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Le Temps d’Aimer la Danse 2022 (4) : Traditions participatives

Cette édition 2022 du Temps d’Aimer la Danse se proposait d’apposer les traditions de la danse basque à celles de la culture caribéenne. Peut-on bâtir des ponts entre ces deux cultures, certes rattachées à la nation française mais à la spécificité culturelle très marquée et unique ? Lors du premier week-end du Temps d’Aimer, les 10 et 11 septembre, nous n’avons pas pu suivre en profondeur cette thématique mais quelques représentations nous ont tout de même donné à voir et à penser.

Pour un article en anglais de Fenella sur les mêmes spectacles, c’est ici.
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Kukai Dantza. « Eta orain zer? » Photographie ©stephane Bellocq

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Proyecto Larrua : « Idi begi »

Proyecto Larrua : « Idi Begi » (« œil de bœuf »). Samedi 10 septembre. Parvis du Casino municipal.

Placé en plein soleil, à 14 heures (midi au soleil) un jour de canicule sur le Parvis du Casino municipal, on n’est pas loin de se demander si le festival ne s’est pas lancé dans un grand concours d’insolation sur public. Pourtant, la courte représentation finie – elle dure une petite quinzaine de minutes – on trouve que le lieu et l’heure avaient finalement un sens. S’inspirant des Probaks, ces concours entre paysans utilisant des bêtes de la ferme, source de fierté, les chorégraphes Jordi Vilaseca et Artiz Lopez ont créé une chorégraphie à la fois mystérieuse et captivante.

Au son d’une cloche puis de l’Agnus Dei de la Messe en Si de Bach, deux danseurs masculins avancent lentement comme liés par un joug invisible. On comprend qu’ils figurent une paire de bœufs. Une danseuse incarne le paysan. La chorégraphie, lente et mesurée, évoquant un travail pénible, l’effet du soleil, à moins que ce ne soit les deux à la fois, alterne les passages au sol et des mouvements initiés par impulsion d’un des partenaires. La danseuse s’assied sur le dos d’un des garçons et le traîne à elle. Un des garçons, quittant son rôle de bovin, fait tournoyer le bâton du vacher. Les bruits de cloches alternent désormais avec des pièces pour viole de gambe. Puis c’est au tour de la fille d’agiter le bâton. Assiste-t-on bien à une révolte de la paire de bœufs ? La pièce se termine quand les deux garçons sont affublés d’une corde, évocation des épreuves de tirage de pierre ou peut-être d’un retour paisible à l’étable après une dure journée de labeur.

En quittant le parvis du Casino, un temps transformé en probaleku, on pense aux racines des danses paysannes et festives, toujours un peu teintées de défis, qui ont infusé le vocabulaire même du ballet.

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LE TEMPS D'AIMER 2022 - COMPAGNIE DIFE KAKO - CERCLE EGAL DEMI-CERCLE AU CARRE

CERCLE EGAL DEMI-CERCLE AU CARRE. COMPAGNIE DIFE KAKO, chorégraphe CHANTAL LOIAL., Photographie de Stéphane Bellocq.

Difé Kako : « Cercle égal demi-cercle au carré ». Samedi 10 septembre. Théâtre du Casino municipal.

Le samedi soir, cette fois-ci à l’intérieur du théâtre du Casino municipal, on était invité à un autre rituel festif certes venu d’une toute autre aire culturelle mais néanmoins fortement ancré dans l’univers de la fête de village et du monde animal. La compagnie de danse Difé Kako proposait  Cercle égal demi-cercle au carré, une chorégraphie de Chantal Loïal. Une troupe de danseurs de tous âges, présente les différents métissages qui ont accouché de la danse créole. En fond de scène, une sorte de dispositif de toiles qui vont devenir écrans de cinéma : cela commence par des vagues mais, très vite, apparaissent à l’écran des chevaux qui exécutent un quadrille. Une danseuse sonorisée nous rappelle que les premiers ballets étaient équestres. Les danseurs (une petite dizaine) rentrent à jardin, en ligne. De l’autre côté, se tiennent les musiciens. Illustrant le propos de la narratrice, un des danseurs caracole seul comme un équidé. Le monde agricole ne sera d’ailleurs jamais loin. Les chevaux (1er quadrille) bien sûr, mais aussi la basse-cour. Ça caquète allègrement et ça chaloupe entraînant la salle dans son sillage.

Toute la pièce tourne autour des métissages multiples des danses caribéennes. La troupe elle-même rassemble des danseurs de trois continents (américain, africain et de métropole). À un moment, entrent des danseurs plus âgés en costumes traditionnels. Ils exécutent leur version la danse devant un film de quadrille « européen », beaucoup plus guindé. On en reconnaît le dessin mais le chaloupé s’y rajoute et rend la danse beaucoup plus inflammable.

Les jeunes, hommes et femmes, portent des costumes blancs, très simples, où seulement des pans de tissus traditionnels à carreau apparaissent de-ci de-là : un le porte en ceinture, l’autre sur une jambe de pantalon, l’autre en tee shirt.

Les garçons s’affublent de la coiffe nouée féminine et expliquent la signification du nombre de coins (du « je suis pris » à « je suis à prendre » en passant par « pris, mais… »).

Les danseurs et danseuses dansent aussi sur de la musique percussive électronique qui dénote l’influence des danses afro-étasuniennes, pas si éloignées. D’ailleurs, les quadrilles, même dansés par les aînés, ne sont pas sans rappeler les square-dances américains, avec sa commentatrice qui s’adresse en rythme aux participants.

À la sortie du spectacle, un groupe de danseurs basques et de musiciens de la compagnie Oinak Arin nous propose ses propres danses de groupe. Si le chaloupé est remplacé par des bustes droits et le traditionnel travail des pieds incluant de la batterie pour les garçons, on reconnaît, là encore, la structure du quadrille. À la fin de cette représentation sur le parvis, le public est convié à se joindre à ces danses. On s’émerveille toujours, même si on y a déjà assisté, de voir combien de personnes entrent dans la danse sans appréhension car ils connaissent les pas et le dessin de ces danses de village.

Pendant ce temps, les danseurs de la compagnie Difé Kako se préparent à emmener le public pour continuer la fête à la Plaza Berri où, entre deux danses, ils proposeront aux néophytes d’apprendre quelques rudiments pour participer à la bombance.

LE TEMPS D'AIMER 2022 - COMPAGNIE DIFE KAKO - CERCLE EGAL DEMI-CERCLE AU CARRE

CERCLE EGAL DEMI-CERCLE AU CARRE. COMPAGNIE DIFE KAKO, chorégraphe CHANTAL LOIAL., Photographie de Stéphane Bellocq.

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Barre des Etoiles. Marie-Claude Pietragalla. Dimanche 11 septembre. Promenoir de la Grande plage.

Le dimanche, mis dans l’état d’esprit participatif, on observe la « barre des étoiles » menée par la danseuse et chorégraphe Marie-Claude Pietragalla qui présentera plus tard dans la semaine au festival La femme qui danse, d’un œil presque biaisé. Là aussi, les non-danseurs sont invités à s’accrocher à la giga-barre dressée sur la grande plage. Le nom de la flamboyante étoile de l’Opéra et chorégraphe, qui dispense une classe étonnamment sage, très « école française », a attiré encore plus de monde que d’habitude. Les amateurs font même les exercices sur le bord du parapet…

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Gigabarre des Etoiles. Marie-Claude Pietragalla. Photographie Olivier Houeix

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Kukai Dantza : « Eta orain zer ? » Dimanche 11 septembre. Atabal.

C’est pourtant le soir du dimanche qu’on pense boucler la boucle. À la salle de concert Atabal, la compagnie basque Kukai Dantza présentait « Eta orain zer ? » (« Et maintenant ? »), un opus de son chorégraphe fondateur Jon Maya Sein. J’étais curieux. L’an dernier, le solo chorégraphique autobiographique de Jon Maya Sein, jadis multiple champion d’Aurresku (concours de danse basque) m’avait paru déprimant et excluant. Qu’en serait-il d’une œuvre avec l’ensemble de sa compagnie ?

Dans la  salle de concert sans sièges, avec une scène en hauteur, 6 réverbères (4 dans la salle, 2 sur scène) de part et d’autre, dessinent un espace qui pourrait être un parking de supermarché la nuit. Le public est invité à entrer et même à monter sur scène si cela lui chante. Les attroupements se forment donc par affinité. Les plus aventureux montent sur scène, peut-être titillés par la perspective d’être intégrés à la chorégraphie. Des musiciens se joignent au public, faisant des petites vocalises personnelles en une curieuse cacophonie. Dans ce chaos sonore, les danseurs apparaissent subrepticement, d’abord sur scène. Ils allument des lampes portatives et les braquent sur le public, depuis la scène puis dans la salle. Les musiciens, éparpillés un peu partout, servent d’abord de pivots aux danseurs pour leurs évolutions. Pour moi, ce sera le violoncelliste.

Car on comprend que, en ce début de spectacle, il est illusoire de vouloir tout voir. Sous mes yeux, un solo puis un duo dynamique, une sorte de battle avec les battus spécifiques du répertoire de la danse basque, ont lieu tandis que sur la scène un pas de deux semble se dérouler au ralenti. C’est l’orchestre et les corps en liberté.

Le public quant à lui reste étonnamment statique. Je décide de me déplacer alors même que les danseurs décrochent de longs bâtons couverts de leds et, tels des bergers, regroupent l’essentiel du public sur une étroite section centrale de l’espace salle-scène. Sur une estrade, le chef d’orchestre apparaît et commence à diriger ses musiciens. Des lumières laser ferment l’espace et séparent le public des danseurs. Ceux-ci, derrière ces belles frontières lumineuses, semblent devenir des hologrammes. De chaque côté du couloir, des garçons portent une fille en l’air.

Le couloir holographique se dissout enfin. Mais on ne retourne pas pour autant au schéma initial. Les danseurs vous repoussent d’autorité au-delà de l’espace délimité par les réverbères.

On assiste alors à la ronde dynamique des très beaux danseurs de la Kukai Dantza qui évoque, tout en la réactualisant, les traditions de la fête populaire basque. La chaîne se mêle et se démêle. Chacun à son tour, un danseur ou une danseuse fait un solo d’Auressku. Les danseurs masculins notamment font des tours en l’air suivis de grand battements jusqu’au visage. Mais il y a aussi des références au vocabulaire contemporain, avec des passages au sol.

À un moment, une des rondes est stoppée net par un danseur qui crie une sorte de stop d’épuisement. Le public y voit le signal de la fin et applaudit. Pourtant la pièce reprend. Ce n’est jamais bon signe quand le public se méprend ainsi. La dernière partie paraît du coup un peu longue même si le crescendo des soli (notamment le dernier, carrément hip hop sur de la musique percussive) séduit. À la fin, après les applaudissements, la musique reprend. Le public met du temps à comprendre qu’on lui demande aimablement de quitter la salle…

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Kukai Dantza. « Eta orain zer? » Photographie ©stephane Bellocq

On a été captivé. On ne s’est pas ennuyé. Pourtant quelque chose chiffonne. On réalise qu’en dépit du brouillage de l’espace salle-scène (l’essentiel de la deuxième partie du spectacle se déroulant dans la salle), la classique césure public-interprètes n’a jamais été rompue. On a sans cesse été renvoyé à sa condition de spectateur.

Il y a près de deux décennies, sous la grande halle de la Villette, on avait déjà foulé le sol de danse en compagnie de danseurs. C’était avec la Forsythe Company. On était invité à circuler au milieu des interprètes. Il n’y avait pas de lumières laser mais des cloisons mouvantes qui vous enfermaient avec certains danseurs et vous en occultaient d’autres. À la fin de la pièce, on avait été à notre insu rassemblé en cercle autour de la troupe qui avait achevé la soirée par une sorte de transe anxiogène. On était ressorti avec le sentiment d’avoir été « chorégraphiés ».

Au fond, cette expérience avec Forsythe était plus proche de l’esprit des danses festives basques que ce très bel objet chorégraphique de la Kukai Dantza…

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Le Temps d’Aimer la Danse 2022 (3) : Tumulus. Wondering in the round

Sunday, September 11, 7 p.m.

Théâtre Quintaou in Anglet near Biarritz

François Chaignaud and Geoffroy Jourdain

“Tumulus”

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Tumulus. François Chaignaud et Geoffroy Jourdain. Photographie ©Olivier_Houeix

Did you know that the origin of the word audience is “audio” aka “to hear?” In the choral work that is “Tumulus,” the sound-scape, the landscape, the dance-scape, and the potentially fertile soil that we also call the public must merge or else…

Throughout, you could hear coughing and rustling of programmes and little rude guffaws of incomprehension. Sometimes, you just get it or you don’t. Even I am not sure that I “got it.” And while I hate that I probably got most of it wrong, I am glad this company challenged me to surrender to their mysterious ritual.

All about this solemn, otherworldly, and vaguely creepy realm – the dry clack of wood blocks, eerie soprano voices, and tinkling Renaissance glissandi and ostinatos of movement and sound — evoked the out of time world of the fairies in Britten’s Midsummer Night’s Dream, not the easiest of operas.

At the start, the cast silently descends the aisle sporting what seem to be puffy Elizabethan brigandines and fraises geometrically cut from darkly-colored down coats. Now clustered onstage in front of the towering tumulus from which the piece takes its name, fingers began to play 12345, 12345. And a counter-clockwise procession took shape, one that would appear only to disappear and continue to evolve in subtly shifting shapes for the next hour and a half.

Are they lost pilgrims?

Voices emerge from the bodies misshaped by fat fabric, ancient sounding melancholy melody thrummed. The a-cappella voices both disturbed and reassured, as in a requiem (I could only check the program afterwards, it was one! What had seemed vaguely familiar were beautiful live renditions of not only Byrd and Desprez, but even more obscure Renaissance composers).

The dancer-singers disappeared one by one behind the mound, only to re-emerge, their costumes reconfigured into what can only be described as Renaissance space suits.  And the roundelay continued.

Is this going to be dance of death about global warming?

Rounding the hill, they re-emerge one by one, – their costumes now dismantled to reveal calves ensconced in ragged “greaves” (ankle-to-knee knightly leggings) – they proceed onwards. Often leaning forward in parallel on bent knees, low developée heel first, hands stretched forwards as if advancing in the dark. Hands describe small shapes.

Are these peasants fleeing the Swedes during the Thirty Years War?

You are now sucked in – or absolutely not — by the soundscape produced by these bodies, in light or shadow, which grew bigger with little clicks of sticks on metal or wood, with the sound of thirteen silhouettes breathing and panting, murmuring, whispering and threading to their own lulling liturgical chants. And their basse dance/baixa continues in triple or double time, with some plies in seconde, round and round the earthen mound.

Are these elves in exile?

A soprano ascended the hillside and suddenly the energy shifted from horizontal to vertical. Three others of the group re-appear wielding three gigantic straw hats, vaguely Mexican and start to climb.

Are these people supposed to be from Chichen Itza?

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Tumulus. François Chaignaud et Geoffroy Jourdain. Photographie ©Olivier_Houeix

No, the hat thing goes nowhere.

 But the alternation between sound and silence, thwacks and squawks and chant gets more pronounced. Bodies push and pull and gain sharper angles with elbows spiking out and delicate hands.

Suddenly they all begin to stamp their feet: 1 2 3 4, 1  2, 1 2, and hop as if their ankles are tied. They clump together, they go tiptoe. A person is lifted for the first time, only to be swooped back face down to the ground, then another. The dancer-singers strew themselves, exhausted, on the hill, then burst into wild runs as if in a game of tag, up and down and around it.

Was that a reference to The Adoration of the Earth from Stravinsky’s Rite of Spring?

First running down the hill, now sliding, now all are sprawled atop the mound, heads dangling down, utterly still.

Is it over?

No. One hand starts clapping. They all slip under the hill and disappear.

Is it over?

No. They all come out and slowly restart, walking in backbends increasingly as if pulled by invisible strings, stripped to the bust, now wearing sparkly gamboised knight’s cuisses (Medieval quilted over the knee leggings).  Aha, here come the hats again.

The roundelay seems to be dancing backwards, bent knees, arms akimbo, and then around and around and in and out of the cleft in the hill and up and down and sliding.

Sitting in a row with their backs to us, the company slowly remove their leggings and stare up at those straw hats strewn upon the side of a random hill.

Is it over?

Yes. Did I want it to end? Strangely, no. Stepping back out into the sun, I was still wondering.

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Tumulus. François Chaignaud et Geoffroy Jourdain. Photographie ©Olivier_Houeix

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« Tumulus » : « Tourner en rond » [libre traduction, Cléopold]

Saviez-vous que l’origine du mot « audience » [« public » en langue anglaise] est « audio », c’est-à-dire « entendre » ? Dans cette œuvre chorale qu’est Tumulus, l’espace sonore, le paysage, le plateau de danse et le terreau potentiellement fertile qu’on appellera le public doivent fusionner.

Tout du long, vous pouviez entendre des toux, des bruissements de programmes et de petits pouffements impolis d’incompréhension. Personnellement, je ne suis pas sûre d’avoir « compris ». Et bien que je haïsse l’idée que j’ai presque tout faux, je suis heureuse que cette compagnie m’ait mis au défi de m’abandonner à son mystérieux rituel.

Tout dans ce solennel, d’un autre monde et vaguement menaçant royaume – clacs secs sur wood blocks, voix de soprano haut perchées et tintements renaissants en ostinato de mouvements et de sons – évoquait le monde des fées du Midsummer Night’s Dream de Britten, pas le plus accessible des opéras.

Au commencement, la troupe descend silencieusement les allées de la salle, arborant ce qui semble être des brigandines et des fraises élisabéthaines coupées géométriquement dans des doudounes joufflues de teintes sombres. Désormais agrégés devant l’imposant tumulus qui donne son nom à la pièce, les doigts commencent à compter 12345, 12345. Et une procession évoluant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre se forme, n’apparaissant que pour disparaître et évoluer en subtiles variations de forme pendant l’heure et demie suivante.

Sont-ils des pèlerins égarés ?

Des voix émergent de ces corps déformés par le tissu gonflé, des mélodies mélancoliques marmonnées sonnant ancien. Les voix a capella perturbent et rassurent à la fois, comme dans un requiem (n’ayant pu consulter le programme je n’ai réalisé qu’après que c’en était un ! Ce qui avait paru vaguement familier était en fait la belle interprétation en direct non seulement de Byrd et Desprez, mais de compositeurs encore plus obscurs de la Renaissance).

Les danseurs-chanteurs disparaissent un à un derrière le monticule pour en émerger avec des costumes reconfigurés qui peuvent seulement être décrits comme des combinaisons spatiales de la Renaissance. Et le rondeau de reprendre.

Va-t-on assister à une danse de mort au sujet du réchauffement climatique ?

Tournant autour du monticule, ils ré-émergent un par un – leurs costumes maintenant déchirés révélant des mollets enserrés dans des jambières en loques –, ils avancent toujours. Penchés le plus souvent vers l’avant en parallèle sur genoux pliés, avec des développés bas partant du talon, mains tendues vers l’avant comme s’ils avançaient dans l’obscurité. Les mains dessinent de petites formes.

Sont-ils des paysans fuyant les Suédois durant la guerre de trente ans ?

On est englouti, ou pas du tout, par l’univers sonore produit par ces corps, dans la lumière ou l’ombre, qui s’enfle de petits cliquetis de baguette sur du métal, par le son de ces treize silhouettes respirant, haletant, par leurs murmures, leurs chuchotements, et des bribes de leur apaisant chant liturgique. Et leur basse danse (Baixa) continue sur des comptes de 3 ou de 2, avec quelques pliés à la seconde, tournant et tournant encore autour du monticule en terre.

Sont-ils des elfes exilés ?

Une soprano grimpe enfin la colline et soudain l’énergie bascule de l’horizontal au vertical. Trois autres comparses apparaissent brandissant trois gigantesques chapeaux de paille vaguement mexicains et commencent à escalader la colline.

Ces gens sont-ils supposés venir de Chichen Itza ?

Non, la piste des chapeaux ne mène nulle part.

Mais l’alternance entre son et silence, entre sourd, strident et scandé devient toujours plus prononcée. Les corps poussent, tirent et gagnent en angularité avec coudes en position saillantes. Les paumes de mains, frottées l’une contre l’autre, susurrent.

Soudain, ils commencent tous à taper du pied, 1.2.3.4, 1.2, 1.2, et à sauter comme si leurs pieds étaient liés. Ils s’agglutinent, marchent sur la pointe des pieds. Une personne est soulevée en l’air pour la première fois avant d’être redirigée vers le sol la tête en bas, et puis c’est le tour d’une autre. Les danseurs-chanteurs se répandent pendant un moment sur la colline, épuisés, puis éclatent en courses folles comme pour une partie de « chat » de bas en haut et autour du monticule.

Etait-ce une référence à l’Adoration de la terre du Sacre du printemps de Stravinski ?

D’abord courir en bas de la colline, maintenant glisser, et maintenant tous étalés la tête vers le bas, complètement immobiles.

C’est fini ?

Non. Une main commence à frapper. Tout le monde glisse sous la colline et disparaît.

C’est fini ?

Non. Les voilà qui réapparaissent et ils recommencent à marcher le dos toujours plus courbés, comme s’ils étaient tirés par des fils invisibles, le torse dépouillé, portant désormais de scintillantes chausses matelassées de chevalier. Oh ! Et revoilà encore les grands chapeaux de paille !

Le rondeau semble désormais se dérouler à l’envers, genoux pliés, mains sur les hanches, et puis autour et puis dans et puis hors de la faille dans la colline, et puis encore en haut puis en bas et puis on se laisse glisser…

Assis en rang, dos au public, la compagnie retire lentement ses leggings et fixe intensément les chapeaux de paille disséminés sur le flanc de la colline.

C’est fini ?

Oui. Voulais-je que cela soit fini ? Étonnamment non. Retournant au soleil, mon esprit errait encore en cercle, en quête de sens.

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Le Temps d’Aimer la Danse 2022 (2) : Martin Harriague, Starlight. Vues croisées.

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Martin Harriague. Starlight. Photographie ©Olivier Houeix

Nos deux Balletonautes, Cléopold et Fenella, étaient curieux de découvrir la pièce « one man show » du talentueux Martin Harriague : Starlight. Ils vous offrent leur vue croisée en français puis en anglais.

Samedi 10 septembre. Biarritz. Théâtre Le Colisée.

Martin Harriague : Starlight

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cléopold2Cléopold : Martin Harriague, l’homme orchestre…

On était très curieux du Starlight de Martin Harriague, un solo théatro-chorégraphico-musical (oui, rien que ça) dont il nous avait bien semblé avoir un premier embryon lors du concours chorégraphique tenu mi-juillet dernier à la Gare de midi. Martin Harriague, bourré des talents les plus divers, a parfois tendance à créer des pièces où se trouve la matière pour 3 spectacles. Mais au concours chorégraphique, le foutraque contrôlé de la « fausse impro » allait quelque part.

« Starlight » tient son titre de la première mouture de ce qui deviendra en 1982 le tube planétaire de Michael Jackson, Thriller, une explosion musicale et un des clips les plus chers et les plus outranciers de sa génération. Le point de départ devrait donc être le rapport entretenu entre le chorégraphe et ce titre emblématique créé avant sa naissance mais que des générations de danseurs-chorégraphes ont posé comme la pierre angulaire de leur parcours chorégraphique (Lil’ Buck, né en 1988, cite aussi la gestuelle de Michael Jackson comme inspiration ultime de sa propre geste).

Mais comme aux remises des prix du concours chorégraphiques où les lenteurs supposées du jury obligeaient Martin Harriague à meubler, dans Starlight, ce dernier est aux prises avec un technicien anglo-saxon fantasque, Josh, qui s’ingénie à retarder la diffusion du fameux clip de Michael Jackson sur un vieux téléviseur à tube et balance des « dossiers » sur le petit Martin.

Le dispositif scénique est très simple, voire aride (comme souvent au théâtre du Colisée). La scène reste à nu. Au centre, le téléviseur à tube est en mode écran neige. À jardin au fond, un portant avec des affaires sur cintres. À cour, une station musicale avec clavier et égalisateur. C’est là qu’apparaît pour la première fois Martin Harriague, au clavier.

Le chorégraphe évoque sa naissance en 1986, 15 minutes après l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl, une piste écologique qu’il n’explorera pas vraiment par la suite. Car la pièce prend une toute autre direction, celle d’un parcours de danseur.

Au gré des « humeurs fantasques » de « Josh le machiniste », le chorégraphe-interprète  doit se justifier sur sa toute première improvisation, captée par un caméscope où le minot n’a rien trouvé de mieux que d’enfiler un slip vert par-dessus son survêt. On rit quand Martin Harriague mentionne les commentaires parentaux sur ses premières prouesses chorégraphiques : « t’as encore rayé le parquet ! ».

Harriague en vient à évoquer ses premières tentatives d’imitation du King of Pop. La première, sur Billie Jean, devant une baie vitrée évoquée à l’oral et très bien suggérée par le danseur, est subtilement maladroite et hachée. L’ado Martin s’essaye de manière hilarante à l’emblématique « peenie action » de Jackson. Durant toute la pièce, on pourra assister aux essais toujours plus réussis de l’imitateur. Ce sera le penché à 45° de Smooth Criminal et enfin le légendaire « moonwalk ».

Entre une scène jouée désopilante où il imite une professeure en psychologie analysant le clip de Thriller sous l’angle totémique, une petite leçon de musique années 80, avec décorticage en règle de l’orchestration de thriller (oui, Martin Harriague est aussi homme-orchestre) et, enfin!, l’interprétation de la chorégraphie des morts vivants, avec le clip jouant sur la vieille télé, on assiste, au gré des changements de costumes, plus gentiment improbables les uns que les autres, à la naissance du danseur et chorégraphe.

Mais grâce aux bons soins de Josh, on aborde d’autres aspects de la formation du danseur-chorégraphe. Un passage par les goûts musicaux maternels (jolie séquence à la télé avec une conversation où la mère évoque ses goûts et un extrait d’une pièce de Beethoven interprétée par Wilhelm Kempff) permet par exemple de voir Martin « faire sa barre ». Le danseur, de formation néoclassique, développe un mouvement délié et plein (un peu à la Paul Taylor), noble (même affublé d’une combinaison à paillettes), saupoudré de la grâce féminine du cygne.

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Martin Harriague. Starlight. Photographie ©Olivier Houeix

La section sur l’audition à la Batsheva où le jeune danseur s’entend dire, « you are too cooked » avait déjà été essayée lors du concours chorégraphique mais est toujours aussi efficace (le danseur reste coincé en pont, la tête en bas). Elle s’enchaîne avec le récit un peu doux-amer de l’intégration de la Kibbutz dance company (Martin pense qu’il a un ticket avec une amie danseuse et se prend un râteau ; la déclaration attendue de l’amie est en fait « Tu dois auditionner à la Kibbutz ! »). L’évocation des années israéliennes est l’occasion d’une très belle session où Harriague donne un corps aux nuits de Tel Aviv et leur musique très scandée : oscillations des bras et du bassin. On reste fasciné.

Strates successives des apprentissages, chemins de traverses. Martin Harriague dépeint à merveille dans Starlight l’itinéraire de l’artiste qu’il est en ce moment. Original, riche de talents, d’expériences diverses, encore en devenir. Il n’est souvent encore que la somme de ses immenses qualités. Quand tous ces éléments se synthétiseront en un tout, et c’est pour bientôt, on espère être là pour voir le résultat.

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FenellaFenella : Be Careful What You Do 

Tiny screen downstage, a clothes rack upstage, a console with keyboard to the right. Uh oh.

We start with the tiny screen tuned to archival footage of the Chernobyl catastrophe. But we will never return to this explosive theme. I guess that was to “date” all the rest of this piece? [N.B. It turns out he was born on that day]. In the meantime, some random guy started fiddling at the console upstage was murmuring about what it feels to be alive. That random guy turned out to be not part of the band but the choreographer Martin Harriague himself.

Harriague, indeed, was IT. A one-man band: dancer, choreographer, narrator, keyboardist, dramaturg, musicologist, and mimic, filling up the stage with ferocious energy and a plethora of voices heard.

I have to admit from the get-go that I did not understand all the French in this one-man show that involved a LOT of spoken explanatory text. But I will also admit that there was enough in there that I could relate to and understand.  And whenever I didn’t understand some key words in a monologue, the choreographer Martin Harriague’s volcanic stage presence took care of the rest.

This performance turned out to be in homage to his childhood dance hero – the boy-man who gave him the desire to dance in the first place — Michael Jackson. (In naive innocence, the rumors go unmentioned I think). This piece is not a “we are smarter in hindsight” manifesto of any social or political kind. Yet it is a manifesto. First and foremost a manifesto in honor of those parents who came home from a night out and found their  boy prancing around the living room wearing some of mom’s clothes…and then reacted with mild disinterest.

Michael Jackson! I spent some time at first mulling over how Harriague would manage to get around the copyrights. He’s a brilliant editor, knew just how to cut and paste the little clips on the tiny TV (mostly the spoken part of Thriller, for example) and then he’d play and explain variations on the musical themes live himself.

Most of all, his love of that man’s dapper moves became infectious, and for an hour or so, I was allowed to let go of my feelings about the person and get back into the groove of the idiosyncratic whirlwind who had once astonished me, too.

Harriague’s clear love of dancing whenever and wherever he can  — from the living room to Israel, where a venerable company director called his dance “too cooked” – proved exhilarating. This guy is not holding anything back and this audience looooved it).

I think the thing that works most is how “relatable” Harriague manages to be, even as he demonstrates movements few of us could ever master. At the moment you shivered in shamefaced recognition when he nailed “I am going to learn from the VHS  how to dance Billie Jean.” You could swear he was you looking in that hallway mirror as he broke it all down, tried and tried to get it. From how to tip a hat to the swivels to the moonwalk to where to place a finger, we identified with that sheepish and hopeful look we’ve all had on our faces when dancing in front of the mirror at some point in our lives.

In contrast to François Alu’s recent weakly-structured, repetitive, and bombastic one-man show (he should have entitled it “I am Ego, Hear Me Roar”), Harriague slipped into the skin of his alter-egos with irony, not off-putting condescension. This finely structured memoir  — as it advanced from his baby steps with Billie Jean, arched over the narrative of Thriller, spun back over Beethoven on the black and white TV, slithered into Donna Summer, then Aretha, and then back to Jackson as baby prodigy – remained utterly unpredictable and intriguing.

An example of the way he surprises you:  his very amusing parody of a TV psychoanalytic talking head that came out of the blue, brilliantly written. The timing of the thing was perfect: he needed to sit down for a few minutes (even if he only hovered over an invisible chair) and we needed a break from watching all that action.

This brilliant craftsman maybe could have just cut that Chernobyl thing at the start, however. OK, nothing could be scarier than nuclear anihilation, not even zombies…but, why put it out there, if you never plan to come full circle? Especially if you are “the One, who will dance on the floor in the round?”

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Martin Harriague. Starlight. Photographie ©Olivier Houeix

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Le Temps d’Aimer la Danse 2021 : Malandain-Harriague (1/2)

L’an dernier, les conditions sanitaires avaient profondément chamboulé le programme initialement prévu du Temps d’Aimer la Danse, de nombreuses compagnies étrangères invitées n’ayant finalement pu se déplacer. Cette saison, le recrutement du festival est donc plus « local », se concentrant sur des artistes hexagonaux ainsi que de nombreuses compagnies basques.
Pour autant, l’offre, pour être moins internationale, est néanmoins extrêmement large dans les expériences et les émotions qu’elle procure : de places ensoleillées en musées, de galeries en théâtre, on finit par avoir le tournis. Mon esprit aime les catégories et les thématiques. Or ce n’est pas la philosophie du Temps d’Aimer. Qu’importe ; on ne se change pas. L’an dernier, on s’était inventé des thématiques par journées. Ici, la logique est différente.
Pour moi, ce premier week-end du festival aura tout d’abord été marqué  par les œuvres de Thierry Malandain et par la découverte du travail du chorégraphe associé au CCN de Biarritz, Martin Harriague, qui a été somme toute peu diffusé en région parisienne jusqu’à présent, mais que la capitale découvrira bientôt (en octobre, au Théâtre de Chaillot), dans un programme de créations dont l’avant-première avait justement lieu samedi 11 à la Gare de Midi de Biarritz.

 

Créations, passation  

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L’Oiseau de feu, Thierry Malandain. Photographie ©Olivier Houeix

C’est sous l’ombre tutélaire d’Igor Stravinski que se déroulait la première grande soirée de spectacle du festival débuté la veille. Thierry Malandain et Martin Harriague présentaient leurs visions personnelles de deux monuments des Ballets russes de Serge de Diaghilev, respectivement l’Oiseau de feu, originellement chorégraphié par Mikhail Fokine en 1910 sur la scène de l’Opéra de Paris et le Sacre du Printemps, chorégraphie de Nijinski, qui inaugura dans le scandale et les vociférations, le Théâtre des Champs Élysées en 1913. Chacune de ces œuvres a connu moult relectures plus ou moins mémorables.

L’Oiseau de feu, le ballet endossé par Thierry Malandain, a marqué les générations qui l’ont découvert dans la chorégraphie de Fokine avec les luxueux décors et costumes de Golovine augmentés d’additions luxuriantes de Léon Bakst. Il a donné lieu à de successives suites symphoniques par Stravinski, insatisfait de la partition originale et a bénéficié d’une relecture marquante. En 1970, Maurice Béjart identifiait l’Oiseau de feu (initialement un oiseau aux plumes magiques qui aide le jeune Ivan Tsarevitch à vaincre les sombres sortilèges du maléfiques Katchei en échange de sa liberté) à l’esprit de la Révolution au milieu d’un groupe de travailleurs en vestes mao et bleu de travail.

Pour cette version 2021, alors que la mystique impériale tsariste ou les idéologies marxistes-léninistes sont désormais obsolètes ou discréditées, Malandain choisit une toute autre voie. Loin d’une relecture dans l’air du temps (ce qu’en dépit de ses indéniables qualités chorégraphiques était l’Oiseau de Béjart), il propose une réécriture qui souligne, sans référence appuyée  à des thématiques contemporaines, l’actualité et la pertinence de l’Oiseau de feu dans notre monde d’aujourd’hui. La métaphore choisie, autour de Saint François d’Assise (1182-1226), exact contemporain de Philippe-Auguste, ne paraît pourtant pas, de prime abord, exactement actuelle. Pourtant, on trouve une résonance étrangement d’actualité dans cette opposition entre d’un côté des forces obscurantistes, figurées au début du ballet par l’ensemble de la compagnie (les  danseurs sont vêtus de sortes de soutanes jésuitiques) qui ondule comme une vague ou une nuée pesante, et d’autres part, une Trinité vertueuse constituée de l’oiseau (Hugo Layer en flamboyant justaucorps à impositions dorées) et la double figure des passeurs de grâce, François (Michael Conte avec sa sensibilité élégiaque toujours palpable) et Claire, fondatrice de l’ordre des Clarisse (Claire Lonchampt, danseuse liane à la grâce de vierge pré-renaissante). Cette quête de sens et de spiritualité dans un monde sclérosé dans ses principes rétrogrades ou éculés encapsule parfaitement notre époque.

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L’Oiseau de feu. Claire Lonchampt (Claire), Hugo Layer (l’Oiseau) et Mickaël Conte (François). Photographie ©Olivier Houeix

Dans son ballet, Thierry Malandain ne recherche ni à s’éloigner à tout prix de la tradition ni à jouer le jeu des citations. On reconnaît donc l’Oiseau de Feu (le passage des princesses n’est pas éludé mais à leur tête, Patricia Velàzquez n’est pas une tsarevna mais un charmant canari aux prestes battements d’aile) tout en assistant à un ballet représentatif du style de Thierry Malandain, avec des thèmes chorégraphiques développés récemment dans son œuvre, telles ces figures dynamiques en cercle ou en étoile qui infusent également sa Pastorale  :  la bacchanale, ici le retour des hommes en noirs menés par Raphaël Canet, ou encore ce cercle de danseurs en blanc dont les mains écartées semblent vouloir aspirer la lumière qui tombe des cintres. On y trouve aussi de beaux trios typiques du chorégraphe, d’une grande fluidité, où les enroulements-déroulements créent une impression de perpetuum mobile (Claire Lonchampt, comme  enchâssée dans l’étreinte entre Mickael Conte et Hugo Layer, ou encore ce moment où l’Oiseau, mortellement blessé, recroquevillé sur lui-même, est bercé au dessus du sol par ses deux partenaires). On retrouve également des chaînes qu’on avait dans Noé.

On se laisse porter par la grâce de la chorégraphie et des interprètes. Hugo Layer, l’Oiseau, n’a finalement que peu recours à l’élévation. Avec ses lignes d’une pureté presque féminine, il cisèle ses bras au point de ressembler à une statue de bestiaire d’église flamboyante. Ce sont les évolutions du groupe autour de lui qui, par leurs contrepoints finement orchestrés, donnent l’impression de visualiser l’air que le volatile fend de ses ailes pendant son vol. De même, le passage des princesses-oiseaux semble moins reposer sur la technique saltatoire que sur le subtil canon des battements d’ailes, pour suggérer le volètement.

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L’oiseau de feux Thierry Malandain ©Olivier Houeix

 À la fin du ballet, où l’ensemble de la compagnie, vêtue de blanc, a célébré la résurrection de l’oiseau Phénix (un clin d’œil à la version de Béjart?) réincarné avec un manteau d’or sur l’exaltante apothéose musicale de Stravinski, Mickaël Conte réapparaît dans le silence avec dans ses bras un œuf incandescent et mystérieux. S’agit-il de l’œuf de l’oiseau-Phénix ou, comme dans le ballet original, celui contenant l’âme du mal (Katchei) et le  prochain obscurantisme dérivant de cette nouvelle spiritualité? La question reste ouverte…

*

 *                                   *

La soirée se poursuivait par une relecture du Sacre du Printemps, chef-d’œuvre absolu de Stravinski en matière de musique de ballet, par Martin Harriague. le jeune chorégraphe en résidence au CCN Malandain Ballet Biarritz. On pourrait lever le sourcil en se demandant pourquoi le directeur chevronné laisse le plat de résistance au jeune loup, chorégraphe en résidence… Il y a ici une forme de passation esquissée. La Gazette du Festival du 11 septembre ne laisse guère de doute : « … il s’agit également d’un authentique sacre du poulain par le maestro […] et un passage de sceptre avec ‘la partition qui emballe’, celle du Sacre du printemps bourgeonnant pour un Martin Harriague qui s’ouvre à un avenir chorégraphique prometteur… » [Billet : Rémi Rivière]

Le cadeau pourrait aussi se transformer en planche glissante.

 

Martin Harriague débute son Sacre par une image singulière et puissante : un jeune Stravinski (Jeshua Costa), pianote les premières mesures de son Sacre sur un piano droit. De la lyre de l’instrument sort soudainement, comme d’une tombe, une figure repoussante de vieille (Claire Lonchampt). Le 18 danseurs sortent les uns après les autres de ce piano-trou fangeux et escamotent sans ménagement la figure du compositeur après l’avoir assommé contre son clavier.

Sacre ensemble

Le Sacre du printemps. Martin Harriague. Photographie ©Olivier Houeix

Néanmoins, après cette ouverture pour le moins frappante, le ballet met du temps à retrouver un souffle. Sur l’Adoration de la Terre, Martin Harriague a décidé de faire directement référence aux tressautements dalcroziens de la chorégraphie originale de Nijinski. Même s’il faut reconnaitre au jeune chorégraphe une force dans le dessin qui met les danseurs à la hauteur de la masse orchestrale, on trouve cette option de relecture un peu attendue. Et puis, les costumes de Mieke Kockelkom, un peu trop immaculés, évoquent plus Jeux (autre création de Nijinsky en 1913) que les violences primordiales du Sacre. Mais la surprise vient avec l’arrivée du vieillard-chef de tribu (Frederick Deberdt), personnage déjà présent dans le ballet de Nijinski. Comme dans l’original, l’assemblée des jeunes l’amène d’abord avec respect, mais lors de la transe finale, la vague sauvage du groupe semble le mettre en danger. Et on tremble pour cet homme-feuille morte risquant d’être emporté par la bourrasque impitoyable des corps exaltés.

Le deuxième tableau, le Sacrifice, cite aussi les rondes des filles du ballet original mais d’une manière plus personnelle. Patricia Velàzquez est l’élue. Le chorégraphe sait maintenir une forme de suspense sur le sort qu’on lui réserve. C’est une des qualités de son ballet. L’élue va-t-elle être offerte au vieillard qui, contrairement au ballet, original réapparaît dans cette scène? La violence aérienne et ascensionnelle du groupe contre l’élue (la danseuse est jetée de bras en bras) est saisissante. Lors de la « danse de l’Elue », Harriague sait résister jusqu’au dernier moment à l’hystérie orchestrale. Patricia Velàzquez reste prostrée sur un tas de cubes de pierre tandis que le cercle se referme lentement sur elle. Après la brève et violente curée, la victime s’élève dans les airs, dans une inattendue et symbolique apothéose sanglante.

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Le Sacre du printemps. Le Sacrifice. Photographie©Olivier Houeix

Pour imparfait qu’il soit, ce Sacre du Printemps de Martin Harriague, s’achevant en mode ascendant, est décidément rempli de beaux moments et recèle de fort jolies promesses.

[À suivre]

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A Biarritz, le Temps d’Aimer : la belle parenthèse [1]

 » La Pastorale  » Photographie Olivier Houeix

C’est un parfait week-end de l’été indien. Biarritz et son décor hétéroclite est écrasée de soleil. La mer bat allègrement les rochers et elle est tolérablement chaude. C’est pourtant l’ombre qu’on est venu chercher, celle des salles de spectacle. Les plaisirs qu’on n’ose plus espérer, on essaye de ne pas trop les envisager… Et pourtant, après une belle marche sur la corniche et un bon coup de soleil à l’arrière du col du tee-shirt, on se retrouve devant la façade sans prétention du Colisée, la salle accueillant les représentations de petit format au Temps d’Aimer la Danse qui fête cette année sa trentième édition.

Les consignes sanitaires sont assez strictes : masque et gel hydro-alcoolique sont de rigueur. Mais au moins, on a des voisins avec lesquels on sait que l’on partage l’excitation des retrouvailles.

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Jour 1 : Appropriations

Le festival du Temps d’Aimer ne prétend pas jouer sur les thématiques. À l’image de la ville, il se veut divers et éclectique. Mais, on ne se refait pas, je n’ai pu m’empêcher de créer la mienne. La Compagnie l’Octogonale, constituée de Jérôme Brabant et de Maud Pizon, deux danseurs-pédagogues, avec son A Taste of Ted, propose un spectacle à la fois drôle, tendre et érudit qui semble d’emblée se mettre en frontispice de la suite de la soirée, constituée d’œuvres de Thierry Malandain, un chorégraphe féru d’Histoire.

Le principe de A Taste of Ted est simple ; il s’agit de poser un regard sur un célèbre couple de l’avant-garde dansée du premier tiers du XXe siècle, réunissant Ruth Saint Denis et Ted Shawn, dans un dialogue entre des reconstitutions de fragments de leurs danses conservées sur des films et les souvenirs enregistrés en voix off des choréologues-danseurs reconstructeurs et interprètes contemporains de ces danses. La pièce débute par le récit cocasse de l’apprentissage d’une pièce méconnue de Ted Shawn. Les deux danseurs, dans l’incapacité d’emprunter ou de copier le vieux film sur lequel elle était conservée, ont dû l’apprendre et la répéter dans la salle de lecture de la New York Public Library for the Performing Arts sous les yeux médusés des autres étudiants-chercheurs. Dans leur récit, les deux acolytes ne s’interdisent aucune irrévérence sur leur sujet. Les questions qui font mal ne les effraient pas. Ruth Saint Denis et Ted Shawn étaient spécialistes des danses « primitives » leur permettant de porter les oripeaux de différentes époques ou de différentes nations. Leur démarche serait-elle possible aujourd’hui ? Sans doute subiraient-ils les foudres de la Cancel Culture pour crime d’appropriation culturelle. À un moment, Jérôme Brabant, malicieusement, dit en substance à sa partenaire, « je pense que, moi qui suis exotique parce que je suis né à la Réunion et du XXIe siècle, j’ai plus le droit de danser cette danse chinoise créée par des Américains au XXe siècle que toi, qui es de la métropole », ce à quoi Maud répond « Au fait, les kimonos qu’on porte, c’est pas plutôt japonais ? ». La pièce, captivante dans son va-et-vient entre souvenirs personnels et reconstitutions dansée nous interroge également sur la pérennité de l’avant-garde ; de toutes les avant-gardes.

Les reconstitutions dansées présentées ne sont pas toujours flatteuses pour les deux monuments de la danse pionnière américaine que sont Ted Shawn et Ruth Saint Denis. On soupçonne même les deux danseurs de discrètement forcer le trait. La nature même de Jérôme Brabant, subtilement dégingandée, contrastant avec l’allure plus statuesque de sa partenaire, favorise d’emblée des situations comiques. Le pianiste et créateur musical Aurélien Richard, qui les accompagne au piano à queue, se prête aussi, avec délectation, à ce jeu de la dérision tendre. On rit donc de cette première danse reconstituée à la New York Public Library, avec ses conventions de film muet ou encore de cette danse égyptienne où les danseurs épousent les conventions angulaires de la peinture antique. On s’esclaffe enfin lors de la danse « chinoise en kimono » où les deux interprètes, à force d’agiter leurs éventails, finissent par évoquer des dindons. Le destin de l’avant-garde n’est-il pas de devenir le ringard du lendemain ?

Pourtant, ce qui fait mouche dans A Taste of Ted, c’est que, finalement, la danse a le dernier mot. Pour l’ultime reconstitution, les deux danseurs revêtent des costumes indiens – bracelets de cheville à clochettes et autres colliers de cauris. Et soudain, les principes de François Delsarte suivis par Saint Denis et Shawn vous sautent à la figure au son des talons martelant la scène sous l’impulsion du piano à queue utilisé comme un tambour. On comprend tout à coup ce que l’héritage des pionniers a pu apporter à la danse d’hier mais aussi à celle d’aujourd’hui.

« A Taste of Ted ». Maud Pizon et Jérôme Brabant. Photographie © deOtero

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Plus tard dans la soirée, à la Gare du Midi, on en voyait la concrétisation et l’aboutissement dans Beethoven 6, une réduction de la superbe Pastorale de Thierry Malandain, créée l’an dernier. Resserrée autour de la 6e symphonie du compositeur, sans décor, le ballet, avec son Perpetuum mobile de cercles, de rondes et enroulements, avec son écheveau de corps sans cesse miraculeusement démêlé, ses lacets de nymphes évoquant le faune de Nijinsky, lui-même suiveur de François Delsarte, montrait à quel point la modern dance a pu infuser et revivifier la danse classique puis néoclassique. Le panthéisme de la pièce convoquait aussi l’ombre tutélaire de la mère de tous les modernismes chorégraphiques occidentaux, Isadora Duncan. On peut toujours compter sur Thierry Malandain pour, avec du vieux, faire de l’intemporel.

En première partie de soirée, il présentait justement une pièce « historique », puisqu’elle n’avait plus été dansée depuis 1997, l’année où Malandain avait démarré le Centre Chorégraphique National à Biarritz. Le ballet, Mozart à 2, pourrait se présenter comme le In The Night du chorégraphe puisque, sur des pièces pour piano et orchestre de Mozart, ses six pas de deux déclinent les rapports de couple dans un lent crescendo vers l’harmonie.

Le danseur qui ouvre le ballet par une chorégraphie athlétique et nerveuse (Arnaud Mahouy), n’est ainsi pas sur la même page que sa douce et mutine partenaire, Clémence Chevillote. Raphaël Canet, séduisante brute, gifle la sienne qui lui rend sans plus attendre la monnaie de sa pièce (Nuria Lopez Cortés, aussi forte dans ses interactions avec son partenaire qu’elle est délicate dans ses solos). Dans le duo interprété par Mickaël Conte (le premier, car il remplace un de ses camarades au pied levé), l’homme semble encore dans son monde ; ses solos sont élégiaques (monsieur Conte fait de ses tours attitudes décentrés se terminant en écart des moments de poésie intériorisée). Cependant la petite musique des sentiments commence à se faire entendre entre lui et sa très belle partenaire, Irma Hoffren. L’alchimie se fait plus évidente et joyeuse entre Giuditta Banchetti et Michael Garcia. Leur duo pourrait s’appeler « La Découverte ». Caresses au sol, remontée glissée du garçon en seconde position au sol… On s’émerveille toujours de la fantaisie de Malandain dans ce genre de passage à terre. À un moment, la jeune fille s’accroche dans un angle géométrique à son compagnon placé en position de pont. Le couple semble alors faire un jeu de Tetris ; comme pour vérifier une dernière fois sa compatibilité. Avec le duo entre Joshua Costa et Patricia Velasquez, on approche de la plénitude du couple. La simplicité de dessin de la chorégraphie, l’abandon et la confiance dans les portés, inscrits dans la chorégraphie mais magnifiés par les deux danseurs en dépit de leur différence de taille, parle d’harmonie et de partage.

Mais l’acmé, on la trouve dans le dernier pas de deux entre Mickaël Conte et Claire Lonchampt (qui fait son retour sur scène après une longue absence). À un moment, perchée sur la cuisse de son partenaire pendant une sorte de promenade, la belle danseuse ressemble littéralement à une déesse tutélaire de l’amour partagé.

On est groggy. Les lumières du plateau scintillent, les danseurs sont dans une forme époustouflante, la salle est pleine et les applaudissements crépitent. On avait douté que cela puisse exister encore

Mozart à 2. Claire Lonchampt et Mickaël Conte. Photographie Olivier Houeix

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