
Marcia Haydée – Saluts – 26 nov 2021
Dornröschen – Chorégraphie de Marcia Haydée d’après Marius Petipa – Orchestre du Staastoper de Stuttgart, dirigé par Maria Seletskaja – Soirée du 26 novembre 2021
La reprise de la Belle au bois dormant de Marcia Haydée, créée à Stuttgart en 1987, a lieu devant une salle à demi-pleine. Dans le Land de Bade-Wurtemberg, on applique, depuis le 24 novembre, un quadruple régime restrictif (jauge réduite à 50%, vaccin et test et masque). Qui plus est, au soir de la première, on a pu craindre, après l’évacuation de la salle sous les mugissements d’une alarme-incendie au premier tiers du 1er acte, de ne voir qu’un petit morceau de spectacle. Ouf, ce n’était qu’une fausse alerte. Après 15 mn dehors à risquer la bronchite, chacun a pu regagner son siège, et les danseurs – sauf les enfants qu’on n’a pas fait revenir – ont bissé la valse des fleurs.
Le prologue s’ouvre sur un ciel trop bleu pour être honnête : dans une cour dont trois côtés sont bordés d’arcades, un corps de ballet immobile, lui aussi vêtu en bleu, s’anime à l’arrivée des nourrices et de leur couffin. Nous sommes dans une ambiance qui se veut Grand Siècle : le maître de cérémonie Catalabutte (Alessandro Giaquinto) multiplie les petits battements en retiré, en une imitation statique de la danse baroque. Le roi, la reine et toute la cour s’attendrissent devant la petite Aurore, que les fées viennent doter : la feuille de distribution précisant la vertu associée à chaque fée, j’ai tenté de voir une correspondance entre chaque variation de la chorégraphie de Petipa et les qualités transmises à la petite princesse (dans l’ordre : la beauté, l’intelligence, la grâce, l’éloquence et la force). En vain, j’avoue. Peut-être, faute de délicatesse dans l’interprétation, mon esprit a-t-il vagabondé plus que de raison, d’autant que les couleurs trop franches, le maquillage outré et la coiffe des fées – une espèce de bonnet de piscine affublé d’antennes – nuit à leur poésie.
Le coup de force qui sauve le prologue est l’apparition de la fée Carabosse, rôle travesti créé pour Richard Cragun, et excellemment interprété par Jason Reilly. Ses bonds et son abattage éclipsent sans mal une fée Lilas (Miriam Kacerova) aussi pâlotte en technique (pas de tours à l’italienne) qu’en présence scénique. Regard gourmand, mains mignardes, sauts seconde et tours en l’air à foison, Carabosse tétanise toute la cour et ébahit le spectateur.

Dornröschen – Elisa Badenes (Acte I) (c) Stuttgarter Ballett
La suite est clairement placée sous le signe de la fée maléfique. À l’issue du prologue, son immense cape noire recouvre le rideau de scène, et durant toute l’ouverture du 1er acte, nous la voyons surveiller d’un œil sardonique la croissance de la fillette. Que nous découvrons enfin (après l’alarme-incendie) adulte en la personne d’Elisa Badenes. La ballerine déboule en quatrième vitesse (un chouïa trop vite à mon goût). Lors de l’adage à la rose, Mlle Badenes a des équilibres visiblement prudents, mais elle compense ce déficit de souveraineté par l’éloquence de ses regards – tous différents – à l’endroit des quatre princes, et une très jolie mobilité de la tête et des épaules. Nous voilà sous le charme d’une Aurore très moderne, à la personnalité déjà affirmée.
La réussite de toute la scène repose aussi sur une caractérisation forte – dans l’habillement comme la gestuelle – des quatre zigues, censés venir respectivement du Sud, de l’Ouest, de l’Est et du Nord (il s’agit, respectivement, de Noan Alves, Timoor Afshar, Fabio Adorisio et Daniele Silingardi). L’interaction entre ces personnages, que la plupart des productions de la Belle réduisent à l’accessoire, est très travaillée : tous s’entretoisent en permanence, et alternativement, l’un d’eux brûle la politesse aux trois autres pour offrir en premier sa main à Aurore (d’un air qui semble dire « cette fois, c’est à moi ! »). De son côté, Aurore, loin de s’étonner naïvement de leur intérêt pour elle, semble s’amuser de la variété de choix qui s’offre à elle.
On découvre, au deuxième acte, un Désiré plutôt extraverti (David Moore, toujours poétique, même si la partition ne lui donne que peu l’occasion de montrer cette qualité). Point d’adage méditatif comme dans les productions parisienne comme londonienne, notre prince bondissant multiplie – joliment et proprement – les manèges, ainsi que les politesses – froides mais sans spleen – envers les dames. Cela ne l’empêche pas de décliner l’invitation à la chasse que lui adresse sa cour, et c’est heureux car, autrement, rencontrerait-il Aurore en rêve ? La scène de la rencontre, par l’entremise de la fée Lilas, fait ressentir avec finesse que si Désiré réveille Aurore, c’est aussi qu’il a été éveillé par elle. Posant sa main sur l’épaule de Désiré, la fée le fait pivoter pour qu’il voie Aurore. Quelques instants après, du même geste, qu’elle prolonge en effleurant d’une caresse la main du jeune homme, la donzelle engage le partenariat. La scène n’est pas seulement peuplée par les trois personnages : y évoluent les Esprits de la forêt, jeunes filles vêtues de longues robes claires aux motifs de branche automnale et qui, quand elles s’interposent entre Aurore et Désiré, figurent clairement les obstacles qu’il faudra franchir pour se retrouver.

David Moore et Elisa Badenes (Acte 2) (c) Stuttgarter Ballett
Entre le 1er et le 2e actes, le décor a changé d’atmosphère et d’époque : les arcades et le ciel sont saturés d’arbres dont les troncs entrelacés et les branches proliférantes laissent à peine filtrer la lumière. L’intervention de Carabosse – dont l’entrée, debout sur les épaules de trois porteurs masqués par une toujours gigantesque cape noire, est proprement spectaculaire – renforce l’impression d’étouffement : Carabosse et ses comparses envahissent l’espace, et la cape, tendue en fond de scène, se transforme en piège pour Désiré. Un moment, il est tellement entortillé qu’il en perd connaissance, et l’on se demande si et comment la fée Lilas, toute seule et bien plus pauvre en moyens scéniques que ses adversaires, va pouvoir l’emporter.

David Moore, Jason Reilly (Acte 2). (c) Stuttgarter Ballett
J’ai presque souhaité (tant le mal est séduisant et le bien fadasse) qu’il n’en soit rien. Bien sûr, mon esprit tordu n’avait aucune chance d’être entendu : Désiré finit par se libérer de ses rets, franchir la barrière, porter la princesse dans ses bras et la réveiller d’un baiser.
Les invités du mariage – où l’on remarque des héros des contes de Perrault, de Grimm, d’Andersen mais aussi de la Commedia dell’arte – composent un tableau féérique (il me faut toutes ces couleurs pour mes habits). La luxuriance des costumes et l’intelligence du décor (tous deux dus à Jürgen Rose) sont un des points forts de la production.
Le dispositif à deux étages permet aux personnages secondaires – le roi, la reine, les princes des quatre coins du monde, qu’on avait endormi avec les autres – d’observer de loin, mais aussi à Carabosse d’intervenir à nouveau, plutôt en commentatrice défaite et goguenarde. Tout au long de la soirée aussi, les lumières – concoctées par Dieter Billino – contribuent de façon prenante aux changements d’ambiance (lors de la première intervention de Carabosse, la scène se séchera en sépia ; plus tard, le haut sera rouge et le bas s’aplatira en noir et blanc).
La production de Marcia Haydée enrichit la trame principale de multiples trouvailles annexes – les jeunes filles dont la danse bouscule le maître de cérémonie au début de l’acte I, les invités du mariage qui vivent de micro-drames sur les bords de scène, avant de composer le corps de ballet. Les scènes de divertissement sont aussi plantées avec fraicheur (les agaceries entre chats inversent les rôles : la demoiselle intimide son congénère).
La chorégraphie propre à la production fait la part belle à la technique masculine – avec des variations pour chacun des princes des quatre bouts du monde, et une présence hors-norme pour Carabosse – sans oublier de doter les évolutions du corps de ballet féminin d’une jolie fluidité (notamment la partie des amies d’Aurore – six jeunes filles en jaune – dont la danse fait friser l’œil, plus que celle des fées du prologue). Pour la séquence des pierres précieuses (elles sont quatre), on découvre un Ali Baba tatoué et torse nu (Ciro Ernesto Mansilla). Voilà les virevoltes ostentatoires d’Ali dans Le Corsaire sur du Tchaïkovski. C’est bien incongru. Tout à fait traditionnel, en revanche, est le pas de deux du mariage, où éclate la confiance et l’entente entre les partenaires. À la toute fin, avant que le porté-flambeau ne se retourne en porté-poisson, Elisa Badenes décale un peu son épaule gauche et son regard vers le bas, comme si elle disait à son acolyte : « allons-y, plongeons ! ». C’est délicieux.

Dornröschen – Le mariage (c) Stuttgarter Ballett