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Diamond Celebration: le Royal conjugué à tous les temps

Représentations des 16 et 19 novembre (matinée) 2022, Royal Opera House

Marianela Nunez et Reece Clarke (Diamonds), Photo by Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Marianela Nunez et Reece Clarke (Diamonds), Photo by Andrej Uspenski, courtesy of ROH

J’avais tellement envie de sortir mes socquettes à paillettes que j’ai pris des places pour la Diamond Celebration quasiment les yeux fermés. Il serait bien temps de voir si le climat s’y prêtait (la réponse est non), et de comprendre ce qu’on pouvait bien célébrer. Je croyais vaguement qu’il s’agissait de la charte qui confère à la compagnie son royal adjectif. Mais ce document est un peu plus ancien : on commémore en fait les 60 ans de la création des Friends of the Royal Opera House.

En échange de leur contribution annuelle, qui aide à financer les nouvelles créations, les Friends bénéficient d’une priorité d’achat avant la mise en vente des places au public. L’engouement pour le programme a été tel qu’avec mon niveau intermédiaire de membership, je n’ai pu obtenir aucune place en dessous du balcony (alors qu’en règle générale je peux rafler tout ce que je veux au parterre).

Ne croyez pas que les posh seats aient été réservés aux huiles institutionnelles : l’assistance à l’orchestre n’avait rien de particulièrement chic. Non, ce sont apparemment les Amis les plus motivés qui ont rempli la salle (et j’en sais qui sont « premium» pour prendre des places debout). Comment dire la particularité et la force du lien qui lie les Friends à leur maison d’Opéra ? À Paris, nous en sommes aux antipodes, avec une association censée promouvoir – comme c’est glacial – le « Rayonnement » de la Grande boutique… Nous sommes liés à l’Opéra de Paris d’un amour vache et exigeant, alors que la relation des Friends à leur compagnie, aux danseurs, à la direction et aux créations qu’elle propose est à la fois confiant et bon enfant.

C’est donc ce lien que met en scène la Diamond Celebration, avec force citations de Friends de toutes les générations placardées sur écran en ouverture ou en interlude. Les deux premières parties du programme forment clairement un arc entre le passé, le présent et peut-être le futur du Royal Ballet.

Cela débute avec l’ouverture puis le pas de deux dit de Fanny Elssler de La Fille mal gardée d’Ashton (1960) : peut-être saisis par le trac, ou parce ce qu’ils veulent trop prouver, Anna Rose O’Sullivan et Alexander Campbell peinent à convaincre au soir de la première. Lors de la matinée du 19, Meaghan Grace Hinkis et Luca Acri charment en revanche par leur naturel (elle m’a fait penser, par son côté petite toujours sur le rebond, à ce que Muriel Zusperreguy donnait dans le rôle de Lise).

Vient ensuite le pas de deux de la chambre de la Manon de MacMillan (1974), interprété par Akane Takada et Calvin Richardson, qui parviennent en quelques minutes à faire croire à l’intimité de leur relation (elle surprend notamment par la liberté de ses épaulements).

On continue d’avancer dans le temps avec Qualia (2003), une des premières créations in situ de Wayne McGregor, chorégraphe en résidence au Royal Ballet depuis 2006. Certains critiques reprochent à MacMillan d’avoir fait passer le pas de deux de la métaphore à la trivialité. Si tel est le cas, McGregor radicalise le mouvement : avec Manon nous étions dans le pré ou le post-coïtal, avec Qualia, qui fourmille d’emboîtements renversés, nous assistons clairement à l’acte (en sous-vêtements blancs).

Tout le style McGregor – mouvements de cou, hyperextensions, compacité des postures, virtuosité sur place – est déjà présent dans cette démonstration-programme par Melissa Hamilton et le musculeux Lukas B. Brændsrød, qui tente de lever la jambe aussi haut qu’Edward Watson, ce qui lui fait crisper les épaules. À sa décharge, notons que le zigue doit aussi réussir un passage-écart avec une ballerine dans les bras.

Matthew Ball, James Hay, Marcelino Sambé, Vadim Muntagirov (For Four) Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Matthew Ball, James Hay, Marcelino Sambé, Vadim Muntagirov (For Four) Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

L’entrée au répertoire du Royal Ballet de For Four (2006) de Christopher Wheeldon ferme la première partie du spectacle (il est Associé artistique de la compagnie depuis 2012). La pièce est réglée sur le 2e mouvement du quatuor La Jeune Fille et la Mort de Schubert, un choix curieux – on ne connaît pas morceau plus tragique et poignant – pour une chorégraphie mettant à l’honneur la technique masculine. Il faut renoncer à toute tension dramatique : les quatre danseurs (Matthew Ball – que je reconnais même en ombre chinoise –, James Hay, Vadim Muntagirov et Marcelino Sambé) se passent très amicalement le relais, et tout – couleurs, enchaînements, rythme – tire vers la joliesse.

For Four, créé pour la tournée des Kings of Dance, ne fait pas dans le démonstratif : au contraire, Wheeldon semble avoir eu à cœur de construire une virtuosité délicate, délibérément précieuse. Mais en apprenant qu’elle a été créée pour Angel Corella, Ethan Stiefel, Johan Kobborg et Nikolay Tsiskaridze, on ne peut s’empêcher de penser que la pièce était conçue pour des interprétations contrastées. Ici, on devine à la seconde vision que la partie dansée par James Hay fait signe vers Bournonville (mais Johan Kobborg lui donnait sans doute un relief plus ciselé). Ici, ce qui frappe est au contraire l’homogénéité de style des quatre danseurs. Ainsi l’appropriation de For Four par le Royal Ballet change-t-elle peut-être le sens de la pièce : non plus quatre voix qui s’accordent, mais une unité qui s’affirme.

Après un premier entracte, place au présent-futur de la compagnie, à travers quatre commandes. La première est confiée à Joseph Toonga (« Chorégraphe émergent » du Royal Ballet depuis 2021), dont les intentions (See Us !! avec deux points d’acclamation) et la gestuelle hip hop (poing levé, regard défiant, attitudes de battle chorégraphique) sont si frontales et prévisibles qu’on tourne vite en rond.

Anna Rose O'Sullivan et William Bracewell (Dispatch Duet). Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Anna Rose O’Sullivan et William Bracewell (Dispatch Duet). Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Dispatch Duet, de la chorégraphe américaine Pam Tanowitz, est une drôle de pépite : vêtus tous deux d’un curieux short à pans lâches qui fait jupette dans les pirouettes, Anna Rose O’Sullivan et William Bracewell incarnent des danseurs un rien mécaniques, comme sortis d’une  boîte à jouets. Leur pas de deux, parsemé de discrètes références (à Diamonds, entre autres), décale les figures classiques d’un petit chouïa : c’est trop peu pour qu’on ne les reconnaisse pas, et assez pour être drôle. L’affinité avec l’humour de Cunningham (sauts inattendus, ralentissements, retournements)  saute aux yeux. La pièce, relativement peu applaudie, est pourtant jubilatoire.

La création suivante nous replonge dans l’univers des dessous chics. Vêtue d’une nuisette fendue très haut, Natalia Ossipova et Steven McRae, en slip et chemise transparente assez peu zippée pour laisser voir les pecs et le nombril, dansent une soupe à la guimauve (Concerto pour deux, chorégraphie de Benoit Swan Pouffer, musique de Saint-Preux). On se croirait dans une émission de variétés de la télévision russe (ne manquent que les spots tournants).

Yasmine Naghdi / Prima. Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Yasmine Naghdi / Prima. Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Prima, création du First Soloist Valentino Zucchetti, achève la deuxième partie du spectacle. En miroir de la pièce de Wheeldon, la pièce démarre en rétro-éclairage et réunit quatre ballerines (Yasmine Naghdi – que je reconnais même en ombre chinoise – Fumi Kaneko, Francesca Hayward et Mayara Magri), sur le dernier mouvement  (Molto moderato e maestoso, Allegro non troppo), du 3e concerto pour violon et orchestre de Saint-Saëns (pour une durée similaire à celle de For Four). Les interprètes font, elles aussi, une démonstration de style uniforme. Seules les robes improbables (dues à Roxsanda Ilinčić) différencient clairement les unes des autres. Cela passe gentiment, mais tout est au même rythme, et ça ne ralentit jamais. Le coup de pied final des filles a de l’esprit.

Clou de la soirée, Diamonds (1967) est illuminé par Marianela Nuňez, reine de l’adage, accompagnée de Reece Clarke, grand, propre et attentif (déjouant tous mes plans, la distribution de la matinée du samedi est la même que celle de mercredi soir). Le corps de ballet féminin se montre plus libéré et lyrique lors de la deuxième représentation. Mlle Nuňez étire les lignes comme personne, et raconte une histoire à chaque phrase. On pense immanquablement à son Odette. Lors de la pose finale, quand son partenaire tombe à genoux pour lui baiser la main, elle réussit à donner l’idée de la surprise. Lors du finale, elle navigue entre Petipa et jazz, et joue à plaisir de l’épuisante accumulation de figures composées par Balanchine. À certains moments, elle semble nous dire : « Vous en voulez encore ? Je vous le donne ».

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Romeo & Juliet : les temps qui changent

© 2019 ROH. Photograph by Helen Maybanks

© 2019 ROH. Photograph by Helen Maybanks

J’ai changé de pantoufles ! Il y a quelques années, j’étais plus familier du Roméo and Juliet de MacMillan (pilier du répertoire du Royal Ballet depuis des décennies) que du Roméo et Juliette de Noureev (dansé à l’Opéra de Paris mais aussi à l’English National Ballet). À présent, c’est l’inverse, et la comparaison ne tourne pas à l’avantage de la production de Sir Kenneth, qui frappe par son caractère unidimensionnel (où sont le destin, la mort, les fantômes ?). Les scènes de genre et de groupe, notamment, s’avèrent le plus souvent frustrantes, avec plus de pantomime, plus d’escrime, moins de truculence, et une chorégraphie bien pauvre pour le corps de ballet (et même simplette quand les couples sautillent deux par deux en dodelinant de la tête). Il y a aussi l’opposition éculée entre honnêtes femmes et filles de joie en cheveux, marotte lassante et obsessionnelle des productions MacMillan. La version Noureev n’a pas que des qualités, mais la narration y est plus riche et plus tendue, et le drame vous y prend aux tripes à bien d’autres occasions que les pas de deux.
Mais la diversité des productions est autant un risque qu’une joie : pour rien au monde, l’amateur globe-trotteur ne voudrait voir la même chose partout. Et puis, après presque deux ans sans mettre un pied en Angleterre, je n’étais pas d’humeur à bouder mes retrouvailles avec les danseurs de la compagnie royale britannique. L’idée d’origine était de découvrir les petits jeunes Marcelino Sambé et Anna Rose O’Sullivan dans les rôles-titres, mais aussi – l’occasion faisant le larron – de revoir les vétérans que sont à présent Marianela Nuñez et Federico Bonelli.

Federico Bonelli as Romeo and Marianela Nuñez as Juliet in Romeo and Juliet ©2021 ROH. Photograph by Andrej Uspenski (5)

Romeo & Juliet. Federico Bonelli (Romeo) et Marianela Nuñez (Juliet) ©2021 ROH. Photograph by Andrej Uspenski

Est-on en train d’assister à un passage de relais entre générations ? Dans l’esprit de la direction, sans doute : c’est la distribution « petits jeunes » qui fait l’objet d’une captation (en diffusion mondiale le 14 février au cinéma, si vous trouvez qu’un double-suicide est une bonne idée pour la Saint-Valentin). Par ailleurs, Federico Bonelli, 44 ans aux prunes, prendra bientôt la direction artistique du Northern Balletet Kevin O’Hare, directeur du Royal Ballet, précise en préambule que la représentation à laquelle on va assister sera son dernier Roméo (représentation du 1er février).
L’âge commence à se voir, non pas dans le visage, toujours étonnamment naïf et frais, mais dans les sauts, moins élastiques que ceux de ses acolytes Mercutio (Luca Acri) et Benvolio (Téo Dubreuil). De son côté, Marianela Nuñez (qui fêtera bientôt ses 40 ans) affiche une forme étonnante (au début de la scène du balcon, elle dévale les escaliers sans prudence et saute de la 4e marche) ; elle fait preuve d’une musicalité sans pareille, et reste aussi crédible que son partenaire en adolescente amoureuse.
L’affection sans mélange que je porte à ces deux interprètes tient à la richesse des émotions qui irradient de leur être dansant : ils ne transmettent pas un sentiment, ils vous font – au-delà ou en-deçà des mots, c’est ça qui est si beau – toute une phrase. Cette faculté enrichit particulièrement la Juliet de Mlle Nu ez, dont le désespoir touche à la fureur lors du pas de deux de séparation d’avec Roméo (acte III), et dont, ensuite, l’attitude face à Pâris (Lukas B. Brændsrød) et à son père (Gary Avis, toujours impeccable) prend des accents de rébellion viscérale. De la sortie de l’enfance à la mort, la ballerine parcourt tout l’arc de l’amour-passion.

Anna Rose O'Sullivan as Juliet and Marcelino Sambé as Romeo in Romeo and Juliet, The Royal Ballet © 2019 ROH. Photograph by Helen Maybanks

Romeo and Juliet. Anna Rose O’Sullivan (Juliet) et Marcelino Sambé (Romeo) © 2019 ROH. Photograph by Helen Maybanks

Anna Rose O’Sullivan, nouvelle Principal du Royal Ballet (elle a été promue à l’automne dernier) fait aussi montre d’une large palette expressive. Il y a des danseuses dont le visage est beau mais immobile (clic-clac photo, émotion zéro), et celles dont la frimousse a de la personnalité. Mlle O’Sullivan est dans la seconde catégorie (en un regard, mon cœur est pris). Sa danse a un touché à la fois velouté et transparent (si ses jambes étaient un pinceau, elles dessineraient de l’aquarelle).
Marcelino Sambé a, pour sa part, d’insolentes facilités saltatoires et giratoires, mais pas seulement : lors de la scène à la mandoline – celle où Roméo s’incruste dans la danse de six jeunes filles –, il tisse une délicate dentelle, négociant avec style les péripéties de la chorégraphie (tours en attitude-devant qui passent en attitude-derrière) : sa séduction passe en contrebande. Le partenariat du couple est déjà éprouvé (quoique moins fluide que celui de Nuñez-Bonelli), on se laisse emporter (représentation du 3 février).
Pour sa distribution filmée, le Royal Ballet a mis clairement toutes les chances de son côté : James Hay (Mercutio) et Leo Dixon (Benvolio) composent avec le danseur principal un joli trio ; lors de la scène finale de Mercutio, Hay donne le change assez longtemps avant de s’effondrer (Luca Acri, le 1er février, était trop vite mourant, même si la version MacMillan ne joue pas autant de l’effet de surprise que celle de Noureev). Pour le rôle de Lady Capulet, la palme de la pleureuse qui vous tord les boyaux revient cependant à Christina Arestis lors de la soirée non filmée.

Roméo & Juliet au cinéma (le 14 février & à d’autres dates)

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Ashton narratif ou abstrait: l’économie du geste

The Dream, Symphonic Variations, Marguerite et Armand, Royal Opera House, 2 et 3 juin 2017.

Un jour, j’en suis certain, le Royal Ballet abandonnera l’horrible coutume consistant à affubler de la même perruque blonde à frisotis toutes les ballerines incarnant Titania. Le décalage entre la chevelure et la complexion dessert autant une Akane Takada au teint de porcelaine que la brunette Francesca Hayward, qui toutes deux paraissent piètrement attifées pour carnaval. À part cette faute de goût, The Dream (1964) constitue une agréable entrée en matière du programme Ashton, qui clôture ces jours-ci la saison de ballet à Covent Garden. Sous la baguette d’Emmanuel Plasson, l’orchestre du Royal Opera House donne à Mendelssohn des accents frémissants et le London Oratory Junior Choir fait de la berceuse un moment d’irréelle suspension. À l’inverse de Balanchine, dont le Songe a récemment fait une dispensable entrée au répertoire de l’Opéra de Paris, Frederick Ashton a un sens aigu de la narration : les péripéties de la pièce de Shakespeare sont brossées à traits vifs ; en particulier, les mésaventures du quatuor formé par Helena (drolatique Itziar Mendizabal), Demetrius, Hermia et Lysander, sont rendues en quelques trouvailles hilarantes, et la séquence sur pointes de Bottom est d’une poétique drôlerie, et Bennet Gartside – soirée du 2 juin – y fait preuve d’une inénarrable décontraction.

Le soir de la première, un Steven McRae toujours précis et pyrotechnique, partage la vedette avec Akane Takada. Techniquement très sûre, la danseuse en fait un peu trop dans le style girly, notamment durant la séquence du chœur des elfes, où sa cour la prépare au sommeil. À cet instant, Titania doit avoir – à mon avis – la fraîcheur d’une Diane au bain ; Francesca Hayward (matinée du 3 juin), plus proche de ma conception, donne l’idée d’un délassement sans souci de séduction. Marcelino Sambé – qui n’est encore que soliste – incarne un Oberon impérieux et lascar. Ces deux danseurs, techniquement moins solides que McRae/Takada dans les variations solistes, intéressent davantage dans le pas de deux final, en investissant plus leur partenariat d’un enjeu émotionnel. Le tout jeune David Yudes incarne un Puck délicieusement bondissant (matinée du 3) : voilà un personnage qui donne l’air de ne pas savoir ce qu’il fait, mais le fait diablement bien.

Réglées sur César Franck, les Symphonic Variations (1946) ont l’allure d’une conversation entre musique et danse. La chorégraphie, simple et pure, requiert des six interprètes, présents sur scène en permanence, une concentration olympienne. Dès le premier mouvement de leurs bras, l’unité de style entre Yuhui Choe, Marianela Nuñez et Yasmine Naghdi frappe et enchante. Vadim Muntagirov se montre apollinien : ce danseur – accompagné de James Hay et Tristan Dyer – a un mouvement tellement naturel qu’il en paraît presque désinvolte. Avec eux, tout semble couler de source (soirée du 2 juin). La distribution du 3 juin, réunissant Lauren Cuthbertson, Yasmine Naghdi et Leticia Stock (côté filles) ainsi que Reece Clarke, Benjamin Ella et Joseph Sissens (côté garçons) fait aussi preuve d’une jolie unité, mais la concentration est malheureusement perturbée en cours de route par un problème de costume qui se détache pour Clarke.

Dans Marguerite et Armand (1963), créé pour Margot Fonteyn et Rudolf Noureev, Ashton a condensé le drame d’Alexandre Dumas en cinq épisodes : un prologue, puis, en quatre stations rétrospectives, la rencontre, la vie à la campagne, l’insulte, et la mort de la Dame aux Camélias. Dans un décor kabuki dû à Cecil Beaton, l’économie narrative est maximale : deux gestes de la main suffisent au père d’Armand (Gary Avis) pour dire à Marguerite « ta beauté se fanera bientôt« , et un petit regard vers le collier qu’il lui a offert suffit au Duc (Alastair Marriott) pour dire à Marguerite qu’elle se doit à lui. À la fin de la scène de la campagne Marguerite se lance vers l’amant qu’elle a résolu de quitter, mais une fois dans ses bras, lui tourne le dos. Ce schéma se répète quasiment jusqu’à la fin : le regard des deux amants ne coïncide quasiment plus jamais. Elle l’aime et le quitte, il l’aime et l’humilie, il revient trop tard, la serre dans ses bras et elle n’est déjà plus là. La différence d’âge entre Alessandra Ferri et Federico Bonelli rappelle celle qui existait entre les deux créateurs du rôle, mais c’est surtout la fébrilité et l’intensité de leur partenariat qui emporte l’adhésion. Bonelli a un petit truc qui marche à tous les coups – un petit tremblement dans les doigts – pour communiquer l’émotion qui l’assaille, et rendre au mouvement sa vérité dramatique (lors du piqué arabesque de la scène de la rencontre, que les danseurs narcissiques transforment en « c’est moi ! », il dit plus justement : « je suis à toi »). L’interprétation d’Alessandra Ferri prend aux tripes : au-delà de la beauté des lignes, de la fragilité maîtrisée – l’impression que sa pointe ne tient qu’à un fil et son dos à un souffle – il y a un regard d’amoureuse mourante à fendre les pierres (matinée du 3 juin).

C’est injuste, mais certaines personnes sont bêtement jolies. Quand Roberto Bolle interprète Armand, il exécute tout ce que dit la chorégraphie, en omettant le sens : on voit des moulinets des bras et non de la fureur, des grimaces et non de la douleur. C’est dommage pour Zenaida Yanowsky, qui fait ses adieux à la scène londonienne sur le rôle de Marguerite, et met tout son talent à projeter une impression de consomption que la force de son physique contredit. La performance impressionne mais n’émeut pas aux larmes.

Symphonic Variations. Photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Symphonic Variations. Photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

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À nous les petits Anglais

Sleeping Beauty, 20170218_131006Royal Opera House, matinée et soirée du 18 février 2017

Puisqu’il fallait traverser la Manche pour voir un peu de ballet en ce mois de février, autant en profiter pour assister à une prise de rôle de petits jeunes issus de la Royal Ballet School. À Londres, ce n’est pas si courant, car le Royal Ballet a plutôt tendance à recruter des talents formés ailleurs, et à aligner les distributions étoilées. Yasmine Naghdi et Matthew Ball n’étaient d’ailleurs initialement programmés que pour deux matinées (ils ont aussi fait un remplacement inopiné en soirée, le 22 février), accompagnés, pour le prologue, d’une troupe de fées bien peu aguerrie. Qu’importe ! Ces débuts valaient le déplacement.

On pouvait s’en douter après avoir vu la première danseuse et le sujet  (je traduis les grades) dans Roméo et Juliette, où ils faisaient montre d’une irrésistible alchimie. Bien sûr, Sleeping Beauty relève d’un autre style, et d’autres qualités prennent le dessus. Yasmine Naghdi enchante dès son entrée. Il faut dire qu’elle cumule les atouts : sourire ravageur, qui n’a jamais l’air de commande (elle partage cette chance avec Elisa Badenes, autre ballerine immédiatement attachante), attaque vive, presque impétueuse, et grande musicalité. Par exemple, elle sait ménager juste assez d’arrêt dans ses développés en tournant pour qu’on s’esbaudisse de l’élan et s’inquiète du déséquilibre qui va suivre. Elle aborde l’adage à la rose avec un calme olympien, sans jamais oublier d’adresser un instant un regard aux quatre princes  qui font tapisserie autour d’elle (Aurore est bien élevée mais pas encore éveillée à l’amour), et offre des équilibres étonnamment sûrs pour une première, jusqu’au climax orchestral. Changement de tempo corporel avec la piqûre du fuseau. Quand elle apparaît en songe à Florimond lors du second acte, elle l’attire d’une manière assez sensuelle (autre interprétation en soirée, Lauren Cuthbertson sera plus apparition spectrale que jeune fille).

Dans la version londonienne de la Belle, le prince n’a que quelques secondes pour nous donner une idée de son intériorité : un solo plutôt casse-gueule, où il faut constamment jongler entre pas de liaison presque sautillés et moments en suspension, qui disent à la fois l’agitation intérieure et l’aspiration à l’ailleurs. Peu de danseurs tiennent sur cette ligne de crête (mon modèle pour ce passage étant Anthony Dowell). Matthew Ball va trop vite (il avait déjà ce défaut dans Roméo) ; par la suite, il oublie un peu d’habiter de bras enveloppants et de mimiques intéressées le long voyage en prinçomobile qu’il effectue avec la fée Lilas jusqu’au palais de la belle endormie.

Dans l’acte du mariage, où domine le divertissement, le partenariat Naghdi-Ball dégage un joli parfum d’attraction mutuelle, mais c’est encore elle qui domine, notamment par l’expressivité des bras et l’attention aux ralentis lors de sa variation. Matthew Ball donne à sa variation et à la coda un rendu un peu scolaire (et son sourire un rien trop appuyé en fin de parcours a l’air de dire « ça y est, c’est fait »).

Le Grand pas est une métaphore : pour le spectateur, c’est le moment de se raconter une histoire. Et d’imaginer la suite : pour moi, cette délicieuse Aurore pourrait bientôt se rendre compte – lors de la prochaine saison ? – qu’elle n’a pas besoin d’un homme pour briller.

Si le lecteur consent encore à me suivre, je puis lui dire aussi ce qu’inspire la distribution de la soirée du 18 février. Lauren Cuthbertson danse toujours girly et précis, mais son interprétation me laisse toujours froid comme les marbres (à l’inverse, les danseuses comme Cojocaru, Naghdi, Ould-Braham, Nuñez ou Badenes m’émeuvent parce que tout en elles crie qu’il peut leur arriver malheur).

En tout cas, les lignes de Cuthbertson et celles de son partenaire Reece Clarke composent un ensemble d’une noblesse presque surnaturelle. Le souci est que leur partenariat, techniquement efficace, pourrait aussi bien être celui de cousins fêtant ensemble leur diplôme de fin d’études à Oxbridge. Assortis mais indifférents l’un à l’autre. Dans Sleeping Beauty II, ces deux-là vivraient chacun leur vie en parallèle, sans jamais se quitter (pourquoi donc, puisqu’ils ne se sont rapprochés que par convention) ?

Parmi les rôles semi-solistes, on remarque notamment la danse toute liquide (on dirait qu’elle nage) de Yuhui Choe en fée de la fontaine de cristal (soirée du 18), l’élégance de Benjamin Ella (avec  Leticia Stock et Mayara Magri) dans la danse de Florestan et ses sœurs (matinée), et les bras aériens de James Hay en oiseau bleu (soirée, avec Akana Takada). Mais la sensualité du partenariat avec Florine est plutôt du côté de Marcelino Sambé et Anna Rose O’Sullivan (matinée). Dans le rôle de la fée Lilas, où le Royal Ballet a trop tendance à distribuer de grandes bringues aux fouettés instables, Tierney Heap s’en sort à peu près en soirée, tandis que Gina Storm-Jensen était irregardable en matinée.

À part ça, le jeune Reece Clarke est écossais et il doit mesurer pas loin de deux mètres (le titre de ce papier est du grand n’importe quoi).

The Sleeping Beauty_The Royal Ballet, Matinee Performance 18th February 2017Princess Aurora; Yasmine Naghdi,Prince Florimund; Matthew Ball,King Florestan; ChristopherSaunders,Queen; Christina Arestis,Cattalabutte; Thomas Whitehead,Carabosse; Elizab

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Si tu ne m’aimes, prends garde aux tiens

P1000939Frankenstein, Royal Ballet. Chorégraphie de Liam Scarlett. Musique de Lowell Liebermann. Décors de John MacFarlane. Orchestre du Royal Opera House dirigé par Koen Kessels.

Ayant lu le roman de Mary Shelley quelques heures à peine avant d’en découvrir l’adaptation chorégraphique, je me demandais comment une intrigue assez tortueuse et, au fond, plus morale que fantastique, trouverait sa traduction scénique. À rebours du mythe cinématographique à gros boulons sur la boîte crânienne, Frankenstein (ou Le Prométhée moderne) donne en effet la part belle à l’intériorité des personnages, en particulier Victor Frankenstein le démiurge, mais aussi sa Créature malheureuse, dont les tourments ont autant de relief que les pérégrinations. Le monstre se forme en cachette – il a appris le langage des humains, lit Milton, Plutarque et Goethe ! – et sa sensibilité le porterait au bien si son créateur ne l’avait renié avec dégoût, et si tous ne se détournaient de lui avec horreur et mépris.

Alors que le roman abonde en acteurs secondaires et épisodes enchâssés, voyage en Écosse et frissonne aux abords du Pôle Nord, Liam Scarlett rapatrie tous les personnages au sein du cercle familial, et condense l’action sur deux lieux : la maison de la famille Frankenstein à Genève, et l’université d’Ingolstadt (Bavière), où Victor, profondément affecté par le décès récent de sa mère, et se jetant à corps perdu dans la physique et la chimie, se met en tête d’animer la matière morte (cela lui prend deux ans ; sur scène, heureusement, effets stroboscopiques et pyrotechniques plient l’affaire en dix minutes, vive l’électricité). Le synopsis, quoique touffu, est plutôt lisible ; par exemple, le passage de l’affection enfantine à l’amour entre Victor et Elizabeth Lavenza, petite orpheline recueillie par la famille, est joliment rendu. Il y a une exception, cependant : dans le roman, la Créature tue William, le petit frère de Victor, puis se débrouille pour faire accuser Justine Moritz, la nounou du gamin ; sur scène, ce passage est éludé, et de nombreux spectateurs se demandent comment le médaillon que portait William est passé des mains de la Créature aux poches de la jeune fille.

Mais c’est un détail : le chorégraphe concentre le propos sur l’humanité malheureuse du monstre, et transpose habilement certains passages. Dans le roman, la seule personne qui écoute la Créature sans la rejeter est un vieil aveugle ; ici, à la faveur d’un jeu de colin-maillard, le petit William danse avec lui, dans un poignant pas de deux tout de naïveté enfantine et de tendresse précaire (bien sûr, le gosse commet la bévue d’enlever son bandeau et de se mettre à hurler, scellant son sort). Autre bonne idée, au premier acte, une scène de taverne à Ingolstadt met en exergue la solitude studieuse de Frankenstein ; on se croit au premier abord dans une copie des scènes de beuverie à la MacMillan, mais le sens de la scène change quand étudiants, laborantines et filles en cheveux se mettent à harceler le seul ami de Victor, Henry Clerval, soudain victime d’une glaçante cruauté de meute.

À part cet épisode, les passages dévolus au corps de ballet sont un gros point faible de l’œuvre. Histoire de faire danser un peu la troupe, Scarlett dote la famille Frankenstein d’une nombreuse domesticité (acte I). Mais cette transposition est un contresens : le père Frankenstein est une figure de la ville de Genève, pas un aristocrate en son manoir. « Les institutions républicaines de notre pays ont engendré des coutumes plus simples et plus souples que celles prévalant dans les grandes monarchies voisines », lit-on dans le roman. Il est donc assez ballot de faire danser un menuet guindé aux invités de l’anniversaire de William (acte 2) et maladroit de faire du mariage entre Victor et Elizabeth (acte 3), l’occasion d’un grand bal décalqué de La Valse d’Ashton, avec invités en habits scintillants et froufroutants au pied d’un grand escalier ridiculement Broadway. Cette typification sociale paresseuse ne serait pas si grave –  je ne plaide pas la fidélité à l’œuvre de Mary Shelley – si elle ne recouvrait une lassante unicité d’inspiration. Or, le secret d’un ballet en trois actes réussi réside aussi dans la variété. Scarlett aurait dû inventer n’importe quoi – une gigue genevoise, un branle alpin, une farandole yodlée, que sais-je – plutôt que de faire danser tout le monde pareil tout le temps, en accumulant jusqu’à plus soif des formules chorégraphiques éculées.

Deux distributions principales ont porté cette création (le duo Nuñez/Muntagirov a été retiré tardivement). Avec Sarah Lamb en Elizabeth et Tristan Dyer en Victor, tout est propre mais désincarné. Au début du pas de deux central, quand Frankenstein commence à être ravagé par la culpabilité et l’angoisse, Sarah Lamb avance, recule, avance à nouveau, c’est joli et tout lisse (soirée du 17 mai). Quand Laura Morera effectue le même pas, elle donne à voir l’hésitation de la fiancée aimante face à un homme qu’elle doit ré-apprivoiser. Le partenariat avec Federico Bonelli, moins fluide mais plus investi, fait ressortir les arêtes de la relation (soirée du 18 mai). Ce qui, avec le premier « cast », semblait sans nécessité profonde, intrigue et passionne avec le second. Par sa noirceur et son impétuosité, Bonelli parvient même à donner la chair de poule lors de la séquence où il redonne vie à un cadavre démantibulé (on voit clairement que l’expérience est conçue dans le fol espoir de faire revivre sa mère). Dans le rôle de l’ectoplasme à la fougue animale, Steven McRae déploie une étonnante palette d’expressions, passant en un clin d’œil de la douceur maladroite à la rage destructrice. Il suffirait d’une parcelle d’amour, que personne ne lui donnera jamais, pour faire de lui une simple mocheté moralement charmante.

Avec cette distribution, la séquence finale, qui voit le Chauve à cicatrices trucider Henry (Alexander Campbell) puis étrangler Elizabeth (pourtant, Morera crie grâce avec une éloquence à émouvoir les pierres), puis se battre avec Victor, est d’une rare intensité. La remarque vaut en fait pour l’ensemble du cast (avec une mention spéciale pour la Justine de Meaghan Grace Hinkis et l’incarnation de William par le petit Guillem Cabrera Espinach), qui porte le drame de manière beaucoup plus convaincante que l’équipe, conventionnellement jolie et lisse, accompagnant Lamb et Dyer.

Steven McRae et Federico Bonelli - © ROH 2016 - Photographie d'Andrej Uspenski

Steven McRae et Federico Bonelli – © ROH 2016 – Photographie d’Andrej Uspenski

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Royal Ballet : Acrobates, artistes, saltimbanques

P1000939Londres, Royal Opera House. Le 5 décembre 2015 (matinée et soirée).

Le Royal Ballet ne marque pas d’emblée par la cohérence thématique de ses programmes. Souvent, la structure des triple bills est « deux reprises – un Ever Green et une pièce moins connue – et une création ». Une pièce plus légère ou plus brillante est toujours là pour contrebalancer une œuvre plus sombre. La gestion des humeurs semble donc passer sur le devant là où, à Paris, on pouvait, surtout sous la précédente direction, être invité à rester dans le même état d’esprit (fut-il très sombre).

Pour cette soirée londonienne, le thème « Ashton/musique française » m’apparaissait encore une fois un peu artificiel. Monotones, sur la musique de Satie, incursion dans le répertoire abstrait d’un maître du ballet narratif était associé à la reprise d’une curiosité que je ne connaissais que par de vieilles photographies avec Lynn Seymour, Les deux pigeons, sur la pimpante partition d’André Messager. Plus tard dans la saison, ce ballet sera d’ailleurs repris avec un autre Ashton, Rhapsody.

Pourtant, on est surpris de la communauté d’âme de ces deux ballets à l’atmosphère si différente.

Le trio blanc : Watson, Nunez, Hristov et le trio vert : Maguire, Dyer et Naghdi

Le trio blanc : Watson, Nunez, Hristov et le trio vert : Maguire, Dyer et Naghdi

Dans Monotones I-II, deux trios se succèdent et égrènent une partition « d’école » subtilement pervertie. Dans le premier trio, vert – un garçon, deux filles -, sur les Gnossiennes, les poses  terriennes se succèdent avec une régularité « métronomique »; à première vue du moins. Car il émane de cette chorégraphie usant du développé sur plié avec torsion du buste une singulière atmosphère de concentration presque religieuse. Refusant tout pathos, la chorégraphie se colore aux accents (parfois un peu lourdement) orientalistes de la musique de Satie revue par John Lanchbery. Tristan Dyer, Yasmine Naghdi et Emma Maguire semblent absorbés dans l’écoute de leurs mouvements concertants. Est-ce l’effet des éclairages rendant presque fluorescents les costumes improbables aux cols et ceintures couverts de strass avec de petites calottes à boutons? Nos trois comparses ressemblent à des trapézistes ou à des danseurs de corde répétant posément leurs passes au sol afin d’éviter l’accident fatal lors du spectacle. En comparaison, le trio blanc – une fille, deux garçons – sur les Gymnopédies, pourrait évoquer des contorsionnistes (la première passe consiste pour les garçons à relever la fille d’un grand écart le buste penché sur la jambe de devant sur sa jambe arrière sans qu’elle altère sa positon) mais très vite, le lyrisme s’invite dans l’enchaînement. Les garçons (Edward Watson, qui a toujours une aura de poète et Valeri Hristov très élégant) font tourner leur partenaire (Marianela Nuñez) en faisant des ports de bras qui suggèrent qu’elle est comme une corde tendue. Au même moment, c’est la harpe qui joue dans la fosse d’orchestre. Dans les pirouettes, ils ajoutent de subtils décentrés de la tête. Mademoiselle Nuñez est un choix parfait pour ce mouvement. Elle en a déjà la ligne requise mais surtout cette douceur presque maternelle qui se dégage de sa danse et qui rend les mouvements les plus incisifs et techniques comme amicaux et bleutés. Ce trio blanc évoque plutôt la conversation muette de quelques astres ayant pris subrepticement la forme d’une colombine entourée de deux pierrots.

Ma voisine me glisse à l’oreille pendant les applaudissements « Picasso, périodes bleue et rose… » Comme elle a raison!

The Two Pigeons. Une vue plongeante sur le vieux Paris

The Two Pigeons. Une vue plongeante sur le vieux Paris

Avec The two pigeons, on quitte les acrobates  pour entrer dans la bohème parisienne qui flirte avec les saltimbanques. Ashton a balayé l’exotisme européen du ballet original (situé d’abord Thessalie en 1886 puis relocalisé en Hongrie en 1894) pour un tout autre : le Paris artiste des hauteurs de Montmartre à mi-chemin entre le second empire et la troisième République. Le premier acte s’ouvre sur un charmant décor d’atelier parisien avec une grande baie vitrée, laissant deviner une vue plongeante sur la ville lumière, s’ouvrant sur un petit balcon en fonte. Il n’y a plus de Gourouli, de Djali et autres Peppios mais une jeune fille, un jeune peintre, une gitane et ses comparses. Il n’est pas certain du tout que la transposition donne plus d’épaisseur à l’argument d’origine déjà pauvret; bien au contraire. Appelés depuis une fenêtre à quelque septième étage sans ascenseur au dessus de la chaussée, une troupe de gitans dépoitraillés fait son entrée dans l’appartement à peine 15 secondes plus tard sans une trace d’essoufflement. Le lieu a d’ailleurs déjà été envahi par une cohorte de jolies jeunes filles  aux coquettes robes assorties et par une dame plus âgée dont on a vite renoncé a déterminer le rôle. Dans ce Deux Pigeons, la jeune fille ne court pas à la poursuite de son amant volage pour le reconquérir mais reste sagement dans l’appartement à attendre qu’il aille se faire plumer sous d’autres cieux avant de revenir tout repentant au bercail.

Pourtant, on aurait tort de penser que le ballet ne fonctionne pas. Comme Monotones vous raconte une curieuse histoire déguisé en ballet abstrait, Pigeons vous focalise sur l’expressivité de la chorégraphie sous couvert d’un ballet d’action.

Comme il l’avait fait l’année précédente pour sa Fille mal gardée, Frederick Ashton prend un détail de l’argument et le monte en épingle pour atteindre l’allégorie. Dans la Fille, c’était le ruban de Lise que Colas attache à son bâton. Dans Two Pigeons, ce sont les volatiles eux-mêmes, guère plus qu’une référence dans le ballet de Mérante-Aveline, qui prennent force de symbole. La jeune fille voit en effet un couple de pigeons passer par la fenêtre et compare ce couple au sien. Lorsque le peintre part à l’aventure, il est suivi par le mâle qui vole dans sa direction. À la fin de la première scène de l’acte 2, l’imprudent jeune homme, malmené et humilié, est rejoint par l’oiseau. Lorsqu’il passe de nouveau la porte de son galetas, il le porte sur l’épaule. Enfin, tandis que les amants renouent leur lien un temps brisé, le deuxième pigeon vient rejoindre son comparse sur le dos du fauteuil (enfin, quand les capricieux volatiles sont disposés à le faire ; ce qui ne semble pas un mince affaire).

Akane Takada et James Hay : une hirondelle et un oiseau bleu

Akane Takada et James Hay : une hirondelle et un oiseau bleu

Mais pour aller plus loin, Ashton a fait de ses danseurs eux-mêmes de charmants volatiles. Au lever de rideau, la jeune fille, censée poser pour son peintre, ne tient pas en place, elle ressemble à un oiseau à la recherche de grains à picorer. Dans les  pas de deux, un petit mouvement d’épaules coquet vers l’arrière avec les mains plantées sur les hanches simule à merveille l’ébrouement des ailes dans un bain d’oiseau. De petits relâchés du bas de jambe, pourtant montée très haut en 4e devant chez la fille, font froufrouter le tutu comme l’arrière-train emplumé d’un colombidé. En matinée, Akane Takada, le battement facile, est charmante dans la scène de pose mais dans le pas de deux « des pigeons », son côté incisif évoque plutôt une hirondelle affairée. Son partenaire, l’aérien James Hay, quant à lui, mime un peu trop l’Oiseau bleu.

En soirée, Yuhui Choe, la danse toute en rondeur, est une vraie tourterelle. Elle emporte dans son sillage son peintre, Alexander Campbell qui semblait seulement la singer au début, mais qui finit lui aussi par ressembler à une jolie colombe. Le timing de ce deuxième couple est assez irrésistible. Dans la première scène de rivalité avec la gitane, la façon dont Campbell escamote Choe, qui s’est lancée dans une joute chorégraphique (sur la variation de Djali de la version parisienne), est à la fois drôle et touchante. Il ne se débarrasse pas vraiment d’elle, il semble vouloir la faire échapper au ridicule.

On a d’ailleurs préféré la gitane de cette deuxième distribution. Le physique moins « capiteux » que sa devancière en matinée, Itziar Mendizabal est impayable lorsqu’elle agite les franges dorées de son corsage. Dans l’acte 2, celui du camp gitan, sa duplicité d’oiseau de mauvais augure est fort bien orchestrée dans pas de deux avec le chef bohémien (Tomas Mock). La scène coule alors de source là où, dans l’après midi, elle tirait un peu en longueur. Mais ces péripéties ne nous retiennent pas plus que cela. On attend de se retrouver dans l’atelier d’artiste ou on avait vu Choe littéralement fondre de douleur au pied d’un escalier. Son peintre la retrouve dans la position d’Odette éplorée et, comme tout prince de ballet à l’acte blanc, il danse avec elle son acte de contrition.

Quelle apothéose pour ce programme entre acrobates, artistes et bohémiens orchestrée par un chorégraphe grand prestidigitateur.

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Alice à Londres : le champ des possibles

P1000939L’occasion faisant le larron, j’ai profité de ma petite tournée londonienne à la rencontre du Lac des cygnes de l’English National Ballet pour revoir Alice’s Adventures in Wonderland de Wheeldon au Royal Opera House. Tout cela ne s’est pas fait au hasard. Le peut-on, lorsqu’il faut acheter son billet d’Eurostar au moins quatre mois à l’avance ? Le voyage s’est décidé après avoir vu l’ENB dans son Romeo & Juliet « in the round » en mai où dansait le jeune et solaire Vadim Muntagirov, transfuge tout frais de la compagnie dirigée par Tamara Rojo. Voir le Lac par l’ENB et Alice avec Muntagirov dans Jack/Knave of heart, n’était-ce pas donc le parfait  « voyage à thème » ?

Et puis résiste-t-on à l’appel de l’enchanteresse production de Wheeldon/ Talbot/ Crowley ? Pas si on est en ville ce jour là. Revoir Alice m’a fait comprendre pourquoi le chorégraphe m’a tellement déçu pour sa production plan-plan d’un Americain à Paris. Entre danse, marionnettes et effets spéciaux se dessine une authentique œuvre d’art totale qui dépasse l’hommage au monument de la littérature enfantine qu’est l’œuvre de Lewis Caroll.

Un autre attrait de la matinée du 10 était la présence de Francesca Hayward, la nouvelle Golden Girl du ballet anglais, la future « British ballerina », ont dit certains, dans le rôle d’Alice. Mademoiselle Hayward, qui m’avait laissé une impression vaguement positive dans le Rhapsody d’Ashton fait tout très bien (sa technique saltatoire est impressionnante et elle est intrépide) mais elle n’est pas mon type de danseuse. Il y a en elle quelque chose de trop terrien, de trop « sain » dans sa danse pour que je puisse me dire que j’aurai un jour envie de traverser le Channel pour la voir dans une Odette ou une Giselle. En revanche cela fonctionne plutôt bien en Alice. L’énergie qu’elle déploie est toute juvénile et le mouvement ne s’arrête jamais.

Alice's Adventures in Wonderland. Alice : Francesca Hayward . Fish, Tristan Dyer.  Frog, Luca Acri. ©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

Alice’s Adventures in Wonderland.
Alice : Francesca Hayward . Fish, Tristan Dyer.
Frog, Luca Acri.
©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

De son côté, Vadim Muntagirov écope d’un rôle qui n’est absolument pas bâti pour mettre ses qualités en valeur. Malgré une technique cristalline, un don pour la pyrotechnie avec un air de ne pas y toucher, ce danseur s’épanouit surtout dans les rôles dramatiques et lyriques. Le Knave of Hearts, à l’instar de son créateur Sergei Polunin, requiert plutôt une somme importante de qualités physiques. C’est sans doute la raison pour laquelle un Nehemia Kish, belle plastique mais interprète parfois sémaphorique, s’épanouit dans un tel rôle. Ici donc, Vadim Muntagirov, très émouvant en jardinier amoureux congédié, reste un peu perdu dans son tonitruant costume rouge de valet de cœur… Jusqu’à la scène du procès à l’acte 3 où sa variation, claire et liquide comme une source, vous tirerait presque des larmes. Son tendre pas de deux avec Hayward, qui fait suite, est à l’unisson. C’est pourquoi, en dépit de mon impression mitigée, je suis impatient de voir ce jeune artiste dans tout autre rôle au Royal.

Vadim Muntagirov : Jack/Knave of Hearts ©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

Vadim Muntagirov : Jack/Knave of Hearts ©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

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Vadim Muntagirov : Jack/Knave of Hearts ©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

James Hay, à l’inverse de Muntagirov a commencé par nous faire peur, au début, lorsqu’on l’a vu grimé – fort mal – en Lewis Caroll. Son lapin blanc, en revanche, s’est avéré inénarrable. Son phrasé et son articulation d’une grande clarté, font de lui un Pan-Pan idéal, se grattant la papatte comme personne et montrant une petite pointe d’empathie pour le couple d’amoureux qui n’était pas toujours évidente avec Watson, le créateur du rôle.

Claire Calvert présente une mère/reine de cœur encore plus inégale. Un peu insipide en tyran domestique, elle n’existe guère en tant que souveraine d’un royaume de papier tant qu’elle est baladée sur les chariots roulants aux couleurs de son rôle. En revanche, son adage à la tartelette était très bien négocié, avec un vrai sens comique. Sa reine de cœur, plus ridicule que méchante est certes à retravailler mais elle est pleine de promesses à suivre.

Donald Thom, dont le nom m’était inconnu jusqu’ici, a fait grande impression dans le magicien/Mad hatter. Grand, très fin avec un bon temps de saut et un talent d’orfèvre dans son rendu de l’épisode aux claquettes, il m’a donné envie de retourner à Londres pour suivre son évolution.

« Hélas ! », crie mon portefeuille comme animé par un sortilège sorti de l’imagination de Lewis Caroll, « que de raisons de fêter tous vos non-anniversaires dans la perfide Albion ! »

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Soirées londoniennes (le deuxième cast est parfois le bon)

P1000939Au Royaume-Uni, personne ne croit que la musique de ballet doit être bas de gamme, ni qu’il faut mal la jouer. Ceremony of innocence (2013), réglé sur les Variations sur un thème de Frank Bridge (1937), pièce de jeunesse de Benjamin Britten (très bien dirigée par Emmanuel Plasson), a été créé l’année dernière pour le festival d’Aldeburgh à l’occasion du centenaire du compositeur. Au tout début, on y entend le bruit de la mer ; le beau décor numérique de Leo Warner nous transporte le long d’une promenade balnéaire à l’anglaise, dont l’atmosphère se dissout à l’occasion en froides gouttelettes (est-ce la pluie ?, sont-ce les vagues ?, à vous de voir, bienvenue chez Turner version digitale), et qui laisse bientôt place aux méandres du souvenir.

Tressant des liens avec Mort à Venise (dernier opéra du compositeur) comme avec les circonstances de la création des Variations (Britten rend hommage à son mentor, l’année où il perd sa mère), Brandstrup construit Ceremony comme un regard du créateur sur sa jeunesse passée. La distribution de la première réunit Edward Watson en Aschenbach, Marcelino Sambé en Tadzio, et Christina Arestis dans le rôle de la mère. Deux couples de promeneurs badinent, laissant le double du narrateur à ses acrobaties solitaires ; la relation des hommes avec la mère donne lieu à de poignants pas de deux, marqués par l’incomplétude ou l’idée de la perte. Tout cela, sensible le soir de la première, passe bien mieux avec la deuxième distribution : Deirdre Chapman a vraiment l’air d’une mère, Paul Kay donne à voir qu’il ne se lassera jamais d’abandonner sa tête à ses caresses, et Bennet Gartside est aussi beaucoup plus crédible en homme vieilli qui regarde en arrière. Entre les deux personnages masculins, ce n’est pas tant une question de ressemblance physique (Watson est aussi lunaire que Sambé est solaire, mais on peut en dire autant de Gartside et de Kay) que de devenir: le jeune Marcelino, modèle d’élasticité, ne danse-vieillira pas comme Watson, tandis qu’on peut bien imaginer Kay mûrir en expressivité comme Gartside.

The Age of Anxiety, création attendue de Liam Scarlett, marche aussi beaucoup mieux avec la deuxième distribution, qui donne la chair de poule, alors que la première laisse béat mais froid. Inspirée d’un poème d’Auden, et réglée sur du Bernstein, la pièce débute par une beuverie dans un bar new-yorkais où se rencontrent Quant, un businessman sur le retour (Bennet Gartside), Malin, aviateur canadien (Tristan Dyer), Rosetta, vendeuse solitaire (Laura Morera) et Emble, le marin en goguette (Steven McRae). Imaginez Fancy free version gloomy. Le quatuor est trop polarisé pour que la mayonnaise narrative prenne : Steven show-off McRae surjoue le jazzy et semble ne jamais perdre conscience de lui-même ; on ne voit pas le délire s’emparer des buveurs, ni le désir circuler secrètement d’un personnage à l’autre (on se dit in fine : « bon, les mecs veulent coucher ensemble, c’est ça l’angoisse ? »).

À l’inverse, tout prend sens, et gagne en finesse, avec une distribution plus homogène réunissant Alexander Campbell (Emble), Federico Bonelli (Malin), Sarah Lamb (Rosetta) et Johannes Stepanek (Quant) : l’alcool comme oubli, les vieux rêves enfouis, la camaraderie de bistrot, l’ambiguïté des danses en duo, les résolutions du petit matin. Campbell campe un Emble joueur mais inconscient de son charme (à l’opposé de McRae) et qui ne se rend pas compte de l’attrait qu’il exerce sur Malin. Par sa présence scénique et la précision de son jeu d’acteur, Federico Bonelli fait de l’aviateur un personnage-clef, et dans une bouleversante dernière scène – au lever du soleil sur fond de gratte-ciels – il danse avec une intensité telle qu’on a l’impression que son personnage se libère. Sarah Lamb semble tout droit sortie d’un tableau d’Edward Hopper, et pas seulement quand, über-lasse de sa journée et soulagée de voir sa conquête de la nuit s’écrouler sur le canapé, elle défait ses talons-hauts.

La soirée se clôt avec Aeternum (2013) de Christopher Wheeldon, réglée sur le Sinfonia da Requiem de Britten, et qui paraît bien austère à la revoyure, même si on a toujours plaisir à voir, dans le dernier mouvement, Marianela Nuñez apaisée par l’intervention de Federico Bonelli (représentations des 7 et 8 novembre).

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Le Royal Ballet présentait aussi récemment son programme Ashton, dont les premières représentations ont relancé, comme chaque année, le débat sur la capacité de la troupe à faire vivre le style du chorégraphe. Dans Scènes de ballet, Yuhui Choe a le chic un peu suranné qui convient, mais les mouvements des bras, à vouloir être vifs, sont souvent un peu secs. Son partenaire Valentino Zucchetti, que j’ai souvent trouvé brouillon par le passé, a ici le souci de bien faire, mais cela se voit trop. Dans Five Brahms in the Manner of Isadora Duncan, Romany Pajdak change d’humeur en un clin d’œil ; toute de sensualité (on admire le jeu des mains avec une eau imaginaire au début de la pièce), elle semble inventer ses pas au gré de ses émotions. Retour au classicisme avec Symphonic Variations, qui réunit trois ballerines et autant de partenaires masculins. Marianela Nuñez, Mayara Magri et Leticia Stock dansent à l’unisson, avec sérénité, musicalité, sans mièvrerie dans les poses antiquisantes. Dans le trio masculin, le très jeune Reece Clarke à la danse altière et au partenariat sûr, est une découverte (il remplace Matthew Golding), aux côtés de Tristan Dyer et James Hay (impressionnant de douceur dans les promenades arabesque sautillées qui font penser au 2e acte de Giselle).

On retrouve James Hay dans A Month in the Country, où sa juvénilité fait mouche dans le rôle de Kolia, le fils de Natalia Pretovna (Natalia Osipova). Comme on sait, la dame tombe amoureuse du précepteur Beliaev (Federico Bonelli), qui en pince aussi pour elle, mais chavire aussi le cœur de Vera, une petite protégée de la famille (Francesca Hayward, vive et fine) et de la servante Katia (Tara-Brigitte Bhavnani, mutine quand elle met les fraises dans la bouche de Beliaev). Mlle Osipova fait un peu trop jeune fille (malgré ses cheveux enroulés autour des oreilles) pour un rôle de femme mariée créé pour Lynn Seymour. En revanche, Bonelli met aisément tout le monde dans sa poche, aussi bien par sa danse primesautière (pas de quatre adultes/enfants du début) que sa gentille délicatesse (avec Vera) et son lyrisme (avec Natalia). Si j’étais l’office du tourisme londonien, je dirais par voie d’affiche qu’à lui seul, il mérite le voyage.

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Royal Ballet. Programme mixte. Du sur-mesure…

P1000939Tout au long des vitrines et des couloirs du Royal Opera House, on peut contempler les maquettes, les costumes et les accessoires de la pénultième création de Wayne McGregor pour le Royal Ballet, The Raven Girl. Ces palimpsestes occasionnels (le ballet sera après tout peut-être repris) sont pour le moins fascinants. Les dentelles gothiques des costumes féminins, les académiques comme tatoués, les créatures mi-humaines mi-carapaces ou enfin les « humains » schématiques qui entourent la princesse-corbeau, sont des créations visuelles frappantes. Dans les hauteurs du théâtre, au niveau du couloir de l’amphithéâtre où on s’apprête à prendre sa place, les lithographies de la créatrice de l’argument du ballet, Audrey Niffenegger, mélangent malaise et enchantement. Franchement, un livre serait édité de l’Histoire de Raven Girl, je l’achèterais sur le champ et … on envisagerait presque de traverser le Channel lors d’une prochaine reprise de cette œuvre. Pourtant, l’ami James ne s’était guère montré conquis, la saison dernière. Mais tout le monde peut se tromper.

 

Son jugement sans appel« le chorégraphe a trop misé sur la vidéo et les accessoires (les masques, les ailes-prothèses), et pas assez sur le pouvoir expressif du mouvement » – n’a cependant pas tardé à nous résonner dans l’oreille. C’était dès le lever de rideau sur le nouvel opus de chorégraphe en résidence. Car Tetractys, sur l’Art de la Fugue de Jean-Sebastien Bach, c’est l’habituelle et interminable suite d’acrobaties accomplies en duo, en trio, ou à plus si affinités, que nous sert le chorégraphe britannique depuis plus d’une décennie. Seul l’emballage change.

Tetractys – The Art of Fugue; Photo Johan Persson, 2014, courtesy of ROH

Tetractys – The Art of Fugue; Photo Johan Persson, 2014, courtesy of ROH

Cette fois-ci, la créatrice plasticienne se nomme Tauba Auerbach. Elle a rempli la scène de jolis néons colorés qui évoquent vaguement des chaines moléculaires mais qui sont censées exprimer schématiquement des formes musicales inspirées de l’œuvre de Bach. Les douze danseurs sont vêtus de coquets académiques assortis à l’éclairage et à leur couleur de peau (Underwood, à la peau mâte écope du rouge) ou de cheveux (le rouquin McRae est en vert). Durant la première moitié de la pièce (celle où j’avais encore les deux yeux ouverts), le nombre de danseurs sur scène égale même le nombre de néons allumés. Le plateau est riche. Huit des danseurs sont des Principals de la compagnie. Ceux-ci semblent aimer travailler avec le chorégraphe. McGregor crée en effet sur eux des chorégraphies « sur-mesure ». Cela réussit néanmoins plus à certains qu’à d’autres.

Ed. Watson et Sarah Lamb évoluent avec aisance sur les pas contournés du chorégraphe. Watson y déploie ses lignes infinies et son extraordinaire flexibilité et Lamb joue de sa plastique parfaite en y introduisant des vacillements de la colonne vertébrale hétérodoxes. Au début de la pièce, on soulève même une paupière pour un pas de deux entre Watson et Natalia Osipova. La demoiselle n’a peur de rien, pas même de paraître occasionnellement moche dans une passe tarabiscotée. Mais elle entretient un mouvement perpétuel qui force l’admiration. Paul Kay, condamné pourtant à rouler des épaules, le fait avec autorité et on le remarque. Pour d’autres, les bénéfices de l’apport d’une pièce de McGregor dans leur répertoire restent à déterminer. Car le chorégraphe explore le fin-fond des capacités physiques de ses danseurs – ce qui explique sans doute pourquoi ils l’apprécient tant – mais échoue, la plupart du temps à capter l’essence de leur personnalité : la poétique présence de Marianela Nuñez, le bouillonnement juvénile de Federico Bonelli ou encore l’élégance non dénuée d’humour de Lauren Cuthbertson sont noyés dans cette fastidieuse accumulation d’entrelacs corporels.

Pour la représentation du soir, on s’était bien juré de résister sans ciller aux trente-cinq minutes que dure Tetractys afin de s’assurer si la première impression était la bonne. Cette épreuve nous a été épargnée à la faveur d’une indisposition de Thiago Soares et d’une collision qui a fait voir double à Natalia Osipova. La critique anglo-saxonne s’est émue du haut niveau de danger généré par le partenariat dans le ballet contemporain. Pour moi, qui ai vu des danseuses s’assommer dans les ballets les plus classiques, j’ai surtout été interpellé par le fait qu’une compagnie aussi sérieuse que le Royal Ballet ait permis à un chorégraphe de créer un ballet d’étoiles sans doublure aucune. Comme une robe « haute couture » certains ballets présentent l’inconvénient de ne convenir qu’à la personne pour qui ils ont été créés.

Rhapsody. Matinée du 8/02

Rhapsody. Matinée du 8/02

Cette maxime aurait pu tout aussi bien convenir au Rhapsody de Frederick Ashton. Créé en 1980 à l’occasion de quatre-vingtième anniversaire de la reine-mère d’Angleterre, le ballet avait comme principal propos d’exhiber une jolie « prise » de la première compagnie britannique en la personne de Mikhail Baryshnikov. Celui-ci avait accepté de venir passer une saison avec le Royal Ballet dans l’espoir de travailler avec le célèbre chorégraphe. La création fut une déception pour le célèbre danseur. En préambule, Ashton demanda a Baryshnikov de lui apporter « tous ses pas » puis créa un ballet où tout le monde dansait anglais excepté le danseur principal, à la fois mis à l’honneur et exclu du groupe.

Cette œuvre a jadis fait partie du répertoire de l’Opéra et ne m’avait pas laissé de souvenir impérissable. J’avais étiqueté cela, sans doute un peu rapidement, comme du sous-Balanchine. Il faut dire que la production importée à l’époque du Royal, la 2e en date depuis la création et heureusement abandonnée depuis, était absolument sinistre. Le ballet semblait présenté dans une lourde céramique Art Déco qui aurait copié des motifs des peintures de Sonia Delaunay. Les costumes étaient noirs pour les filles et les garçons portaient des sortes de casaques militaires tarabiscotées. De plus, le ballet de l’Opéra n’avait pas nécessairement le style qui convenait à cette pièce. Dans un moment en particulier, où les six filles du corps de ballet entrent sur pointe en oscillant leurs bras-couronne en opposition, les danseuses de l’Opéra déployaient trop de fluidité. Leurs poignets ductiles étaient fort jolis à regarder mais n’avaient pas la force des couronnes un peu stéréotypées de l’école anglaise qu’on pouvait observer samedi au Royal Opera House. On repérait ainsi immédiatement dans cette entrée Ashton se citant lui-même. Du coup, le contraste avec le premier rôle masculin reprenait toute sa saveur.

Rhapsody. Yuhui Choe et Valentino Zucchetti.

Rhapsody. Yuhui Choe et Valentino Zucchetti.

Encore faut-il pouvoir entrer dans les pas de Baryshnikov. En matinée, le jeune et talentueux James Hay récitait avec brio un texte qu’il n’avait pas encore absolument fait sien. Les « pas » de Baryshnikov étaient bien là, faciles et fluides, mais les pitreries du danseur flirtant avec l’irrévérence sonnaient un peu trop potache. À ses côtés, Francesca Hayward se coulait avec grâce dans la partition à base de rapides enchaînements de pas sur pointe et de jolis ports de bras jadis créés pour Lesley Collier. Tout cela avait beaucoup de fraîcheur. Le soir, Valentino Zucchetti, appuyait plus le côté cabotin du danseur. Son interprétation moins « correcte » mais plus « risque-tout » était plus achevée. Les six garçons du corps de ballet semblaient se lancer à sa suite dans une course poursuite. Les lignes n’étaient pas toujours respectées, mais l’effet d’urgence était excitant à l’œil. Dans le rôle féminin, Yuhui Choe était délicieuse à regarder : ports de bras délicats, suspension sur pointe et liberté de la tête sur les épaules, célérité enfin. À la fin du ballet, la danseuse effectue une sorte de renversé accompagné d’un rond de jambe à terre. Mlle Choe le découpe musicalement en trois sections : la jambe, le buste et enfin la tête tournent. Un plaisir des dieux.

Pièce créée sur un danseur en particulier, réutilisation de recettes éprouvées, partition presque galvaudée à force d’être connue. Qu’est-ce qui peut bien séparer Rhapsody de Tetractys? Sans doute le fait qu’Ashton pensait « mouvement » avant de penser « combinaison de pas ».

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Gloria. Matinée du 8/02

Kenneth MacMillan, comme McGregor aujourd’hui, était une chorégraphe attaché à certains danseurs. En 1980, son « Gloria » fut créé pour Jennifer Penney (co-créatrice de Manon), Wayne Eagling et Julian Hoskin. Sur le Gloria de Francis Poulenc (1960), MacMillan a réglé une curieuse pièce autour de la Première Guerre mondiale. À l’instar de la partition de Poulenc dont la religiosité est parfois parasitée par la sensualité des harmonies, la partition dansée et la scénographie sont d’une beauté et d’un lyrisme qui ne rendent pas vraiment compte de l’horreur de la guerre des tranchées. Même si le décor évoque un talus, même si les costumes aussi bien masculins que féminins sont librement inspirés des uniformes britanniques de la Grande Guerre, on reste bien loin d’Otto Dix ou de La table verte de Kurt Jooss. Le génie particulier de MacMillan se déploie dans le trio principal (deux hommes et une femme) au partnering à la fois lyrique et élégiaque et les deux quatuors (une fille et trois garçons) à la vélocité roborative. On finit néanmoins par se rendre compte que cette pièce se présente en fait comme un monument à la Première Guerre mondiale plutôt qu’une évocation de ses horreurs. Les solistes incarnent plutôt l’esprit de l’après guerre, ses blessures et ses espoirs. À la fin du ballet, l’un des membres du trio recule sur le bord du talus et se laisse happer par le vide : une métaphore de la dépression post-traumatique des anciens combattants ou de la disparition de la société d’avant-guerre ?

Les deux distributions du trio qu’il nous a été donné de voir ont chacune donné une intonation différente au ballet ; preuve, s’il en était besoin, qu’un chorégraphe peut créer sur des danseurs précis tout en laissant la place à l’imagination et à la sensibilité de leurs successeurs. En matinée, Melissa Hamilton, dont c’était la prise de rôle, vibrait d’une émotion toute charnelle aux côtés d’Edward Watson que son souffle sous les pieds apparentait à une sorte de Pégase ou de victoire ailée. Le soir, Sarah Lamb dansait de manière plus détachée et abstraite. Son association avec Carlos Acosta (tout en ronde bosses) et Ryoichi Hirano (qui remplaçait Nehemiah Kish en matinée et Thiago Soares en soirée) tirait le ballet vers la statuaire des monuments aux morts d’après-guerre.

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Charles Sargeant. No man’s land (1919-1920). Bronze. Tate Britain

Statuaire certes, mais une statuaire animée… Kenneth MacMillan-Pygmalion est un chorégraphe aimé des photographes car ses passes chorégraphiques créent de beaux moments arrêtés sur le papier. Mais à la différence de l’actuel chorégraphe en résidence du Royal Ballet, ses poses se captent dans un flot continu de mouvement et les scénographies qu’il utilise ne sont pas juste des « installations » dont la place serait plus appropriée dans une galerie d’art moderne ou dans un joli livre aux précieuses illustrations.

Commentaires fermés sur Royal Ballet. Programme mixte. Du sur-mesure…

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Royal Ballet décembre 2012 : Du feu dans la nuit étoilée

P1000939Royal Opera House – Représentations du 29 décembre 2012. Firebird : Mendizabal, Gartside, Bhavnani, Avis (matinée) ; Galeazzi ,Watson, Arestis, Marriott (soirée) ; In the Night : Lamb/Bonelli, Kobayashi/Pennefather, Cojocaru/Kobborg (matinée) ; Maguire/Campbell, Yanowsky/Kish, Marquez/Acosta (soirée) ; Raymonda (Acte III) : Cojocaru/McRae (matinée) ; Yanowsky/Hirano (soirée) ; Orchestre dirigé par Barry Wordsworth ; piano solo : Robert Clark.

 

L’Oiseau de feu est un ballet qui plaît aux enfants – les trois petites filles qui étaient devant moi pendant la matinée n’ont pas moufté, alors qu’elles n’ont pas tenu tout In the night et ne sont pas revenues pour Raymonda –, mais pas forcément aux jeunes, qui ne veulent plus croire aux contes, et que la profusion des motifs déroute (j’ai vécu une expérience similaire la première fois que j’ai vu Petrouchka). Pour ma part, je ne sais pas ce que j’aime le plus dans ce ballet : la magnificence musicale, l’invention des costumes, la variété des ambiances et des styles, ou encore le majestueux hiératisme de la scène du couronnement, qui permet d’admirer, pendant quelques précieux instants, le rideau de scène créé par Natalya Goncharova en 1926. Itziar Mendizabal danse avec une fougue animale. On a parfois l’impression, à certains frémissements des bras, ou à l’abandon du haut du corps quand elle est rompue de fatigue, que ses ailes ont une vie propre. Mara Galeazzi, qui interprète le rôle de l’Oiseau en soirée, est plus humaine et contrôlée. Du coup, la confrontation avec Ivan Tsarevitch change de sens : nous ne voyons plus un oiseau et un rustaud (Bennet Gartside), mais une femme et un brutal (l’altier Edward Watson). La rencontre avec la belle Tsarevna, en revanche, est toujours la découverte d’un monde laiteux, tout en courbes – celles que dessinent les trajectoires des pommes, les mouvements alternativement convexes et concaves des bras des princesses enchantées, ou encore les enroulements autour des deux amoureux, qui leur donnent le temps de se rencontrer. Parmi les princesses enchantées, on remarque en matinée la douce et frêle Christina Arestis, qui sera en soirée une touchante Tsarevna. Changement d’ambiance avec l’apparition, puis la ronde folle, des Indiens, des femmes de Kotscheï, des jeunes, des Kikimoras, des Bolibotchki et des monstres virevoltant autour de l’immortel magicien (Gary Avis jouant au méchant, et Alastair Marriott au vieillard). À l’issue de la confrontation, l’impression du spectateur diverge à nouveau selon la distribution : Bennet Gartside fait penser au faux Dmitri dans Boris Godounov (je rejoins à cet égard les impressions de Cléopold), tandis que Watson sait manifestement être l’héritier légitime.

Dans In the Night, Alina Cojocaru et Johan Kobborg donnent à voir une scène de la vie conjugale d’une intensité rare. Elle est un tourbillon émotionnel, et danse sans prudence, à charge pour son partenaire de suivre. C’est passionnant, mais si volcanique que les épisodes précédents – les commencements avec Sarah Lamb et Federico Bonelli, la maturité un peu plan-plan avec Rupert Pennefather et Hikaru Kobayashi – paraissent bien trop linéaires. Même si moins explosif, le cast de la soirée présente une narration dans l’ensemble plus équilibrée : les jeunes amoureux campés par Emma Maguire et Alexander Campbell ont le partenariat joueur, Zenaida Yanowsky et Nehemiah Kish font penser au feu sous la glace, et Roberta Marquez joue la passion latine avec Carlos Acosta et une pointe d’humour.

L’acte III de Raymonda réunit en matinée Alina Cojocaru (épousée rêveuse, qui interprète la variation de la claque comme pour elle-même) et Steven McRae (danseur noble, rapide et précis). On ne peut pas imaginer plus grand contraste avec la distribution du soir : Zenaida Yanowski n’a pas la douceur de Cojocaru, dont la danse semble toujours couler de source ; elle a d’autres qualités : la sûreté technique, et un sens aigu de sa capacité de séduction. Voilà une ballerine qui mange les spectateurs du regard.  Son partenaire Ryoichi Hirano n’essaie pas d’approcher les complications de la chorégraphie de Noureev (alors que Steven McRae en insère méticuleusement les subtilités dans sa variation; Ricardo Cervera, qui interprète la danse hongroise midi et soir, réussit aussi l’alliance grisante entre classicisme et caractère). Les idiosyncrasies hungarisantes de la chorégraphie sont d’ailleurs bien mieux servies par le corps de ballet et les demi-solistes en matinée qu’en soirée – notamment avec un pas de quatre des garçons au cours duquel James Hay se distingue, tant pour les tours en l’air que les entrechats.

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