
Toulouse, La Halle aux Grains
Toulouse : Fokine/Preljocaj. 2 juillet 2017
Que font les garçons quand ils sont tout seuls ou entre garçons ?
Ils baguenaudent, ils musardent, rêvent ou fantasment. Le dernier programme de la saison du ballet du Capitole semble reposer sur un concept très paritaire : un ballet féminin et une pièce pour garçons. Mais en est-on si sûr ?
Dans Chopiniana, l’effectif est certes essentiellement féminin mais la présence masculine du poète (un rôle créé jadis par Nijinsky) ne doit pas cacher qu’il s’agit d’un rêve d’homme. C’est la femme imaginée, dessinée et fantasmée dans une robe de gaze par le désir masculin. Ces femmes à la fois virginales et tentatrices, ces trois solistes qui représentent trois facettes (trois poncifs) de la féminité, ce sont des idées d’homme.
Le Chopiniana de Toulouse, privé du clair de lune imaginé par Léon Bakst pour Les Sylphides (la version de ce ballet révisée par Fokine en 1909 pour le public parisien), un peu lesté aussi par la musique enregistrée de la réorchestration déjà discutable des pages de Chopin, demande un petit temps d’adaptation pour séduire. Le corps de ballet féminin parvient cependant assez vite à se couler dans ce style moelleux mais pas si précieux qu’il n’y paraît au premier abord. Les deux demi-solistes, Julie Loria et Olivia Lindon sont de jolies idées de femmes.

Chopiniana : Ballet du Capitole de Toulouse. Ramiro Gomez Samon et Natalia de Froberville. Photographie David Herrero.
Natalia de Froberville, transfuge de Perm, parle avec ce style sa langue maternelle (ses piqués arabesque avec moulinés des bras sont exquis) et Ramiro Gomez Samon est un poète tout en délicatesse (ports de bras et réceptions silencieuses, jolie batterie aérienne). Il ne lui reste qu’à travailler l’expression du regard encore un peu tourné vers l’intérieur. C’est moins concluant pour les deux autres solistes féminines. Juliette Thelin fait montre d’un beau ballon dans les jetés de la valse opus 70 n°1 mais sa danse reste un peu trop minérale pour convaincre totalement. Quant à Julie Charlet, elle a le souci du style mais, sur la durée, la tension s’installe dans ses mains et son plié devient de verre.

MC 14/22 Ceci est mon corps. Photographie : David Herrero.
Avec MC 14/22, on reste dans le domaine du fantasme masculin. Cela commence même sous le signe du rêve. Huit hommes dorment d’un sommeil agité et charnel sur ce qui semble être des lits superposés. Les corps se contorsionnent et se confondent parfois sans jamais se toucher tandis que, côté jardin, un garçon (Demian Vargas) accomplit les ablutions pour un camarade inerte et qu’un autre, côté cour, trace sur le sol au scotch de déménagement un étrange signe cabalistique. MC14/22 oscille la plupart des 55 minutes de sa durée entre ces deux pôles : l’un céleste et l’autre infernal.
La référence christique est évidente (on commence sur une Pietà) mais l’homo-érotisme est assumé. À un moment, les six tables de fer qui figuraient les lits au début sont mises à la suite les unes des autres. Les 12 danseurs évoquent alors immanquablement les apôtres (on distingue même Judas regardant dans sa main le prix de sa trahison) mais bientôt d’autres scènes viennent interférer. Les garçons singent des statues antiques : Hippomène et Atalante, le discobole et autres lutteurs. La pièce échappe en fait à toute référence culturelle précise. La musique de Tedd Zahmal n’est pas sans évoquer celle des temples hindouistes, de même que les longs pagnes des garçons font penser au Japon.
Ce qui fait le lien, c’est la violence. La violence des désirs masculins : les tables métalliques sont tour à tour chariots mortuaires, tables de kinésithérapie musclée et couches de stupre. La violence prend toutes les formes et agit en n’importe quel nom. La pièce accomplit lentement une escalade vers l’insoutenable. Alors qu’on croit assister à une accalmie, un danseur (Nicolas Rombaut) commence à chanter en voix de tête une sorte de cantique indistinct tandis que neuf de ses camarades adoptent une gestuelle apaisée. Deux compagnons s’ingénient alors à poser leur marque sur son chant, tapotant puis martelant sa cage thoracique, bouchant tour à tour tous ses orifices faciaux, pressant enfin son estomac pour pervertir la qualité angélique du chant. Il sera finalement distordu de manière grotesque (provoquant l’hilarité d’une partie de la salle). Mais personne ne rit plus dans la scène suivante où un jeune homme (Pierre-Emmanuel Lauwers) qui avait accompli une chorégraphie fluide rencontre son bourreau qui lui scotche les yeux. Le jeune gars répète son pas à l’identique. Le bourreau lui scotche alors, une main à la figure, un bras à l’avant bras, puis un genou au talon. Que sais-je encore. Jusqu’où peut aller la haine et la cruauté envers l’autre et jusqu’où peut aller la rage de s’exprimer? Transformé en paquet humain, le corps du jeune homme scotché de toutes parts s’agite encore et toujours avec rage. A ce moment, la salle ne rit plus. Quelques sorties intempestives et indignées de membres du public sont désormais perceptibles.
La dernière scène enchaîne sur une note plus paisible. Mais en est-on si sûr ? Les six tables montées en escalier sont un tremplin pour les danseurs qui, un à un, les gravissent pour se jeter dans le vide, à la merci de leurs camarades. Est-ce une célébration de la confiance entre les hommes ou cela démontre-t-il simplement le résultat de tous les artifices précédents, destinés à briser chez ces hommes toute volonté individuelle ?
MC14/22 n’a pas été crée pour le ballet du Capitole et pourtant… l’identité même de la compagnie, la diversité et l’individualité forte de ses danseurs (Solano, Astley, Kaneko…) qui savent pourtant se fondre dans un ensemble classique sans se renier, lui permet d’apporter ici, dans ce chef-d’œuvre contemporain, la chair digne d’une compagnie à chorégraphe.

MC 14/22. Pierre-Emmanuel Lauwers (la victime), ici avec Jackson Carroll (le bourreau). Photographie David Herrero.