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La Fille mal gardée : fortunes variées sous le mai

P1200115Ballet de l’Opéra de Paris. La Fille mal gardée (Herold/Ashton). Représentations des 20 et 25 mars 2024.

A l’Opéra, la Fille mal gardée sert souvent à essayer des sujets prometteurs dans des rôles de premier plan. Cette mouture 2024 n’échappe pas à la règle, bien au contraire, puisqu’un seul couple d’étoile est mis sur les rangs et que moult Lise et Colas n’ont pas dépassé encore le grade de sujet. A quelques soirées de distance, deux jeunes demi-solistes de la compagnie à l’ascension météorique ont donc fait leur prise de rôle dans Le Ballet de la Paille (le nom de la Fille mal gardée dans ses premières années) aux côtés de partenaires certes jeunes mais plus expérimentés.

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Le 20 mars, Clara Mousseigne, entrée dans la compagnie en 2020 et déjà récipiendaire du prix de l’AROP et du prix Carpeaux se montre à la hauteur des enjeux techniques du rôle. Efficace (nous gratifiant notamment une impressionnante série de pas de basque dans la coda de l’acte 2), elle semble n’avoir peur de rien. Cette démonstration de force lasse pourtant sur toute une soirée. Le jeu de la danseuse est unidimensionnel : elle arbore deux expressions clairement visible au-delà de la rampe ; l’une souriante, l’autre boudeuse. Rien ne paraît vraiment incarné. Il faudra que la jeune danseuse gagne en profondeur afin de délivrer un sous-texte qui soutienne l’ensemble de l’équipe qui évolue autour d’elle. En l’état, son partenaire Antonio Conforti n’avait pas vraiment en face de lui le répondant qui lui aurait permis de mettre en valeur ses qualités habituelles de partenariat. Il est fin, subtil et musical. On restait du coup confronté à certaines de ses faiblesses techniques (notamment sur les tours en l’air). Longtemps injustement oublié au fin fond du corps de ballet et de sa hiérarchie, il se retrouve projeté sur le devant de la scène bien tard et il aura encore du chemin à faire pour prendre réellement possession du plateau. On l’en sait capable.

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Antonio Conforti (Colas) et Clara Mousseigne (Lise).

Pour soutenir l’attention de cette soirée, il fallait donc se raccrocher aux branches. La mère Simone de Florimond Lorieux a un charme presque Drag Race et dodeline passionnément du popotin. Sa sabotière manque néanmoins un peu de souffle comique. Andrea Sarri est en revanche un Alain entièrement abouti. Il parvient à donner du charme à son grand-godiche. A l’acte deux, lorsqu’il dévale les escaliers de la chambre de Lise, on croirait littéralement voir un cartoon de Tex Avery qui épouserait de son corps la forme de chaque marche.

Hélas, cela ne suffit pas pour sauver une soirée. L’ennui installé, on commence à noter tous les petits manques de la production. On s’agace tout particulièrement de la danse du mât aux rubans toujours aussi brouillons après plus d’une semaine de représentations.

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Cinq jours plus tard, cela ne s’est guère arrangé mais on n’en a cure. Hortense Millet-Maurin, entrée dans la compagnie en 2022, dessine une Lise d’une fraîcheur absolue. La technique est aussi limpide que le jeu est évident. Les grands jetés sont à 180°, les pirouettes sont maîtrisées de même que les équilibres mais jamais au détriment du charme. C’est sans doute que cette Lise engage une véritable interaction avec son partenaire. Le premier pas de deux avec Colas, celui des rubans, est ainsi respiré et émouvant. Une histoire d’amour s’inscrit déjà dans ce touchant badinage fait de gestes de tendresse et de taquineries. On imagine que les deux tourtereaux se connaissent et se sont promis l’un à l’autre depuis l’enfance. Colas-Antoine Kirscher est un jeune farceur qui fouette gaillardement sa Lise dans l’épisode « petit-poney » avant de lui-même se transformer en équidé avec humour et délectation. On imagine bien que mère Simone, Simon Valastro, toujours aussi pertinent, ne voie dans ce jeune homme facétieux que le côté godelureau. Kirscher, qui fut Alain avec la distribution de la première n’est pas toujours irréprochable techniquement (notamment sur certaines réceptions de sauts dues à une petite pointe de sécheresse dans le plié) mais jamais il ne laisse ces détails prendre le pas sur l’énergie de ses variations, ni rompre le jeu de son personnage.

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Antoine Kirscher (Colas) et Hortense Millet-Maurin (Lise).

On est donc gratifié de bien jolis moments à l’acte 1 où Millet-Maurin exécute une très pure variation dans le « Fanny Elssler pas de deux » et réalise la plus satisfaisante promenade attitude aux rubans de la série. Kirscher provoque l’adhésion par le feu qu’il met dans sa coda.

L’acte 2 file presque à trop grande vitesse. Dans cette scène plus intimiste, on remarque cependant l’arabesque jaillissante presque infinie de Lise-Hortense, aussi spirituelle qu’un trait d’esprit, ou encore certains grands ronds de jambes développés sous la jupe à la suspension presque réflexive. Cette jeune ballerine a déjà la technique signifiante. Le monologue matrimonial de Lise et la scène des baisers aux bottes de paille sont à la fois attendrissants, drôles et enlevés.

La scène de la révélation est quant à elle merveilleusement bouffonne. Jean-Baptiste Chavignier, Thomas pour cette série, a la colère éruptive. Il ressemble à un Alain monté en graine et perclus de rhumatismes. Et justement, dans le rôle du fiancé à pébroc, on découvre avec intérêt Théo Ghilbert, qui dessine un Alain entre poupon lunaire (lorsqu’il est présenté à Lise) à l’acte 1 et pantin articulé en bois à l’acte 2 (quand il dévale les escaliers en ricochant sur les marches).

Le dernier pas de deux de Lise et Colas clôt de manière magistrale cette très belle soirée. Hortense Millet-Morin apparaît comme en apesanteur aux côtés d’un Antoine Kirscher peaufinant ses ports de bras pour un effet digne d’une gravure de l’époque romantique.

On quitte le théâtre heureux, la tête emplie des pimpants accents de la partition d’Hérold ainsi des éclats de couleur vives du rideau de scène d’Osbert Lancaster.

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La Fille mal gardée à l’Opéra : les promesses du printemps

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La Fille mal gardée; Représentation du 15 mars. Simon Valastro (mère Simone), Guillaume Diop (Colas), Léonore Baulac (Lise), Antoine Kirscher (Alain), Jean-Baptiste Chavignier (Thomas).

La Fille mal gardée (Herold / Ashton). Ballet de l’Opéra national de Paris. Représentation du vendredi 5 mars 2024.

C’est le retour de la Fille mal gardée de Frederick Ashton, un favori des programmations depuis la saison 2006-2007. Encore ? On s’étonne toujours de continuer à prendre des billets. D’une certaine manière, la Fille d’Ashton pourrait être en effet emblématique d’une certaine regrettable uniformisation des répertoires dans le monde du ballet. À l’Opéra, l’œuvre en est déjà à sa cinquième reprise et, de surcroit, de très nombreuses compagnies européennes l’ont désormais à leur répertoire. Ma dernière Fille était ainsi à Bordeaux en 2022 pour deux représentations… On prend des billets cependant, se disant qu’on le fait pour « les danseurs ». Et puis on s’assoit dans la salle, l’orchestre entonne les premières mesures de la partition – reconstruite – d’Hérold, le rideau se lève sur la peinture humoristiquement naïve et acidulée d’Osbert Lancaster, et on ne peut contenir sa joie. La Fille mal gardée est une œuvre joyeuse et sans prétention, facile à aimer dans toutes ses versions ; on en a vu plus d’une. Mais celle de Frederick Ashton a un attrait supplémentaire : l’efficacité de sa chorégraphie, la façon dont les différents rôles sont bien servis en accord avec les emplois, la métaphore filée des rubans et même … le poney nain qui tire la carriole de Thomas, le père du stupide et touchant Alain.

En ce soir de première, on aura eu quelques déconvenues du côté de la ménagerie de scène et de l’accessoire. En effet, le petit équidé s’était mis en grève et le véhicule était tiré par deux paysans. On a eu à déplorer quelques manques dans les rubans : la promenade attitude de Lise entraînée par les demoiselles du corps de ballet ainsi que la danse du mât de cocagne manquaient de clarté. Le corps de ballet, où l’on voit beaucoup de noms nouveaux, et sans cela bien réglé, n’a peut-être pas encore bien la main.

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Guillaume Diop et Léonore Baulac (Colas et Lise).

Le leading man, Guillaume Diop, qui lors de la dernière reprise ne faisait pas encore partie du corps de ballet, s’est lui-même un peu emmêlé les rubans pendant l’aimable badinage « petit cheval » avec sa partenaire Léonore Baulac.

Mais qu’importe, le couple Lise Baulac – Colas Diop est frais, même si un peu vert sous certains aspects. Elle, déjà une habituée du rôle, déploie tout son charme comme à chaque fois qu’elle évolue avec un partenaire de confiance, ce qu’est assurément Guillaume Diop. La technique de la demoiselle est claire et ses épaulements respirés. Le damoiseau a quant à lui une superbe ligne et un ballon suprême. Quelques points techniques restent cependant à peaufiner.

Dans la première variation, le danseur, qui a des jambes extrêmement longues, a l’arabesque un chouïa sautillante sur la réception des entrelacés. Dans la variation du pas de deux « Fanny Elssler », les pirouettes attitudes finies en développé quatrième devant, imaginées pour des danseurs plus compacts, sont un peu tremblotées. Rien cependant qui ne puisse s’améliorer au cours de cette série de représentations.

Mais le couple fonctionne très bien. On est gratifiés de bien jolis portés notamment pendant la première confrontation avec mère Simone ou encore à la fin du grand pas de deux. Le jeu des deux danseurs est naturel et vif. À l’acte 2, la scène de cache-cache affolé au retour de mère Simone est savoureuse. Diop semble vraiment déterminé à rentrer dans un tiroir du buffet et trouve le temps de houspiller Baulac qui s’employait à le jeter au feu.

Mais une bonne représentation de La Fille ne serait pas complète sans une mère Simone de qualité et un Alain du même acabit. Dans le rôle de la marieuse défaite, Simon Valastro déploie une science du timing qui faisait jadis merveille dans le rôle d’Alain. Sa mère Simone serait plutôt une aïeule grognonne qu’une maman inquiète. On sent poindre le conflit de générations dans toutes ses interactions avec Lise. Antoine Kirscher donne d’Alain l’image d’un pantin désarticulé notamment quand il dégringole l’escalier à l’acte 2 ; une sorte de « Petrouchka bouffe ». C’est inusité mais néanmoins émouvant. On se prend à le plaindre lorsqu’il est poursuivi par le coq atrabilaire de Huyma Gokan.

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On passe donc une soirée agréable et divertissante même si elle ne s’inscrira pas dans la liste des représentations d’anthologie au sein de notre petit panthéon chorégraphique. Mais on y voit bien des promesses.

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MacMillan’s Manon at the Paris Opera: Dammit.

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Histoire de Manon Lescaut. Aquarelle de Maggy Monier. Editeur Nilsson, La Bibliothèque précieuse. 1930’s

Dammit, the evening of July 5th started out splendidly. The first image — that spotlit sight of an utterly lone and still man in cape and tricorn — made my neighbour gasp in surprise.

As Lescaut, Francesco Mura is elastic and poised, reaches out, seems to have no dark side.

The beggars and their chief make their parody clear, but none of the beggar chiefs I saw had the panache of Hugo Vigliotti, on June 24th, who seems to have inherited Simon Valastro’s title of “best lion king of the second bananas.”

Ludmila Pagliero’s Manon enters curious about everything and everybody, reactive to all the new sensations around her.

In their first encounter, Marc Moreau’s Des Grieux has nice inflections that respond to Pagliero’s feminine grace. The mood was that of children’s games, where everything – including using the see-saw – is natural and uncomplicated. As if they were on a playground swing, the sweep and flow built up. Remember when you’d swing so hard you were nearly horizontal to the top… and only then would you jump off? That’s how their lifts and curls felt throughout the ballet, dangerously free. Pagliero’s abandon, and utter trust that she will be caught, was gorgeous. She just took off, certain she could fly on her own.

My neighbour let out a breath and said “intermission already?!”

But alas this same neighbour left after Act Two. “I’m sorry, I couldn’t stop worrying about work due tomorrow.” During Act Two, I too admit my mind had begun to wander.

At fault?  Silvia Saint-Martin as Lescaut’s mistress. In Act One already, she was like one of those underage girls who watch some video of Roland Petit’s femmes fatales over and over again, thinking sexuality and sensuality are the same, and then imitates a Carmencita from the outside. She never added another layer, a nuance. If it weren’t for her costume, you couldn’t have told that she was supposed to be more interesting than the corps de ballet.

She gave us an engineer’s outline, not a character. Mura therefore had nothing to work with during Act Two, so he underplayed and their interactions did not provide even one hint of comic relief. The only moment the audience laughed was when she kicked him, but we should have been chuckling from the start.

So there was a gaping big hole in Act Two.

Meanwhile, Pagliero continued to develop her character in what had become a theatrical vacuum. A bit distressed by her brother’s boozy breath. Sad and cold in her solo for Monsieur G.M., definitely not “loud and proud” about being a top-notch sex worker. She’s also frightened by Moreau/Des Grieux’s pushiness. “This necklace is all that I have.” “This bracelet is non-negotiable.”

She’d worked hard for her money.

After the black hole of Act Two, I just couldn’t get back into the mood. I sat there during the last act thinking, “wow, those flips are incredible.” Dammit.

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Histoire de Manon Lescaut. Aquarelle de Maggy Monier. Editeur Nilsson, La Bibliothèque précieuse. 1930’s

Zut alors! La soirée du 5 juillet avait pourtant superbement commencé. La première image d’un homme en cape et tricorne inondé dans sa solitude par une douche de lumière avait fait haleter de surprise ma voisine.

En Lescaut, Mura est à la fois élastique et posé ; il projette. Il semble n’avoir pas de côté sombre.

Les mendiants et leur chef rendent claire leur parodie, mais aucun des chefs mendiants n’a eu autant de panache qu’Hugo Vigliotti, le 24 juin, qui semble avoir hérité du titre de plus Grand Roi Lion des seconds couteaux jadis détenu par Simon Valastro.

Ludmila Pagliero entre, curieuse de tout et de tous, réceptive à toutes les nouvelles sensations autour d’elle.

Durant la première rencontre, Marc Moreau a de jolies inflexions qui répondent aux grâces féminines de Pagliero. L’humeur était aux jeux d’enfants où tout, même jouer à la bascule, est naturel et sans complication. Comme s’ils étaient sur une balançoire, leur flux et reflux gagnait en intensité. Vous souvenez-vous, quand vous vous balanciez très fort, vous vous retrouviez parfois en l’air à l’horizontale, et à ce point seulement vous lâchiez prise ? C’est à cela que les portés et entrelacements des deux danseurs faisaient penser pendant tout le ballet ; dangereusement libres. L’abandon de Pagliero et sa certitude qu’elle sera rattrapée étaient magnifiques. Elle prenait son essor, certaine qu’elle pourrait voler par ses propres moyens.

Ma jeune voisine, le souffle coupé, laissa échapper : « C’est déjà l’entracte ? ».

Hélas, cette même voisine est partie après l’acte 2 : « Désolée, j’ai du travail pour demain et je n’arrête pas d’y penser ». Et je dois aussi avouer que pendant l’acte 2, j’avais commencé à perdre ma concentration.

La faute à qui ? Silvia Saint Martin en maîtresse de Lescaut. Déjà durant l’acte 1, elle est comme une jeunette qui a regardé en boucle quelques vidéos de femmes fatales de Roland Petit, confond sexualité et sensualité, et du coup, imite la Carmencita de manière extérieure. Jamais elle n’a ajouté une couche supplémentaire, une nuance. À l’acte 2, n’était son costume, vous n’auriez pu deviner que la danseuse était censée être plus intéressante que le reste du corps de ballet. Elle nous a délivré un plan détaillé, jamais un développement. Du coup, Mura, qui n’avait peut-être rien sur quoi s’appuyer, s’est mis en retrait et leurs interactions n’ont donc offert aucun répit comique. Le seul moment où le public a ri est quand Saint-Martin a renversé son partenaire cul par-dessus tête, mais nous aurions dû pouffer dès le début.

Il y avait donc un trou béant à l’acte deux.

Et pendant ce temps, Pagliero continuait à développer son personnage dans ce qui était devenu un grand vide : quelque peu affligée par l’haleine alcoolisée de son frère, triste et froide pendant son solo pour monsieur G.M ., absolument pas haute et fière d’être une travailleuse du sexe de haut-vol. Elle se montre également effrayée par l’outrecuidance de Moreau/Des Grieux : « ce collier est tout ce que j’ai ! », « le bracelet n’est pas négociable ! ». Elle a travaillé dur pour les obtenir…

Mais après le trou noir de l’acte 2, je n’ai pu me remettre dedans. Je me suis retrouvée assise là, pendant le dernier acte, en train de penser « ouah, ces grands doubles tours en l’air sont incroyables ».

Zut alors!

Libre traduction : Cléopold

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La Dame aux Camélias : histoires de ballerines

Le tombeau d’Alphonsine Plessis

La Dame aux Camélias est un ballet fleuve qui a ses rapides mais aussi ses eaux stagnantes. Neumeier, en décidant courageusement de ne pas demander une partition réorchestrée mais d’utiliser des passages intacts d’œuvres de Chopin a été conduit parfois à quelques longueurs et redites (le « black pas de deux », sur la Balade en sol mineur opus 23, peut sembler avoir trois conclusions si les danseurs ne sont pas en mesure de lui donner une unité). Aussi, pour une soirée réussie de ce ballet, il faut un subtil équilibre entre le couple central et les nombreux rôles solistes (notamment les personnages un tantinet lourdement récurrents de Manon et Des Grieux qui reflètent l’état psychologique des héros) et autres rôles presque mimés (le duc, mais surtout le père, omniprésent et pivot de la scène centrale du ballet). Dans un film de 1976 avec la créatrice du rôle, Marcia Haydée, on peut voir tout le travail d’acteur que Neumeier a demandé à ses danseurs. Costumes, maquillages, mais aussi postures et attitudes sont une évocation plus que plausible de personnages de l’époque romantique. Pour la scène des bals bleu et rouge de l’acte 1, même les danseurs du corps de ballet doivent être dans un personnage. À l’Opéra, cet équilibre a mis du temps à être atteint. Ce n’est peut-être qu’à la dernière reprise que tout s’était mis en place. Après cinq saisons d’interruption et la plupart des titulaires des rôles principaux en retraite, qu’allait-il se passer?

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Le 7 décembre, Léonore Baulac s’essayait au rôle de Marguerite. On ne pouvait imaginer danseuse plus différente que celles dont nous avons pris l’habitude et qui sont en quelque sorte « commandées » par la créatrice du rôle, Marcia Haydée. Mademoiselle Baulac est très juvénile. Il aurait été dangereux d’essayer de portraiturer une Marguerite Gautier plus âgée que son Armand. Ses dernières interprétations en patchwork, depuis son étoilat, laissaient craindre qu’elle aurait pris cette option. Heureusement, mis à part peut-être la première variation au théâtre, un peu trop conduite et sèche, elle prend, avec son partenaire Mathieu Ganio, l’option qui lui convient le mieux : celle de la jeunesse de l’héroïne de Dumas-fils (dont le modèle, Alphonsine Plessis, mourut à l’âge de 24 ans). Mathieu Ganio est lui aussi, bien que doyen des étoiles masculines de l’Opéra depuis des lustres, un miracle de juvénilité. Il arrive d’ailleurs à la vente aux enchères comme un soupir. Son évanouissement est presque sans poids. Cette jeunesse des héros fait merveille sur le pas de deux mauve. C’est un charmant badinage amoureux. Armand se prend les pieds dans le tapis et ne se vexe pas. Il divertit et fait rire de bon cœur sa Marguerite. Les deux danseurs « jouent » la tergiversation plus qu’ils ne la vivent. Ils se sont déjà reconnus. À l’acte 2, le pas de deux en blanc est dans la même veine. On apprécie l’intimité des portés, la façon dont les dos se collent et se frottent, la sensualité naïve de cette relation. Peut-être pense-t-on aussi que Léonore-Marguerite, dont la peau rayonne d’un éclat laiteux, n’évoque pas exactement une tuberculeuse.

Tout change pourtant dans la confrontation avec le père d’Armand (Yann Saïz, assez passable) où la lumière semble la quitter et où le charmant ovale du visage se creuse sous nos yeux. Le pas de deux de renoncement entre Léonore Baulac et Mathieu Ganio n’est pas sans évoquer la mort de la Sylphide. A posteriori, on se demande même si ce n’est pas à une évocation du ballet entier de Taglioni auquel on a été convié, le badinage innocent du pas-de-deux mauve rappelant les jeux d’attrape-moi si tu peux du premier ballet romantique. Cette option intelligente convient bien à mademoiselle Baulac à ce stade de sa carrière.

Au troisième acte, dans la scène au bois, Léonore-Marguerite apparaît comme vidée de sa substance. Le contraste est volontairement et péniblement violent avec l’apparente bonne santé de l’Olympe d’Héloïse Bourdon. Sur l’ensemble de ce troisième acte, mis à part des accélérations et des alanguissements troublants dans le pas de deux en noir, l’héroïne subit son destin (Ganio est stupidement cruel à souhait pendant la scène de bal) : que peut faire une Sylphide une fois qu’elle a perdu ses ailes ?

La distribution Baulac-Ganio bénéficiait sans doute de la meilleure équipe de seconds rôles. On retrouvait avec plaisir la Prudence, subtil mélange de bonté et de rouerie (la courtisane qui va réussir), de Muriel Zusperreguy aux côtés d’un Paul Marque qui nous convainc sans doute pour la première fois. Le danseur apparaissait enfin au dessus de sa danse et cette insolente facilité donnait ce qu’il faut de bravache à la variation de la cravache. On retrouvait avec un plaisir non dissimulé le comte de N. de Simon Valastro, chef d’œuvre de timing comique (ses chutes et ses maladresses de cornets ou de bouquets sont inénarrables) mais également personnage à part entière qui émeut aussi par sa bonté dans le registre plus grave de l’acte 3.

Eve Grinsztajn retrouvait également dans Manon, un rôle qui lui sied bien. Elle était ce qu’il faut élégante et détachée lors de sa première apparition mais surtout implacable pendant la confrontation entre Marguerite et le père d’Armand. On s’étonnait de la voir chercher ses pieds dans le pas de quatre avec ses trois prétendants qui suit le pas de deux en noir. Très touchante dans la dernière scène au théâtre (la mort de Manon), elle disparaît pourtant et ne revient pas pour le pas-de-trois final (la mort de Marguerite). Son partenaire, Marc Moreau, improvise magistralement un pas deux avec Léonore Baulac. Cette péripétie est une preuve, en négatif, du côté trop récurrent et inorganique du couple Manon-Des Grieux dans le ballet de John Neumeier.

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Le 14 décembre, c’était au tour de Laura Hecquet d’aborder le rôle de la courtisane au grand cœur de Dumas. Plus grande courtisane que dans « la virginité du vice », un soupçon maniérée, la Marguerite de Laura Hecquet se sait sur la fin. Elle est plus rouée aussi dans la première scène au théâtre. Le grand pas de deux en mauve est plus fait de vas-et-viens, d’abandons initiés suivis de reculs. Laura-Marguerite voudrait rester sur les bords du précipice au fond duquel elle se laisse entraîner. Florian Magnenet est plus virulent, plus ombrageux que Mathieu Ganio. Sa première entrée, durant la scène de vente aux enchères, est très belle. Il se présente, essoufflé par une course échevelée dans Paris. Son évanouissement est autant le fait de l’émotion que de l’épuisement physique. On retrouvera cette même qualité des courses au moment de la lecture de la lettre de rupture : très sec, avec l’énergie il courre de part et d’autres de la scène d’une manière très réaliste. Son mouvement parait désarticulé par la fatigue. A l’inverse, Magnenet a dans la scène au bois des marches de somnambule. Plus que sa partenaire, il touche par son hébétude.

Le couple Hecquet-Magnenet n’est pas pourtant sans quelques carences. Elles résident principalement dans les portés hauts où la danseuse ne semble jamais très à l’aise. Le pas de deux à la campagne est surtout touchant lorsque les deux danseurs glissent et s’emmêlent au sol. Il en est de même dans le pas-de-deux noir, pas tant mémorable pour la partie noire que pour la partie chair, avec des enroulements passionnés des corps et des bras.

Le grand moment pour Laura Hecquet reste finalement la rencontre avec le père. d’Andrei Klemm, vraie figue paternelle, qui ne semble pas compter ses pas comme le précédent (Saïz) mais semble bien hésiter et tergiverser. Marguerite-Laura commence sa confrontation avec des petits développés en 4e sur pointe qui ressemblent à des imprécations, puis se brise. La progression de toute la scène est admirablement menée. Hecquet, ressemble à une Piéta. Le pas deux final de l’acte 2 avec Armand est plus agonie d’Odette qu’une mort Sylphide. Lorsqu’elle pousse son amant à partir, ses bras étirés à l’infini ressemblent à des ailes. C’est absolument poignant.

Le reste des seconds rôles pour cette soirée n’était pas très porteur. On a bien sûr du plaisir à revoir Sabrina Mallem dans un rôle conséquent, mais son élégante Prudence nous laisse juste regretter de ne pas la voir en Marguerite. Axel Magliano se montre encore un peu vert en Gaston Rieux. Il a une belle ligne et un beau ballon, mais sa présence est un peu en berne et il ne domine pas encore tout à fait sa technique dans la variation à la cravache (les pirouettes achevées par une promenade à ronds de jambe). Adrien Bodet n’atteint pas non plus la grâce délicieusement cucul de Valastro. Dans la scène du bal rouge, on ne le reconnait pas forcément dans le pierrot au bracelet de diamants.

On apprécie le face à face entre Florian Magnenet et le Des Grieux de Germain Louvet en raison de leur similitude physique. On reste plus sur la réserve face à la Manon de Ludmilla Pagliero qui ne devient vraiment convaincante que dans les scènes de déchéance de Manon.

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Le 19 décembre au soir, Amandine Albisson et Audric Bezard faisaient leur entrée dans la Dame aux camélias. Et on a assisté à ce qui sans doute aura été la plus intime, la plus passionnée, la plus absolument satisfaisante des incarnations du couple cette saison. Pour son entrée dans la scène de vente aux enchères, Bezard halète d’émotion. Sa souffrance est réellement palpable. On admire la façon dont cet Armand brisé qui tourne le dos au public se mue sans transition, s’étant retourné durant le changement à vue vers la scène au théâtre, en jeune homme insouciant. Au milieu d’un groupe d’amis bien choisis – Axel Ibot, Gaston incisif et plein d’humour, Sandrine Westermann, Prudence délicieusement vulgaire, Adrien Couvez, comte de N., comique à tendance masochiste et Charlotte Ranson, capiteuse en Olympe – Amandine Albisson est, dès le début, plus une ballerine célébrée (peut être une Fanny Elssler) jouant de son charme, élégante et aguicheuse à la fois, qu’une simple courtisane. Le contraste est d’autant plus frappant que celle qui devrait jouer une danseuse, Sae Eun Park, ne brille que par son insipidité. Dommage pour Fabien Révillion dont la ligne s’accorde bien à celle d’Audric Bezard dans les confrontations Armand-Des Grieux.

Le pas-de-deux mauve fait des étincelles. Armand-Audric, intense, introduit dans ses pirouettes arabesque des décentrements vertigineux qui soulignent son exaltation mais également la violence de sa passion. Marguerite-Amandine, déjà conquise, essaye de garder son bouillant partenaire dans un jeu de séduction policé. Mais elle échoue à le contrôler. Son étonnement face aux élans de son partenaire nous fait inconditionnellement adhérer à leur histoire.

Le Bal à la robe rouge (une section particulièrement bien servie par le corps de ballet) va à merveille à Amandine Albisson qui y acquiert définitivement à nos yeux un vernis « Cachucha ».

Dans la scène à la campagne, les pas de deux Bezard-Albisson ont immédiatement une charge émotionnelle et charnelle. Audric Bezard accomplit là encore des battements détournés sans souci du danger.

L’élan naturel de ce couple est brisé par l’intervention du père (encore Yann Saïz). Amandine Albisson n’est pas dans l’imprécation mais immédiatement dans la supplication. Après la pose d’orante, qui radoucit la dignité offusquée de monsieur Duval, Albisson fait un geste pour se tenir le front très naturel. Puis elle semble pendre de tout son poids dans les bras de ses partenaires successifs, telle une âme exténuée.

C’est seulement avec la distribution Albisson-Bezard que l’on a totalement adhéré à la scène au bois et remarqué combien le ballet de John Neumeier était également construit comme une métaphore des saisons et du temps qui passe (le ballet commence à la fin de l’hiver et l’acte 1 annonce le printemps ; l’acte 2 est la belle saison et le 3 commence en automne pour s’achever en plein hiver). Dans cette scène, Albisson se montre livide, comme égarée. La rencontre est poignante : l’immobilité lourde de sens d’Armand (qui semble absent jusque dans son badinage avec Olympe), la main de Marguerite qui touche presque les cheveux de son ex-amant sont autant de détails touchants. Le pas de deux en noir affole par ses accélérations vertigineuses et par la force érotique de l’emmêlement des lignes. Audric Bezard est absolument féroce durant la scène du bal. C’est à ce moment qu’il tue sa partenaire. De dernières scènes, il ne nous reste que le l’impression dans la rétine du fard rouge de Marguerite rayonnant d’un éclat funèbre sous son voile noir.

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Les Balletos d’or 2017-2018

Les Balletos d’Or sont en crise. Pour la saison 2017-2018, les organisateurs avaient promis de se renouveler, sortir du cercle étroit de leurs chouchous, et attribuer leurs prix si convoités à de nouvelles recrues. Mais certains s’accrochent à leurs amours anciennes comme une arapède à son rocher. Et puis, la dernière saison a-t-elle été si riche que cela en coups de foudres nouveaux ? On pouvait en débattre. Bref, il a fallu composer. Voici notre liste chabada : un vieux collage, une nouvelle toquade, un vieux collage.

 

 

 

Ministère de la Création franche

Prix Création : Yugen de Wayne McGregor  (réglé sur les Chichester Psalms de Bernstein)

Prix Réécriture chorégraphique : Casse Noisette de Kader Belarbi (Ballet du Capitole)

Prix Inspiration N de Thierry Malandain (Malandain Ballet Biarritz)

Prix Va chercher la baballe : Alexander Ekman (Play)

Prix musical : Kevin O’Hare pour le programme Hommage à Bernstein (Royal Ballet)

  

Ministère de la Loge de Côté

Prix Communion : Amandine Albisson et Hugo Marchand (Diamants)

Prix Versatilité : Alexis Renaud, mâle prince Grémine (Onéguine) et Mère Simone meneuse de revue (La Fille mal gardée).

Prix dramatique : Yasmine Naghdi et Federico Bonelli (Swan Lake, Londres)

Prix fraîcheur : Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann dans La Fille mal gardée d’Ashton (toujours renouvelée)

Prix saveur : Joaquin De Luz, danseur en brun de Dances At A Gathering (Etés de la Danse 2018)

Prix Jouvence : Simon Valastro fait ses débuts dans mère Simone (La Fille mal gardée)

 

Ministère de la Place sans visibilité

Prix poétique : David Moore (Brouillards de Cranko, Stuttgart)

Prix orphique : Renan Cerdeiro du Miami City Ballet dans Other Dances de Robbins (Etés de la Danse 2018)

Prix marlou : François Alu dans Rubis (Balanchine)

Prix dramatique : Julie Charlet et Ramiro Gómez Samón dans L’Arlésienne de Petit (Ballet du Capitole)

Prix fatum : Audric Bezard, Onéguine très tchaikovskien (Onéguine, Cranko)

 

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Canasson : Sara Mearns, danseuse mauve monolithique dans Dances At A Gathering (Etés de la Danse 2018)

Prix Tendre Bébête : Mickaël Conte, La Belle et la Bête de Thierry Malandain

Prix Derviche-Tourneur : Philippe Solano (Casse-Noisette, Toulouse)

Prix Fondation Brigitte Bardot : Michaël Grünecker, Puck maltraité du Songe de Jean Christophe Maillot

Prix Sauvez la biodiversité : Le Ballet de l’Opéra de Paris pour son hémorragie de talents partis voir si l’herbe est plus verte ailleurs. (Trois exemplaires du trophée seront remis à Eléonore Guérineau, Vincent Chaillet et Yannick Bittencourt)

 

Ministère de la Natalité galopante

Prix Adultère : Ludmilla Pagliero et Mathias Heymann (Don Quichotte)

Prix Ciel Mon Mari ! : Myriam Ould-Braham et Karl Paquette (Don Quichotte)

Prix du Cou de Pied : Joseph Caley (English National Ballet, Sleeping Beauty)

Prix Sensualité : Alicia Amatriain (Lac des cygnes, Stuttgart)

Prix Maturité : Florian Magnenet (Prince Grémine, Onéguine)

Prix de l’Attaque : MM. Marchand, Louvet, Magnenet et Bezard (Agon, Balanchine)

 

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Gourmand : Non décerné (l’époque n’est décidément pas aux agapes)

Prix Pain sans levain : Le programme du Pacific Northwest Ballet aux Etés de la Danse 2018

Prix Carême: la première saison d’Aurélie Dupont à l’Opéra de Paris

Prix Pénitence : la prochaine saison d’Aurélie Dupont à l’Opéra de Paris

 

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Fashion Victim: Aurélie Dupont (pour l’ensemble de son placard)

Prix Ceinture de Lumière : les costumes de Frôlons  (James Thierrée)

Prix Fatals tonnelets : les costumes de la danse espagnole du Lac de Cranko (Stuttgart)

 

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix Les Pieds dans le tapis : Laëtitia Pujol, des adieux manqués dans Émeraudes par une bien belle danseuse.

Prix Très mal : Marie-Agnès Gillot qui ne comprend pas pourquoi la retraite à 42 ans ½, ce n’est pas que pour les autres.

Louis Frémolle par Gavarni. « Les petits mystères de l’Opéra ».

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La Fille mal gardée : coquette paysanne cherche petit marquis

Le Coq (Milo Avèque)

La Fille mal gardée (Ashton/Herold). Ballet de l’Opéra de Paris. Palais Garnier. Représentation du mercredi 27 juin 2018.

La Fille mal gardée, un des piliers actuels du répertoire du ballet de l’Opéra de Paris depuis son introduction en 2007, est un ballet étonnant. On peste un peu à l’annonce d’une nouvelle saison lorsqu’on le retrouve inscrit au mois de juillet – « encore ! » – mais on prend tout de même des billets. Et à la revoyure, c’est toujours le même enchantement. Il y a un mystère indéfinissable dans les pièces de génie, qui leur donne non pas tant une jeunesse éternelle qu’un esthétique intemporelle. Ici, on connaît toutes les surprises, tous les gags et pourtant on les goûte toujours avec un plaisir renouvelé. Les coquetteries de ruban, les parapluies igloo, les cocottes atrabilaires ou les mèches de cheveux récalcitrantes, tout se fond dans la belle technique post-Bournonvilienne en un tout harmonieux et jubilatoire.

Lors de la dernière reprise, en 2015, Benjamin Millepied, alors directeur de la Danse, avait joué la carte de la jeunesse. De nombreux espoirs de la compagnie avaient pu s’essayer aux rôles de Lise et de Colas. Ce n’est pas la vision de l’actuelle directrice qui a décidé de s’appuyer sur la hiérarchie. Les distributions de cette Fille sont donc très largement « étoilées ». Las ! Les blessures qui semblaient s’être raréfiées depuis la direction éclair de Millepied se sont réinvitées à la fête, nécessitant un jeu de chaises musicales.

La distribution du 27 juin est à ce titre exemplaire. Dorothée Gilbert, créatrice du rôle à l’Opéra mais qui l’avait lâché après la reprise de 2009, a dû reprendre du service. Elle devait danser avec François Alu. On s’en réjouissait. Mais entre temps, Hugo Marchand, qui devait danser la première avec Alice Renavand s’était blessé, Alu commis à le remplacer et Germain Louvet, non prévu au départ, appelé à la rescousse pour servir de partenaire à Dorothée Gilbert.

On ne pouvait imaginer pairage plus radicalement différent. Alors qu’en est-il ?

La Lise de Dorothée Gilbert est pleine de qualités. Elle est plus naturelle, moins « technicienne » sans doute qu’il y a 10 ans. Mais sa danse manque un peu de glacis, notamment dans sa variation « Elssler » durant la scène 2 de l’acte 1. C’est finalement  Myriam Ould-Braham qui aura imprimé sa marque à ce rôle à l’Opéra.

Le partenariat avec Germain Louvet demande encore à être travaillé. Dans le porté répété deux fois dans le ballet où Colas porte Lise à bout de bras, l’arabesque de Dorothée Gilbert reste un peu chiche, comme si les deux danseurs n’avaient pas trouvé le bon point d’équilibre. La pose finale du grand pas de deux « Fanny Elssler » (Lise saute sur l’épaule de Colas) est manquée.

Le danseur, avec sa ligne superbe et ses sauts aisés, n’a pas nécessairement le gabarit qui convient pour les variations de Colas, conçues pour des danseurs plus compacts (notamment les petits pas de bourrée Bournonville et les pirouettes achevées par un fouetté en 4e devant). Il dépeint un paysan très « hameau de la reine ». On a du mal à prendre au sérieux ce joli aristocrate lorsqu’il débouche des bouteilles de pinard avec les dents. Cela fait néanmoins sourire. Mais, en dépit de petites tensions – presque imperceptibles – au début avec le charmant mais redoutable jeu des rubans, le danseur a déjà plein de bonnes idées dramatiques. Il parvient, juché dans la grange, à attirer l’attention pendant la querelle Lise-Mère Simone.

Le couple met un peu de temps à se former mais il trouve finalement toute sa réalisation à l’acte 2. La pantomime d’hymen de Gilbert est charmante et l’irruption de Colas s’extrayant des bottes de paille est bien minutée. Louvet donne la réplique avec beaucoup d’esprit (« 3 enfants? 10 si tu veux »!). Le bras tendu de Lise, faussement éplorée, fait rire de bon cœur la salle. Après cela, le pas de deux final, très « Sylphide » de Taglioni, coule comme de l’eau de source.

Dorothée Gilbert et Germain Louvet (Lise et Colas).

On passe donc un très agréable moment. D’autant que les seconds rôles ne sont pas en reste.

Simon Valastro. Mère Simone.

Après nous avoir enchanté des années dans le rôle d’Alain, Simon Valastro s’essaie avec succès au rôle de Mère-Simone. Il joue avec sa perruque portée un peu haut sur le front avec deux chignons de côté qui s’agitent. Sa silhouette est considérablement augmentée par ses jupes qui lui donnent un aspect plus large que haut. Sa Mère Simone se déhanche ainsi d’une manière inénarrable. Simon-Simone fesse et claque allégrement sa fifille qui, en retour, étrangle au rouet sa maternelle avec délectation. Adrien Couvez retrouve le rôle d’Alain avec succès. Il est délicieusement cucul-la-praline. Il accomplit deux montées-dévalements d’escalier au timing parfait, hilarants et … musicaux. Alexandre Carniato portraiture un père Alain bourru, conscient de la stupidité de son fils mais le défendant comme une poule son poussin (le contrat déchiré d’un coup de canne). Le notaire et son clerc (Francesco Vantaggio et Léo de Busseroles) ont également un bon sens du minutage. Ils attirent l’attention sur deux rôles mineurs qui passent habituellement assez inaperçus à l’Opéra.

Aviez-vous encore besoin de bonnes raisons pour vous laisser tenter par la Fille mal gardée ?

Adrien Couvez. Alain

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Les Italiens de l’Opéra de Paris : transmission, création, émotion

Les Italiens de l’Opéra de Paris. Photographie Ula Blocksage

Toujours avides d’expériences extra-muros avec les danseurs de la Grande Boutique, les Balletonautes ont envoyé une paire d’yeux avertis doublés d’une plume aguerrie à la rencontre des Italiens de l’Opéra de Paris en visite à Suresnes les 14 et 15 octobre dernier. Voilà de quoi il en retourne…

Parce qu’il a remarqué que, sur les 16 membres d’origine étrangère du Ballet de l’Opéra de Paris, 11 étaient Italiens, le Premier Danseur Alessio Carbone s’est penché sur la longue histoire des relations entre la France et l’Italie dans le domaine de la danse. Nombreuses furent les ballerines italiennes  jusqu’au début du 20e siècle à faire les belles heures de la scène nationale, telle Carlotta Zambelli pour n’en citer qu’une. Cette tradition perdura jusqu’au « dernier italien » Serge Peretti ; puis, il fallut attendre 1997 pour qu’un certain Alessio Carbone marque le retour des danseurs italiens à l’Opéra de Paris.

Après un spectacle inaugural à Venise l’an dernier, les Italiens de l’Opéra de Paris ont donné leur premier spectacle en France le week-end dernier, au Théâtre de Suresnes, sous la direction artistique d’Alessio Carbone lui-même. Figure talentueuse et extrêmement sympathique parmi les solistes de l’Opéra, il a eu à cœur de choisir de très jeunes éléments du ballet afin de leur transmettre toutes ses valeurs. A première vue le résultat pourrait sembler un peu hétéroclite avec de très jeunes et d’autres danseurs beaucoup plus expérimentés tels Letizia Galloni, Valentine Colasante, Simon Valastro et Alessio Carbone. Le résultat en est encore plus bluffant, bien loin de ces galas traditionnels qui, alignant les pas de deux à la suite, ne font pas preuve d’une grande imagination artistique, c’est le moins que l’on puisse dire.

Le programme mêlait des pas de deux classiques judicieusement choisis car, justement,  éloignés des sentiers battus : le Grand Pas classique d’Auber et Diane et Actéon. Ils furent vaillamment défendus par une jeune ballerine au visage à peine sorti de l’enfance, Ambre Chiarcosso, qui montre des équilibres impressionnants ! Avec ses partenaires tout aussi jeunes qu’elle (Giorgo Fourès dans le Grand Pas Classique et Francesco Murra dans Diane et Actéon), ces redoutables démonstrations de style furent réussies malgré les embûches des chorégraphies grâce, entre autres, à un extrême sens de la mesure, rare aujourd’hui chez d’aussi jeunes danseurs.

Alessio Carbone lui-même avait ouvert le spectacle avec Letizia Galloni pour l’un des Préludes de Ben Stevenson, jolie entrée en matière grâce à la présence d’Andrea Turra au piano. On les retrouva ensuite dans Together Alone, un pas de deux de Benjamin Millepied où on les sentait extrêmement à l’aise, fluides, musicaux et inspirés. Dans la même veine plus originale, Valentine Colasante défendit avec assurance et beaucoup de charme un solo de Renato Zanella, Alles Walzer.

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La véritable richesse de ce programme fut une création originale de Simon Valastro. Les habitués de l’Opéra de Paris connaissent bien ce Sujet et ont pu déjà suivre son évolution comme créateur. Ici Mad Rush (musique de Philip Glass, jouée au piano par Andrea Turra) réussissait l’exploit de réunir toute la compagnie. Ce ballet était une commande du Festival de Ravello en juillet dernier et le thème en avait été imposé : l’immigration. Simon Valastro a réussi une pièce extrêmement aboutie qui mêle solo aussi sobre qu’expressif (Sofia Rosolini, aux bras suggestifs, déjà remarquée en première partie pour son excellent In the Middle Somewhat Elevated avec Antonio Conforti ) que parties de groupe, démontrant que, même très jeune, bien dirigé et motivé, un danseur de l’Opéra peur s’imposer en scène autrement que par sa technique ! L’ensemble, à la chorégraphie affutée et poignante sans jamais tomber dans le pathos, augure bien des possibilités de ce groupe et de son chorégraphe.

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Sofia Rosolini pendant la rencontre organisée avec les danseurs le 15/10

Dans une rencontre avec le public organisée juste après le spectacle, Alessio Carbone a très gentiment répondu aux questions du public, parfois néophyte, faisant même intervenir ses danseurs qui l’entouraient. Il a longuement insisté sur le sentiment de transmission qui l’animait en dirigeant ce groupe. Le meilleur exemple en est Aunis qui clôturait la première partie. Bénéficiant lui aussi de l’accompagnement des musiciens sur scène ce trio mêlait deux jeunes danseurs (Francesco Mura et Andrea Sarri) à Simon Valastro et il était passionnant de voir comment chacun d’entre eux maîtrisait cette difficile succession de pas, rythmée sur des musiques traditionnelles vendéennes. Sans conteste ce fut la meilleure interprétation depuis le trio mythique Jean-Claude Chiappara, Kader Belarbi et Wilfried Romoli; d’ailleurs c’est ce dernier qui a fait travailler lui-même les interprètes italiens. Transmission toujours…

Ce spectacle se révéla donc une très bonne surprise. Connaissant les exigences artistiques d’Alessio Carbone et de Simone Valastro, on ne pouvait que s’attendre à un résultat de haut niveau et on n’a pas été déçus mais en plus totalement séduits par l’intelligence du programme et sa fraîcheur, l’émotion et/ou l’énergie générées par les pièces dansées et… par leur humilité à tous.

« Aunis », Jacques Garnier. Andrea Sarri, Francesco Mura et Simon Valastro. Photographie Ula Blocksage

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Les Balletos d’or 2016-2017

Louis Frémolle par Gavarni. « Les petits mystères de l’Opéra ».

Les Balletos d’Or de la saison 2016-2017 vivent une période de transition. On voudrait appliquer de nouvelles règles (limitation à trois du nombre des prix consécutifs, strict respect de la parité dans chaque section, mentions de rattrapage pour éviter de faire de la peine à quiconque, etc.), mais tout en nous regimbe contre cette pente-là. Alors le jury a décidé – au moins une dernière fois avant la grande réforme – d’être comme il aime : horriblement partial, méchant et emporté.

 

Ministère de la Création franche

Prix Réécriture chorégraphique : Kader Belarbi (Don Quichote)

Prix Création : Nicolas Paul (Sept mètres et demi au-dessus des montagnes)

Prix Toujours neuf (ou « Barbant comme au premier jour », c’est selon): Merce Cunningham (Walkaround Time)

Prix Mauvais goût : Benjamin Millepied pour toutes les dernières entrées au répertoire de pièces mineures de Balanchine

Prix Cosi-Couça : la chorégraphie dispensable et fastidieuse d’ATK sur le chef d’œuvre de Mozart.

Prix Plastique : Olafur Eliasson (conception visuelle de Tree of Codes)

 Prix Taxidermie : Alexei Ratmansky (La Belle « reconstituée » pour l’ABT)

Prix Naphtaline : Anastasia (Kenneth MacMillan, Royal Ballet)

 

Ministère de la Loge de Côté

Prix couple de scène : Maria Gutiérrez et Davit Galstyan (DQ, Toulouse)

Prix Aurore : Yasmine Naghdi (Sleeping BeautySleeping Beauty, Royal Ballet)

Prix Versatilité : Eléonore Guérineau (Trio de Forsythe et pas de deux des Écossais de la Sylphide)

Prix Liquide : Yuhui Choe (Crystal Fountain Fairy dans Sleeping Beauty & Symphonic Variations)

Prix Jouvence (et on s’en fiche de se répéter) : Emmanuel Thibault

 

Ministère de la Place sans visibilité

Prix « Croce e delizia » : Alessandra Ferri (Marguerite et Armand, Royal Ballet)

Prix « Farfallette amorose e agonizzanti » : Simon Valastro et Vincent Chaillet (Lysandre et Démetrius, Le Songe de Balanchine)

Prix Ave Regina Caelorum : Marion Barbeau (Titania et le pas de deux du 2nd acte, nous sauve de l’ennui éternel durant Le Songe d’une nuit d’été de Balanchine).

 

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Chat Botté : Alexandre Gasse (Brahms-Schönberg Quartet)

Prix Joli Zozio : Myriam-Ould Braham (La Sylphide)

Prix Adopte un bourricot (ex-aequo) : Francesco Vantaggio et Pierre Rétif (Bottom dans le Songe de Balanchine)

Prix de la Ligue de protection des ballerines : Marie-Agnès Gillot, vaillante outragée par McGregor (Tree of Codes) et Valastro (The Little Match Girl Passion)

 

Ministère de la Natalité galopante

Prix Pas de deux : Fabien Révillion et Hannah O’Neill (Le Lac)

Prix Innocence : Sarah Lamb (Mayerling)

Prix Découverte : David Yudes (Puck, The Dream, Royal Ballet)

 

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Fraîcheur : Grettel Morejón et Rafael Quenedit (tournée de Cuba à Paris)

Prix Saveur : Alvaro Rodriguez Piñera pour son très lifarien Tybalt dans le Roméo et Juliette de Charles Jude (Bordeaux)

Prix Gourmand : Alexander Riabko (Drosselmeier, Nussknacker de Neumeier)

Prix Carême: Aurélie Dupont (soirée en hommage à Yvette Chauviré)

 

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Fashion Faux Pas : la Maison Balmain pour le total look emperlousé de Renaissance (Sébastien Bertaud)

Prix Jupette jaune : Hugo Marchand (Herman Schmerman)

Prix Fête du Slip : MC 14/22 par les épatants danseurs du ballet du Capitole de Toulouse

Prix Chapka : Christian Lacroix se coince la Karinska dans Le Songe

Prix Sang-froid : Reece Clarke quand son costume se défait sur scène (Symphonic Variations, Royal Ballet)

 

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix Abandon de poste : Benjamin Millepied (il avait pourtant promis de maintenir ses deux créations de la saison 2016-2017…)

Prix Cafouillage : La mise à la retraite douloureuse de Charles Jude à Bordeaux.

Prix Émotion : les chaleureux adieux à Emmanuel Thibault et Mélanie Hurel.

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Danseurs-chorégraphes : un sur quatre


Soirée Bertaud, Valastro, Bouché, Paul – Soirée du 15 juin 2017

Les quatre danseurs-chorégraphes conviés à concocter chacun une pièce pour la scène du palais Garnier sont des interprètes talentueux. Leur nom, familier aux habitués, ne suffit pas à remplir la salle – au soir de la deuxième représentation, on comptait les places vides par dizaines. L’Opéra n’a d’ailleurs programmé que quatre dates, ce qui est un peu tristounet en termes d’exposition au public. Il n’y a sans doute pas de méthode-miracle (apparier une création avec une œuvre majeure du répertoire attire le chaland mais peut s’avérer cruel)…

Le pari – risqué à tous égards – d’une soirée de créations avait sans doute partie liée avec la promotion de l’Académie de chorégraphie lancée par Benjamin Millepied en 2015, et qui n’aura pas survécu à son départ. Comment ses membres ont-ils été accompagnés dans leur création, s’ils l’ont été ? Ont-ils discuté de leur projet avec William Forsythe, à l’origine mentor de l’Académie ? On n’en sait trop rien, et au fond on s’en fiche : c’est le résultat qui compte.

Renaissance, réglé sur le concerto pour violon n°2 de Mendelssohn, pourrait prétendre au titre de premier ballet macronien, puisqu’il se veut en même temps classique et moderne. Sébastien Bertaud veut combiner l’élégance de l’école de danse française avec le démembrement du haut du corps, sans parvenir à transcender ses influences (un patchwork de ce qui s’est dansé à Garnier depuis deux ans). Le cas n’est pas pendable (on peut être inspiré sans être original) ; je suis en revanche irrité par la superficialité du propos, et plus encore par le traitement de la matière musicale. Bertaud déclare avoir choisi le concerto de Mendelssohn « pour sa finesse et son élégance ». Mais cette pièce, certes brillante, est au contraire romantique et profonde. On doit peut-être ce contresens du chorégraphe au violon, monocolore et extérieur, d’Hillary Hahn (musique enregistrée).  « De plus, la virtuosité du violon, instrument à l’honneur, fait écho au travail des danseuses sur pointes », ajoute-t-il.

Je me suis pincé en lisant cette déclaration après coup, car j’ai passé les 30 mn que dure la pièce à fulminer contre la constante dysharmonie entre musique et pas. Bertaud met du staccato partout, transformant à toute force la ligne mélodique en rythme, comme fait un enfant impatient de terminer un puzzle, et qui en coince au hasard les pièces restantes. Le décalage atteint son comble au début de l’andante, moment de calme que le chorégraphe pollue de grands mouvements d’épaules. Le revers de toute cette agitation est l’absence de tout arc émotionnel (deux couples alternent dans l’adage, on renonce vite à se demander pourquoi ; et pourtant la distribution aligne quelques-uns des danseurs les plus sexy de la planète). Les scintillants costumes signés Balmain sont raccord avec l’œuvre : surchargés, mais sans objet. (Note pour ma garde-robe : la paillette grossit le fessier).

À l’agacement, succède l’embarras devant The Little Match Girl Passion de Simon Valastro, pensum expressionniste qu’on croirait tout droit sorti des années 1950. Voir Marie-Agnès Gillot tressauter sur une table est physiquement douloureux (rendez-nous Bernarda Alba !). Des nuages de fumée émanent des épaules du personnage dansé par Alessio Carbone (méconnaissable avec sa barbe à la Raspoutine), c’est déjà plus rigolo (et rappelle Teshigawara). Un personnage qu’on déshabille sur scène est électrocuté par une guirlande de Noël (on pense au Preljocaj de MC14/22 « Ceci est mon corps »).

Malgré un début manquant de tension, Undoing World de Bruno Bouché réserve quelques jolis moments, notamment à l’occasion d’un pas de deux entre Marion Barbeau et Aurélien Houette (Bouché, contrairement à Millepied, Peck, et bien d’autres, ne confond pas pause et vide), et on se laisserait presque aller à trouver poétique la bruyante valse des couvertures de survie, mais le propos s’alourdit par trop sur la fin (et Houette, devenu chanteur à message, aurait gagné à soigner son accent anglais).

Sept mètres au-dessus des montagnes repose sur un dispositif unique et lancinant : les danseurs émergent de la fosse d’orchestre, de dos, parcourent la scène avant de disparaître vers le fond, et refaire le parcours. Un écran en hauteur, occulté par intermittences, montre des images de tout ou partie de la distribution et de leur reflet dans l’eau, en plans de plus en plus rapprochés. La quiétude des motets de Josquin Desprez est contredite par l’impétuosité des treize danseurs ; mais ce décalage, loin d’être impensé comme dans Renaissance, fait le cœur du projet de Nicolas Paul. La tension est palpable : on ne sait ce que visent les personnages, ni ce à quoi ils semblent parfois vouloir échapper, mais l’ensemble semble frappé du sceau de la nécessité. Ce n’est pas bien joyeux, mais c’est la seule pièce vraiment maîtrisée et réussie de la soirée.

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Périples, de Cunningham à Forsythe

p1000169.jpgProgramme Cunningham/Forsythe, Palais Garnier

Il y a bien un quart de siècle – je ne sais plus si c’était lors de la soirée Chorégraphes américains en juin 1990 ou lors de l’invitation de la Merce Cunningham Dance Company en novembre 1992 – on pouvait assister dans l’amphi de Garnier à de bruyantes algarades entre partisans et contempteurs de Cunningham. Aujourd’hui, ceux qui se barbent consultent leur téléphone, et la nostalgie me saisit : à tout prendre, et même pendant le spectacle, une franche et sonore bronca me gênerait moins que cette monadique, fade et vide pollution lumineuse.

Le titre de Walkaround Time fait référence à ces instants où l’ordinateur mouline. À ces moments, – comme le dit facétieusement le chorégraphe – on ne sait pas trop bien si c’est la machine ou l’homme qui « tourne en rond ». Construite autour d’un décor inspiré de Marcel Duchamp, et décomposé par Jasper Johns, la pièce débute dans le silence, qui fait bientôt place à des bruits de pas sur le gravier, puis des bruits de vague ou de moteur. Il faut – ce n’est pas forcément facile – se laisser porter par la quiétude des premières séquences.

Nous voilà dans un ballet-yoga (cette discipline, comme le disent les bons professeurs, n’est pas une action mais un état), qui mobilise toute la grammaire corporelle de Cunningham, y inclus maints sauts de marelle, promenades de héron, portés ironiques et équilibres sur le souffle – ceux de la danseuse en lilas sont saisissants de contrôle. À mi-parcours, la « musique » de David Behrman laisse place à trois airs de tango, sur lesquels les neuf danseurs se délassent. Lors de ma première vision de l’œuvre (19 avril), la distribution réunissant majoritairement de tous jeunes danseurs (Mlles Adomaitis, Anquetil, Bance, Drion, Joannidès et MM. Aumeer, Chavignier, Le Borgne et Monié) en profite pour improviser un petit solo ou marquer une variation ; croyant que c’était encore du Cunningham, je vois dans certains mouvements glissés des garçons comme la préfiguration de la gestuelle d’un Noé Soulier… et m’attendris de cette lointaine connexion (en l’espèce imaginaire, comme le montre la même pause incarnée par l’autre cast, qui se borne à des assouplissements).

Je ne sais si c’est le fait de la première vision, ou parce que je ne mets pas de noms sur les visages, mais la distribution « jeune » m’a donné l’impression d’une abstraction parfaite, faite de changement de positions d’une précision quasi-clinique. L’autre distribution (pas entièrement différente, mais où l’on retrouve quelques figures plus familières – Mlles Laffon, Fenwick, Parcen, Raux, MM. Cozette, Gaillard, Meyzindi) interprète Cunningham de manière plus coulée, fondue.

Le Trio (1996) de Forsythe réunit une danseuse et deux danseurs en tenue bariolée (du genre qu’oserait à peine un touriste occidental en Thaïlande), qui pointent l’attention sur des parties de leur corps (hanche, coude ou cou) peu mises en valeur dans la danse, avant de se lancer dans un galop joueur ; les voilà rattrapés en route par des bribes de l’Allegro du 15e quatuor de Beethoven, d’un romantisme tardif annonçant tout le XXe siècle, et dont on a envie de chanter la suite dès que le disque s’interrompt (Forsythe est maître dans l’art de jouer avec la frustration). L’interprétation livrée par Ludmila Pagliero, Simon Valastro et Fabien Révillion a le charme de l’entre-deux : ils ont à la fois l’élégance de la période Ballet de Francfort et le dégingandé des créations pour la Forsythe Company. On s’amuse, en particulier, de la versatilité de Révillion, qui campait il y a quelques semaines un Obéron gourmand de ses plaisirs dans le Songe de Balanchine, et réapparaît comme métamorphosé en bad boy aujourd’hui (soirée du 19). Tout aussi remarquable, dans un style un chouïa plus contemporain, est le trio réunissant Éléonore Guérineau, Maxime Thomas et Hugo Vigliotti ; ces deux derniers ont un physique tout caoutchouc, et on les croirait capables d’assumer à la ville leur costume désassorti.

Dans Herman Schmerman (1992), le quintette de la première partie confirme la forme technique des danseurs de l’Opéra, qui négocient à plaisir l’alternance d’acéré et de chaloupé suggéré par la chorégraphie de Forsythe, irrigué par la musique de Thom Willems. Les filles savent comme personne donner l’impression que le mouvement part d’ailleurs qu’attendu (Mlles O’Neill, Vareilhes et Gross le 19, Vareilhes, Stojanov et Gautier de Charnacé le 22, Bellet, Vareilhes et Osmont le 4 mai) ; parmi les garçons, c’est grand plaisir de contraster les qualités de Vincent Chaillet (remarquable précision dans l’attaque) et celles de Pablo Legasa (aux bras ébouriffants de liberté). Dans le duo final, Eleonora Abbagnato et François Alu dansent chacun de leur côté au lieu de raconter une histoire ensemble (soirée du 19 avril). Aurélia Bellet joue la féminité désinvolte et un rien aguicheuse (22 avril, avec Aurélien Houette), et on se remémore alors – à l’aide de quelques vidéos facilement accessibles – l’interprétation de Sylvie Guillem ou d’Agnes Noltenius, qui toutes deux, menaient clairement la danse, traitant leur partenaire avec une taquine nonchalance. Hannah O’Neill et Hugo Marchand (4 mai) tirent le pas de deux vers quelque chose de plus gémellaire, et on reste bouche bée de leurs lignes si étendues. Tout se passe comme si, même quand chacun déroule sa partie en semblant oublier l’autre, une connexion invisible les reliait. La dernière partie – c’est incontestablement Marchand qui porte le mieux la jupette jaune – les conduit au bord de l’épuisement : les derniers tours au doigt, sur lesquels le noir se fait, marquent presque un écroulement dans le néant.

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