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MacMillan Celebrated: du pour mémoire au mémorable

Danses Concertantes @2024 Tristram Kenton / ROH

Danses Concertantes @2024 Tristram Kenton / ROH

Londres, Royal Opera House, soirée du 20 mars 2024

Dans une saison du Royal Ballet dominée par les reprises, le programme MacMillan Celebrated était l’occasion de découvrir quelques raretés de Sir Kenneth. La maison londonienne ayant le respect de l’archive chevillé au corps, la soirée débute avec Danses concertantes, une des premières créations d’ampleur du chorégraphe (pour la troupe du Sadler’s Wells en 1955), et sa première collaboration avec un tout jeune Nicholas Georgiadis.

C’est aussi la première fois que MacMillan règle son ballet sur une musique de Stravinsky, dont il a décidé de rendre visibles tous les piquants. Sans en omettre un seul : poignets cassés, index pointés, mouvements de tête réglés au millimètre sur la plus petite inflexion de l’orchestre, la chorégraphie est une horlogerie de précision dont les interprètes s’acquittent avec application. Un peu trop, sans doute, mais comment faire autrement ?

Par certains sauts et décentrements, cette pièce a l’intérêt de laisser entrevoir ce que MacMillan fera plus tard ; il y a près de 70 ans, elle a sans doute séduit par son côté brillant, jazzy et coloré. Aujourd’hui, cette manière d’illustrer la musique par le mouvement paraît scolaire, et l’ensemble fait plus criard qu’inspiré. Les danseurs, affublés d’un bonnet frangé en feutre noir, et dont le haut du crâne est surmonté de figurines qui ressemblent à des pièces d’échec, sont à peine reconnaissables. Les figures géométriques dessinées sur les justaucorps aux couleurs vives ajoutent à l’aspect expérimental de l’ensemble. Marches, pas de deux, pas de trois, solos brillants  s’enchaînent sans qu’une once de sensualité ne vienne adoucir l’empesé. Les interprètes – dont Vadim Muntagirov et Isabella Gasparini, remplaçant Anne Rose O’Sullivan, blessée – font ce qu’ils peuvent pour donner vie à cette pièce de musée.

Different Drummer, Marcelino Sambé et Francesca Hayward, @2024 Tristram Kenton, ROH

Different Drummer, Marcelino Sambé et Francesca Hayward, @2024 Tristram Kenton, ROH

Heureusement, Different Drummer (1984) est d’une autre farine : le titre est emprunté au Walden de Thoreau (“If a man does not keep pace with his companions, perhaps it is because he hears a different drummer. Let him step to the music he hears, however measured or far away.”), mais l’histoire est celle du Woyzeck de Buchner. Le ballet n’utilise pas la partition de l’opéra de Berg, mais la Passacaille pour orchestre de Webern et La Nuit transfigurée de Schoenberg : judicieux choix qui situe l’ambiance à mi-chemin entre l’expressionnisme et le néoromantisme.

Pour vous donner un idée, Different Drummer c’est, en termes de névrose, Mayerling sans le tralala, et pour ce qui est des violences faites aux femmes, The Judas Tree sans les percussions. Le récit, mené de manière fragmentaire mais très lisible, sait utiliser les lignes, lyriques et poignantes, des cordes, pour suivre les tourments aussi bien du soldat humilié (Marcelino Sambé) que de sa compagne Marie (Francesca Hayward). On ne s’attendait pas à être si ému par les deux interprètes : le premier, que les Parisiens découvrent ces jours-ci dans le rôle plus riant de Colas, se fait pantin tour à tour résigné, désarticulé ou meurtrier ; la seconde se montre également bouleversante en madone prolétaire et sacrifiée. Son personnage est identifié à Marie-Madeleine, et la chorégraphie convoque une figure christique ; l’émotion qui étreint tout le long du ballet tient au sadisme des personnages secondaires – le capitaine, le médecin, le tambour-major prédateur sexuel, incarné par Francisco Serrano,  – mais aussi à la présence amicale et désolée de Frans (Benjamin Ella), seul ami de Woyzeck. Qu’il s’agisse des soldats en armes traversant la scène à grands sauts, ou de la scène de beuverie – avec femmes en cheveux et hommes au visage caché par un masque à gaz –, les interventions du corps de ballet sont moins anecdotiques que dans bien des ballets en trois actes de MacMillan, et contribuent à la tension dramatique.

La réussite de cette reprise tient sans doute au soin qui a été apporté à la transmission aux interprètes des rôles principaux, assurée par Alessandra Ferri, qui était de la distribution d’origine, et par Edward Watson, qui a dansé Woyzeck lors de la dernière série de Different Drummer en 2008. Le même phénomène de passation de relais est visible dans Requiem, pièce plus fréquemment reprise, toujours austère et poignante, et aussi bien servie par des interprètes dès longtemps familières de l’œuvre (Lauren Cuthbertson, Melissa Hamilton) que par leurs homologues plus jeunes (Matthew Ball, Joseph Sissens, Lukas B. Brændsrød).

©2024 Tristram Kenton ROH

©2024 Tristram Kenton ROH

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Manon à Londres : pertes de contrôle

Manon, chorégraphie de Kenneth MacMillan, musique de Jules Massenet, Royal Opera House, soirée du 3 octobre 2019

Le Royal Ballet fait sa rentrée avec l’indémodable Manon de MacMillan, reprise à Covent Garden au moins une saison sur deux. La compagnie maîtrise le ballet sur le bout des doigts : les scènes de groupe et de genre fourmillent de détails annexes qu’on prend plaisir à découvrir ou retrouver. Alors qu’à l’Opéra de Paris on s’esbaudit du fini très chic qu’apportent les danseurs de la Grande Boutique à la partition, à Londres on s’enchante de les voir raconter à chaque instant une histoire – par exemple lors du trio des gentilshommes de l’acte II, souvent impeccable à Paris, et plus bouillonnant à Londres.

La scène de l’auberge prend quelque temps pour démarrer vraiment. En Lescaut, Valentino Zucchetti danse avec ostentation, sans ravir de précision (il sera plus convaincant fin soûl), et on a déjà vu des mendiants – emmenés par Benjamin Ella – un rien plus vifs sous leurs guenilles. Beatrix Stix-Brunell, en revanche, a la grâce un rien chaloupée et l’épaulement traînant qui siéent à la maîtresse de Lescaut.

Lauren Cuthbertson n’est pas le genre de ballerine pour laquelle je vendrais un rein (comme y oblige parfois le prix des places au Royal Opera House) : malgré d’indéniables qualités techniques – notamment un joli ballon et une grâce primesautière, qui fait mouche dans Giselle –, elle ne m’a pas toujours convaincu du point de vue dramatique. Ainsi, elle m’a paru trop réservée en Juliette, et un peu trop upper class en Aurore. Sa Manon emporte pourtant rapidement l’adhésion, tant par sa fraîcheur que son engagement.

Est-ce parce qu’elle danse avec Matthew Ball, qui fait sa prise de rôle en Des Grieux ? Lorsqu’il a commencé à danser en soliste, le jeune Principal m’avait davantage frappé par ses qualités dramatiques (souvent en duo avec Yasmine Naghdi) que par sa maîtrise de l’adage. Mais son Albrecht presque idéal de 2018, comme sa puissante incarnation en Cygne masculin chez Matthew Bourne, également l’année dernière, ont achevé de me convaincre qu’il faudrait suivre tous ses débuts.

Lors de l’acte I, la parade d’approche du Chevalier en direction de Manon, qui fourmille en tours planés sur le contrôle, laisse le spectateur sur la réserve (pour atterrir immanquablement comme une fleur, il faut être de la trempe d’un Vadim Muntagirov ou d’un Friedemann Vogel), mais les accents et les intentions sont tous là ; et malgré un quasi-déséquilibre quelques secondes avant, on fond lors des derniers tours finis à genoux. Par la suite, Ball fait un sans-faute, se montrant notamment bouleversant dans le solo de la scène chez Madame, qu’il termine comme tout tremblant, ou dans le désespoir face à la mort de l’aimée.

La Manon de Lauren Cuthbertson est mutine plus que naïve, aussi maîtrisée dans son rapport au monde extérieur qu’emportée dans le cercle intime, qu’il s’agisse des embrassades sans façon avec Lescaut (Zucchetti et elle, qui ont tous deux le visage en arêtes, paraissent véritablement apparentés) ou – surtout – de la relation amoureuse. Son sourire extatique lors du fameux pas de deux de la chambre ne paraît pas chiqué, et elle a une façon toute particulière à la fois de coller et dégrader légèrement les trois derniers doigts de la main, qui font comme une feuille caressante. Sa sensualité à l’égard de Monsieur G.M. (le toujours impeccable Bennet Gartside) comme avec les gonzes perruqués de la scène de lupanar paraît au contraire toute de commande. Après les retrouvailles avec Des Grieux, Mlle Cuthbertson crée un subtil écho avec les Scènes de Ballet d’Ashton (pièce qu’elle a dansée lors de la saison 2010-2011), dont une des séquences consiste pour la ballerine à crâner avec ses bracelets. Je n’en jurerais pas, mais j’ai eu l’impression que vers le début du pas de deux final, ses bras étaient tellement saisis d’abandon qu’elle en a presque giflé son partenaire. Volontaire ou fortuit, le geste concourt à faire de la scène finale un poignant climax.

Photograph by Alice Pennefather, courtesy of ROH

Photograph by Alice Pennefather, courtesy of ROH

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Ashton narratif ou abstrait: l’économie du geste

The Dream, Symphonic Variations, Marguerite et Armand, Royal Opera House, 2 et 3 juin 2017.

Un jour, j’en suis certain, le Royal Ballet abandonnera l’horrible coutume consistant à affubler de la même perruque blonde à frisotis toutes les ballerines incarnant Titania. Le décalage entre la chevelure et la complexion dessert autant une Akane Takada au teint de porcelaine que la brunette Francesca Hayward, qui toutes deux paraissent piètrement attifées pour carnaval. À part cette faute de goût, The Dream (1964) constitue une agréable entrée en matière du programme Ashton, qui clôture ces jours-ci la saison de ballet à Covent Garden. Sous la baguette d’Emmanuel Plasson, l’orchestre du Royal Opera House donne à Mendelssohn des accents frémissants et le London Oratory Junior Choir fait de la berceuse un moment d’irréelle suspension. À l’inverse de Balanchine, dont le Songe a récemment fait une dispensable entrée au répertoire de l’Opéra de Paris, Frederick Ashton a un sens aigu de la narration : les péripéties de la pièce de Shakespeare sont brossées à traits vifs ; en particulier, les mésaventures du quatuor formé par Helena (drolatique Itziar Mendizabal), Demetrius, Hermia et Lysander, sont rendues en quelques trouvailles hilarantes, et la séquence sur pointes de Bottom est d’une poétique drôlerie, et Bennet Gartside – soirée du 2 juin – y fait preuve d’une inénarrable décontraction.

Le soir de la première, un Steven McRae toujours précis et pyrotechnique, partage la vedette avec Akane Takada. Techniquement très sûre, la danseuse en fait un peu trop dans le style girly, notamment durant la séquence du chœur des elfes, où sa cour la prépare au sommeil. À cet instant, Titania doit avoir – à mon avis – la fraîcheur d’une Diane au bain ; Francesca Hayward (matinée du 3 juin), plus proche de ma conception, donne l’idée d’un délassement sans souci de séduction. Marcelino Sambé – qui n’est encore que soliste – incarne un Oberon impérieux et lascar. Ces deux danseurs, techniquement moins solides que McRae/Takada dans les variations solistes, intéressent davantage dans le pas de deux final, en investissant plus leur partenariat d’un enjeu émotionnel. Le tout jeune David Yudes incarne un Puck délicieusement bondissant (matinée du 3) : voilà un personnage qui donne l’air de ne pas savoir ce qu’il fait, mais le fait diablement bien.

Réglées sur César Franck, les Symphonic Variations (1946) ont l’allure d’une conversation entre musique et danse. La chorégraphie, simple et pure, requiert des six interprètes, présents sur scène en permanence, une concentration olympienne. Dès le premier mouvement de leurs bras, l’unité de style entre Yuhui Choe, Marianela Nuñez et Yasmine Naghdi frappe et enchante. Vadim Muntagirov se montre apollinien : ce danseur – accompagné de James Hay et Tristan Dyer – a un mouvement tellement naturel qu’il en paraît presque désinvolte. Avec eux, tout semble couler de source (soirée du 2 juin). La distribution du 3 juin, réunissant Lauren Cuthbertson, Yasmine Naghdi et Leticia Stock (côté filles) ainsi que Reece Clarke, Benjamin Ella et Joseph Sissens (côté garçons) fait aussi preuve d’une jolie unité, mais la concentration est malheureusement perturbée en cours de route par un problème de costume qui se détache pour Clarke.

Dans Marguerite et Armand (1963), créé pour Margot Fonteyn et Rudolf Noureev, Ashton a condensé le drame d’Alexandre Dumas en cinq épisodes : un prologue, puis, en quatre stations rétrospectives, la rencontre, la vie à la campagne, l’insulte, et la mort de la Dame aux Camélias. Dans un décor kabuki dû à Cecil Beaton, l’économie narrative est maximale : deux gestes de la main suffisent au père d’Armand (Gary Avis) pour dire à Marguerite « ta beauté se fanera bientôt« , et un petit regard vers le collier qu’il lui a offert suffit au Duc (Alastair Marriott) pour dire à Marguerite qu’elle se doit à lui. À la fin de la scène de la campagne Marguerite se lance vers l’amant qu’elle a résolu de quitter, mais une fois dans ses bras, lui tourne le dos. Ce schéma se répète quasiment jusqu’à la fin : le regard des deux amants ne coïncide quasiment plus jamais. Elle l’aime et le quitte, il l’aime et l’humilie, il revient trop tard, la serre dans ses bras et elle n’est déjà plus là. La différence d’âge entre Alessandra Ferri et Federico Bonelli rappelle celle qui existait entre les deux créateurs du rôle, mais c’est surtout la fébrilité et l’intensité de leur partenariat qui emporte l’adhésion. Bonelli a un petit truc qui marche à tous les coups – un petit tremblement dans les doigts – pour communiquer l’émotion qui l’assaille, et rendre au mouvement sa vérité dramatique (lors du piqué arabesque de la scène de la rencontre, que les danseurs narcissiques transforment en « c’est moi ! », il dit plus justement : « je suis à toi »). L’interprétation d’Alessandra Ferri prend aux tripes : au-delà de la beauté des lignes, de la fragilité maîtrisée – l’impression que sa pointe ne tient qu’à un fil et son dos à un souffle – il y a un regard d’amoureuse mourante à fendre les pierres (matinée du 3 juin).

C’est injuste, mais certaines personnes sont bêtement jolies. Quand Roberto Bolle interprète Armand, il exécute tout ce que dit la chorégraphie, en omettant le sens : on voit des moulinets des bras et non de la fureur, des grimaces et non de la douleur. C’est dommage pour Zenaida Yanowsky, qui fait ses adieux à la scène londonienne sur le rôle de Marguerite, et met tout son talent à projeter une impression de consomption que la force de son physique contredit. La performance impressionne mais n’émeut pas aux larmes.

Symphonic Variations. Photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Symphonic Variations. Photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

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À nous les petits Anglais

Sleeping Beauty, 20170218_131006Royal Opera House, matinée et soirée du 18 février 2017

Puisqu’il fallait traverser la Manche pour voir un peu de ballet en ce mois de février, autant en profiter pour assister à une prise de rôle de petits jeunes issus de la Royal Ballet School. À Londres, ce n’est pas si courant, car le Royal Ballet a plutôt tendance à recruter des talents formés ailleurs, et à aligner les distributions étoilées. Yasmine Naghdi et Matthew Ball n’étaient d’ailleurs initialement programmés que pour deux matinées (ils ont aussi fait un remplacement inopiné en soirée, le 22 février), accompagnés, pour le prologue, d’une troupe de fées bien peu aguerrie. Qu’importe ! Ces débuts valaient le déplacement.

On pouvait s’en douter après avoir vu la première danseuse et le sujet  (je traduis les grades) dans Roméo et Juliette, où ils faisaient montre d’une irrésistible alchimie. Bien sûr, Sleeping Beauty relève d’un autre style, et d’autres qualités prennent le dessus. Yasmine Naghdi enchante dès son entrée. Il faut dire qu’elle cumule les atouts : sourire ravageur, qui n’a jamais l’air de commande (elle partage cette chance avec Elisa Badenes, autre ballerine immédiatement attachante), attaque vive, presque impétueuse, et grande musicalité. Par exemple, elle sait ménager juste assez d’arrêt dans ses développés en tournant pour qu’on s’esbaudisse de l’élan et s’inquiète du déséquilibre qui va suivre. Elle aborde l’adage à la rose avec un calme olympien, sans jamais oublier d’adresser un instant un regard aux quatre princes  qui font tapisserie autour d’elle (Aurore est bien élevée mais pas encore éveillée à l’amour), et offre des équilibres étonnamment sûrs pour une première, jusqu’au climax orchestral. Changement de tempo corporel avec la piqûre du fuseau. Quand elle apparaît en songe à Florimond lors du second acte, elle l’attire d’une manière assez sensuelle (autre interprétation en soirée, Lauren Cuthbertson sera plus apparition spectrale que jeune fille).

Dans la version londonienne de la Belle, le prince n’a que quelques secondes pour nous donner une idée de son intériorité : un solo plutôt casse-gueule, où il faut constamment jongler entre pas de liaison presque sautillés et moments en suspension, qui disent à la fois l’agitation intérieure et l’aspiration à l’ailleurs. Peu de danseurs tiennent sur cette ligne de crête (mon modèle pour ce passage étant Anthony Dowell). Matthew Ball va trop vite (il avait déjà ce défaut dans Roméo) ; par la suite, il oublie un peu d’habiter de bras enveloppants et de mimiques intéressées le long voyage en prinçomobile qu’il effectue avec la fée Lilas jusqu’au palais de la belle endormie.

Dans l’acte du mariage, où domine le divertissement, le partenariat Naghdi-Ball dégage un joli parfum d’attraction mutuelle, mais c’est encore elle qui domine, notamment par l’expressivité des bras et l’attention aux ralentis lors de sa variation. Matthew Ball donne à sa variation et à la coda un rendu un peu scolaire (et son sourire un rien trop appuyé en fin de parcours a l’air de dire « ça y est, c’est fait »).

Le Grand pas est une métaphore : pour le spectateur, c’est le moment de se raconter une histoire. Et d’imaginer la suite : pour moi, cette délicieuse Aurore pourrait bientôt se rendre compte – lors de la prochaine saison ? – qu’elle n’a pas besoin d’un homme pour briller.

Si le lecteur consent encore à me suivre, je puis lui dire aussi ce qu’inspire la distribution de la soirée du 18 février. Lauren Cuthbertson danse toujours girly et précis, mais son interprétation me laisse toujours froid comme les marbres (à l’inverse, les danseuses comme Cojocaru, Naghdi, Ould-Braham, Nuñez ou Badenes m’émeuvent parce que tout en elles crie qu’il peut leur arriver malheur).

En tout cas, les lignes de Cuthbertson et celles de son partenaire Reece Clarke composent un ensemble d’une noblesse presque surnaturelle. Le souci est que leur partenariat, techniquement efficace, pourrait aussi bien être celui de cousins fêtant ensemble leur diplôme de fin d’études à Oxbridge. Assortis mais indifférents l’un à l’autre. Dans Sleeping Beauty II, ces deux-là vivraient chacun leur vie en parallèle, sans jamais se quitter (pourquoi donc, puisqu’ils ne se sont rapprochés que par convention) ?

Parmi les rôles semi-solistes, on remarque notamment la danse toute liquide (on dirait qu’elle nage) de Yuhui Choe en fée de la fontaine de cristal (soirée du 18), l’élégance de Benjamin Ella (avec  Leticia Stock et Mayara Magri) dans la danse de Florestan et ses sœurs (matinée), et les bras aériens de James Hay en oiseau bleu (soirée, avec Akana Takada). Mais la sensualité du partenariat avec Florine est plutôt du côté de Marcelino Sambé et Anna Rose O’Sullivan (matinée). Dans le rôle de la fée Lilas, où le Royal Ballet a trop tendance à distribuer de grandes bringues aux fouettés instables, Tierney Heap s’en sort à peu près en soirée, tandis que Gina Storm-Jensen était irregardable en matinée.

À part ça, le jeune Reece Clarke est écossais et il doit mesurer pas loin de deux mètres (le titre de ce papier est du grand n’importe quoi).

The Sleeping Beauty_The Royal Ballet, Matinee Performance 18th February 2017Princess Aurora; Yasmine Naghdi,Prince Florimund; Matthew Ball,King Florestan; ChristopherSaunders,Queen; Christina Arestis,Cattalabutte; Thomas Whitehead,Carabosse; Elizab

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Premières et dernières amours

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Royal Ballet – Romeo and Juliet (3 octobre), Chéri (4 octobre).

Pour le cinquantième anniversaire du Romeo and Juliet de MacMillan, le Royal Ballet propose un cast « bébé à bord», avec une double entrée en piste pour les rôles principaux, et des comparses pas bien plus âgés tout autour. Luca Acri (Mercutio) fait de l’acné juvénile, Benjamin Ella (Benvolio) a les joues gonflées de lait maternisé, Erico Montes (le père Laurent) n’a qu’un fil de poil au menton, Nicol Edmonds (Pâris) est aussi gauche qu’un dragueur de cour de récré, et sous la coiffe de Lady Montaigu, Beatriz Stix-Brunell ressemble à une poupée.

Il y a bien aussi quelques vétérans (Christopher Saunders en Lord Capulet, Bennet Gartside toujours féroce en Tybalt, et Christina Arestis qui donne à Lady Capulet une douleur suraiguë) mais tout le monde – y compris la critique de danse britannique, venue en nombre – est ici pour les débuts de Yasmine Naghdi et Matthew Ball. En février 2015, lorsque les deux jeunes danseurs avaient incarné le couple Olga/Lenski dans Oneguin, la qualité de leur partenariat donnait envie d’en voir plus.

Sur la photo, ils sont faits pour le rôle : elle est gracile, a un sourire irrésistible, et donne l’illusion d’être entrée en puberté à peine hier ; lui, beau comme un astre aux yeux clairs, a une pâleur aussi lunaire qu’aristocratique.

Mais ce qui compte vraiment, c’est le mouvement. Le trio formé par Roméo et ses copains n’est pas complètement synchrone, et la première passe d’armes en solo de Matthew Ball déçoit : lors de la scène de la rencontre, quand, subjugué par Juliette, il entame une parade sur un air de mandoline, le mouvement est un peu précipité, manque de grâce et de respiration – un défaut assez visible quand un type tape l’incruste au milieu d’un groupe de filles sur un aigrelet filet de mandoline – et il atterrit à genoux trop loin d’elle et trop concentré pour signer ses intentions.

On se console vite grâce aux pas de deux, où l’alchimie entre les deux interprètes enchante ; ce n’est pas juste qu’ils sont physiquement assortis – en pointes, elle est à la bonne hauteur pour l’embrasser –, c’est qu’ils sont à l’unisson en termes de fraîcheur et d’engagement. Ils donnent à voir l’instant, fugace et absolu, des premières amours. C’est presque douloureux à voir – d’autant que les cordes de Prokofiev, criardes d’émotion, n’omettent pas de fouailler le cœur – car le spectateur connaît le destin funeste des amants (et pleure aussi, s’il n’est plus tout jeune, le souvenir de ses emportements d’adolescent).

Et la ballerine dans tout ça ? Yasmine Naghdi n’a pas l’animalité d’une Alina Cojocaru (dont la Juliet sait montrer toutes les émotions par la seule expansion de sa poitrine), mais elle impressionne par sa maturité dramatique, notamment au troisième acte, lors de la scène de rébellion contre ses parents, où elle titube sur pointes comme on va à l’échafaud. On admire alors le contraste entre les moments où le personnage donne tout (scène du balcon), tente de retenir (séparation au début de l’acte III) et s’abandonne sans donner (un laisser-aller fait d’absence et d’omoplates crispées lors du pas de deux avec Pâris).

Le hasard des saisons fait qu’on pouvait aussi voir à Londres, le weekend dernier, Chéri, de Martha Clarke, inspiré des romans de Colette. Où l’on voit Léa (Alessandra Ferri) laisser filer son amant Chéri (Herman Cornejo), qui a vingt ans de moins qu’elle. Sur des musiques au piano de Ravel, Debussy, Mompou, Poulenc et Wagner, dans un décor plus Laura Ashley que Palais Royal (mais passons), la chorégraphe montre l’intimité physique du couple, la séparation, le revenez-y, la fin tragique après la guerre de 14. Les deux interprètes sont parfaits : Mlle Ferri a de beaux traits que l’âge accentue, des jambes et un cou de pied superbes ; M. Cornejo a une séduction laiteuse et ambiguë d’un enfant gâté – lors de la première scène, il porte autour du corps le collier de perles de sa maîtresse. La chorégraphe fait beaucoup virevolter Alessandra dans les bras d’Herman, et joue la sensualité avec un premier degré lassant : chez MacMillan, on comprend ce qui se passe, chez Clarke, on vous l’explique, et Chéri finit par baisser culotte. Je n’arrive pas à adhérer à une chorégraphie qui choisit la quadruple pirouette pour faire dire le désespoir. Et puis le propos est vieilli : de nos jours, Léa se battrait comme une lionne pour garder son toy boy, voudrait vivre toujours de nouvelles amours, et elle aurait bien raison.

Au Royal Opera House toujours, Hofesh Shechter signe la mise en scène d’un Orphée et Eurydice musicalement très réussi. Le dispositif scénique est assez ingénieux. La chorégraphie – dansée par la Hofesh Shechter Company – est le plus souvent brutale, répétitive, et creuse : lors de la scène de descente aux enfers, les choristes s’avançant en grappes sont plus menaçants que les danseurs qui s’agitent en arrière-plan.

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Petite trilogie londonienne: Variations sur l’égalité

Romeo & Juliet, Photo Dee Conway, (c) ROH

Depuis le départ d’Alina Cojocaru vers d’autres horizons, Marianela Nuñez est la dernière ballerine immédiatement attachante du Royal Ballet. Les autres ont des qualités et de l’attrait, mais elle seule émeut d’emblée le spectateur. Si on me pardonne de me vautrer dans la veine typologique, il y a les danseuses à qui rien ne peut arriver (en mode glaçon, Aurélie Dupont, en mode béton, Marie-Agnès Gillot ou Zenaida Yanowsky), et celles dont le sort nous intéresse. Parmi les secondes, on pourrait distinguer les filles-page blanche (Sarah Lamb, pour n’en citer qu’une) et celles qui ont toujours-déjà une histoire. J’ai longtemps considéré que Mlle Nuñez était surtout de ce deuxième versant; sur scène, elle a souvent eu au front une petite ride de tristesse qui semblait la destiner à l’adage et au renoncement.

Et pourtant, dans le Romeo & Juliet de Kenneth MacMillan, sa maîtrise technique et son intelligence dramatique en font une adolescente très crédible, dont on suit pas à pas l’éclosion en femme. La légèreté juvénile de la première scène – celle du jeu avec la poupée et la présentation du prétendant que son père lui destine – laisse place à une danse sciemment appliquée durant le bal où Juliette fait ses débuts. Le contraste avec l’éveil amoureux n’en sera que plus vif. Dans la scène du balcon, Alina Cojocaru signalait l’émotion de l’héroïne par l’expansion de sa cage thoracique. Marianela Nuñez fait le contraire : son sternum s’affaisse, comme si le personnage engrangeait un trop-plein de passion. Plus tard, lors des scènes de confrontation avec la famille, elle avance légèrement les épaules, sans ployer le dos jamais, en un geste qui dit à la fois la fermeture et la résolution.

Il est très dommage que le Roméo du jour ne soit pas à la hauteur de sa Juliette. Thiago Soares – qui a épousé Marianela dans la vraie vie – est un acteur engagé et un partenaire fiable, mais ses variations, passées sur le fil du rasoir, perdent toute éloquence. Il semble surtout préoccupé de ne pas se mettre en retard, et l’est toujours presque. Le style requis par la chorégraphie de MacMillan ne lui va pas : dans Winter Dreams ou The Judas Tree (qu’il a dansés en 2010), une technique un peu fruste mâtinée d’explosivité fait l’affaire, mais la partie de Roméo a des joliesses qui interdisent de gommer, comme il fait, jusqu’à des quarts de rond de jambe. Cela étant, ses acolytes Mercutio (Kenta Kura) et Benvolio (Tristan Dyer) ne sont pas non plus très brillants, et les trois zigues arrivent rarement à mettre leurs gambettes à l’unisson. Si bien qu’on s’ennuie un peu – c’est la première fois pour ce ballet – et qu’on se rend compte que même une ballerine d’exception, cavalant artistiquement seule en tête, ne fait pas une soirée (représentation du 22 novembre).

The Human Seasons - Photo Bill Cooper, courtesy of ROH

The Human Seasons – Photo Bill Cooper, courtesy of ROH

The Human Seasons, création de David Dawson pour le Royal Ballet, tourne logiquement en rond, et finit sur son image de départ, avec quatre ballerines portées à bout de bras par leur partenaire. Dans le programme du spectacle, le chorégraphe explique qu’il demande à ses danseurs « un plié très profond, beaucoup de cambré, des ports de bras compliqués, une quantité impressionnante d’épaulements exagérés » (en franglais dans le texte). Dawson est clairement un chorégraphe de l’excès technique. Il exploite au maximum l’engagement physique de ses interprètes – parmi lesquels Mlles Cuthbertson, Hamilton, Lamb et Nuñez, ainsi que MM. Watson, Underwood, McRae et Bonelli – et donne le sentiment de faire de la complexité une fin en soi. Notamment dans les pas de deux, qui sont tous des prodiges de manipulation tordue. Et que je te traîne par terre (Nuñez et Bonelli, mais toutes y ont droit plus ou moins longuement), et que je te fasse tourner en promenade la tête en bas en te tenant par le creux d’un genou (Sarah Lamb et Steven McRae), et que je t’attrape par le coccyx… Melissa Hamilton a le douteux privilège d’être trimballée dans tous les sens par six bonshommes qui ont bien dû répéter 300 heures pour ne pas s’embrouiller. C’est épuisant comme une leçon d’arithmétique (et à mille lieux du vagabondage licencieux et glaçant de Manon naviguant dans les bras de multiples soupirants chez MacMillan, comme des agaceries pleines d’humour entre un cow-boy et son chapelet de girls chez Balanchine).

Wayne McGregor, dont on reprenait en ouverture le Chroma (2006) avec un cast incluant de vaillants nouveaux (où l’on remarque Olivia Cowley et le poupin Benjamin Ella), a lui aussi une conception excessive du partenariat, mais ses pas de deux reposent sur l’interaction entre humains (c’est pourquoi ils sont souvent sexy). A contrario, Dawson donne l’impression – et c’était également le cas dans Overture, sa précédente création aux couleurs aérobic pour le Ballet national néerlandais – non pas de chorégraphier pour des hommes et des femmes, mais de multiplier les combinaisons entre un nombre donné de bras, de jambes, de torses, de fesses et de têtes. Il est saisi par l’hubris de la technique et par le vide de la symbolique (comme Wheeldon certains jours). En fin de programme, le Rite of Spring (1962) de MacMillan remettait les pendules primitivistes à l’heure, avec une très jeune Claudia Dean touchante de fragilité élastique en Élue (représentation du 23 novembre en matinée).

Sue Jin Kang , Filip Barankiewicz - Der Widerspenstigen Zähmung (Cranko)  ©Stuttgart Ballet

Sue Jin Kang , Filip Barankiewicz – Der Widerspenstigen Zähmung (Cranko) ©Stuttgart Ballet

Dernière étape de ma trilogie londonienne du week-end dernier, le Sadler’s Wells accueillait, pour quelques jours, le ballet de Stuttgart. La Mégère apprivoisée (1969) est le troisième grand ballet narratif de John Cranko. Comme chez Shakespeare, Petruchio fait subir des tas de mauvais traitements à son épouse Katherine, histoire de la soumettre à son empire. Et, comme on peut le voir dans l’extrait donné ci-dessous, il n’y va pas avec le dos de la cuiller. Parallèlement, Lucentio complote pour gagner la main de la douce Bianca, la petite sœur de Kate.

L’ambiance est farcesque et les escarmouches entre Petruchio et Kate sont aussi piquantes qu’une comédie du remariage : on pense à Katherine Hepburn et Spencer Tracy dans Adam’s Rib, le film de Cukor dont le titre français est Madame porte la culotte. La variété et la subtilité chorégraphiques sont au rendez-vous, par exemple avec des variations très différenciées entre les trois prétendants de Bianca, le fanfaron Hortensio (Roland Havlica), l’enrhumé Gremio (Brent Parolin) et le charmeur Lucentio (Evan McKie, tout en finesse lors de ses approches de séduction, et tout de délicatesse lors de son pas de deux amoureux avec sa belle, incarnée par Hyo-Jung Kang).

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Sue Jin Kang , Filip Barankiewicz (C) Stuttgart Ballet

Filip Barankiewicz prête au rôle de Petruchio sa virilité débraillée. Sue Jin Kang sait être raide comme la justice, passant pieds flex et changeant d’humeur en un clin d’œil (c’est un des ressorts comiques du rôle). On se régale de voir évoluer leur relation au fil des pas de deux : le premier où elle est infecte, le second où il est cruel (mais moins brutal que Richard Cragun avec Marcia Haydée), et surtout le dernier, où ils sont à égalité de complicité. (soirée du 23 novembre).

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