Le Temps d’Aimer la Danse 2021 : Malandain-Harriague (1/2)

L’an dernier, les conditions sanitaires avaient profondément chamboulé le programme initialement prévu du Temps d’Aimer la Danse, de nombreuses compagnies étrangères invitées n’ayant finalement pu se déplacer. Cette saison, le recrutement du festival est donc plus « local », se concentrant sur des artistes hexagonaux ainsi que de nombreuses compagnies basques.
Pour autant, l’offre, pour être moins internationale, est néanmoins extrêmement large dans les expériences et les émotions qu’elle procure : de places ensoleillées en musées, de galeries en théâtre, on finit par avoir le tournis. Mon esprit aime les catégories et les thématiques. Or ce n’est pas la philosophie du Temps d’Aimer. Qu’importe ; on ne se change pas. L’an dernier, on s’était inventé des thématiques par journées. Ici, la logique est différente.
Pour moi, ce premier week-end du festival aura tout d’abord été marqué  par les œuvres de Thierry Malandain et par la découverte du travail du chorégraphe associé au CCN de Biarritz, Martin Harriague, qui a été somme toute peu diffusé en région parisienne jusqu’à présent, mais que la capitale découvrira bientôt (en octobre, au Théâtre de Chaillot), dans un programme de créations dont l’avant-première avait justement lieu samedi 11 à la Gare de Midi de Biarritz.

 

Créations, passation  

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L’Oiseau de feu, Thierry Malandain. Photographie ©Olivier Houeix

C’est sous l’ombre tutélaire d’Igor Stravinski que se déroulait la première grande soirée de spectacle du festival débuté la veille. Thierry Malandain et Martin Harriague présentaient leurs visions personnelles de deux monuments des Ballets russes de Serge de Diaghilev, respectivement l’Oiseau de feu, originellement chorégraphié par Mikhail Fokine en 1910 sur la scène de l’Opéra de Paris et le Sacre du Printemps, chorégraphie de Nijinski, qui inaugura dans le scandale et les vociférations, le Théâtre des Champs Élysées en 1913. Chacune de ces œuvres a connu moult relectures plus ou moins mémorables.

L’Oiseau de feu, le ballet endossé par Thierry Malandain, a marqué les générations qui l’ont découvert dans la chorégraphie de Fokine avec les luxueux décors et costumes de Golovine augmentés d’additions luxuriantes de Léon Bakst. Il a donné lieu à de successives suites symphoniques par Stravinski, insatisfait de la partition originale et a bénéficié d’une relecture marquante. En 1970, Maurice Béjart identifiait l’Oiseau de feu (initialement un oiseau aux plumes magiques qui aide le jeune Ivan Tsarevitch à vaincre les sombres sortilèges du maléfiques Katchei en échange de sa liberté) à l’esprit de la Révolution au milieu d’un groupe de travailleurs en vestes mao et bleu de travail.

Pour cette version 2021, alors que la mystique impériale tsariste ou les idéologies marxistes-léninistes sont désormais obsolètes ou discréditées, Malandain choisit une toute autre voie. Loin d’une relecture dans l’air du temps (ce qu’en dépit de ses indéniables qualités chorégraphiques était l’Oiseau de Béjart), il propose une réécriture qui souligne, sans référence appuyée  à des thématiques contemporaines, l’actualité et la pertinence de l’Oiseau de feu dans notre monde d’aujourd’hui. La métaphore choisie, autour de Saint François d’Assise (1182-1226), exact contemporain de Philippe-Auguste, ne paraît pourtant pas, de prime abord, exactement actuelle. Pourtant, on trouve une résonance étrangement d’actualité dans cette opposition entre d’un côté des forces obscurantistes, figurées au début du ballet par l’ensemble de la compagnie (les  danseurs sont vêtus de sortes de soutanes jésuitiques) qui ondule comme une vague ou une nuée pesante, et d’autres part, une Trinité vertueuse constituée de l’oiseau (Hugo Layer en flamboyant justaucorps à impositions dorées) et la double figure des passeurs de grâce, François (Michael Conte avec sa sensibilité élégiaque toujours palpable) et Claire, fondatrice de l’ordre des Clarisse (Claire Lonchampt, danseuse liane à la grâce de vierge pré-renaissante). Cette quête de sens et de spiritualité dans un monde sclérosé dans ses principes rétrogrades ou éculés encapsule parfaitement notre époque.

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L’Oiseau de feu. Claire Lonchampt (Claire), Hugo Layer (l’Oiseau) et Mickaël Conte (François). Photographie ©Olivier Houeix

Dans son ballet, Thierry Malandain ne recherche ni à s’éloigner à tout prix de la tradition ni à jouer le jeu des citations. On reconnaît donc l’Oiseau de Feu (le passage des princesses n’est pas éludé mais à leur tête, Patricia Velàzquez n’est pas une tsarevna mais un charmant canari aux prestes battements d’aile) tout en assistant à un ballet représentatif du style de Thierry Malandain, avec des thèmes chorégraphiques développés récemment dans son œuvre, telles ces figures dynamiques en cercle ou en étoile qui infusent également sa Pastorale  :  la bacchanale, ici le retour des hommes en noirs menés par Raphaël Canet, ou encore ce cercle de danseurs en blanc dont les mains écartées semblent vouloir aspirer la lumière qui tombe des cintres. On y trouve aussi de beaux trios typiques du chorégraphe, d’une grande fluidité, où les enroulements-déroulements créent une impression de perpetuum mobile (Claire Lonchampt, comme  enchâssée dans l’étreinte entre Mickael Conte et Hugo Layer, ou encore ce moment où l’Oiseau, mortellement blessé, recroquevillé sur lui-même, est bercé au dessus du sol par ses deux partenaires). On retrouve également des chaînes qu’on avait dans Noé.

On se laisse porter par la grâce de la chorégraphie et des interprètes. Hugo Layer, l’Oiseau, n’a finalement que peu recours à l’élévation. Avec ses lignes d’une pureté presque féminine, il cisèle ses bras au point de ressembler à une statue de bestiaire d’église flamboyante. Ce sont les évolutions du groupe autour de lui qui, par leurs contrepoints finement orchestrés, donnent l’impression de visualiser l’air que le volatile fend de ses ailes pendant son vol. De même, le passage des princesses-oiseaux semble moins reposer sur la technique saltatoire que sur le subtil canon des battements d’ailes, pour suggérer le volètement.

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L’oiseau de feux Thierry Malandain ©Olivier Houeix

 À la fin du ballet, où l’ensemble de la compagnie, vêtue de blanc, a célébré la résurrection de l’oiseau Phénix (un clin d’œil à la version de Béjart?) réincarné avec un manteau d’or sur l’exaltante apothéose musicale de Stravinski, Mickaël Conte réapparaît dans le silence avec dans ses bras un œuf incandescent et mystérieux. S’agit-il de l’œuf de l’oiseau-Phénix ou, comme dans le ballet original, celui contenant l’âme du mal (Katchei) et le  prochain obscurantisme dérivant de cette nouvelle spiritualité? La question reste ouverte…

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La soirée se poursuivait par une relecture du Sacre du Printemps, chef-d’œuvre absolu de Stravinski en matière de musique de ballet, par Martin Harriague. le jeune chorégraphe en résidence au CCN Malandain Ballet Biarritz. On pourrait lever le sourcil en se demandant pourquoi le directeur chevronné laisse le plat de résistance au jeune loup, chorégraphe en résidence… Il y a ici une forme de passation esquissée. La Gazette du Festival du 11 septembre ne laisse guère de doute : « … il s’agit également d’un authentique sacre du poulain par le maestro […] et un passage de sceptre avec ‘la partition qui emballe’, celle du Sacre du printemps bourgeonnant pour un Martin Harriague qui s’ouvre à un avenir chorégraphique prometteur… » [Billet : Rémi Rivière]

Le cadeau pourrait aussi se transformer en planche glissante.

 

Martin Harriague débute son Sacre par une image singulière et puissante : un jeune Stravinski (Jeshua Costa), pianote les premières mesures de son Sacre sur un piano droit. De la lyre de l’instrument sort soudainement, comme d’une tombe, une figure repoussante de vieille (Claire Lonchampt). Le 18 danseurs sortent les uns après les autres de ce piano-trou fangeux et escamotent sans ménagement la figure du compositeur après l’avoir assommé contre son clavier.

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Le Sacre du printemps. Martin Harriague. Photographie ©Olivier Houeix

Néanmoins, après cette ouverture pour le moins frappante, le ballet met du temps à retrouver un souffle. Sur l’Adoration de la Terre, Martin Harriague a décidé de faire directement référence aux tressautements dalcroziens de la chorégraphie originale de Nijinski. Même s’il faut reconnaitre au jeune chorégraphe une force dans le dessin qui met les danseurs à la hauteur de la masse orchestrale, on trouve cette option de relecture un peu attendue. Et puis, les costumes de Mieke Kockelkom, un peu trop immaculés, évoquent plus Jeux (autre création de Nijinsky en 1913) que les violences primordiales du Sacre. Mais la surprise vient avec l’arrivée du vieillard-chef de tribu (Frederick Deberdt), personnage déjà présent dans le ballet de Nijinski. Comme dans l’original, l’assemblée des jeunes l’amène d’abord avec respect, mais lors de la transe finale, la vague sauvage du groupe semble le mettre en danger. Et on tremble pour cet homme-feuille morte risquant d’être emporté par la bourrasque impitoyable des corps exaltés.

Le deuxième tableau, le Sacrifice, cite aussi les rondes des filles du ballet original mais d’une manière plus personnelle. Patricia Velàzquez est l’élue. Le chorégraphe sait maintenir une forme de suspense sur le sort qu’on lui réserve. C’est une des qualités de son ballet. L’élue va-t-elle être offerte au vieillard qui, contrairement au ballet, original réapparaît dans cette scène? La violence aérienne et ascensionnelle du groupe contre l’élue (la danseuse est jetée de bras en bras) est saisissante. Lors de la « danse de l’Elue », Harriague sait résister jusqu’au dernier moment à l’hystérie orchestrale. Patricia Velàzquez reste prostrée sur un tas de cubes de pierre tandis que le cercle se referme lentement sur elle. Après la brève et violente curée, la victime s’élève dans les airs, dans une inattendue et symbolique apothéose sanglante.

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Le Sacre du printemps. Le Sacrifice. Photographie©Olivier Houeix

Pour imparfait qu’il soit, ce Sacre du Printemps de Martin Harriague, s’achevant en mode ascendant, est décidément rempli de beaux moments et recèle de fort jolies promesses.

[À suivre]

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