants. Et, dussions-nous être taxés d’immodestie, il faut admettre que c’est encore plus l’événement que précédemment. À telle enseigne que les mécènes officiels de l’Opéra ont tous proposé de nous parrainer (en compensation, cet article contient du subtil placement de produit).

Dix ans déjà ! On croirait que c’était hier. Et on n’a pas tellement changé : James se fait toujours tirer l’oreille pour écrire plus de 15 lignes et pas trop en retard, Cléopold se fait toujours tirer la barbe pour faire plus court, et Fenella est toujours si perfectionniste qu’on ne lui tire ses papiers de sous les doigts qu’avec des larmes. Mais le paquebot avance, vaille que vaille. « Et parfois on est les premiers à dégainer sur les grandes soirées », glapit James en feignant de consulter nonchalamment sa Rolex Daytona Rainbow.

Agnès Letestu, José Martinez, Eleonora Abbagnato, Manuel Legris, Clairemarie Osta, Benjamin Pech, Isabelle Ciaravola, Hervé Moreau, Marie-Claude Pietragalla, Jean-Guillaume Bart, Delphine Moussin, Josua Hoffalt, Marie-Agnès Gillot, Antoine-Alexandre-Henri Poinsinet et Alice Renavand, presque toutes les anciennes Étoiles de moins de soixante ans sont là. « Même celles qui ne sauraient pas ordonner un placard à balais ont fait le déplacement », remarque – un rien perfide – Cléopold en dégustant sa coupe de Moët & Chandon.

Les spéculations sur la future direction sont-elles de saison ? Comme l’explique Charles Jude, membre du comité de sélection : « on a publié une petite annonce, ça va être aussi rigoureux qu’un audit d’EY ». En plus, la date-limite pour les candidatures était le 12 août : il est donc un peu tard pour peaufiner son projet et peut-être même pour faire sa cour en mastiquant du saucisson Fleury-Michon.

Rien n’y fait : les échanges sur le sujet tournent à l’obsession. Du coup, seuls les récipiendaires prennent garde au processus de remise des prix. Audric Bezard est tout chiffon de l’avalanche de commentaires sur sa perruque en Demetrius. Germain Louvet nous félicite, au contraire, d’avoir dégenré le commentaire sexiste. Fenella lui tombe dans les bras : « enfin quelqu’un qui nous comprend ! »

Les Balletodorés en provenance du Sud-Ouest font masse, les habitués comme les nouveaux, tel Hamid Ben Mahi. Ce dernier glisse malicieusement qu’il a une formation classique. Federico Bonelli, depuis peu directeur du Northern Ballet, explique qu’il pleut souvent à Leeds et que la chaleur lui manque. Il n’en faut pas plus pour que tous ceux qui lui avaient demandé discrètement des conseils de gestion le regardent soudain comme un rival.

La compétition s’internationaliserait-elle ? Si John Neumeier est au-dessus de tout soupçon (le Ballet de Hambourg lui aurait garanti un directorat jusqu’à ses 90 ans), on s’interroge sur les intentions d’Hofesh Shechter et de Johan Inger, qui devaient pourtant avoir autre chose à faire. La présence de Johan Kobborg, venu accompagné de ses deux filles pour recevoir le prix du pas de deux au nom de son épouse Alina Cojocaru, est aussi jugée hautement suspecte.

Heureusement, les danseurs de la troupe, devenus philosophes depuis qu’ils ont vu les directions valdinguer plus vite que l’eau sur la scène du Boléro de Mats Ek, n’ont cure des tristes sires qui se regardent en chiens de faïence, et décident de mettre l’ambiance.

Celia Drouy fait des fouettés avec son trophée dans les bras, Mathieu Contat nous prouve qu’il peut aussi jouer de l’éventail. Francesco Mura s’amuse à sauter plus haut que Paul Marque pour gober des cacahuètes en grand jeté (seuls les anciens se souviennent que ce jeu désormais classique a été inventé par Sylvie Guillem en 2012). Bleuenn Battistoni et Hannah O’Neill leur prouvent qu’on peut faire la même chose en gardant le style. Les danseurs de Bordeaux, Toulouse, Biarritz et d’ailleurs entrent dans la danse, investissent tous les espaces mis à disposition par l’AROP, sifflent les bouteilles et dévorent les zakouskis. C’est la fête, on n’a pas tous les jours l’âge bête.

Poinsinet

Le trophée Balleto d’Or est une tête de Poinsinet en plastique doré à l’or fin.

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A l’Opéra : Croisée des Songes

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Fenella a déjà fait part de ses impressions sur la reprise de A Midsummer Night’s Dream. C’est au tour de Cléopold et de James de vous faire part de leur ressenti. Alors, ont-ils fait de beaux songes?

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cléopold2Cléopold : expériences inversées.

On aurait aimé avoir une révélation lors de cette revoyure du Midsummer Night’s Dream de Balanchine, une addition au répertoire de l’époque Millepied qui nous avait paru dispensable en 2017. Mais le ballet ne s’est pas bonifié avec le temps. Et pourquoi l’aurait-il fait ? Depuis sa création à New York en 1962, cela aurait eu amplement le temps d’avoir lieu. Reste que cet opus, pour manqué qu’il soit, avec ses failles narratives et ses redites chorégraphiques, reste du Balanchine ; et l’œuvre d’un génie, garde sa patte et son style. Dans le film de 1968, une distribution cinq étoiles rend même le brouet plutôt appétissant. Tout repose donc sur la cohérence de la distribution.

Or, au soir du 30 juin, le compte n’y est pas. C’est ainsi que dès le prologue, on se sent agacé par les conventions un peu ridicules que, sous prétexte qu’il évoquait un ballet de la fin de l’ère Petipa, Balanchine s’est permis de réitérer : la pantomime d’Obéron, le roi des elfes réclamant à Titania son petit page enturbanné, est en effet répétée deux fois à l’identique sur le reprise musicale de la célèbre ouverture de Mendelssohn. On a vu Balanchine plus inspiré…

Faut-il incriminer les danseurs ? Pas nécessairement. Titania-Pagliero incarne une reine des fées très fluide et féminine (notamment dans l’adage avec le « cavalier », Florent Magnenet, qui termine sa carrière dans ce rôle mineur) et Obéron-Quer, qui n’a pourtant pas le petit gabarit du créateur du rôle (Edward Villella), assure sa variation ultra-rapide de la scène 3 avec de jolis sauts et une batterie très claire. À peine peut-on chipoter sur le fini des pirouettes parfois négociées avec un haut du corps trop placé en arrière. Mais ce non-couple (ils n’ont jamais de pas de deux en commun) évolue du début à la fin dans des sphères séparées. L’histoire, déjà très paresseusement dessinée par Balanchine, ne prend pas. Du coup, Aurélien Gay ne convainc pas ce soir-là dans Puck. Il nous semble n’avoir aucun sex-appeal quand le créateur, Arthur Mitchell était vraiment savoureux. Et puis les Parisiens de l’entrée au répertoire (Emmanuel Thibault, Alessio Carbone ou encore Hugo Vigliotti) avaient plus de métier.

Le quatuor d’amoureux empêchés met lui aussi du temps à convaincre dans son timing comique. Les garçons sont plus à leur avantage que les filles, hélas assez insipides (le désespoir d’Hermia est ainsi un long moment d’ennui). En Lysandre, Pablo Legasa est délicieusement cucul lorsqu’il fait la cueillette des fleurs des bois tandis que son rival [le Demetrius d’Audric Bezard qui, avec son impossible perruque longue, sait être drôle en amoureux ensorcelé] lutine sa fiancée. Les deux compères savent ferrailler en mode ridicule lors de la scène de chasse. Il faut dire que ce passage, est l’un de ceux, avec la variation d’Obéron, qui a le plus de nerf. Et qu’Héloïse Bourdon la rythme de ses grand-jetés autoritaires d’Amazone ne gâche rien.

Dans le rôle croupion de Bottom (Balanchine garde l’épisode de l’âne mais élude la tordante pièce de théâtre dans le théâtre voulue par Shakespeare ; celle-là même que John Neumeier avait embrassée avec tant de panache dans sa propre version), Cyril Chokroun se montre très à l’aise et parvient à donner en âne l’impression qu’il est plus amoureux du foin que de Titania lorsqu’elle se jette dans ses bras.

Mais, ne le cachons pas, en ce soir du 30 juin, on était venu pour l’acte 2. Non pas qu’il soit meilleur que le précédent, bien au contraire : le passage sur la fameuse marche nuptiale avec tutu et strass est par exemple affreusement empesé. Mais cet acte recèle un véritable petit bijou. Le chorégraphe a calé un ballet de Balanchine (entendez détaché de tout contexte) dans un ballet de Balanchine. Les ensembles y sont « de bonne facture » sans être éblouissants. Mais en son centre, il y a le fameux pas de deux créé par Violette Verdy et filmé avec Allegra Kent, un des plus beaux adages que Balanchine ait jamais composé. Or, c’est Myriam Ould-Braham qui le danse, avec sa sérénité, sa perfection de lignes et cette façon si particulière de jouer avec les tempi de la musique, créant, avec l’aide d’un Germain Louvet inspiré, une impression de perpetuum mobile... Tout est dans le suspendu, l’immatériel. Une allégorie de l’amour (Hébée aux bras de Cupidon) a été convoquée aux noces terre à terre de Thésée. Mais dieu qu’il faut prendre son mal en patience pour avoir droit à ce moment de grâce !

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Le Songe d’une nuit d’été. Aurélien Gay (Puck), Ludmila Pagliero (Titania), Jeremy-Loup Quer (Obéron), Myriam Ould Braham et Germain Louvet (Divertissement), Héloïse Bourdon (Hippolythe).

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Au soir du 2 juillet, l’expérience est parfaitement inverse. Ce même pas de deux est littéralement transformé en exercice de classe par Laura Hecquet. Tout n’est que concentration ; tout paraît tenu et segmenté. En cavalier, Thomas Docquir a de la prestance et sa technique est bonne dans le presto.

C’est donc l’acte 1 qu’on retiendra. Marc Moreau (Obéron) maîtrise très bien sa partition et il a surtout un gabarit plus proche d’un Villella. Lui aussi a une batterie énergique mais ses pirouettes ne sont pas décentrées comme celles de son prédécesseur dans le rôle. Il développe également un très beau parcours. Surtout, il joue sans discontinuer. On le voit commander aux petits elfes de l’école de danse et donner des ordres impérieux. Il botte le derrière de Puck avec gusto. Et Justement, dans Puck, Aurélien Gay semble avoir mûri son interprétation. Il est facétieux et drôle. Sa pantomime (notamment lorsqu’il réalise ses erreurs de pairage amoureux) fait mouche.

Le quatuor de tendrons est beaucoup mieux calé. Eve Grinsztajn et Sylvia Saint Martin projettent davantage en Héléna et Hermia et leurs soupirants ne sont pas mal non plus. Florimond Lorieux est charmant en Lysandre et Arthus Raveau est presque plus pertinent que Bezard dans ses démêlées avec son amante indésirée.

Hannah O’Neill, quant à elle, est à sa place en Titania. On admire ses jolies lignes, ses sauts « naïade » et son plié même si, sur la longueur, son personnage ne s’affirme pas assez. Jean-Baptiste Chavignier fait de l’épisode de l’âne un grand moment : il a vraiment l’air de manger du foin.

Mais c’est Célia Drouy qui aura été la révélation de la soirée. En Hippolyte, elle mêle autorité et charme dans le passage pyrotechnique de la chasse. Ses grands jetés, ses pirouettes et autres fouettés soulèvent à raison l’enthousiasme de la salle.

Mais ces courts moments de bonheur, glanés au détour de deux soirées, ne suffisent pas à faire oublier le Songe de Neumeier. Espérons qu’une direction plus inspirée saura au moins, à défaut d’abandonner le ballet mi- cuit de Balanchine dont la production a certainement coûté une fortune, organiser une alternance entre les deux versions chorégraphiques du chef-d’œuvre de Shakespeare…

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JamesÀ la relecture de ce que j’avais écrit en 2017 sur Le Songe de Balanchine, il me revient que je m’étais promis de ne jamais revoir cette pièce. Et pourtant, cinq ans après, j’y suis retourné pour deux soirées! Faut-il accuser ma mémoire de poisson rouge, ou saluer la solidarité financière dont j’ai fait preuve à l’égard de l’Opéra de Paris (dont le taux de remplissage sur cette série a été un peu pitoyable) ? En tout cas, le temps a fait son œuvre : le caractère inutilement étiré de la pièce frappe moins, car le souvenir de la version Ashton, à la délicieuse économie narrative, s’estompe. Et puis, quand les interprètes sont un Paul Marque-Obéron à la petite batterie souveraine et une Ludmila Pagliero-Titania tout en scintillance de style, la mayonnaise passe mieux. Même la raide Laura Hecquet semble adéquate dans le rôle de celle que personne n’aime. Puis, dans le pas de deux du divertissement, Myriam Ould-Braham étire si infiniment ses lignes qu’on a envie que jamais cette pourtant interminable quenouille n’arrête de se dévider. Enfin, il y a matière à philosopher : il suffit d’une perruque ridicule à Audric Bezard pour perdre tout son sex-appeal. J’en conclus qu’on est bien peu de chose…  (soirée du 21 juin).

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Paul Marque (Obéron) et Ludmila Pagliero (Titania).

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Lors de la deuxième soirée, choisie pour voir Pablo Legasa, les longueurs balanchiniennes sautent davantage aux yeux, d’autant qu’Eve Grinsztajn, un peu prudente dans les constants changements de direction de Titania, n’est guère aidée, lors de son premier pas de deux, par le partenariat pataud d’Arthus Raveau. Legasa marque le rôle d’Obéron par son autorité et la superbe éloquence de ses mains. Si l’on faisait du chipot – comme disent les Belges – on remarquerait que le pied gauche est un poil moins tendu que le droit dans les sissonnes; mais la petite batterie est emmenée avec art. En Hippolyte, Silvia Saint-Martin fait d’ébouriffants fouettés. Dans le divertissement du second acte, on retrouve Ludmila Pagliero en partenariat avec Marc Moreau, qui racontent une histoire tout autre que celle que proposait le duo Ould-Braham/Louvet. Ces derniers étaient un peu irréels et éthérés, comme une apparition venue d’ailleurs. Pagliero/Moreau, en revanche, sont clairement des danseurs payés par le Duc pour régaler les invités de la triple noce : ils sont champêtres et sensuels, et les regards de Marc Moreau le peignent autant diablement séduit que séducteur. (soirée du 3 juillet)

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Eve Grinsztajn (Titania), Arthus Raveau (Cavalier) et Pablo Legasa (Obéron)

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“Some enchanted evening/you may see …” (My spring season at the Paris Opera)

Just who wouldn’t want to be wandering about dressed in fluffy chiffon and suddenly encounter a gorgeous man in a forest glade under the moonlight? Um, today, that seems creepy. But not in the 19th century, when you would certainly meet a gentleman on one enchanted evening…« Who can explain it, who can tell you why? Fools give you reasons, wise men never try. »

Notes about the classics that were scheduled for this spring and summer season — La Bayadère, Midsummer Night’s Dream, Giselle — on call from April through July.

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After the confinement, filmed rehearsals, and then two live runs in succession, DOES ANYONE STILL WANT TO HEAR ABOUT LA BAYADERE? But maybe you are still Dreaming or Giselling, too?

Here are my notes.

Bayaderes

« Some enchanted evening, you may see a stranger across a crowded room. And somehow you know, you know even then, That somehow you’ll see her again and again. »

April 21

In La Bayadère, if Ould-Braham’s Nikiya was as soft and naïve and childlike as Giselle. Bleuenn Batistoni’s  Gamzatti proved as hard and sleek as a modern-day Bathilde: an oligarch’s brat. [Albeit most of those kinds of women do not lift up their core and fill out the music]. Their interactions were as clear and bright and graphic as in a silent movie (in the good sense).

OB’s mind is racing from the start, telling a story to herself and us, desperate to know how this chapter ends. Partnering with the ardent Francesco Mura was so effortless, so “there in the zone.” He’s one of those who can speak even when his back is turned to you and live when he is off to the side, out of the spotlight. Mura is aflame and in character all the time.

OB snake scene, iridescent, relives their story from a deep place  plays with the music and fills out the slow tempi. Only has eyes for Mura and keeps reaching, reaching, her arms outlining the shape of their dances at the temple (just like Giselle. She’s not Nikiya but a  Gikiya).

Indeed, Batistoni’s turn at Gamzatti in the second act became an even tougher bitch with a yacht, as cold-blooded as Bathilde can sometimes be:  a Bamzatti. There was no hope left for Ould-Braham and Francesco Mura in this cruel world of rich fat cats, and they both knew it.

April 3

Park  as Nikiya and later as Giselle will channel the same dynamic: sweet girl: finallly infusing some life into her arms in Act 1, then becoming stiff as a board when it gets to the White Act, where she exhibits control but not a drop of the former life of her character. I am a zombie now. Dry, clinical, and never builds up to any fortissimo in the music. A bit too brisk and crisp and efficient a person to incarnate someone once called Nikiya. Could the audience tell it was the same dancer when we got to Act 3?

Good at leaps into her partner’s arms, but then seems to be a dead weight in lifts. When will Park wake up?

Paul Marque broke through a wall this season and finds new freedom in acting through his body. In Act Three: febrile, as “nervosa” as an Italian racecar. Across the acts, he completes a fervent dramatic arc than is anchored in Act 1.

Bourdon’s Gamzatti very contained. The conducting was always too slow for her. Dancing dutifully. Where is her spark?

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Midsummer Night Dreams

« Some enchanted evening, someone may be laughing, You may hear her laughing across a crowded room. And night after night, as strange as it seems, The sound of her laughter will sing in your dreams. »

June 30

Very baroque-era vivid conducting.

Aurelien Gay as Puck: feather light.

Pagliero’s Titania is clearly a queen, calm and scary. But also a woman, pliant and delightful.

Jeremy Loup-Quer as Oberon has heft and presence. Dances nicely. Smooth, but his solos are kind of like watching class combinations. (Balanchine’s choreography for the role is just that, basically)

First Butterfly Sylvia Saint-Martin displayed no authority and did the steps dutifully.

Paris Opera Ballet School kiddie corps has bounce and go and delicate precision, bravo.

Bezard/Demetrius in a wig worthy of a Trocks parody. Whyyyy? Particularly off-putting in the last act wedding scene. Who would want to marry a guy disguised as Mireille Matthieu?

Bourdon/Hyppolita unmusical fouettés. I miss her warmth and panache. Gone.

Act 2 Divertissement Pas where the couple appears out of nowhere in the “story.” (see plot summary). The way Louvet extends out and gently grasps Ould-Braham’s hand feels as if he wants to hold on to the music. Both pay heed and homage to the courtly aspect of the Mendelssohn score. That delicacy that was prized by audiences after the end of the Ancien Régime can be timeless. Here the ballerina was really an abstract concept: a fully embodied idea, an ideal woman, a bit of perfect porcelain to be gently cupped into warm hands. I like Ould-Braham and Louvet’s new partnership.  They give to each other.

July 12

Laura Hequet as Helena gestures from without not from within, as is now usual the rare times she takes the stage. It’s painful to watch, as if her vision ends in the studio. Does she coach Park?

Those who catch your eye:

Hannah O’Neill as Hermia and Célia Drouy as Hyppolita. The first is radiant, the second  oh so plush! Hope Drouy will not spend her career typecast as Cupid in Don Q.

In the Act II  Divertissment, this time with Heloise Bourdon, Louvet is much less reverential and more into gallant and playful give and take. These two had complimentary energy. Here Louvet was more boyish than gentlemanly. I like how he really responds to his actresses these days.

Here the pas de deux had a 20th century energy: teenagers rather than allegories. Teenagers who just want to keep on dancing all night long.

NB Heloise Bourdon was surprisingly stiff at first, as if she hadn’t wanted to be elected prom queen, then slowly softened her way of moving. But this was never to be the legato unspooling that some dancers have naturally. I was counting along to the steps more than I like to. Bourdon is sometimes too direct in attack and maybe also simply a bit discouraged these days. She’s been  “always the bridesmaid but never the bride” — AKA not promoted to Etoile — for waaay too long now.  A promotion would let her break out and shine as she once used to.

My mind wandered. Why did the brilliant and over-venerated costume designer Karinska assign the same wreath/crown of flowers (specifically Polish in brightness) to both Bottom in Act I and then to the Act II  Female Allegory of Love? In order to cut costs by recycling a headdress ? Some kind of inside joke made for Mr. B? Or was this joke invented by Christian Lacroix?

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Giselles

« Some enchanted evening, when you find your true love, When you hear her call across a crowded room, Then fly to her side and make her your own, Or all through your life you may dream all alone.. »

 July 6

 Sae Eun Park/Paul Marque

 Sae Eun Park throws all the petals of the daisy already, does not lower the “he loves me” onto her skirt. There goes one of the main elements of the mad scene.

Her authoritative variations get explosions of applause due to obvious technical facility , plus that gentle smile and calm demeanor that are always on display.

What can Paul Marque’s Albrecht do when faced with all this insipid niciness? I’ve been a bad boy? He does try during the mad scene, shows real regret.

Ninon Raux’s Berthe:  gentle and dignified and not disdainful.

Park’s mad scene was admired by those around me at the top of the house. Many neophites. They admired from afar but not one of those I surveyed at the end of Act I said they had cried when her character died. Same thing at the end of the ballet while we reconnected and loitered around on the front steps of the Palais Garnier.  I asked again. No tears. Only admiration. That’s odd.

On the upside, the Paris Opera has a real thing with bourrées (piétinées), Each night, Myrtha and Giselle gave a plethora of what seemed almost like skateboard or surfing slides. They skimmed over a liquid ground with buttery feet whether forward, backward, or to the side. I think a new standard was set.

In her variations, Hannah O’Neill’s Myrtha gave us a will o’ the wisp of lightly churning jétés. She darted about like the elusive light of a firefly. Alas, where I was sitting behind a cornice meant a blocked view of downstage left, so I missed all of this Wili Queen’s acting for the rest of Act II.

Daniel Stokes’s Hilarion was not desperate enough.

Despite the soaring sweep of the cello, I don’t feel the music in Park-Marque’s Giselle-Albrecht’s pas de deux.  Not enough flow. Marque cared, but Park so careful. No abandon. No connection. The outline of precise steps.

July 11

 Alice Renavand/Mathieu Ganio

Act I

Battistoni/Magliono peasant pas: Turns into attitude, curve of the neck, BB swooshes and swirls into her attitudes and hops. As if this all weren’t deliberate or planned but something quite normal. AM’s dance felt earthbound.

Renavand fresh, plush, youthful, beautiful, and effortlessly mastering the technique (i.e. you felt the technique was all there,  but didn’t start to analyse it). I like to think that Carlotta Grisi exhaled this same kind of naturalness.

ACT II

The detail that may have been too much for Renavand’s body to stand five times in a row: instead of quick relevé passes they were breathtakingly high sissones/mini-gargoullades…as if she was trying to dance as hard as Albrecht in order to save him (Mathieu Ganio,, in top form and  manly and protective and smitten from start to stop with his Giselle. Just like all the rest of us)

Roxane Stojanov’s Myrtha? Powerful. Knows when a musical combination has its punch-line, knows how to be still yet attract the eye. She continues to be one to watch.

July 16

 Myriam Ould-Braham/Germain Louvet

Act I :

A gentle and sad and elegant Florent Melac/Hilarion, clearly in utter admiration of the local beauty. Just a nice guy without much of a back story with Giselle but a guy who dreams about what might have been.

Ould-Braham a bit rebellious in her interactions with mum. This strong-minded choice of Albrecht above all will carry into the Second Act. Myrtha will be a kind of hectoring female authority figure. A new kind of mother. So the stage is set.

Peasant pas had the same lightness as the lead couple. As if the village were filled with sprites and fairies.

Peasant pas: finally a guy with a charisma and clean tours en l’air:  who is this guy with the lovely deep plié? Axel Magliano from the 11th!  This just goes to show you, never give up on a dancer. Like all of us, we can have a day when we are either on or off. Only machines produce perfect copies at every performance.

Bluenn Battistoni light and balanced and effortless. She’s not a machine, just lively and fearless. That spark hasn’t been beaten out of her by management. yet.

O-B’s mad scene: she’s angry-sad, not abstracted, not mad. She challenges Albrecht with continued eye contact.

Both their hearts are broken.

Act II:

This Hilarion, Florent Melac, weighs his steps and thoughts to the rhythm of the church bells. Never really listened to a Hilarion’s mind  before.

Valentine Colasante is one powerful woman. And her Myrtha’s impatience with men kind of inspires me.

O-B and Germain Louvet both so very human. O-B’s “tears” mime so limpid and clear.

GL: all he wants is to catch and hold her one more time. And she also yearns to be caught and cherished.  All of their dance is about trying to hold on to their deep connection. This is no zombie Giselle. When the church bells sang the song of dawn, both of their eyes widened in awe and wonder and yearning at the same time. Both of their eyes arms reached out in perfect harmony and together traced the outline of that horizon to the east where the sun began to rise. It was the end, and they clearly both wanted to go back to the beginning of their story.

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What would you do, if you could change the past?

« Once you have found her, never let her go. Once you have found her, never let her go. »

The quotations are from the Rogers and Hammerstein Broadway musical called
« South Pacific » from 1949.

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La Bayadère à l’Opéra : Ould-Braham / Mura, Bienvenue en « Métaphorie »

P1180305La Bayadère. Ballet de l’Opéra de Paris. Jeudi 21 avril 2022. Myriam Ould-Braham (Nikiya), Francesco Mura (Solor), Bleuenn Battistoni (Gamzatti).

Au lendemain même de la soirée de non-nomination de François Alu, et encore absolument circonspect sur les premières rumeurs à propos du dénouement heureux de la soirée du 23, je retournai à l’Opéra Bastille, la tête encore résonnante de la bronca de la veille et de l’inélégance de sa gestion par l’Opéra de Paris. Heureusement, cette Bayadère avait pour protagoniste féminine Myriam Ould-Braham qui, en 2015, avait justement été la partenaire de François Alu pour cette Bayadère où, déjà, il aurait dû être nommé. Rien de mieux, en effet, pour changer d’atmosphère et d’état d’esprit, que de se plonger dans une Bayadère avec Ould-Braham, l’exacte antithèse de Dorothée Gilbert. Les deux danseuses, de la même génération, rentrées à une année d’intervalle dans le corps de ballet, représentent les extrémités du spectre dans la danse classique. La brune Gilbert est le soleil et la blonde Ould-Braham est la nuit étoilée. Dorothée Gilbert est une danseuse dramatique, Myriam Ould-Braham une danseuse métaphorique. Et ce qui est merveilleux, c’est qu’on n’a pas besoin de faire un choix entre les deux même si, en fonction de sa personnalité propre, notre cœur peut pencher un peu plus vers l’une que vers l’autre.

Personnellement, j’aime souvent Dorothée avec la tête et Myriam avec le cœur.

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Lorsque Myriam-Nikiya interprète sa première variation, elle ne joue pas seulement avec la flûte, elle semble sous l’action des volutes toutes liquides de l’instrument devenir un de ces petits papiers japonais qui, au contact de l’eau bouillante, se développe et change de forme dans la tasse de thé. Le mouvement semble ne jamais s’arrêter. C’est une plainte, une élégie. Pendant le passage avec la cruche sur l’épaule, ce sont des analogies bibliques qui viennent à l’esprit. Devant ses arabesques suspendues, on pense à la Samaritaine qui puise l’eau juste avant sa rencontre avec le Messie.

Dans Bayadère, le Messie qu’attend la danseuse sacrée a été annoncé par un Fakir sanguinolent (Andréa Sarri qui parvient à donner une certaine élégance à la gestuelle souvent embarrassante de ce personnage à l’acte 1) et porte le nom de Solor. Le vaillant ksatriya était incarné par le jeune premier danseur Francesco Mura. Là encore, difficile d’imaginer un contraste plus violent comparé à la soirée précédente. À la différence de François Alu, damoiseau Mura collectionne de nombreux atouts prisés par la Grande Boutique. Il est naturellement prince, a des lignes très harmonieuses et fait des grands jetés à 180°. François Alu met l’accent sur les mains. D’une manière plus classique, Francesco Mura attire plus l’attention sur ses épaulements et sur ses ports de bras ce qui, dans le premier pas de deux avec Nikiya, nous vaut des enlacements à la beauté de calligrammes. Dès le premier acte, Solor-Francesco est à la poursuite d’un idéal sur terre, pas d’une femme.

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Bleuenn Battistoni (Gamzatti)

Lorsque le triangle amoureux se noue à la scène 2 de l’acte 1, Mura joue bien l’interloqué quand le rajah lui propose sa fille. Il joint les deux doigts (« fiançailles ? ») avec une petite saccade fiévreuse qui dit tout son trouble. Après avoir consulté ses amis, tournant le dos à celle qu’on lui propose (une Gamzatti pourtant incarnée par la très belle Bleuenn Battistoni), il s’élance vers le Rajah pour décliner. Son mouvement négatif de la main est détourné par le Rajah et comme transformé en une acceptation. Mura voit arriver Nikiya avec l’esclave au voile (était-ce tout ce qu’on pouvait donner à faire à Audric Bezard ?) avec une sorte de recul du buste qui montre qu’il y voit un signe du destin ; du moins la qualité à la fois abstraite et intime de la danse d’Ould-Braham nous laisse-t-elle formuler ce genre d’interprétation.

Le pot-aux-roses découvert par le Brahmane (le très juste Cyril Chokroun) au Rajah (Raveau qui s’est bonifié depuis la première), c’est le moment de la confrontation entre Gamzatti et Nikiya. Bleuenn Battistoni, toute nouvelle récipiendaire du prix de l’Arop, fait preuve d’une belle maturité dans ce rôle. Après avoir vu une femme jalouse bafouée (Colasante), une vipérine enfant gâtée (Scudamore) on voit enfin une princesse qui, altière, gère le problème Solor comme une affaire politique. Après le soufflet administré avec force et autorité à une Nikiriam sans défense, elle lui présente le collier non comme une dernière tentative pour l’amadouer mais bien comme un ultimatum. Le baisser de rideau fait frissonner pour la suite.

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Pablo Legasa (l’Idole dorée)

Cet acte 2 des fiançailles tient ses promesses. Il est tout d’abord porté par les corps de ballet (même décimé du côté des éventails et des perroquets) et les solistes. Hohyun Kang  est fort jolie et animée en Manou. On lui pardonnera aisément une cruche qui, oscillant un peu trop sur la tête, révèle la présence du velcro sur sa coiffe. Pablo Legasa fait un numéro d’Idole dorée justement ovationné par la salle. Le danseur propose un jeu élaboré avec l’angularité des bras et les roulements mécaniques, presque inhumains, des poignets. Ses tours attitudes sont suprêmement maîtrisés et sa technique saltatoire roborative. Le trio « indien » (Sarri, Katherine Higgins et Florimond Lorieux accompagnés des 8 fakirs de l’acte un) fait encore monter la tension d’un cran avant le Pas d’action entre Solor et Gamzatti.

Dans ce dernier, Francesco Mura, partenaire attentif techniquement mais absent d’esprit fait face à une Gamzatti-Battistoni régalienne. Les deux danseurs parviennent à gommer l’inconvénient de leur différence de taille par un partenariat millimétré. Francesco Mura accomplit une très belle variation même s’il pourra encore gagner en brillant. Bleuenn Battistoni a des grands jetés à 180° qui en imposent aussi bien dans l’intrada que plus tard dans sa variation. Sa diagonale de sautillés sur pointe – arabesques penchées est très belle. Comme le faisait Elisabeth Platel, la créatrice du rôle à l’Opéra, elle augmente l’amplitude et la durée de ses penchés, faisant démonstration de sa prise de pouvoir et de son triomphe. Dans la coda, ses fouettés un chouia voyagés, restent exactement dans l’axe du corps de ballet. Ce sacre royal soulève le public.

Myriam Ould-Braham peut maintenant faire son entrée dans sa robe orange. Sa scène lente, élégiaque, où le mouvement semble sans cesse prolongé (les développés arabesques sur plié, le buste penché) jusqu’à ce que regard en direction de Solor ne rencontre qu’un homme impassible et muré dans ses pensées. Lorsque arrive la corbeille, elle reste dubitative avant de sourire tandis qu’elle scande la musique par des déhanchés et de petits mouvements nerveux des coudes.

Pas sûr qu’un dernier contact oculaire ait pu se faire entre cette bayadère et son Solor. Le prince rattrape juste à temps une morte dans ses bras ; une morte par amour qui, comme Giselle, est donc condamnée à se réincarner en spectre.

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P1180330Comme déjà en 2015, je vois, sens et vis l’acte 3 comme un songe éveillé. L’admirable descente des Ombres, paisible et réflexive installe une sorte de brume dans laquelle se glisse subrepticement Myriam Ould-Braham avec ses attitudes et ports de bras respirés (la rencontre avec Solor) et cette sorte d’intériorité qui fait que la ballerine paraît absorber la lumière pour mieux ensuite la réfracter. Les confidences en arabesques sur pointes à un Solor-Mura toujours très élégant et poétique, ont la qualité liquide d’un ukiyo. En quelle langue étrange, peut-être perdue lui parle-t-elle ? Quelle consolation susurre-t-elle à son oreille dans ce passage où le jeune danseur semble écouter de tout son dos ?

Lorsque la pose finale en arabesque croisée avec son port de bras caractéristique au milieu du cercle du corps de ballet, on souhaite à Solor de ne jamais revenir de ses fumées d’opium pour prolonger à jamais ce Nirvana.

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Myriam Ould-Braham (Nikiya) et Francesco Mura (Solor)

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La Bayadère à l’Opéra : une première en « demi-teinte »

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La Bayadère. 3 avril 2022. Saluts.

Difficile de croire qu’il y aura 30 ans en octobre que la production de La Bayadère a vu le jour… Comme le temps passe ! Cette reprise a d’autant plus un goût de nostalgie que l’un des grands protagonistes de l’enchantement visuel qui se produit à chaque reprise nous a récemment quitté. Ezio Frigerio, le concepteur de l’impressionnant Taj Mahal qui sert de décor unique à cette version du ballet de Petipa revu par Noureev, s’est éteint le 2 février dernier à l’âge de 91 ans. Sa disparition aura été très discrète. C’est bien peu de chose un artiste… Le collaborateur de Giorgio Strehler, notamment sur la production légendaire des Noces de Figaro, le récipiendaire d’un César pour le Cyrano de Jean-Paul Rappeneau, le collaborateur de Noureev pour Roméo et Juliette, le Lac des Cygnes et cette Bayadère (il fut également le concepteur de son tombeau à Sainte-Geneviève-des-Bois) n’a pas eu les honneurs de l’édition papier du Monde

L’Opéra de Paris, quant à lui, se sera paresseusement contenté de rajouter sa date de décès en bas de sa biographie et, pour faire bonne mesure, d’abîmer visuellement l’impression d’ensemble de sa Bayadère.

En effet, depuis la dernière reprise sur scène, au moment de la révélation du grand décor du Taj Mahal, lentement effeuillé au 1er acte et révélé dans toute sa splendeur à l’acte des fiançailles, la cohorte de 12 danseuses aux éventails et de 12 danseuses aux perroquets a été réduite à deux fois 8. L’effet est désastreux, d’autant plus sur la grande scène de Bastille. Le décor de Frigerio semble surdimensionné, comme « posé » sur scène, et le « défilé » (une des fiertés de Noureev qui avait voulu qu’il soit restauré comme dans l’original de Petipa) parait carrément chiche. À l’origine, lorsque les filles au Perroquet faisaient leurs relevés sur pointe en attitude-développé quatrième puis leur promenade sautillée en arabesque, elles occupaient toute la largeur du plateau et étaient suffisamment rapprochées les unes des autres pour donner le frisson. Aujourd’hui, elles parviennent péniblement à être de la largeur du décor en se tenant espacées. L’effet est tout aussi piteux pendant la grande coda de Gamzatti qui fouette entourée du corps de ballet en arc de cercle. L’Opéra a pourtant bien encore 150 danseurs auxquels s’ajoutent une cohorte de surnuméraires et ce ne serait pas la première fois qu’un autre programme joue en même temps que Bayadère. Alors ?

Deuxième accroc à l’esthétique générale du ballet, la disparition, dans le sillage du rapport sur la diversité à l’Opéra, des teintures de peau. Depuis 2015, les « Négrillons » (une appellation fort stupide) étaient déjà devenus les « Enfants » mais pour cette reprise, les fakirs et autres indiens ont joué « au naturel ». Pourquoi pas dans le principe? Mais encore aurait-il fallu ne pas se contenter de reprendre tout le reste de la production à l’identique. Certains costumes et surtout des éclairages auraient dû être revus. La teinte bleutée des lumières de Vinicio Celli rend désormais verdâtres et spectraux les torses nus des garçons dans la scène du feu sacré. La scène de l’Opium, au début de l’acte 3 perd toute sa qualité crépusculaire ; les fakirs aux lampes y brillent comme en plein soleil.

À traiter les questions nécessaires par des réponses à l’emporte-pièce (et on peut inclure dans ce geste le rapport sur la Diversité), l’Opéra crispe au lieu de rallier. Y avait-il besoin de présenter une Bayadère dont on aurait effacé les glacis à grand renfort de térébenthine ?

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Mais qu’en était-il de la représentation du 3 avril ?

La distribution réunissait les deux plus récentes étoiles nommées dans les rôles principaux, Sae Eun Park et Paul Marque. Aucun de ces danseurs n’avait réussi à m’enthousiasmer jusqu’à maintenant.

Du côté des bonnes surprises, Paul Marque semble avoir bénéficié de « l’effet nomination ». Jusqu’ici, sa danse m’avait parue correcte mais appliquée, technique mais sans relief. Ici, dès son entrée en grand jeté, il installe un personnage. Son élévation et son parcours sont devenus impressionnants non pas tant parce qu’ils se sont améliorés (ce qui est peut-être aussi le cas) mais parce qu’ils sont devenus signifiants. Paul Marque, avec sa toute nouvelle autorité d’étoile, dépeint un Solor mâle et ardent. Sa pantomime est claire même si sa projection subit encore de ci-de-là des éclipses. Son guerrier ksatriya s’avère très peu parjure. Il ne fait aucun doute qu’il ne s’intéresse absolument pas à la princesse Gamzatti et que son acceptation des fiançailles imposées par le Rajah (un Artus Raveau en manque d’autorité, presque mangé par son imposant costume) n’est que calcul pour gagner du temps.

De son côté, Sae Eun Park fait une entrée sans grand charisme et déroule un échange pantomime avec le Grand Brahmane (Florimond Lorieux, très sincèrement amoureux mais bien peu « brahmane » ) quelque peu téléphoné. Nikiya semble attendre la musique pour parler. Il faut néanmoins reconnaître à la nouvelle étoile un travail du dos et des bras dans le sens de l’expressivité. C’est une nouveauté qu’il faut noter et saluer.

La première rencontre entre Solor et Nikiya reste néanmoins très « apprise » du côté de la danseuse même si elle commence par un vertigineux saut latéral dans les bras de Solor. Espérons qu’au cours de la série les deux danseurs parviendront à mettre l’ensemble de leur premier pas de deux à la hauteur de cette entrée spectaculaire. Peut-être les portés verticaux siéent-ils encore peu à Sae Eun Park, créant des baisses de tensions dans les duos. Ses partenaires semblent parfois devoir s’ajuster pour la porter (même Audric Bezard, pourtant porteur émérite, dans « le pas de l’esclave » de la scène 2).

Dans cette scène, celle du palais du Rajah, peuplée de guerriers Ksatriyas bien disciplinés à défaut d’être toujours dans le style Noureev et de danseuses Djampo pleines de charme et de rebond, on note une incohérence dans la narration lorsque se noue le triangle amoureux. Au moment où le Brahmane révèle l’idylle au Rajhah, Solor et Gamzatti se cognent presque derrière la claustra du palais. La princesse envoie chercher la Bayadère avant même que le Brahmane ne prenne le voile oublié qui la dénonce. Dans la scène de rivalité, où Park, sans être passionnante mime cette fois en mesure, Valentine Colasante joue plus l’amoureuse outragée que la princesse qui réclame son dû. Pourquoi pas…

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La Bayadère. Sae Eun Park (Nikiya), Paul Marque (Solor), Héloïse Bourdon (1ere ombre).

À l’acte 2 (les fiançailles), le palais déserté par une partie de ses invitées (voir plus haut), est néanmoins réveillé par l’enflammée danse indienne de Sébastien Bertaud et d’Aubane Philbert sous la férule de Francesco Mura et de ses comparses fakirs, beaucoup plus crédibles en pantalons irisés que dans les couches-culottes terreuses de l’acte 1 (voir plus haut bis). Marc Moreau, qui a fait son entrée d’Idole dorée à genoux sur son palanquin plutôt qu’assis en tailleur (un changement peu convaincant), cisèle sa courte et pyrotechnique partition. Son énergie plutôt minérale fonctionne parfaitement ici même entouré qu’il est par des gamins en académiques beigeasses.

Dans le pas d’action, Paul Marque fait dans sa variation des grands jetés curieusement ouverts mais accomplit un manège final à gauche véritablement enthousiasmant. Valentine Colasante joue bien l’autorité dans l’entrada et l’adage mais manque un peu d’extension dans sa variation (les grands jetés ainsi que la diagonale-sur-pointe – arabesque penchée). En revanche, elle s’impose dans les fouettés de la coda. Les comparses des deux danseurs principaux, les 4 « petites » violettes et les 4 « grandes » vertes sont bien assorties et dansent dans un bel unisson.

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La Bayadère. Valentine Colasante (Gamzatti).

Sae Eun Park fait une scène « en robe orange » encore un peu… verte. Elle a cependant de jolis ports de bras très ciselés et des cambrés dignes de l’école russe. Mais elle joue un peu trop top sur la prestesse d’exécution pour vraiment laisser passer le parfum élégiaque qu’il faudrait dans ce moment dramatique. La variation de la corbeille lui convient donc beaucoup mieux. Elle est de l’école des danseuses qui sourient dans ce passage. Une option tout à fait acceptable.

De la mort de la Bayadère, on retiendra surtout la réaction de Solor qui se rebiffe ostensiblement en repoussant violemment le bras que le Rajah lui tendait en signe d’apaisement. Ce désespoir plus démonstratif, notamment lorsque Nikiya s’effondre, donne du relief au personnage principal masculin qui peut parfois paraître faible ou veule.

À l’acte 3, Marque ouvre le bal en dépeignant un désespoir ardent. Sa variation devant le vitrail Tiffany a un rythme haletant qui, par contraste, met en relief la paisible descente des ombres qui va suivre.

Dans ce passage, on admire une fois encore la poésie sans afféterie du corps de ballet féminin. Il est à la fois calme, introspectif et vibrant.

Le trio des trois Ombres est bien réglé dans les ensembles. Les variations peuvent encore être améliorées. Héloïse Bourdon, en première ombre, sautille un peu trop sur ses développés arabesque en relevé sur pointe. Roxane Stojanov se montre trop saccadée en troisième ombre. Sylvia Saint-Martin, qui m’avait laissé assez indifférent en Manou à l’acte 2, réalise une jolie variation de la deuxième ombre avec un très beau fini des pirouettes – développé quatrième.

Las ! Le personnage principal du ballet ne transforme pas l’essai des deux premiers actes. Dans l’acte blanc, et en dépit de la chaleur de son partenaire et d’un réel travail sur la concordance des lignes, Sae Eun Park redevient purement technique. À part un premier jeté seconde suspendu et silencieux, le reste de l’acte est sans respiration et sans poésie. La nouvelle étoile de l’Opéra n’a pas encore l’abstraction signifiante.

 Il faudra attendre de prochaines distributions pour ressortir l’œil humide…

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La Bayadère. Saluts. Sae Eun Park, Paul Marque, Sylvia Saint-Martin (2e ombre) et Marc Moreau (l’Idole dorée).

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