Vidéo commentée : Un songe de rêve

Le ballet de l’Opéra fait rentrer à son répertoire le Songe d’une Nuit d’été de Balanchine. L’œuvre était jusqu’ici mal connue en France et la première vision parisienne n’a pas conquis – c’est peu dire – deux Balletotos. Il est vrai que l’œuvre a ses flottements. Mr B. n’était pas un conteur né, nous dit Fenella. La seule version commercialisée actuellement, celle déjà datée du Pacific Northwest Ballet alors dirigé par Francia Russell, n’est pas faite pour vous faire changer d’avis. Excepté le couple du divertissement, l’ensemble est médiocre et réfrigérant. Mais qu’en est-il lorsque l’œuvre est dansée « comme il faut » ?

Il existe bien une gemme, un graal longtemps cru disparu : le film de 1968, tourné sur la direction de Balanchine lui-même avec Suzanne Farrell dans Titania, Edward Villella en Obéron et Arthur Mitchell en Puck.

Cette version, il m’avait été donné de la découvrir – bien que partiellement – à l’occasion de la visite du Miami City Ballet alors dirigé par Villella lors de la session 2011 des Étés de la danse. La Cinémathèque française avait organisé deux séances consécutives en présence du danseur-directeur. Celle de vingt-deux heures était consacrée à la copie rescapée et restaurée du premier acte.

Selon Robert Gottlieb, journaliste et historien de la danse américaine, le producteur avait perdu les droits du film aux cartes ; les 6 copies à l’exploitation ont disparu sauf l’une d’entre-elles, vendue à la télévision. Cette copie fut, de ce fait, impitoyablement coupée et rognée pour rentrer dans la lucarne avant d’être perdue à son tour. Le travail minutieux du directeur de la cinémathèque française et de R. Gottlieb a permis de retrouver deux copies  et de les restaurer.

L’un des intérêts majeur de cette séance avait été d’écouter les souvenirs de création puis de tournage d’Edward Villella. L’homme, petit, 78 ans à l’époque, assis sur une estrade, avec son immense sourire de crocodile magnanime et ses mains incroyablement expressives, prenait le contrôle de la salle comme s’il dansait encore Tarantella ou Rubies. Il revenait avec humour sur l’attitude particulière de Balanchine à l’encontre des danseurs homme, s’amusait de son couplage avec  Suzanne Farrell (Mr B. voulait toujours des Obérons plus petits que leur Titania) en tant que « King of the bugs » (roi des insectes).

Il répétait là ce qu’il avait déjà écrit dans son autobiographie « Prodigal Son » : Balanchine ne lui avait donné aucune indication pendant toute la création du ballet et n’avait chorégraphié son unique mais impressionnant solo que quelques jours avant la première puis, lui avait fait dire qu’il risquait de provoquer l’échec du ballet tout entier parce qu’il ne savait pas mimer. Il fut, comme souvent, sauvé par son coach et ami, Stanley Williams. En deux journées de travail, il avait appris assez de mime pour prendre finalement commande du plateau le soir de la première. Le lendemain matin, pour l’unique fois de sa vie, Balanchine lui fit un compliment et le serra – presque – dans ses bras.

Lors du tournage, dans un improbable studio, il s’était retrouvé assailli par une armée de coiffeurs qui s’étaient mis en tête de lui friser et de lui dorer les cheveux en lieu et place des traditionnelles perruques de scène. Comme il voulait se chauffer avec Stanley Williams à l’école de danse, il eut toutes les peines du monde à trouver un taxi. Les cab drivers ralentissaient puis repartaient sur les chapeaux de roue à la vue de sa chevelure peroxydée.

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Le film , lui, m’avait paru fascinant.

L’Ouverture (de 3’20 à 11′), dansée à la bonne vitesse et avec l’énergie adéquate, peut être une scène d’exposition très bien construite qui fait intervenir, même brièvement, tous les protagonistes (les humains entre 8’32 et 8’57), qu’ils soient ailés, aristos ou prolos. Surtout, Balanchine qui regardait toujours avec une tendresse particulière ses années passées à l’école ex-impériale de danse de Saint-Petersbourg, y met en scène une théorie d’enfants avec une maestria qui manque cruellement à son Casse-Noisette. Ici, les gamins-lucioles ne sont pas abêtis par l’exécution d’une pantomime carton-pâte mais font partie intégrante du texte chorégraphique.

Autre sujet d’intérêt, voir Suzanne Farrell et son talent brut de décoffrage : extension impressionnante même par rapport aux  critères actuels, musicalité innée, beauté superlative mais toujours entre deux positions (adage avec « monsieur personne » –Konrad Ludlow- Acte 1, scène 2 de 11’03 à 19’13). Une anecdote amusante est attachée à son second pas de deux, celui avec Bottom. Balanchine avait passé un après-midi entier à essayer de lui transmettre le pas de deux créé pour Melissa Hayden et Francisco Moncion. Mais la jeune demoiselle ne savait pas quoi faire avec son partenaire (Richard Rapp) coiffé d’une tête de bourricot. Finalement, Mr B. perdant patience lui dit : « Mais n’avez-vous pas avec un animal de compagnie à la maison avec lequel vous jouez ou à qui parler ? ». Suzanne Farrell n’en avait jamais eu. Sortant en larmes de la répétition, la jeune danseuse s’était arrêtée au delicatessen du coin pour faire quelques achats. De petits chats étaient à vendre. Elle en choisit un qu’elle nomma … Bottom (c’était pourtant une femelle). Bottom devint partie intégrante de la vie de la danseuse, haït passionnément Balanchine dès qu’elle l’eut rencontré, mais permit à sa maîtresse d’appréhender la scène avec l’homme transformé en âne. Cette anecdote éclaire sans doute la coloration particulière de cette scène du film (entre 43’30 et 49’35), absolument dépourvue de caractère scabreux. On savoure avec délice et sans malaise les amours très « pralines » de cette belle avec sa bêbête.

Les artistes ne faisant rien à moitié, Suzanne Farrell adjoignit bientôt deux compagnons à Bottom, « Top » et « Middle ».

Dans Puck, Arthur Mitchell est absolument dionysiaque (ses conversations pantomimes avec Obéron ou ses posés jetés à la recherche de la fleur magique). Mimi Paul, la créatrice de la Sicilienne dans Emeraudes, se montre  aussi touchante que belle dans Héléna.

Mais l’impression majeure du film reste l’Obéron d’Edward Villella et son incroyable scherzo (moins de cinq minutes 19’15 à 23’35). Il est difficile de décrire l’énergie que dégage ce témoignage filmé, le ballon extraordinaire, la batterie impressionnante (ciselée, avec tous les temps extérieurs ou intérieurs visibles) et cette rapidité d’exécution de l’interprète qui coupe littéralement le souffle.

Villella expliquait que la clé du personnage et donc de la variation se trouvait dans la pantomime. Une fois qu’il en avait surmonté l’exécution, il avait compris le sens de son personnage et de ses curieuses entrées et sorties entre les interventions des lucioles et des papillons.

« Une analyse minutieuse de la variation [met] encore plus précisément en lumière le personnage. La variation, je m’en rendis compte, vous disait tout : la légèreté et la vitesse, le piquant de l’attaque révèle tout. […] Obéron est inflammable mais pas destructeur. Balanchine voyait la dualité du personnage. : « vitesse » et « puissance ». C’est le grand enjeu de la variation, avoir la puissance du saut en même temps que la vitesse requise.[…] Ce que j’ai essayé de faire était de ne bouger aucunement le haut de mon corps et de laisser juste mes jambes faire tout le travail, comme si je flottais, vrombissais,  au dessus de la cime des arbres et de la brume rampante »

Mission accomplie ! Le soir de la projection, je pouvais entendre les danseurs du Miami City Ballet, placés juste derrière moi, pousser des petits gloussements d’excitation. La salle s’était mise à applaudir sincèrement à la fin de la variation et le petit homme brun dans son fauteuil, avec plus de dix brisures des os, une mauvaise colonne vertébrale et trois remplacements de hanche souriait benoîtement à la réminiscence de son étourdissante jeunesse…

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Lors de la projection de 2011, l’acte du mariage était pourtant omis. Je l’avais regretté car je savais par sa biographie, que le pas de deux central du divertissement était dansé par Allegra Kent aux côtés de Jacques d’Amboise. Le divertissement lui-même (qui commence à 1h et 30’’) est un ballet dans le ballet qui n’est pas sans rappeler Square Dance. Le temps levé, la cabriole ainsi que la batterie, métaphores de l’exaltation, sont abondamment utilisés. L’adage (1h06’08’’ à 1h12’) est à mon sens un des plus touchants pas de deux qu’ait créé Balanchine (à l’origine pour Violette Verdy et Conrad Ludlow). La ballerine se libère de l’apesanteur dans les bras de son partenaire. Développés seconde suspendus, arabesques penchées, petites cabrioles arrêtées dans l’air, cambrés du dos. Il se dégage de ce pas de deux une impression de sérénité qui chante l’amour conjugal. Le passage ne supporte pas la médiocrité scolaire. Une séquence entière de pas commençant par une simple marche des partenaires  mêlant leurs ports de bras se répète deux fois (la première à 1h08’45’’). Malheur aux exécutants qui le reproduiraient à l’identique. Allegra Kent, danseuse instinctive s’il en est, avec sa tête qui ondoie au dessus de son cou gracile, est parfaite dans ce rôle. Avec son partenaire, elle fait scintiller le génie de Balanchine, tout particulièrement dans la pose finale protéiforme du pas de deux (entre 1h11’30’’ et la fin). C’est lorsque ce pas de deux est interprété par des partenaires d’exception que le deuxième acte devient organique. On comprend que cette allégorie de l’harmonie ne pouvait être dansée par aucun des couples de l’acte 1 mais par une paire « idéale ». S’en trouvera-t-il cette saison à l’Opéra ?

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