Archives mensuelles : décembre 2014

Carmen de Dada Masilo : pécheresse de jeunesse

P1090054Fenella et Cléopold sont allés voir la Carmen de Dada Masilo au Théâtre du Rond Point le 24 décembre. Nouvelle vue croisée en deux langues. De l’utilité des programmes.

Cléopold

Je ne suis pas partisan de l’avis de certains spectateurs qui préfèrent arriver au théâtre avec l’esprit libre de toute référence autour de la pièce qu’ils vont voir. Et si je ne lis aucune critique avant de m’être fait mon idée, j’arrive toujours avec un petit bagage sur le créateur, ses productions précédentes ou sur sa compagnie. En cette soirée du 24 décembre, j’ai pourtant commis une erreur qui a en quelque sorte faussé ma perception du « Carmen » de Dada Masilo ; celle de n’apporter avec moi que mes souvenirs de la représentation de son « Swan Lake » vu au musée du Quai Branly il y a deux ans.

Il y a beaucoup d’éléments déjà appréciés dans la pièce présentée en 2012 qui se retrouvent ici dans cette œuvre présentée au Théâtre du Rond Point en 2014.

Le rapport distendu avec la partition originale, découpée impitoyablement (ici par exemple, la scène du toréador qui se fait sur l’introduction mise en boucle de l’air d’Escamillo sans jamais aborder le célèbre air « Toréador, prends garde ») et entrelardée d’autres pièces du compositeur lui-même (ainsi la Danse  bohémienne de la Jolie Fille de Perth) ou d’autres compositeurs (Arvo Pärt), en est un.

La fusion des danses en est un autre. Dada Masilo, dans sa robe irisée couleur cerise, ouvre la pièce par un solo flamenco presque littéral relayé en coulisse par la scansion percussive de la compagnie. Mais on se rend vite compte que le son ne vient pas de mains qui s’entrechoquent mais des mains tapées sur les cuisses ou de pieds nus qui tambourinent le sol. Très vite, les hanches des filles se creusent et les croupes s’agitent dans un va-et-vient jubilatoire. Les hommes roulent des épaules et du cou et se lancent dans des ensembles roboratifs à grand renforts de sauts et de roulades au sol.

Le danseur qui interprète «Don José», est d’ailleurs le seul blanc de la compagnie pour cette soirée. Son vocabulaire, subtilement différent – ses épaules et son cou restent presque raides sur son grand buste et il assure, du coup, une partition à la pyrotechnie plus classique – qui souligne son inadéquation au monde qu’il côtoie à travers Carmen. À la fin, son personnage ne tue pas Carmen mais la viole crûment dans le silence avant de subir l’opprobre générale à moins que ce ne soit un lynchage dans une scène de corrida où l’assemblée des danseurs fait office d’arène. Voila pour la critique sociale.

Dada Masilo qui tient le rôle principal dans sa pièce: ceci, aussi, a quelque chose de familier. Dans les notes d’intention de la pièce, la jeune chorégraphe et danseuse raconte avoir été « époustouflée » par la découverte à l’âge de 16 ans de la Carmen de Mats Ek et d’avoir depuis lors toujours rêvé d’interpréter ce rôle. Le problème, c’est que la chorégraphe-interprète se montre à la fois trop fidèle au livret d’Opéra (il y a une «Mickaëla» incarnée par une danseuse en robe bronze doré contrastant avec le rouge cerise des cigarières) et réductrice (pour elle, Carmen « est tellement méchante [qu’] elle est tout ce que maman vous dit de ne pas être »). Du coup, on ne retrouve pas cette ambivalence de son cygne blanc, à la fois innocent – ce qui est attendu – et enjoué et sensuel – la surprise. Sa Carmen est frontalement sexuelle, bravache jusque à la vulgarité (verbale; car sa danse ne l’est jamais, même lorsqu’elle est crue) et surtout extrêmement violente. Il faut attendre la scène « du doute qui s’immisce » où Don José soulève et repose Dada-Carmen dans un continuo absorbant et apaisant, pour qu’un peu d’humanité se dégage de l’héroïne éponyme de la pièce. Entourée des danseurs qui agitent mystérieusement un papier emballé de cellophane, le programme de la corrida, elle semble soudain, reposée à terre par son amant, songeuse, mélancolique et ressentant presque de la compassion pour celui qu’elle est déjà en train de quitter.

On aurait voulu plus de cette ambivalence. Au sortir de la salle, j’étais partagé entre le contentement du bon moment passé et le sentiment que tout ce qui m’avait ravi il y a deux ans dans Swan Lake revenait ici sans provoquer le même enchantement… La jeune chorégraphe tournerait-elle –déjà !- en rond ?

La réponse le lendemain matin en lisant, l’esprit plus clair, la petite feuille distribuée à l’entrée. Quelle baderne ! «Carmen» est une œuvre de 2008 et, de ce fait, en aucun cas une redite de Swan Lake mais sa préfiguration ; l’œuvre de jeunesse d’une très jeune chorégraphe.

Cette petite révolution copernicienne achevée, je peux donc dire avec joie que j’attends avec impatience le prochain opus de Dada Masilo, espérant ardemment qu’il s’agisse bien d’un prolongement de son Lac plutôt qu’une de ses prometteuses annonciations…

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Fenella

“Roc: an enormous white bird in Arabian folklore.  Said to be of such size and strength that it could carry elephants to its mountain nest where it devoured them…”

 If I will always remain suspicious of most “rereadings” of the classics of the opera and of the ballet (if they are classics then just what is so wrong with them?) somehow the way Dada Masilo and her company take on the elephants of the repertoire delights me.  In her hands, their bones become beautifully filigreed ivory. Purified, not parodied.

 I first encountered Masilo’s troupe two years ago in Paris, where she demonstrated that while she understood how ripe “Swan Lake” was for re-interpretation she couldn’t disdain it. By blowing up its conventions in a most personal way she gave new depth to a ballet too often merely considered a cliché.

 But what can you do with “Carmen,” an opera that has never stopped seeming to be a parody of itself?  Hot gypsy women? Cigars? Toreadors? Olé, olé, oy vey, let me clench a carnation between my teeth and paint a moustache on the wall.

 Well, I finally just saw Masilo’s “Carmen,” created three years before her Swan. And now I know that Masilo has refused from the first to pander to the audience or to deny her artistic ancestors.  My greatest thanks to her: no post-modern irony, either about her subject or about dance itself. No nudity, no dildos, no nudge-nudge-wink-wink.  Even the e-cigarettes were treated as if they were the real thing. Dada Masilo and her dancers had begun to elaborate on what could be their manifesto: “we honestly believe in the expressive power of dance. “ Full out. That’s it.

 Masilo’s masterful cross-polination of the verticality and drawn-up spine and spiraling wrists of flamenco with an earthier, horizontally-determined hip-swaying oft-squatted, stance gave her dancers a spicy and powerful circular individual space within which to play.  Despite evident references to sexual positions and sexual violence, no movement, no interplay, ever descended into the realm of the obvious. What this “Carmen” utterly avoided?  Vulgarity.  When a female dancer attached herself to a male’s upper body, I was reminded more of the way a cat frightened up off the ground clings to a tree trunk than of the more obvious ways one could treat the way male and female bodies can interact.

 While I dare you to resist the relentless push and pull on stage, here something bothered me that Masilo would resolve, most elegantly, in her “Swan Lake:” soloists vs. chorus. All her dancers possess a full-bodied balletic grace and strong personalities but in “Carmen” most of them too often end up as part of a nameless group.  The fault may lie with the opera itself.  Masilo, in red satin, clearly Carmen. The tall guy she kept cleaving to, clearly Don José.  His two duets with Michaela — identifiable by a pure ivory-toned satin gown but not by any coy mannerisms – seemed to include all kinds of possible liplock-less variations on “the kiss” from Preljocaj’s “Le Parc.” These moments fascinated the audience…but then Michaela disappeared for such long stretches – as she does from the opera — that you forgot all about her. The “good girl” had indeed beem tacked on to the opera in order to instill some “family values” to a text rather short on them. If Masilo decides to rethink this early work, she needs to break Michaela out of the box.

 I found it impossible to re-connect to my favorite other dancers from two years ago. “Swan Lake” had burst with characters and personalities.  Here the company kept entering and exiting as a swarm, a warmly cohesive clump, that’s true, but a clump nevertheless. One bantam-weight charmer suddenly reappeared in a pink cummerbund for a brief fling at Escamillio. Meanwhile, I’d chosen a woman to follow – a bit chunkier, chattier than the others, always in the front of each clump, she became my Frasquita — but that was the best I could do.  While watching Masilo move certainly does not disappoint, I couldn’t help wishing for the waves to part and for each member of the troupe to step forward and stake his claim.

 With each elephant she carries off, Masilo has learned more and more about the anatomy of the classics and about her company’s abilities.  While “Carmen” already “works” – and how! — for an audience, I’d fly anywhere to see how she’d rework it knowing now what she didn’t know then.

« Carmen » au Théâtre du Rond Point jusqu’au 10 janvier 2015.

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Un Casse-Noisette sans sucre est possible

BastilleJ’ai mis quelque temps à aimer le Casse-Noisette de l’Opéra de Paris, mais je l’apprécie chaque fois plus. Cette année, j’ai surtout été frappé par la cohérence d’ensemble de la production : le décor et les costumes de Nicholas Georgiadis, nous transportent dans la Mitteleuropa d’un temps où l’on revêtait l’habit – voire l’uniforme – pour sortir. Les garçons des rues sont des larrons, les fils de bonne famille ne sont pas à l’abri d’une taloche : nous sommes à mille lieux du règne de l’enfant-roi. L’appartement, grand mais austère, a des ombres effrayantes quand la lumière s’éteint. Cette atmosphère va comme un gant à la lecture psychanalytique développée par Noureev, où le rêve-cauchemar de Clara – en lieu et place de l’innocente excursion à Confiturembürg – nous transporte dans la psyché d’une petite jeune fille qui fantasme sur son parrain. Les enfants n’y verront que du feu, mais le spectateur adulte peut repérer la ré-élaboration dans le sommeil des multiples incidents de la soirée. La surcharge symbolique fait écho à la richesse de la chorégraphie, et le décor de la scène de bal est aussi profond qu’un cuir de Cordoue. Ce Casse-Noisette ne se donne pas d’emblée (je parlerai plus loin d’un défaut important, et réparable), mais comme un bon vin, il a de la charpente.

Autant vous dire que j’ai été passablement énervé de lire son éreintage par Roslyn Sulcas. Partant du postulat que seules les versions sucrées de Casse-Noisette sont possibles, la critique se met dans le cas de ne rien comprendre, jusqu’au contresens. Ce serait comique si ce n’était écrit dans le New York Times. C’est exprès que Georgiadis a choisi des teintes profondes pour les costumes des adultes, et sobres pour les enfants, et que le sapin reste discret ! C’est sans anachronisme que le magique et le fantastique sont présents : les jouets qui interviennent dans la bataille contre les rats sont des soldats de plomb d’époque et de surannés chevaux-jupons ; dernières les panneaux qui cachent le sapin, luit une inquiétante lumière d’absinthe ; les petites pattes blanches des rats grattant le plancher font, par réflexe, lever les pieds du sol, et le moment où ils arrachent sa petite robe bleue à la jeune fille est glaçant.

Pas de logique ? Pas de sens théâtral ? Pas de musicalité ? D’autres options, simplement. Le moment généralement associé au développement de l’arbre de Noël est ici le lieu d’une bataille pathétique de Clara contre les rats, qui croit faire diversion en leur jetant des poupées (à cinq reprises et non pas durant « un temps infini »), et le climax musical sonne la victoire apparente du Roi des rats (qu’on retrouvera à nouveau lorsque, au second acte, le rêve virera à nouveau momentanément au cauchemar).

Sans surprise, la critique du NYT juge aussi qu’il y a trop de pas et trop d’accents, et semble hermétique – tant pis pour elle, au fond – au charme des pas de deux, et aux difficultés crânement insufflées dans les ensembles. Puisqu’elle a le culot de demander à Benjamin Millepied un nouveau Casse-Noisette, je lui décerne, à l’unanimité, le prix McDo (« je me promène dans le monde entier, il me faut les mêmes frites partout »).

Mais passons aux choses sérieuses. Léonore Baulac et Germain Louvet composent un petit couple de scène qu’on a envie de revoir très vite. Ils se jouent comme des chats des subtilités de la chorégraphie (ah, les petits battements devant-derrière lors des retirés du premier pas de deux ; ah, la façon dont leurs pieds lèchent le sol de conserve lors du premier tableau de l’acte II). Elle a des épaulements charmants, et une délicieuse façon de ralentir la fin de ses ronds de jambe lors de la variation au célesta (dont le manège final est malheureusement bien trop languissant). Lui s’inscrit assurément dans la lignée des danseurs nobles : en Drosselmeyer/Prince, on n’a récemment pas vu quelque chose d’aussi joli depuis Mathieu Ganio (soirée du 17 décembre). Alors que Baulac/Louvet font glisser leurs trois pas de deux vers le sentimental, le duo formé par Mélanie Hurel et Hugo Marchand raconte une autre histoire, du fait de leur différence de taille. Le décalage n’est pas gênant – il est même un sérieux avantage dans les portés, que Marchand enlève comme s’il manipulait une brindille –, mais pas un instant on n’oublie que Clara est une petite fille, ni ce grand gaillard un produit de son imagination nocturne (matinée du 20 décembre).

Concluons par mon petit conseil pour les prochaines reprises. Je vois le plus souvent la production de loin, et à certains moment, me crève littéralement les yeux pour voir les danseurs. Les lumières de la version de 1985 ont sans doute été pensées pour Garnier : j’ai pu faire l’expérience cette semaine qu’au 15e rang, tout fonctionne parfaitement, alors que depuis le 30e, on peine à distinguer certaines nuances. C’est sans doute une simple question de réglage. Pour le reste, certains effets sont somptueux, comme le jaune très chaud de la scène du bal, qui participe de l’ambiance capiteuse de ce passage. Il s’achève d’ailleurs par un très réussi fondu au noir tandis que les danseurs s’agglutinent au centre, figurant de leurs bras joints l’agitation suspecte d’une pieuvre libidineuse.

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La Source … des contentements

P1090020La Source, soirée du 19/12 (Park, Bezard, Renavand, Thibault, Quer, Levy)

La soirée du 19 décembre aura été caractérisée par une cascade de débuts et quelques surprises. La première, pas forcement très bonne, était la réduction de l’équipe d’Elfes de quatre à deux. Seuls messieurs Moreau et Revillion officiaient et virevoltaient en bleu – avec une déconcertante aisance – autour du Zaël irrésistible d’Emmanuel Thibault, à la fois Puck (la miraculeuse aisance moelleuse des sauts) et Amour de Don Quichotte (ses petites marches sautillées entre les variations). À l’entracte on a découvert que l’ablation des comparses diaprés était entérinée sur la distribution.

Alice Renavand faisait finalement ses débuts dans Nouredda après avoir un temps été sortie des distributions. Cela commence plutôt bien avec une première apparition mélancolique (la pose songeuse à la sortie du palanquin) et le pas de la Guzla à la fois ciselé du pied et des bras et mystérieusement réflexif. Mais par la suite, la demoiselle peine à se dégeler. La nature de ses rapports avec son frère Mozdock (Jérémy-Loup Quer, encore un peu vert sans doute mais qui sera très vite un excellent chef caucasien si on lui en donne l’occasion) ne ressort jamais clairement. Sa scène du harem la montre trop avide d’attirer l’attention du Khan (Saïz). Ses deux variations sont une démonstration de charme qui appartiennent plus au deuxième acte de Manon qu’à la Source. Si j’avais été invité à prendre parti, mon choix se serait porté plutôt sur la Dadjé fastueusement chic et délicieusement vipérine de Laurène Lévy, se jouant de toutes les difficultés techniques créées pour des danseuses d’un gabarit plus réduit que le sien.

Enfin et surtout, Djémil ne semble à aucun moment imprimer au fond de la rétine de Nouredda-Renavand. Dans la scène finale du ballet, elle paraît plus fascinée par la possession de la fleur de Naïla que par son partenaire – pour la vie, vraiment ?

Ce partenaire, c’est pourtant Audric Bezard, qui depuis quelques saisons déjà, est en parfaite possession de son instrument. Ce danseur a su en effet négocier tous les passages de la chorégraphie – y compris ceux qui lui conviennent le moins – de manière à leur donner un sens. Les développés à la seconde sont suspendus presque comme ceux des filles (voilà pour l’aspiration poétique du chasseur) mais ses bras et surtout ses mains ont la qualité virile du sur-mâle qui dit « je veux » de la chanson d’Yvonne Printemps. Plus admirable encore est son jeu, jusque dans l’immobilité. Caché sous une cape et de dos dans l’acte du Harem, il fait passer le touchant dépit d’avoir manqué d’impressionner la princesse par son tour de magie. Dans la scène finale, sa pose absorbée devant Nourreda endormie nous détournerait presque du désespoir dansé de Naïla.

Dans le rôle – presque – éponyme de la Source, Sae Eun Park fait un début plus qu’encourageant. Cette danseuse a, en une soirée, réussi à faire tomber une grande partie des réserves que je nourrissais à son égard. Son concours de promotion, entre ballet générique pour son imposée et petit manuel de la pose photo expressionniste pour acte 2 de Bayadère, m’avait fait craindre le pire pour cette soirée du 19. Mais dès sa première entrée, on a pu constater que la jeune danseuse avait beaucoup travaillé sur le style. Légère sur pointe comme dans les sauts mais surtout musicale et nuancée dans ses inflexions, elle a incarné une fée naturelle avec aisance. Les bras sont parfois encore stéréotypés et le jeu un peu timide mais, pour la première fois depuis qu’elle est entrée dans la compagnie, on a pu la voir rayonner au-delà de sa simple technique – qui est forte. Son visage prenait des contours, même de loin et sans jumelles. C’est un grand pas en avant et je m’en réjouis.

Qu’importe finalement que cette soirée ait été plus défendue par une addition d’individualités que par une équipe de conteurs. Parce qu’elle était pleine de promesses, elle trouvait son unité dans le scintillement de tout et de tous : costumes, danseurs et, cela mérite d’être mentionné, musiciens dans la fosse d’orchestre.

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Forsythe Company, Study #3 : Vues croisées…

ChaillotForsythe Company – Théâtre national de Chaillot. La soirée du 5 décembre commentée à trois voix.

« Comme avant, tout est différent »

J’y allais non pas à reculons mais avec une certaine appréhension. Après avoir largement pesté à propos des interprétations des ballets du grand Billy par le Ballet de Lyon, je craignais de ne pas trouver dans la génération actuelle de la Forsythe Company des danseurs à la hauteur de mes souvenirs ébahis aux beaux jours de la résidence au Châtelet. Je ne sais pas trop comment cela s’est passé, mais la dernière fois qu’il m’a été donné de voir des danseurs de Forsythe, c’était encore sous l’étiquette du Ballet de Francfort, ici même, à Chaillot. La compagnie présentait alors une pièce autour de La Mouette de Tchekov et One Flat Thing Reproduced, sans doute mon dernier contact en date avec une création moderne et inventive.

Et me revoilà  à Chaillot, vendredi soir, le rideau se lève sur une scène vide de danseurs, seulement meublée de deux micros et d’une batterie. Le ballet, c’est d’abord celui des ouvreurs qui s’agitent pour asseoir les spectateurs retardataires ou gyrovagues. Et c’est vrai que la lumière tombe vite. Après une brusque entrée de toute la compagnie (18 danseurs), David Kern, dégingandé et juvénile comme un étudiant de deuxième année de psycho (c’est pourtant l’un des vétérans du ballet de Francfort) commence à gratouiller une guitare métallique à la Bruce Springsteen, en chantant faux des paroles en style yaourt. Le ton est donné et on est déjà rassuré. Nous voilà enfermé, à la merci du chorégraphe et de sa troupe. On va être perdu, malmené mais également fasciné pendant une heure-vingt.

Pourquoi? La dramaturgie semble ne faire aucun sens et  certains épisodes pourraient même paraître  potaches. Mais il y a le mouvement qui s’infuse jusque dans les plus infimes parties de l’anatomie des danseurs. Dans le passage « Allen, Ellen … Tina, Tino » où David Kern interpelle ses comparses qui semblent juste percevoir un vague borborygme ; Amancio Gonzales, couché comme aimanté au sol, applique les principes de départ du mouvement forsythien jusque dans les linéaments de son visage. Dans une hilarante scène de somnambulisme, Ander Zabala semble ronfler In the Middle. La danse est dans ce passage à la fois marquée de manière drolatique, et dansée plus grand que partout ailleurs. C’est que les danseurs de la Forsythe Company dansent « vrai ». On a des bouffées d’émotion à contempler l’emblématique pose en quatrième devant, le buste penché avec son  port de bras hypertrophié quand il est exécuté de cette manière. Loin de la joliesse constatée chez tant d’autres récipiendaires des chorégraphies du maître de Francfort, il se dégage de la danse une force peu commune ; une sorte de champ magnétique semble prolonger les membres des interprètes car dans un seul de leurs mouvements on distingue des variations de vitesse ou d’intensité musculaire.

Et tout est à l’avenant. Forsythe ouvre, ferme, enchâsse et referme ses boucles chorégraphiques et ses jeux de citation de telle manière que tout est familier sans que rien ne soit jamais une redite. Dans Study #3, les décors élaborés qui occultaient volontairement la danse trouvent leur équivalent dans les interventions orales de David Kern. Son récit lourdement analytique d’un embarquement à l’aéroport, où même les taches granitées du sol sont décrites, fait écran à la chorégraphie et aux danseurs. De même, on ne réalise qu’après coup que la musique de Tom Willems a été omniprésente dans la pièce parce qu’elle a été scandée par la voix des danseurs.

Comme autrefois, l’œuvre de Forsythe, si son sens est hermétique, distille un subtil chant intérieur qu’on finit par percevoir comme une langue. L’argument en est abscons mais on n’est jamais perdu en chemin. Car si elle nous est inconnue, il est évident que les danseurs, lorsqu’ils dansent seuls, en duo ou en groupe plus large, se racontent une histoire intime. Riley Watts (le barbu roux en vert) et Brigel Gjoka  (le barbu brun en noir) n’ont pas besoin de se toucher pour danser un pas de deux. On se repose sur les enroulements-déroulements des bras pendant un déboulé de l’un et les effondrements au sol de l’autre.

Aujourd’hui comme naguère, « bienvenue à ce que vous croyez voir »…

Cléopold

Study #3  - photo Umberto Favretto (courtesy Théâtre de Chaillot)

Study #3 – photo Umberto Favretto (courtesy Théâtre de Chaillot)

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“In a minute there is time/For decisions and revisions which a minute will reverse.”*

The Forsythe Company, on tour in Paris at the Théâtre Chaillot.

I can’t read my notes!  The scribblies finally got to me, as I kept energetically writing layer upon layer over my own lines, on scrounged paper folded over four times in no particular order. Or Forsythe got to me, association upon association upon…  Weirdly, half my other notes came from the same poem, those I can revive. Maybe not so weird all this as Forsythe, in Study #3, turned out to be revisiting, re-layering, reinventing, indeed scribbling over, thirty years of his own work in just one fleeting hour and twenty minutes of densely danced text.  But “Do I dare disturb the universe?” What episode of this epic made me think of those words?

“Oh do not ask, ‘What is it?’/Let us go and make our visit.” Why did I keep thinking of the loneliest man to ever grace the page even as what I watched seemed to make me laugh with delight (often)?  Why evoke Eliot’s poem of droopiness, just when offered the gift of a troupe so alive and so connected in the moment?  Perhaps a feeling of loss triggered the first line: this company of vibrant personalities, synchronized idiosyncracies, is about to stop saying “let us go then, you and I” but “let us go.” The Forsythe Company is touring its last words.

Scavenged notes: Uh, oh. Two mikes and a guy walks out with a guitar? Startled cats on bent legs. Pink and blue, no, plus black-grey and more blue. A bit of Woundwork?  Remember arms. Wraparounds. “The yellow fog that rubs its back upon the windowpanes. ” But it’s not sinister, this fog of colors. Two more. Grey, yellow, purple, red. No fear. No limits. Joyous.

“I should have been a pair of ragged claws/scuttling across the floors of silent seas.” Forsythe always made scuttling a cool way to go.  Shuffling, too. Very loud. Wait, I’ve seen that scuttling before in… Even just the way his dances have taught us to realize that walking is – physiologically speaking – merely a repeated sequence of catching your body as it begins to fall forward. That accident gets repeated every single step you take.  The floor matters more than we think.  If in real life I have “measured out my life with coffee spoons” half of their contents, this ballet reminded me, may just have “Slipped by the terrace, made a sudden leap.”

Study #3, photo Umberto Favretto (courtesy Théâtre de Chaillot)

Study #3, photo Umberto Favretto (courtesy Théâtre de Chaillot)

A pose and then a dancer floats (gloats, say my notes?) across the floor. Forsythe has often favored alternating music with dancers spouting texts that merge “The Prairie Home Companion” with Dada burped, always turning us into voyeurs of decidedly bumptiously commented action. “I have heard the mermaids singing.” Oh, even off key, they sing to me.

“In the room the women come and go, talking of Michelangelo” never seemed more apt than during one man’s rapturously deadpan ode to how we can feel nothing at all during the endless ritual of the airport check-in, “when the evening is spread out against the sky/Like a patient etherized upon a table.”  His words countered by forceful bodies, unwilling to be checked-in.

And everyone has, and will, comment upon the astonishing sequence where a dancer “asleep” cannot keep his body from marking the good stuff from In The Middle…while snoring . Of all things, to noodle through one of the hardest and loudest of ballets proved a most sneaky way to add yet another soundtrack to our overloaded and treasured memories. The Forsythe Company kept us all in a rapid eye movement trance for a spell. And then it ended. “Human voices wake us, and we drown.”

*T.S. Eliot, The Love Song of J. Alfred Prufock

Fenella

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Je ne me souviens pas de tout, mais c’est fait exprès. Les séquences de Study #3 charrient un vacarme d’impressions, laissant le spectateur sur le flanc. Dans le programme, on explique grosso modo que Forsythe a conçu cette nouvelle pièce (créée à Brescia en 2012) comme un pot-pourri de son répertoire. J’emploie à dessein une expression peu noble, pour faire sentir qu’il y a de la cuisson dans le processus : le solide est revenu en liquide, le mouvement d’hier s’est changé en parfum, la percussion s’est incorporée. Pour rendre sensible ce que je dis, une autre comparaison me vient à l’esprit : Charles Mackerras, dirigeant Cosi Fan Tutte au soir de sa vie (c’était en mai 2010, il est mort en juillet) donnait à entendre, distillant ses effets avec l’humour, la nonchalance et le coq-à-l’âne qu’autorise le grand âge, des réminiscences, ou l’annonce, de tout le répertoire mozartien.

On peut apprécier le résultat sans le jeu des citations, mais le plaisir en est redoublé. Dans Study #3, la sirène de Pas./Parts est criée au micro, un type (Ander Zabala) rêve et répète In the Middle en ronflant. Vers la fin, les bras de la longiligne Frances Chiaverini font ressurgir l’émotion contenue de Quintett. À mi-parcours, Fabrice Mazliah, lançant à grand renfort de moulinets des bras le cri du spectateur décontenancé, fait écho à une séquence interminable d’une pièce déroutante vue en Avignon il y a environ 25 ans, dont j’ai oublié le nom mais à cause de quoi tous les proches que j’avais entraînés au palais des Papes m’ont renié, déshérité et maudit pour la vie.

Mais foin de souvenirs: re-découvrir Forsythe avec la Forsythe company, c’est faire l’expérience d’une inspiration foisonnante, qui s’enrichit au fil des ans, se renouvelle par pioche au fond d’un sac, cite son bla-bla théorique sans en être prisonnier (on aurait aimé enregistrer la séquence délirante où David Kern commente ce que font les danseurs sous nos yeux), transforme les danseurs en diseurs (et vice-versa), et expérimente avec eux toutes les combinaisons d’articulation, d’équilibre et de poids imaginables. Avec les danseurs qui travaillent quotidiennement avec William Forsythe, on voit ce que les compagnies classiques qui ont présenté Forsythe lors du Festival d’Automne ont perdu de vue (ou n’ont jamais su) : chez Bill, rien n’est dans la plastique, tout est dans le mouvement. Et le mouvement – souvent d’une beauté époustouflante – part de l’intérieur : les séquences s’accumulent sans solution de continuité (ou bien ne l’avons-nous pas bien perçue), et on ne sait jamais ce que les danseurs disent, mais eux, ils le savent. Et ça se voit.

James

 

Study  #3, photo Umberto Favretto (courtesy Théâtre de Chaillot)

Study #3, photo Umberto Favretto (courtesy Théâtre de Chaillot)

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Giselle on Film: A Bloke’s Tale

Albrecht encerclé (capture d'écran)

Albrecht encerclé (capture d’écran)

The Royal New Zealand Ballet’s “Giselle,” now at a cinema near you in France (starting December 12).

As so often when I go to the movies, I don’t quite know what to expect after having been seduced by the trailer. Will I see a chopped-up version, where we’d cut back and forth between a performance and a modern-day retelling of this love triangle? A documentary à la Delouche? Tons of shots from all over the theater but especially from backstage and in the studio?

Instead, Toa Fraser’s film turns out to be most astonishingly straightforward. What we have here is mostly a “filmed before a live audience” testament to the Royal New Zealand Ballet dancing at top form. Sensitively filmed: Fraser makes the dancers look good and never cuts away at the wrong moment.

What I also didn’t expect: just an opening section and a quasi-music video between the acts that allows our principal dancers in modern dress to strike wistful poses to Dan McGlashen’s “When the Trumpets Sound” (the text a wink to Hilarion, perhaps?). While we’ve now all learned about the New Zealand landscape due to Peter Jackson and his hobbits, most of the interludes were filmed in Shanghai and the Catskills. In them, a couple – mimed by the same ones who dance the leads — is happy and then unhappy, first looking into each others’ eyes and then staring into space while wandering around or dancing on a rooftop in sneakers. There is only one dance scene set in a studio, and it proves completely staged, not a coach in sight. We get a few slo-mo moments as Giselle collapses at the end of Act 1. Some shots of an empty theater are seen through Myrtha’s (Abigail Boyle’s) eyes, which prove as giant and expressive as her jumps and gestures.

No one says a word throughout the entire film.

So why bother to get out of your chair to go and catch this rather tame cinematic experience?

The answer. To see how Ethan Stiefel and Johan Kobborg – both great interpreters of the role of Albrecht – have put their combined intelligences into sculpting a most delicate and dramatically attentive version of “Giselle,” without having to travel to New Zealand, Shanghai, or the New World (as James did in February).

Albrecht -–the buoyant and all-out Qi Huan — opens and closes the action as a broken older man, flayed alive by his emotions. Tiny, distracting, and incoherent details from the 19th century have been caught and transformed and polished. This prince dominates the action, the film should have indeed been called “Albrecht.” The character of Giselle has always made sense, given a distinct and coherent dramatic arc, Albrecht…not. Here, in a most Romantic Dumasian way, he is at the center of everything, including the evil attention of the Wilis (and just look at how you can make only twelve look like a swarm if you give them more to do!)

As he now has more to dance, in a very different and most forcefully folkish way, Hilarion – the buoyant and grounded and whirling Jacob Chown – finally becomes more of a distinct presence and less of a role handed off to a tired old character dancer (or confused young one). I have never been more saddened when this lovelorn forester got his due, here literally smushed down into the muddy waters by Myrtha…

The actual Giselle, Gillian Murphy, then doesn’t need to carry the show. She is incredibly strong and fierce in balances and able to bounce as high as the guys and quite beautiful, but she’s just not my kind of ballerina, and there is no way to explain this statement (try explaining falling in love). Therefore being a fan of hers, or not, should in no way influence your desire to see this film.

This is a “Giselle” from the men’s point of view, but concocted by two deeply intelligent men. I do not want to spoil any surprises, but Cobborg and Siefel’s re-thinking of the Peasant Pas de Deux in Act One finally moves the thing out of the dull realm of “divertissement” into making so much dramatic sense that I think even the ghosts of Jules Perrot and Jean Coralli and all the other the Romantic puffballs would approve.

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La Source : l’émouvante véracité de l’erreur

P1050181La Source. Soirée du 2 décembre.

Quand le livret a des défauts, la magie d’une soirée de ballet  repose alors plus encore que de coutume sur le charme de ses interprètes et surtout sur les connexions qu’ils sauront installer entre eux afin d’en combler les vides dramatiques.

On l’a déjà dit moult fois ; quand on se retrouve devant la tâche d’expliquer La Source en tant qu’histoire détachée de son aspect visuel, on est bien en peine d’en justifier la cohérence. Pourtant, hier, le charme opérait pleinement. Et ce n’était pas seulement en raison de la chorégraphie ou de la richesse de la production. La distribution Zusperreguy, Alu, Grinsztajn, Ibot, Bezard y était pour beaucoup.

Dans Djémil, François Alu ne se taille pas qu’un franc succès – mérité – auprès du public par son impressionnante technique saltatoire et giratoire. Il apporte une énergie un peu franche et brute qui excuse presque son personnage incapable de deviner puis de ressentir l’amour de la nymphe de la Source. Dans sa rencontre avec Naïla-Zusperreguy,  il joue à ravir la surprise et l’émerveillement,  accentuant  par de petites brusqueries le rendu de l’impatience devant les disparitions de l’insaisissable créature sylvestre.  Dans son jeu avec la fée de la source, il parvient à être subjugué sans ambiguïté : lui, a trouvé une amie – il ne peut aimer contre sa nature terrestre – quand Zusperreguy, dès le premier regard posé sur lui, encore évanoui, est déjà très évidemment amoureuse.

P1080895Le contraste de nature entre les deux danseurs est en effet évident dès le premier pas de deux. À la solide et mâle technique d’Alu, Zusperreguy répond par une délicatesse des positions, par une perpétuelle mobilité des épaulements et par une souplesse du travail de pointe qui lui confère une grâce toute liquide. On remarque cela particulièrement dans un porté du premier pas de deux où, soulevée en l’air dans un mouvement giratoire, sa corolle prend soudain l’apparence du bouillonnement d’un petit torrent. Ajoutez à cela le sourire si distinctif de cette ballerine, ouvert et franc, et vous obtenez une Naïla bonne et naïve comme doit l’être un esprit des bois. Avec Melle Zusperreguy, pas plus que le mouvement, le jeu ne s’arrête jamais. On se prend à la suivre du regard dans ses scènes mimées avec le Khan (Saïz, goujat à souhait) même quand cela danse ailleurs. Elle fait très bien passer son sentiment d’inconfort quand, sous l’effet de son sortilège, le souverain devient quelque peu hors de contrôle.

Dans la même veine le duo de Caucasiens, Mozdock-Bezard et Nourreda-Grinsztajn, offre une cohérence bienvenue au livret. Dès le pas de la Guzla, on ressent une forte cohésion entre le frère et la sœur. Nourreda-Grinsztajn apparaît très mélancolique et Mozdock-Bezard très grave, très noble (à l’image de ses variations de caractère). La « transaction » qui va conduire le frère à « donner » sa sœur au Khan semble dépasser le simple marché. Pour Mozdock, c’est une question d’honneur de clan. Pour Nourreda, c’est son seul horizon. L’un comme l’autre n’ont pas le choix et ils semblent vraiment regretter d’avoir à se quitter. Mais quand il faut jouer le jeu, tous deux le font sans lésiner. Mozdock conclut l’alliance dans la bravura et Nourreda séduit le Khan sans arrière-pensée avec des ports de bras divinement moelleux. Lorsque l’alliance s’effondre, Grinsztajn est donc réellement désespérée.

Ce qui sauve alors le ballet, c’est la connexion charnelle qui s’installe entre Djémil et Nourreda dans leur pas de deux de confrontation. Grinsztajn semble s’abandonner dès qu’Alu la touche quand bien même elle le repousse. On frôle alors le drame. Ces deux-là sont faits l’un pour l’autre, mais un monde les sépare. L’intervention de Naïla devient donc nécessaire.

François Alu et Muriel Zusperreguy ont alors joué très finement cette partie délicate. Dans le passage de la fleur, jamais Djémil ne semblait savoir que Naïla allait, en agitant le talisman, mettre fin à ses jours. Seul Zaël-Axel Ibot, regard d’enfant et enchanteur technique, le savait. Djémil, lui restait prévenant et tendre avec l’amie fée, et en conséquence gardait toute sa noblesse d’âme.

Quand les interprètes sont inspirés, même le plus défectueux des arguments prend du sens. Dans la vraie vie, on ne prend pas nécessairement les bonnes décisions. Elles sont même souvent stupides. Cela fait-il de nous de mauvaises gens?

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Casse-Noisette à l’Opéra : c’est résolument les fêtes

Bastille salleCasse-Noisette, Ballet de l’Opéra de Paris. Soirée du lundi 1er décembre 2014

Le Casse-Noisette de Noureev est un ballet qui tisse subtilement un pont entre le monde des adultes – ceux qui emmènent leur progéniture à un spectacle de Noël – et celui des enfants grandets qui commencent à porter un regard suspicieux sur celui de « ceux qui savent ». Pendant la soirée de Noël, la jeune Clara fait l’expérience à la fois de la cruauté des plus jeunes (qui la dépouillent de ses atours de poupée après qu’elle les a divertis) et de la brusquerie des adultes qui ne cachent pas leur aversion pour son jouet favori, le Casse-Noisette offert par son parrain Drosselmeyer, en se le lançant en signe de dérision.

Dans son rêve, tout ce petit monde revient naturellement affleurer, toujours prêt à le faire basculer dans la dérision ou le malaise. Fritz, le frère taquin, et Lisa, la cousine, deviennent les  deux ardents Espagnols – un commentaire sur leur grande complicité ? –; la danse arabe met en scène les grands parents qui affament leur maisonnée – les enfants écoutent toujours quand les adultes déblatèrent sur leurs aînés – et les parents apparaissent enfin dans une danse russe rien moins qu’harmonieuse, laissant entrevoir les dysfonctionnements du couple, pourtant soigneusement cachés en cette soirée de réveillon. La structure du divertissement de l’acte 2 demeure donc mais elle est comme estompée par le sens sous-jacent. Dans le même temps, les enfants dans la salle peuvent s’émerveiller du chatoiement des costumes, de la prestesse des danses et des mystérieuses lumières.

P1080894Rien n’est trop appuyé, tout est coulé de source. Le pas de trois de la Pastorale (dans sa chorégraphie traditionnelle) et le trio masculin de la danse chinoise sont moins connotés mais c’est comme si Clara voyait s’animer des bibelots familiers du cossu appartement de ses parents.

Avec ce Casse-Noisette, on peut oublier le sucre pour se concentrer sur les parfums. L’ambiance de la maison des Stahlbaum au premier acte sent bon la cire d’abeille, la bataille des rats est âcre comme la poussière du grenier. Une fraicheur mentholée se dégage de la danse des Flocons, rutilante de pierreries, avec leur chorégraphie taillée comme une gemme. Enfin, ce sont les senteurs lourdes de l’encens et du patchouli qui président à l’acte du rêve se déployant dans une atmosphère de laque chinoise et de vernis Martin.

Hugo Marchand et Mélanie Hurel

Hugo Marchand et Mélanie Hurel

Pour cette première soirée de décembre, l’Opéra intronisait le jeune Hugo Marchand, récent médaillé de Varna dans le double rôle de Drosselmeyer et du prince. Il se tire avec une belle aisance de la difficile première partie où, grimé en vieil homme borgne et claudiquant, il doit à la fois inquiéter et – déjà – attirer Clara. Facétieux vieux monsieur, il se transforme naturellement en prince à la fin de l’acte 1 car pendant la fête, il était le seul adulte qui semblait avoir gardé une part d’enfance. Après la transformation, on apprécie sa grande taille, son arabesque naturelle (qui s’améliorera encore quand il arrivera tout à fait au bout de ses pieds), son haut du corps de danseur noble et son petit côté Jean Marais, jeune. C’est incontestablement un leading man en devenir. Il regarde sa partenaire avec « r-assurance » dans le pas de deux final de l’acte 1 et celui d’ouverture à l’acte 2 même si les passes intriquées du partenariat de Noureev ne semblent pas encore tout à fait organiques chez lui.

Mélanie Hurel, reste la plus juvénile des Clara, avec cette pointe de fragilité enfantine que lui confère son plié de cristal. Mais dans le grand pas de deux, le rapport protecteur-protégée s’inverse brusquement. Dans son tutu doré, pendant le grand adage, Mélanie-Clara rayonne d’une assurance toute régalienne. Sa variation est sereinement ciselée et elle emporte littéralement le plateau. N’est-ce pas le rêve de toute petite fille d’inverser soudain les rôles et d’être l’adulte, juste l’espace d’un instant ? Après toutes ses années passées à danser ce rôle, Mélanie Hurel a su donner une nouvelle fraîcheur à son interprétation.

L’ensemble de la distribution était globalement à l’avenant. Simon Valastro était un Fritz charmant et taquin, comme monté sur ressorts dans sa variation de hussard-automate. Aubane Philbert était enjouée et moelleuse (en dépit d’une malencontreuse chute sur les pirouettes finales de l’automate turc). Eve Grinsztajn et Julien Meyzindi se sont taillé un petit triomphe d’applaudimètre pour leur pas de deux arabe, merveille de sinuosité orientaliste. Mademoiselle Grinsztajn parvient à garder une mobilité du cou, des épaules et des jambes mêmes dans les portés les plus savamment décentrés.

Les flocons ont scintillé avec ce mélange de précision impeccable de charme qui caractérise le corps de ballet de l’Opéra de Paris. Et pour parachever notre bonheur, l’orchestre de l’Opéra était tenu d’une main ferme dans un gant de velours par Kevin Rhodes.

Pas de doute… Noël approche !

Julien Meyzindi et Eve Grinztajn (danse arabe)

Julien Meyzindi et Eve Grinsztajn (danse arabe)

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