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Don Quichotte à l’Opéra : le guindé et l’enlevé

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Hugo Marchand (Basilio) et Hannah O’Neill (Kitri)

Faut-il être espagnol pour danser Kitri et Basilio ? Sans doute pas, mais il faut au moins une dose de gouaille. Vus lors de leur première prestation ensemble (12 avril), Hannah O’Neill et Hugo Marchand m’ont laissé plutôt froid : le partenariat met du temps à se réchauffer (c’est, pour lui, la première réapparition sur un grand rôle technique depuis de longs mois) et ne commence à séduire qu’à partir de l’adage nocturne de l’acte II, où les lignes élongées et lyriques des deux interprètes font mouche.

Sachant que ce passage emprunte à la musique de La Bayadère, il y a là comme un indice d’inadéquation au rôle – au moins pour les échanges sur la grande place de Barcelone – des deux étoiles ensemble. Certes, elles font tout bien question mimiques, mais on voit des aristos qui s’amusent en lieu et place de prolos qui ont la niaque.

Faute d’enchantement, on scrute la technique d’un œil clinique, on reste de marbre à l’acte blanc (avec une Camille Bon qui danse rombière en reine des Dryades) et on remarque l’excellent Sancho Pança de Fabien Révillion, à la pantomime étonnamment riche et expressive.

L’atmosphère est toute autre pour l’unique date, devant un public chauffé à blanc, d’Inès McIntosh et Francesco Mura (22 avril). Il faut dire qu’ils ont tous deux le style qu’il faut ; en dépit d’accrocs sur les portés les plus acrobatiques, leur partenariat fonctionne du tonnerre, et leurs interactions, tour à tour taquines, rieuses ou boudeuses, sont un régal. Au premier acte, la première danseuse déploie une danse très volontaire : lors de la variation aux castagnettes (qu’elle fait tinter de manière audible et aux bons moments), l’énergie bravache qu’elle donne au mouvement de ses bras fait penser à Olive (la compagne de Popeye) montrant ses muscles.

Qu’on ne s’offusque pas d’une référence à l’univers du dessin animé : la ballerine a du chien, un profil, une voix. Elle allie technique sûre et intelligence du rôle ; d’où une jolie versatilité, qui lui permet de passer du tout mutin en Kitri au tout liquide en Dulcinée, puis de régaler l’assistance par sa maîtrise lors de la scène du mariage (avec de fort jolis équilibres). Un poil en dessous techniquement, Francesco Mura danse crânement : dans l’impossible variation aux tours sans élan finis arabesque de la scène du mariage, il compense une réception pas trop au bon endroit par son sens du mouvement (si c’est pas réussi, ça fait pas non plus ballot).

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Francesco Mura (Basilio), Ines McIntosh (Kitri).

Face à un couple next door si attachant, il ne me paraît pas gênant que la Danseuse des rues de Victoire Anquetil soit un poil altière aux côtés de l’Espada également chic de Mathieu Contat. Dans ma lecture, ces deux-là sont un peu le couple installé face aux petits jeunes (si vous regardez bien, ils sont dès le début vêtus plus richement que Kitri et Basilio, lesquels ne s’embourgeoisent qu’à la fin). La « vision » de Don Quichotte bénéficie de la prestation moelleuse d’Hohyun Kang en reine des dryades (à peine entaché d’une micro-descente de pointes à l’avant-dernier tour à l’italienne) et du piquant Cupidon d’Hortense Pajtler.

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MacMillan Celebrated: du pour mémoire au mémorable

Danses Concertantes @2024 Tristram Kenton / ROH

Danses Concertantes @2024 Tristram Kenton / ROH

Londres, Royal Opera House, soirée du 20 mars 2024

Dans une saison du Royal Ballet dominée par les reprises, le programme MacMillan Celebrated était l’occasion de découvrir quelques raretés de Sir Kenneth. La maison londonienne ayant le respect de l’archive chevillé au corps, la soirée débute avec Danses concertantes, une des premières créations d’ampleur du chorégraphe (pour la troupe du Sadler’s Wells en 1955), et sa première collaboration avec un tout jeune Nicholas Georgiadis.

C’est aussi la première fois que MacMillan règle son ballet sur une musique de Stravinsky, dont il a décidé de rendre visibles tous les piquants. Sans en omettre un seul : poignets cassés, index pointés, mouvements de tête réglés au millimètre sur la plus petite inflexion de l’orchestre, la chorégraphie est une horlogerie de précision dont les interprètes s’acquittent avec application. Un peu trop, sans doute, mais comment faire autrement ?

Par certains sauts et décentrements, cette pièce a l’intérêt de laisser entrevoir ce que MacMillan fera plus tard ; il y a près de 70 ans, elle a sans doute séduit par son côté brillant, jazzy et coloré. Aujourd’hui, cette manière d’illustrer la musique par le mouvement paraît scolaire, et l’ensemble fait plus criard qu’inspiré. Les danseurs, affublés d’un bonnet frangé en feutre noir, et dont le haut du crâne est surmonté de figurines qui ressemblent à des pièces d’échec, sont à peine reconnaissables. Les figures géométriques dessinées sur les justaucorps aux couleurs vives ajoutent à l’aspect expérimental de l’ensemble. Marches, pas de deux, pas de trois, solos brillants  s’enchaînent sans qu’une once de sensualité ne vienne adoucir l’empesé. Les interprètes – dont Vadim Muntagirov et Isabella Gasparini, remplaçant Anne Rose O’Sullivan, blessée – font ce qu’ils peuvent pour donner vie à cette pièce de musée.

Different Drummer, Marcelino Sambé et Francesca Hayward, @2024 Tristram Kenton, ROH

Different Drummer, Marcelino Sambé et Francesca Hayward, @2024 Tristram Kenton, ROH

Heureusement, Different Drummer (1984) est d’une autre farine : le titre est emprunté au Walden de Thoreau (“If a man does not keep pace with his companions, perhaps it is because he hears a different drummer. Let him step to the music he hears, however measured or far away.”), mais l’histoire est celle du Woyzeck de Buchner. Le ballet n’utilise pas la partition de l’opéra de Berg, mais la Passacaille pour orchestre de Webern et La Nuit transfigurée de Schoenberg : judicieux choix qui situe l’ambiance à mi-chemin entre l’expressionnisme et le néoromantisme.

Pour vous donner un idée, Different Drummer c’est, en termes de névrose, Mayerling sans le tralala, et pour ce qui est des violences faites aux femmes, The Judas Tree sans les percussions. Le récit, mené de manière fragmentaire mais très lisible, sait utiliser les lignes, lyriques et poignantes, des cordes, pour suivre les tourments aussi bien du soldat humilié (Marcelino Sambé) que de sa compagne Marie (Francesca Hayward). On ne s’attendait pas à être si ému par les deux interprètes : le premier, que les Parisiens découvrent ces jours-ci dans le rôle plus riant de Colas, se fait pantin tour à tour résigné, désarticulé ou meurtrier ; la seconde se montre également bouleversante en madone prolétaire et sacrifiée. Son personnage est identifié à Marie-Madeleine, et la chorégraphie convoque une figure christique ; l’émotion qui étreint tout le long du ballet tient au sadisme des personnages secondaires – le capitaine, le médecin, le tambour-major prédateur sexuel, incarné par Francisco Serrano,  – mais aussi à la présence amicale et désolée de Frans (Benjamin Ella), seul ami de Woyzeck. Qu’il s’agisse des soldats en armes traversant la scène à grands sauts, ou de la scène de beuverie – avec femmes en cheveux et hommes au visage caché par un masque à gaz –, les interventions du corps de ballet sont moins anecdotiques que dans bien des ballets en trois actes de MacMillan, et contribuent à la tension dramatique.

La réussite de cette reprise tient sans doute au soin qui a été apporté à la transmission aux interprètes des rôles principaux, assurée par Alessandra Ferri, qui était de la distribution d’origine, et par Edward Watson, qui a dansé Woyzeck lors de la dernière série de Different Drummer en 2008. Le même phénomène de passation de relais est visible dans Requiem, pièce plus fréquemment reprise, toujours austère et poignante, et aussi bien servie par des interprètes dès longtemps familières de l’œuvre (Lauren Cuthbertson, Melissa Hamilton) que par leurs homologues plus jeunes (Matthew Ball, Joseph Sissens, Lukas B. Brændsrød).

©2024 Tristram Kenton ROH

©2024 Tristram Kenton ROH

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Sadeh21 à Garnier : Ohad Naharin hors sol

img_20240207_2115039106435543647676565Sadeh 21 commence sans crier gare : des personnages seuls isolés déboulent, pieds nus, pour de petites séquences acrobatiques d’environ 30 secondes, durant lesquelles chacun semble lutter contre soi-même. Les interprètes se succèdent sans se rencontrer, l’un quittant la scène avant que l’autre débarque. La scène est vide, encadrée par une muraille grisâtre. Sur la paroi du fond, seront projetés, de Sadeh1 à Sadeh21, les numéros des séquences qui s’enchaînent. On croit un moment que l’énumération correspond au nombre de danseurs dansant ensemble (1, puis 2, etc.), mais c’est une fausse piste : la composition est beaucoup plus inattendue, et les transitions entre séquences plutôt fluides : les changements de numéro, d’atmosphère musicale, de lumière ou de motif chorégraphique ne sont pas systématiquement synchrones.

Nous sommes dans des champs, ou des espaces (sadeh en hébreu) mouvants et labiles. Après les séquences solo, les transitions entre les danseurs s’accélèrent (Sadeh2), créant un bref temps de duos ou de trios, jusqu’à ce qu’advienne une première séquence qu’on pourrait dire collective, où le regard doit embrasser plusieurs actions éparpillées : trois personnages qui s’entre-frappent dans une sorte de mêlée à droite (deux garçons une fille), une fille qui s’installe debout sur le dos d’un gars couché à terre, un autre qui porte sa partenaire, pliée en deux sur le dos, une autre qui repousse de la main son acolyte, lequel traverse la scène en demi-pointes à reculons, d’autres interprètes monadiques, posés comme en grappe (plus tard ils ramperont de conserve), un danseur isolé en avant-scène jardin qui de temps en temps effectue d’impressionnants sauts de crapaud. Y a-t-il une action centrale ? Pas sûr, même si le regard se concentre sur un duo oscillant entre coopération et antagonisme (la danseuse frappe sur l’épaule de son partenaire, comme pour le réveiller, sans succès).

Exagérant l’ondulation du bassin, la même interprète ouvre Sadeh3 (sur Stones start spinning de David Darling), moment rapide, virevoltant, à la fois chaloupé et agglutiné. Les séries de chiffres qu’elle égrène dessinent une combinatoire mouvante (2, 1, 1, 1 : c’est un duo et trois solos, 3, 1, 1 : un trio et deux solos, etc.), qui s’accélère ou se déforme (à un moment, les chiffres ne commandent plus la distance entre les personnes, mais l’unisson ou la différence de gestuelle).

Toujours sur une musique de David Darling (Music of a Desire), Sadeh4 donne à voir des filles en pose « Musclor », et joue sur le motif du cercle (une ronde qui s’élargit progressivement à l’ensemble des danseurs). Avec Sadeh5 (sur Vlertrmx d’Autechre), ce sera plutôt la ligne, le conflit et la séparation (les filles en mode gestuelle de boîte de nuit en avant-scène, tandis que les garçons en robe noire virevoltent derrière),

L’esthétique « Gaga » de Naharin se déploie dans toute son étrangeté : alternance entre immobilité et hyper-rapidité, explosivité et effondrement, agressivité et sensualité, lignes étirées et reptation. La tension entre les êtres fait plus signe vers la dépression que vers la résolution. Malgré une bande-son très lounge (due à Maxim Waratt, dont Le Monde nous apprend qu’il s’agit en fait du chorégraphe), des lumières et des costume acidulés, une sourde mélancolie affleure.

Par moments, la grimace se fait cri (ainsi dans Sadeh6 où la voix du crieur se mélange à After the Requiem, de Gavin Bryars). Plus tard, les cuisses d’une danseuse couchée au sol feront furieusement percussion, alors que les garçons réunis nous offrent une séquence militaro-bromance (Sadeh7-18 puis Sadeh19 : on est en avance rapide). Lors de Sadeh20, ce sont à présent des cris féminins (hors champ) qui strient l’espace.

Pour la séquence finale (Sadeh21), où l’on retrouve une dernière fois la musique de David Darling (Remembering our Mothers), les danseurs apparaissent en haut du mur du fond, avant de se jeter un  à un dans le vide, tandis que défile le générique de fin de l’œuvre. Il se prolonge, comme un ruban qui se déroule sans fin, par les nombreux remerciements des interprètes à l’intention des membres de leur famille (principalement les parents), leur petite mère ou leur petit père à l’École de danse, leurs profs de danse, leur ex-ministre préférée, etc. Après le mot « fin », les interprètes ne viennent pas saluer, laissant le public sur sa faim.

L’absence de saluts fait partie de l’œuvre (les danseurs de la Bathsheva Dance Company non plus ne reviennent pas), mais elle heurte de manière frontale les mœurs du public de Garnier. Aurait-il explosé en applaudissements pour les interprètes ? On ne le saura jamais : les 23 membres junior (et/ou à tendance contemporaine) de la compagnie qui composent le cast sont remarquables, mais leur présence, élégante et uniforme, est un peu désincarnée, moins viscérale et moins dans le sol que les danseurs de Naharin. Et puis, si vous êtes loin, vous ratez les mimiques (et si vous chaussez vos jumelles, vous ratez la vue d’ensemble). Il y a une écologie des œuvres. Imaginez une création du Théâtre du Soleil jouée par la Comédie française ; la moitié au moins de l’expérience de la Cartoucherie serait dénaturée. Il en va de même pour Sadeh21, qui gagne en joliesse et perd en intensité avec l’Opéra de Paris.

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La Strada: l’émotion en suspension

Alina Cojocaru © Andrej Uspenski

Alina Cojocaru © Andrej Uspenski

Sadlers’ Wells Theatre, Londres, Soirée du 25 janvier 2024.

Pour se préparer à découvrir la création de La Strada, ballet commandé par Alina Cojocaru à la chorégraphe Natália Horečná, fallait-il revoir le film de Fellini ou bien se fier à sa mémoire ? À force d’hésiter, je n’en ai regardé que la moitié (la précarité de la 4G dès qu’on passe sous la Manche ayant beaucoup contribué à ce non-choix) : c’était assez pour sangloter deux fois, et se demander comment ferait la production pour étirer sur 100 mn de ballet les maigrelets thèmes musicaux du film. La réponse, qu’on trouve dans le programme, tombe sous le sens : on a pioché dans d’autres créations de Nino Rota (pour le cinéma ou non, pour Fellini ou pas).

Les ritournelles tire-larmes de La Strada, utilisées lors de rares moments-clefs, n’en ont que plus d’impact. Autre différence, attendue, avec le film : la gestuelle de Gelsomina est tout sauf pataude, mais la chorégraphe – qui définit son style comme du « néoclassique sale » (‘dirty neoclassicism’) – a inventé pour son interprète de constants passages du cygne au canard, et réciproquement. Pointe tendue en dehors, pieds flexes en dedans : Alina Cojocaru joue à la perfection de ces ruptures de style, composant un personnage gracieusement innocent, naïvement maladroit, immédiatement attachant, et superlativement aérien.

Alina Cojocaru, Marc Jubete et David Rodriguez © Andrej Uspenski

Alina Cojocaru, Marc Jubete et David Rodriguez © Andrej Uspenski

Gelsomina, gamine maltraitée vendue au forain Zampanó, ne sait pas voir le mal, et se réfugie souvent dans son monde intérieur. Dans ces moments, elle danse avec deux « anges » (Marc Jubete et David Rodriguez) dont les bras permettent des portés qui sont autant d’envolées irréelles. Zampanó dansera aussi avec eux, preuve qu’il n’est pas que brutalité (le synopsis en fait un personnage plus limité que mauvais) : Mick Zeni, ancien danseur de la Scala de Milan, laisse percer par instants le cœur derrière la carcasse ; mais c’est clairement Il Matto, fildefériste lunaire, qui séduit la donzelle (et l’assistance) : c’est Johan Kobborg, dont la batterie cristalline et la légèreté de chat laissent bouche bée.

À bientôt 52 ans, le danseur formé à l’école Bournonville est dans une forme miraculeuse : il se joue des difficultés comme d’un parcours de marelle fait sans y penser. Il Matto multiplie niches et agaceries à l’encontre de Zampanó, et la chorégraphie fait son miel du contraste physique entre les deux interprètes (l’un musclé, l’autre élancé). Comme de juste, un pas de trois montre Gelsomina tiraillée entre deux présences corporelles et sensuelles aux antipodes.

Alina Cojocaru, Mick Zeni et Johan Kobborg © Andrej Uspenski

Alina Cojocaru, Mick Zeni et Johan Kobborg © Andrej Uspenski

Le premier acte, qui démarre par un flash-back (Zampanó se demande ce qu’il est advenu de Gelsomina), pose et enchaîne les éléments du drame (la relation Gelsomina-Zampanó, l’univers du cirque, l’éveil qu’apporte Il Matto, la jalousie du forain-briseur-de-chaînes) sans aucun temps mort. L’adage avant l’entracte émeut aux larmes : Gelsomina s’approche d’Il Matto et pose sa main sur son dos ; il est comme électrisé par son toucher. Le partenariat entre Alina Cojocaru et Johan Kobborg est d’une délicatesse ciselée au millimètre. Pendant toute sa carrière, et particulièrement dans les pas de deux, la ballerine a souvent fait preuve d’une hardiesse technique assez grisante pour le spectateur ; dans La Strada, elle abandonne toute prudence durant certains échanges avec Zeni-Zampanó ou les anges. Mais les échanges avec Il Matto-Kobborg sont colorés d’une qualité d’abandon inédite : cette Gelsomina est si entière qu’elle donne son cœur pour ne plus le reprendre. On peine à imaginer une autre interprète qu’Alina Cojocaru pour le personnage : son regard profond, les arêtes du visage, rendent criantes toutes les émotions de la jeune femme.

Après une première partie très réussie (qui laisse aussi pointer la magie du cirque, mais aussi la mélancolie des circassiens avant que les lumière s’allument), la seconde partie est paradoxalement moins dense : une fois perpétré l’assassinat d’Il Matto par Zampanó, l’intensité dramatique et musicale de certains passages baisse de plusieurs crans. Il faut bien faire danser le corps de ballet (ou, pour le dire autrement, Alina ne peut pas danser tout le temps).

Johan Kobborg © Andrej Uspenski

Johan Kobborg © Andrej Uspenski

On ne passe pas un mauvais moment (les six danseurs sont très bons, la chorégraphie, jamais bateau, est bien troussée), et on retrouve par éclats de jolies séquences. Ainsi, dans un émouvant pas de cinq, Gelsomina apparaît comme brisée-détraquée par la mort d’Il Matto (le partenariat se partage entre ce dernier, le forain et les deux anges). Autre moment fort, le dernier tour de piste d’Il Matto (comme chacun sait, dans l’univers du ballet, même mort, on danse encore), durant lequel Kobborg fait mine, avec une narquoise élégance, de ne pas savoir terminer ses tours à la seconde. Le jeu de lumières de la scène finale est aussi fort émouvant.

Otto Bubeniček a inventé des décors qui servent l’histoire, et contribuent à l’enchantement. Mais pour la seconde partie du spectacle, l’ancien danseur, également responsable des costumes, a curieusement décidé de faire porter à Alina Cojocaru un justaucorps blanc au dos échancré qui la fait ressembler à une sirène satinée. C’est bizarre et ne cadre en rien avec le personnage de Gelsomina, aussi sublimée par la douleur et la mort soit-elle. Même quand elle repasse sa petite robe par-dessus, il faut faire un effort pour ne pas voir cette tenue académique, et cela nuit à l’émotion.

Alina Cojocaru © Andrej Uspenski

Alina Cojocaru © Andrej Uspenski

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Timekeepers à Zurich: Fréquences et transes

Soirée du 21 janvier 2024.

Que devient le Ballett Zürich, piloté depuis cette saison 2023/2024 par Cathy Martson, après plus de dix années sous la direction de Christian Spuck ? Sans attendre les créations de la chorégraphe d’origine britannique – notamment, en mars, la reprise de The Cellist, créé par le Royal Ballet en mars 2020, et qui fait preuve d’une prenante inventivité narrative – on était curieux de découvrir ses talents de « curation », comme on dit en franglais. Le programme Timekeepers (titre que toute appli automatique traduira en un hideux « Chronométreurs », alors que, Suisse oblige, il faudrait plutôt le rendre par « Garde-temps »), en donnait l’occasion.

For Hedy (Shelby Williams) (c) Gregory Batardon, courtesy of Ballet Zürich

For Hedy (Shelby Williams) (c) Gregory Batardon, courtesy of Ballet Zürich

Le fil rouge apparent de la soirée est musical : les trois œuvres qui s’enchaînent, dansées par le Ballet Zürich mais aussi son Junior Ballet, sont réglées sur des créations des années 1920 : le Ballet mécanique de Georges Antheil (dans une version à un piano et huit haut-parleurs), Rhapsody in Blue de George Gershwin (dans une réduction à deux pianos), et les Noces de Stravinsky (au grand complet dans l’instrumentation de 1923 à quatre pianos et percussions).

Hedy Lamarr était à la fois une actrice glamour et une inventrice. Si vous avez connu la grande époque du cinéma muet et visité sa tombe au Zentralfriedhof de Vienne, vous le savez déjà (et aussi, plus probablement, si vous avez lu les Culottées de Pénélope Bagieu). Comme l’un de ses brevets les plus tardivement célèbres a été déposé conjointement avec Antheil, lui aussi passionné de transmission par sauts de fréquences (j’ai rien compris mais c’est utilisé pour le wifi), convoquer le Ballet mécanique pour For Hedy fait sens. C’est en tout cas ce qu’a dû se dire Meryl Tankard, dont la création sonne comme un portrait-hommage de la femme fatale aux multiples inventions.

La star – à qui Shelby Williams prête son visage anguleux –, apparaît en ouvrant le rideau de scène, et fait littéralement son show : en longue robe noire et hauts talons, elle prend des poses étudiées, déploie son art de plaire dans une gestuelle surannée, mais personnelle. Puis, bientôt, c’est le chaos – à la fois musical et scénique. La musique, brutaliste, d’Antheil sursature l’espace, à quoi fait écho la profusion dansée par le corps de ballet, d’où émergent (sans doute en écho aux six mariages et nombreuses conquêtes de la belle) six musculeuses figures masculines en marcel, pantalon noir et chaussures de ville. La séduction opère aussi de ce côté, avec des poses ostentatoires, sauts impressionnants, et portés expressifs. L’explosivité en petite batterie étonne et ébaubit – on y remarque notamment la présence, la rapidité et l’expressivité de Jorge García Pérez.

Par sa construction visuelle et sonore, la pièce penche clairement vers l’expérimental  – on pense aux créations avant-gardistes, dont les chorégraphies sont pour l’essentiel perdues, des Ballets suédois – mais la danse nous mène en terrain plus connu. Ce n’est pas que Bausch (dont la chorégraphe a été une des interprètes), ce n’est pas que néoclassique : Meryl Tankard a un style ; elle arrive à placer de la sensualité dans les interstices d’une partition délibérément mécanique, via un petit déhanché de-ci de-là, ou en faisant chalouper les corps, non au rythme du piano tout près et très sonore, mais avec les vibrations des sirènes au loin. La fin de la pièce ménage de poignants tombés-relevés de l’ensemble des protagonistes. On en reste groggy.

Rhapsody - L'unisson final - (c) Gregory Batardon, courtesy of Ballet Zürich

Rhapsody – L’unisson final – (c) Gregory Batardon, courtesy of Ballet Zürich

Après ce coup de poing initial, Rhapsody, de Mthuthuzeli November laisse une impression forcément moins puissante. De facture plus classique, la pièce utilise joliment un dispositif de cadres coulissants, qui, une fois déployés en paravent, donnent l’illusion d’une traversée de miroir pour les interprètes (le décor est de Magda Willi). Le chorégraphe d’origine sud-africaine se fond dans l’ambiance jazzy de la partition ; même avec deux pianistes – Robert Kolinsky et Tomas Dratva – à la place d’un orchestre, Gershwin swingue en diable (n’essayez pas de prononcer ça chez vous).

Rhapsody parle d’amour et d’ouverture (déchiffré-je après-coup dans le programme), mais une découverte naïve  donne l’impression d’une (ré)partition assez marquée entre tutti masculins (très saillants, on dirait mezzo forte en musique) et féminins (plus en demi-teinte). Ce n’est que vers la seconde moitié, quand la musique délaisse Gershwin au profit d’une rythmique saccadée (créée par le chorégraphe) que les danseuses ont l’occasion de démontrer leur virtuosité via des tas d’entrechats sur pointes, mais avec une gestuelle brutale aux bras (un peu trop à mon goût). Le duo féminin qui suit ce passage, réunissant Nehanda Péguillan et Dores André, est plus intrigant. Au final, garçons et filles se rejoignent dans une vibration à l’unisson.

L’ambiance urbaine de Rhapsody fait écho à celle de For Hedy. Le sens du collectif, le tremblement – aussi bien tribal que tripal –, font signe vers la troisième pièce de la soirée.

Les Noces de Bronislawa Nijinska ont fêté leurs 100 ans l’année dernière. Comme pour les autres pièces de Timekeepers, et faute de feuille de distribution détaillée, on n’identifie pas à coup sûr les interprètes. Mais ce n’est pas gênant. Au contraire : la prégnance du collectif, la force de la tradition, l’uniformité qu’impose le groupe, s’imposent avec une puissance inégalée. Plutôt que de repérer les individualités (comme j’avais fait à Londres en 2012, reconnaissant tel ou tel semi-soliste à droite à gauche), on s’attarde sur le côté constructiviste et le hiératisme de la chorégraphie. Les pyramides collectives (entre filles lors de la séquence de la tresse, entre garçons lors de la suivante, chez le marié) convoquent à la fois le rituel collectif et la méditation intérieure.

Tout converge pour une réussite entière : côté musical, la fougue de la direction (assurée par Sebastian Schwab), la qualité quasi-coupante des percussions, l’unité du chœur, l’excellence des solistes – voix veloutées, diction affirmée – produisent un résultat remarquable ; lors du repas de noces, les sauts en parallèle, incroyablement synchrones, ainsi que l’engagement remarquable des deux invités qui dansent sur le devant de la scène (Dores André et Max Cauthorn), donnent l’illusion d’une transe collective.

Les Noces - Photo (c) Gregory Batardon, courtesy of Ballet Zürich

Les Noces – Photo (c) Gregory Batardon, courtesy of Ballet Zürich

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Casse-Noisette: encore et toujours

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Dorothée Gilbert (Clara) et Guillaume Diop (Drosselmeyer/Le Prince).

On ne voit jamais la même chose. À l’occasion de cette reprise de Casse-Noisette, je m’aperçois, pour la première fois, de la noirceur du premier tableau : les huit patineurs de balancent de sonores torgnoles, enlèvent trois donzelles qui passent dans la rue, et se battent en meute contre Drosselmeyer ; les parents ne veulent pas acheter de marrons chauds à leurs enfants ni donner la pièce au joueur d’orgue de barbarie. L’intérieur de la maison est moins anxiogène, du moins en apparence. Tout de même, Fritz brise le Casse-Noisette de Clara, et les adultes en uniforme (la moquerie est genrée, si je ne m’abuse) raillent l’affection de Clara pour son nouveau jouet. Certaines séquences de la fête trouvent son écho dans le cauchemar qui suit : agglutinés autour de Clara, les enfants lui arrachent brutalement son déguisement de poupée mécanique, préfigurant la séquence où les rats la dépouillent de sa robe bleue (enlevant, ainsi, une couche de plus). D’autres enchaînements entre la réalité et le songe sont plus distendus : les garçons singent avec cruauté l’arthrose et la sénilité des deux grands parents (acte I), mais quand on retrouve ces derniers lors de la danse arabe (acte II), la séquence évoque davantage la pingrerie et l’inégale répartition des aliments entre les convives.

On n’est jamais blasé. Même platement jouée, la musique de Tchaïkovski m’émeut toujours, et le moment magique où le petit hussard Casse-Noisette est remplacé par le prince, épée au vent en 5e parfaite, réveille à tout coup mon côté fleur bleue (oui, Maman, je veux le même pour Noël). Quand, en plus, les protagonistes sont à l’unisson, comme le sont Guillaume Diop et Dorothée Gilbert, mon petit cœur fond. Clara a trouvé son âme-sœur : mêmes longues lignes, même musicalité, même facilité dans l’arabesque et dans la petite batterie. C’est donc bien un rêve, et pourtant on le voit… (16 décembre). Chacun des deux interprètes brille dans sa partie – au royaume des neiges, Damoiseau Diop a le manège éblouissant, lors de sa variation de bal, Mlle Gilbert a un calme souverain dans le battement raccourci -, mais c’est la qualité du partenariat – enthousiasmante synchronicité, grisantes accélérations dans les tours – entre les deux protagonistes qui retient l’attention. On ne peut pas en dire autant de la connexion entre Germain Louvet et Sae Eun Park : sans doute desservis par un temps de préparation plus court (Mlle Park remplace Myriam Ould-Braham), les deux danseurs ont parfois des décalages, mineurs, mais qui font sortir du rêve. Et puis, chacun des deux retrouve ses penchants : il y a toujours un moment où Louvet donne l’impression de danser pour lui seul (alors qu’il y a neuf ans son partenariat avec Léonor Baulac était charmant), et où Park reprend des bras mécaniques et s’absente du rôle (22 décembre). Un défaut que n’a pas Héloïse Bourdon : pour sa seule représentation la première danseuse régale de bras liquides et fait preuve d’une présence de tous les instants. Et le partenariat avec Thomas Docquir, sans être techniquement époustouflant, convainc par sa fluidité (matinée du 1er janvier).

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Héloïse Bourdon (Clara) et Thomas Docquir (Drosselmeyer/Le Prince).

Il y a toujours quelque chose à aimer dans les rôles secondaires. Dans la danse arabe, Roxane Stojanov et Jérémy-Loup Quer ébahissent par la pureté des lignes et tirent leur partenariat vers l’abstraction (16 décembre) ; Camille Bon, que ce soit avec Sébastien Bertaud (22 décembre) ou Florimond Lorieux (1er janvier), sont plus incarnés et du coup plus sensuels et vivants (Bertaud a des piétinés très réussis). Sans se départir de l’élégance, Chun-Wing Lam et Ambre Chiarcosso confèrent à la danse espagnole un petit côté surjoué, c’est léger et ravissant (1er janvier). Le danseur originaire de Hong Kong se montre aussi remarquable de précision dans la pastorale, composant un trio de style avec Inès McIntosh et Marine Ganio (16 décembre). C’est lui aussi qui, habillé en petit hussard, rejoint Clara à la fin de l’acte I, alors qu’on attendait Germain Louvet (on a cru à un instant à un forfait pour blessure ; 22 décembre). En attendant de plus grands rôles ?

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Le Corsaire: l’aventure à la carte

Photo: Royal Swedish Opera/Sören Vilks

Photo: Royal Swedish Opera/Sören Vilks

Quand José Martinez a été nommé à la direction de la danse de l’Opéra de Paris, il a annoncé mettre en sommeil son activité de chorégraphe, à l’exception de deux engagements antérieurs : la reprise de son Don Quixote à Bordeaux (en juin 2023) et celle du Corsaire à Stockholm à l’automne. Cette dernière production était l’occasion de partir à la découverte du ballet royal suédois, et – m’avait assuré une amie généralement mieux informée – de croiser José à l’entracte.

Si je l’avais vu le 1er novembre, je lui aurais fait la tête ; le 3 novembre, je lui aurais fait un peu fête. Telle est l’influence des interprètes sur l’humeur du spectateur. Elle ne va pas jusqu’à changer son regard sur une production, mais joue puissamment sur le plaisir qu’il y prend. Tout ce qui, l’avant-veille, était un peu terne, soudain pétille : dans le pas de trois du 2e acte, le long et gênant silence de l’orchestre entre les fouettés de Medora (qui parcourent trop latéralement) et les tours à la seconde d’Ali est, cette fois, recouvert par un tonnerre d’applaudissements quand Luiza Lopes régale l’assistance de double-tours en cascade.

Je découvre après coup que du fait d’un jeu de chaises musicales, la distribution du 1er novembre n’est pas celle initialement prévue : les danseurs moins capés que je vois auraient dû effectuer leur prise de rôle six jours plus tard. D’où peut-être l’empesé de l’interprète de Conrad, Diego Altamirano, qui est encore dans le corps de ballet. Le déséquilibre entre une Gulnare peu musicale et sans grâce (Anna Cecilia Meyer) et une Medora plus adéquate, mais scolaire (Sarah Erin Keaveney), dessert aussi beaucoup la première soirée.

Mais quid de la production ? Le Corsaire version Martinez a pour premier mérite d’être tout le temps dansant. Foin de pantomime barbante, la moindre silhouette de la place du marché aux esclaves a un rôle vraiment chorégraphié. Les variations solistes ou semi-solistes et les parties du corps de ballet s’enchaînent d’une manière fluide et harmonieuse. La parade lancinante des captifs mis à l’encan par le marchand d’esclaves Lankedem est intelligemment construite ; les évolutions des corsaires, filles et garçons, ont du souffle, qu’il s’agisse d’entrées fracassantes, d’apartés en traversée de plateau ou de réjouissances collectives dans la grotte. La partition masculine met en valeur une jolie technique saltatoire, sans tomber dans l’histrionisme de bazar de bien des versions de l’œuvre (tapez « Le Corsaire » sur les sites de partage de vidéo et préparez-vous à de grands moulinets ostentatoires avec force coups de menton).

La narration est principalement sous-tendue par l’histoire de Conrad et Medora (c’est le coup de foudre, mais elle est vendue au Pacha Saïd ; il l’enlève, on le trahit, elle lui est ravie ; il l’enlève à nouveau, mais la tempête a raison de leur bateau). Au-delà de cette trame prétexte à jolis pas de deux amoureux, José Martinez n’apporte guère de plus-value dramatique (là où Kader Belarbi, par exemple, faisait de la sultane favorite une actrice retorse du drame). Un passage fait dans le grand n’importe quoi (Lankedem, libéré par le traitre Birbanto, réclame et obtient de l’argent pour récupérer Medora, qu’il va ensuite revendre au Pacha…).

Ça n’a tellement pas de sens économique que c’en est comique. Un reproche plus sérieux touche à la banalité d’inspiration de la séquence du Jardin animé : à quoi rêve le Pacha s’endormant dans les vapeurs de fumée ? À un corps de ballet en long tutu rose et à des ballerines en tutu-plateau ; l’exotique se réfugie (un peu) dans les projections sur l’écran du fond.

Le Jardin Animé - Photo: Royal Swedish Opera/Håkan Larsson

Le Jardin Animé – Photo: Royal Swedish Opera/Håkan Larsson

Le plaisir pris à la représentation du 3 novembre doit énormément aux interprètes : la Gulnare d’Emily Slawski séduit moins (le Pacha) que la gracile et délicate Medora de Luiza Lopes (le contraste physique est normal et voulu), mais la première n’en a pas moins une jolie présence, mélange de sûreté technique et de vigueur dans l’attaque. Il y a aussi de l’électricité dans l’air entre Mlle Lopes et Daniel Norgren-Jensen, Conrad élancé avec du souffle sous le pied. Le fameux pas de trois de la fin gagne aussi beaucoup à la présence de Dmitry Zagrebin, qui donne une réelle épaisseur physique et dramatique au rôle d’Ali, généralement confié à des poids-plume (le 1er novembre, Hiroaki Ishida fait une danse de concours; on l’apprécie davantage deux jours après en Lankedem).

À l’aide de palettes digitales, les spectateurs peuvent choisir à l’entracte entre trois fins possibles de l’histoire : après le naufrage du navire, tapez 1 pour la victoire de l’amour (Medora et Conrad survivent), 2 pour l’aventure (Medora se retrouve avec Ali), 3 pour la sécurité (Medora retourne chez le Pacha). On gage que c’est toujours l’amour qui gagne, et jamais la sécurité. Mais au soir du 3 novembre, surprise ! C’est l’aventure qui l’emporte (Medora danse son pas de deux final sur la plage abandonnée avec Ali). Il faut dire que, zigzaguant entre les étages, j’ai voté 38 fois pour ce choix.

Luiza Lopes et Daniel Norgren-Jensen - Photo: Royal Swedish Opera/Håkan Larsson

Luiza Lopes et Daniel Norgren-Jensen – Photo: Royal Swedish Opera/Håkan Larsson

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L’Histoire de Manon : aléas

IMG_20230711_221219_1Grâce à l’Opéra de Paris, j’ai acquis la sérénité face aux durs aléas de l’existence. J’avais organisé mes congés de façon à voir Ludmila Pagliero et Germain Louvet dans L’Histoire de Manon, et j’ai vu Sae Eun Park en partenariat avec Marc Moreau. Le changement d’interprète masculin avait été annoncé de longue date, et j’en avais pris mon parti. Celui affectant le rôle de Manon, découvert en ouvrant la feuille de distribution, m’a fait l’effet d’une douche froide. « C’est la vie », dis-je à ma voisine en affectant un philosophique détachement (11 juillet).

Connaissant les performances antérieures de Mlle Park, on pouvait douter que le rôle de la courtisane lui siée. L’expérience le confirme : la danseuse ne trouve pas le ton juste. Trop sage lors de la scène d’apparition, trop mignarde en amoureuse, trop froide à l’acte deux, elle ne convainc qu’en morte-vivante à l’acte trois. Encore cela est-il relatif : même après une traversée transatlantique à fond de cale, son personnage met la même énergie dans ses petits ronds de jambe à la cheville que lors des deux séquences antérieures du motif chorégraphique. Du coup, on regarde ce qui passe derrière elle (pour la première fois, je m’aperçois que deux malandrins pillent longuement le sac de voyage de Des Grieux, qu’il a laissé sans surveillance sur la passerelle : ce type n’a aucun sens pratique).

Mais n’anticipons pas : Sae Eun Park sait jouer la jeune fille et l’éplorée (elle l’a montré en Juliette), mais échoue à dégager une once de sensualité. Nul trouble dans sa Manon : que ce soit dans la cour de l’hôtellerie ou chez Madame, elle a, pour arrêter un malotru qui veut la serrer de trop près, le même geste de la main et le même regard d’institutrice réprimandant un enfant. Dans le pas de deux de la chambre, on cherche en vain la fougue amoureuse, et l’on ne voit que des jeux de balançoire. La variation lente chez Madame est enlevée comme un exercice ; à la fin, la ballerine effectue un dernier moulinet de poignet tout mécanique (on dirait qu’elle dit « oups, j’ai oublié un morceau de choré, je vous le donne, ça fait partie du rôle »). Comme son modèle revendiqué, Aurélie Dupont, Mlle Park livre une prestation durant laquelle la danseuse laisse rarement la place au personnage. Quelques moments réussis (la façon très badine qu’elle a de repousser Des Grieux lors de la dispute sur le bracelet à la fin du deuxième acte) et de jolies mains ne compensent pas la faible expressivité du torse, le manque de connexion des bras au reste du corps, qui composent au bout du compte une incarnation à éclipses.

Marc Moreau est bien davantage Des Grieux que sa partenaire n’est Manon. Nommé danseur-étoile sur le tard, le damoiseau n’est pas techniquement superlatif lors de son adage de séduction (avec un relevé arabesque plus que prudent), mais il a les bons accents, et fait preuve, tout au long de la soirée, d’emportements prenants : le haut du corps, très expressif, semble par moments s’abandonner (en arrière ou en torsion). Au deuxième acte, la diagonale de prière envers l’oublieuse Manon se termine par un vrai effondrement.

Du côté des seconds rôles de la soirée, Francesco Mura en Lescaut me rappelle la prestance d’un José Martín, dans le même rôle au Royal Ballet il y a plus de dix ans. Malheureusement pour lui, sa prestation lors du pas de deux « Tu t’es vu quand t’as bu ? » ne déclenche pas l’hilarité, car sa partenaire Sylvia Saint-Martin ne fait aucune mimique. Dans ses variations, Mlle Saint-Martin en fait trop (même si on lui sait gré de montrer, à rebours de Mlle Park, qu’on peut danser avec les épaules). Sur cette série, la tenante la plus convaincante du rôle de maîtresse de Lescaut aura été pour moi Roxane Stojanov, dont l’attaque très sûre reste sur le fil : démonstrative sans être ostentatoire (soirée du 24 juin), là où Bleuenn Battistoni demeure trop élégante (23 juin).

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The Dante Project: McGregor en trois dimensions

IMG_20230522_073753Palais Garnier, représentations des 3 et 15 mai – Ballet de l’Opéra de Paris; Musique et direction d’orchestre : Thomas Adès, Chorégraphie : Wayne McGregor, Décor et costumes: Tacita Dean; Lumières; Lucy Carter, Simon Bennison; Dramaturgie: Uzma Hameed

The Dante Project a été créé à Londres à une époque où il fallait montrer patte blanche sanitaire à chaque poste-frontière. Je m’étais donc contenté, pour découvrir la création de Wayne McGregor, du streaming proposé sur le site de Covent-Garden. Mauvaise idée : l’œuvre ne prend pas sens sur écran plat. La partition de Thomas Adès et les créations de Tacita Dean, également monumentales, ont besoin d’espace pour se déployer. Mais surtout, le projet d’ensemble – de la dramaturgie aux lumières, de la chorégraphie aux décors, de la musique aux costumes – ne se laisse vraiment appréhender que dans sa globalité. Aussi vaut-il mieux, pour découvrir pleinement cette création, ne pas se placer trop près de la scène, et résister à la tentation des jumelles : dès qu’on se focalise trop sur un détail, on est sûr de rater quelque chose.

Nous voilà conviés à un voyage en trois temps (Inferno, Purgatorio, Paradiso), dans des ambiances radicalement distinctes. Le pèlerinage dans les cercles de l’Enfer est à la fois éprouvant et impressionnant ; on se sent comme écrasé par le décor – un dessin à la craie reflété par un miroir, qui selon l’éclairage, semble une forêt, une grotte, une montagne ou un immense glacier – sous le regard duquel évoluent des fantômes dont on peine parfois à reconnaître les visages. Cette partie, créée en premier par McGregor, est sans conteste la plus réussie, en tout cas la plus variée du point de vue des rythmes et des humeurs, tant musicales que chorégraphiques. On y rencontre des exilés, des passeurs, des voleurs, un Ulysse rampant et tout caoutchouteux (incarné par un remarquable danseur non identifié dans la feuille de distribution du 3 mai, puis par l’étonnant Loup Marcault-Derouard le 15 mai), des couples au destin tragique (Paolo et Francesca, Didon et Énée), quatre femmes en colère qui se donnent d’impressionnants coups de tête, des devins assez drolatiques, un chemin de croix qui donne lieu à de poignantes figures au sol, un Pape, un grand pas sur une musique de cirque qui donne lieu à une étonnante battle de fin de classe, et, bien sûr, Satan (qui prend la forme, selon les distributions, de Valentine Colasante ou Roxane Stojanov).

Le personnage de Dante, manifestement torturé, est à la fois acteur et spectateur, alternativement au bord du cercle tracé au sol, et puis dedans. Chaque séquence, dans une logique plus atmosphérique que narrative, donne à ressentir une douleur, une tension, une torsion des sens, de l’esprit et du corps. On reconnaît aisément la gestuelle de McGregor, faite d’excès, de profusion et de vitesse, mais contrairement à d’autres pièces du chorégraphe, où l’esbroufe m’a souvent semblé prendre le dessus, les évolutions des danseurs paraissent canalisées par le sens, et on écarquille les yeux pour mieux ressentir, si ce n’est comprendre. La musique d’Adès, qui ne craint ni le pastiche ni les ruptures de style, et se relève orchestralement très riche, contribue sans conteste à cette réussite : quand la partition fait boum-boum, McGregor sombre trop facilement dans le mécanique, alors que si l’on lui donne un ligne mélodique à étirer, il sait aller au-delà de ses tics chorégraphiques.

La création de McGregor est une coproduction asymétrique entre l’Opéra de Paris et le Royal Opera House (à part la confection des costumes, tout vient de Londres), et elle a été clairement réglée sur le corps des danseurs du Royal Ballet, avec notamment un rôle sur-mesure pour Edward Watson, qui a fait ses adieux à la scène dans le rôle de Dante. On n’était pas sûr que les danseurs parisiens pourraient soutenir la comparaison. Eh bien, ils s’en sortent plutôt bien : sans avoir la longiligne figure émaciée du créateur du rôle, Germain Louvet comme Paul Marque s’approprient le rôle avec une visible intensité dramatique (en cela, Louvet est sur la lancée de son très poignant Compagnon errant, tandis que Marque déploie une facette inédite de sa présence scénique).

Le seul élément qui ne fonctionne pas vraiment est le partenariat entre Dante et son prédécesseur en poésie Virgile, incarné à Londres par l’excellent Gary Avis : à Garnier, on a choisi d’apparier Louvet avec Irek Mukhamedov : la prestation de ce dernier, sans être embarrassante, est tout de même un poil pataude, ce qui nuit à la fluidité des pas de deux entre Dante et Virgile. De son côté, Paul Marque danse avec un Arthus Raveau qui, même vieilli par son collier de barbe, reste bien juvénile : du coup, le partenariat manque de densité.

En Inferno, tout est poussière et fumée (la craie qui recouvre certaines parties du corps des danseurs  se répand au sol au gré de leurs roulades). La séquence du Purgatorio nous transporte dans une ambiance lumineuse et méridionale, sous le regard d’un grand arbre aux feuilles vert tendre. À une mélopée d’inspiration orientale, correspond une gestuelle apaisée, enroulée et fluide. Ce monde est placé sous le signe de l’amour, Dante – dont le personnage se démultiplie – se remémorant ses trois rencontres avec Béatrice (enfant, jeune et adulte). À la première vision de l’œuvre, le souvenir des fureurs de la première partie m’avait fait trouver ces réminiscences bien pâles. L’impression est toute autre la deuxième fois, et sans doute Léonore Baulac y est-elle pour quelque chose : elle enlace le torse de Paul Marque de son bras avec une fougue qui nimbe de sensualité et de nostalgie toute la suite du pas de deux. La séduction opère et on oublie la technique (là où Hannah O’Neill, plus hiératique, ne fait pas oublier l’acrobatie qu’elle compose avec Germain Louvet).

Pour le Paradiso, Tacita Dean n’a pas réalisé un tableau, mais une vidéo de 30 minutes, diffusée sur un écran au-dessus de la scène. Et il faut faire l’effort de regarder l’ensemble : c’est la connexion entre la vidéo, la danse et la musique, toutes placées en ostinato sous le signe du cercle, qui fait la qualité hypnotique de cette dernière partie. Faisant écho à la musique, la vidéo et les lumières font une boucle qui se répercute sur les danseurs, dont les justaucorps en blanc satiné sont faits pour refléter la couleur. Si l’on ne regarde qu’en bas, ces changements de lumière paraissent très chromo. Mais si on voit l’ensemble, le motif d’ensemble séduit. Et on se rend compte aussi que les évolutions des « corps célestes », bien que dominées par la figure du tourbillon, sont bien plus variées qu’il n’y paraît. Il y a beaucoup à danser pour le corps de ballet dans ce Dante Project, qui est sans doute, à ce jour, la création la plus aboutie de Wayne McGregor et ses comparses.

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Cinderella au Royal Ballet : trois pantoufles à mon pied

Yuhui Choe, l'Eté © Tristram Kenton

Yuhui Choe, l’Eté © Tristram Kenton

Le Royal Ballet reprend la Cinderella d’Ashton après une éclipse de plus de dix ans. Au début du spectacle, on se pince : « je ne me souvenais pas du tout de cet aspect-là ». Et pour cause : c’est une nouvelle production ! Les décors, les lumières et les costumes ont été repensés (respectivement par Tom Pye, David Finn et Alexandra Byrne). Certains éléments – l’entêtante musique de Prokofiev, la chorégraphie de Sir Frederick – sont immuables. D’autres, qu’on pourrait croire nouveaux, sont en fait un retour à une tradition perdue : le rôle des deux sœurs de Cendrillon, que je ne croyais dansé que par des hommes, est sur cette série également interprété par des femmes.

La nouvelle production réussit un joli équilibre entre le féérique et le comique : les tenues des sœurs font sourire tout en restant un poil en deçà du « too much », les robes des Saisons, dans des tons acidulés, sont joliment évocatrices. Dès le début, les spots éclairant la salle plantent une atmosphère que, par la suite, les projections vidéo (dues à Finn Ross) feront varier au fil de l’intrigue. Surtout, chaque transformation du décor – notamment le délabrement, préludant à sa disparition, de la maison du père de Cendrillon – est un enchantement à la fois visuel et émotionnel. Le seul bémol qu’on apporterait serait l’escalier un peu trop Broadway de la scène finale.

À l’origine, j’avais prévu de ne voir que deux distributions : celle réunissant Yasmine Naghdi et Matthew Ball (remplaçant Cesar Corrales, 29 mars), puis Francesca Hayward et Alexander Campbell (30 mars). Il eut été trop bête, puisque j’étais encore sur place, de rater la matinée avec Marianela Nuñez et Vadim Muntagirov, le duo-vedette du Royal Ballet à l’heure actuelle (1er avril).

Un effet secondaire de cette triplette est que les coups d’archet de la valse trottent dans votre tête pendant une bonne semaine. En revanche, aucun sentiment de lassitude ne se développe au fil du parcours.

Est-ce à porter au crédit de la musique, de la chorégraphie, de la production ou de l’interprétation ? De leur combinaison réussie, sans doute. En tout cas, chaque ballerine apporte sa touche au personnage de Cendrillon : Mlle Naghdi à travers la précision ciselée de sa danse ; Mlle Hayward via une espiègle vivacité de mouvement ; et Mlle Nuñez par le moelleux de l’attaque, avec des montées et descentes de pointes délicieuses de douceur. Dans un rôle qui requiert moins la prouesse technique que le charme de la caractérisation, les trois danseuses sont quasiment à parité. Il en va presque de même pour les trois Princes (avec un petit avantage de prestance pour Vadream).

Yasmine Naghdi, Photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Yasmine Naghdi, Photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Les trois couples racontent aussi la rencontre de l’âme-sœur, mais avec des accents légèrement différents : pour Naghdi-Ball comme pour Hayward-Campbell, c’est une découverte enchantée qui les révèle à eux-mêmes. Chacun de leur côté, Mlle Nuñez et damoiseau Muntagirov caractérisent adéquatement leur personnage, mais leur partenariat dégage tout de suite un tel sentiment de maîtrise que leur transformation à la fin du conte de fées est un tantinet moins marquée.

Le plaisir sans mélange qu’on éprouve à voir et revoir cette Cinderella tient, aussi, à l’attrait des autres rôles solistes ou semi-solistes. Dans sa composition actuelle, la compagnie a moins de mal à rassembler un pack de ballerines satisfaisant pour la Fée-marraine et les Saisons que ce n’est le cas pour l’ensemble des rôles de fée de Sleeping Beauty. Cependant, ce n’est pas tous les soirs l’extase (avec une notable baisse de régime le 30 mars).

Vadim Muntagirov et Marianela Nunez, photo Tristram Kenton

Vadim Muntagirov et Marianela Nunez, photo Tristram Kenton

Si l’on ne cite que les prestations marquantes, il faut d’abord saluer Yuhui Choe, qui dansait le rôle-titre il y a plus d’une décennie, mais n’a pas été promue Principal à temps, comme on aurait cru. En Été, elle danse languide de sueur (29 mars, on croit voir les gouttes perler de son visage) et en Automne, se fait coupante comme le vent (1er avril). Ashley Dean (29), Sae Maeda (30) et Anna Rose O’Sullivan (1er) incarnent délicatement le Printemps. Pour l’hiver, la palme de la présence glaçante revient à Mayara Magri (1er avril).

Cette dernière apporte aussi une rondeur enveloppante et maternelle au rôle de la Fée-marraine (29). Par contraste, Annette Buvoli (30) et Fumi Kaneko (1er), plus altières, font l’effet de grandes dames par hasard pourvues d’une baguette magique. Dans le rôle du Fou, Liam Boswell (30) et Taisuke Nakao (1er) convainquent davantage que Joonhyuk Jun (29), dont les bras et l’emballement paraissent plus mécaniques qu’organiques.

Et puis il y a la prestation des deux demi-sœurs de Cendrillon. Le duo est aussi comique que chorégraphique, et requiert des trésors de coordination, aussi bien dans les mimiques que dans les figures. La pantomime ayant été allégée de ses aspects les plus camp, les interprètes trouvent facilement le bon équilibre : on n’attendait pas Luca Acri (petite sœur timide) et Thomas Whitehead (grande sœur exubérante) dans le rôle, et pourtant ils sont hilarants (29). De même pour Christina Arestis (l’écrasante) et Kristen McNally (l’écrasée), qui ont à la fois une tête – ça aide à la caractérisation sous perruque enlaidissante et chapeau envahissant – et un solide sens comique (30 mars). Mais le premier avril, c’est Gary Avis qui vole résolument la vedette à son acolyte (toujours Luca Acri), avec des inventions et des ajouts à la drôlerie inénarrable, jusqu’au rideau final.

Gary Avis et Luca Acri, photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Gary Avis et Luca Acri, photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

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