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Lame tranchante ou ciseaux: « chorémorer » la guerre

Otto Dix, autoportrait en dieu de la guerre, 1915

Otto Dix, autoportrait en dieu de la guerre, 1915

Spectres d’Europe, Ballet national du Rhin (soirée du 17 novembre).The Unknown Soldier/Infra/ Symphony in C au Royal Opera House (soirée du 20 novembre).

Comment danser la guerre ? À l’occasion du centenaire du 11-Novembre 2018, plusieurs réponses ont été faites ces derniers temps. À Strasbourg, Bruno Bouché propose en parallèle sa création Fireflies et une reprise de la Table verte, créé au Théâtre des Champs-Élysées en 1932.

Le ballet de Kurt Jooss démarre par une scène qui tourne vite au grinçant, et vire au grimaçant quand elle est répétée in fine. Sur une mélodie d’apparence badine (musique de Fritz Cohen), et autour d’une table en contre-plongée, des masques endimanchés – « les messieurs en noir » – dissertent élégamment, s’invectivent, jouent au coq, et font – littéralement – le coup de feu. On comprend que ces dirigeants en gants blancs règlent le sort du monde, déclenchent guerres et invasions, sans en subir les horreurs. Celles que subissent en revanche les personnages des séquences suivantes – les adieux, la bataille, les réfugiés… – qui composent le cœur de l’œuvre. Les danseurs du Ballet national du Rhin servent de manière incisive le style expressionniste d’une pièce entrée à leur répertoire en 1991, et qu’on reçoit comme un coup de poing. Les femmes qui tentent de retenir les hommes partant à la guerre en toute inconscience expriment leur désarroi par des poses d’icônes, mais aussi par des changements de poids du corps remarquablement marqués. La gestuelle rend directement sensible les tourments de chaque personnage allégorique (les soldats, la partisane, le profiteur de guerre) : la chorégraphie est datée et située, mais elle nous parle directement d’aujourd’hui.

Bien sûr, la mort rode. Elle est incarnée par Alexandre Van Hoorde, intrigante figure musculeuse : quand il croise ses cuisses, on a l’impression de deux lames d’acier qui se collent. Le martellement des deux pianos réplique le choc émotionnel.

La Table verte constitue la 2e partie du programme « Spectres d’Europe », qui présente – outre des « installations » d’acteurs spectraux déclamant des poèmes pendant que le public accroche son manteau aux patères – une création de Bruno Bouché. Fireflies fait référence aux réflexions de Pier Paolo Pasolini sur la disparition des lucioles et celles de Georges Didi-Huberman sur leur survivance (je n’ai lu les notes d’intention qu’après coup). La pièce, qui dure 40 minutes, prend le temps d’installer la pénombre : une danseuse déambule sur la scène, un danseur en enveloppe un autre sous une couverture, les personnages semblent se pencher vers dans un eau profonde, ou retenir la ballerine qui menace d’y sombrer (très belles lumières de Tom Klefstad). S’ensuit une section centrale plus dynamique et dansée, avec beaucoup de sauts virtuoses pour les garçons, une intéressante dynamique au niveau des bras (qui va chercher son inspiration chez Forsythe), et un mouvement comme suspendu chez les filles en pointe. Les mouvements collectifs sont très construits, Bouché a manifestement du métier. Dans une autre vie, j’essaierai de comprendre l’intérêt du fatras dramaturgique dans lequel il enrobe ses créations.

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À Londres, Alastair Marriott  décide d’évoquer la Première guerre mondiale à travers des destins individuels. Création pour le Royal Ballet The Unknown Soldier présente, sur un grand écran comme irisé par les souvenirs, le témoignage de Florence Billington – capté plus de quatre-vingts ans après les événements – racontant son flirt, en 1914, avec Ted Feltham, un jeune homme qui n’est jamais revenu du front. Matthew Ball incarne le soldat fauché en Flandre, et Yasmine Naghdi la jeune fille qui en a gardé le souvenir toute sa vie. Ces deux-là seraient capables de danser le bottin avec émotion, mais leur pas de deux se noie dans la musique sans vertèbre rythmique – et à pauvre invention mélodique – de Dario Martinelli. Marriott introduit quelques pas d’époque dans le bal collectif d’avant-guerre, mais cantonne le personnage de Ted Feltham dans le tout-venant chorégraphique.

Yasmine Naghdi and Matthew Ball (The Unknown Soldier) Photo Helen Maybanks, courtesy of ROH Yasmine Naghdi and Matthew Ball (The Unknown Soldier) Photo Helen Maybanks, courtesy of ROH

Un soldat qui part à la guerre fait-il des sauts-ciseau ? La pyrotechnie est complètement décalée, et d’autres idées tombent à plat : les vestes transparentes des soldats, qui font nuisette, et surtout le finale où les hommes tombés au combat reviennent danser en slip couleur chair. La voix de Florence Billington nous dit en substance que tant qu’on pensera à eux, les morts – dont des centaines de noms s’égrènent à l’écran – resteront parmi nous ; il est maladroit de renvoyer à une imagerie de statuaire grecque et de terminer sur elle. On peut concevoir que la danse, comme la sculpture, esthétise les combattants, mais la chorégraphie de Marriott reste dans le chromo. Pour une expression chorégraphiquement plus habitée et pertinente des blessures ou du souvenir de la guerre dans le répertoire du Royal Ballet, , on pourra plutôt revoir le Gloria de MacMillan.

Le programme londonien présente également Infra, qui apparaît à la revoyure comme le ballet le plus intime et le moins show-off de Wayne McGregor. On découvre avec plaisir qu’une nouvelle génération de danseurs prend possession avec talent et naturel de pas de deux qu’on croyait attachés pour l’éternité à leurs créateurs (parmi lesquels Edward Watson et Sarah Lamb). On remarque notamment le duo formé par Tristan Dyer et Akane Takada, étonnamment expressive et touchante dans le rôle de la jeune fille solitaire dans la foule.

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Infra. Tristan Dyer and Akane Takada. Photo Helen Maybanks, courtesy of ROH Infra. Tristan Dyer and Akane Takada. Photo Helen Maybanks, courtesy of ROH

La soirée s’achève avec le toujours enthousiasmant Symphony in C de Balanchine, un des piliers du répertoire du Royal Ballet ces dernières années (il est même présent dans deux programmes cette saison). On y remarque notamment, dans l’allegro vivo, la vivacité de Lauren Cuthbertson (elle donne toujours une petite accélération grisante dans les pas de liaison avant un saut) et le chic de Vadim Muntagirov. Comme à l’accoutumée, le sens de l’adage de Marianela Nuñez laisse bouche bée : elle est un cygne blanc qui rêve, s’anime un instant et voyage à toute vitesse, avant de retomber en léthargie dans les bras de Ryoichi Hirano.

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Giselle à Londres: volage, comme Albrecht

Giselle, Royal Ballet (janvier-mars 2018)

Le spectateur est une espèce inconstante. Un samedi de février, il m’a suffi de quelques secondes pour changer de toquade. Arrivé sur scène cape au vent, suivi d’un écuyer immanquablement affolé et impuissant, Matthew Ball campait un Albrecht à la pantomime aussi déliée qu’un discours. Son visage racontait l’histoire avec tellement de verve – il y a des danseurs qui ont un visage, et n’oublient pas qu’il fait partie du corps – qu’au moment où la porte de la cabane s’est ouverte, je me suis dit un instant : « mais qui est cette brune qui sautille ? ».

J’avais impromptu adopté le point de vue d’Albrecht : celui d’un aristo en goguette tombé sous le charme d’une jeune fille dont il connaît l’adresse mais n’est pas bien certain du nom. En quelques mimiques, Matthew Ball avait posé l’équation du drame : la morgue et la sincérité, l’appétit et la légèreté, l’engagement et l’inconséquence.

Contrairement à la plupart des Giselle, Yasmine Naghdi – la ballerine pour qui j’avais fait le voyage à Londres – danse le premier acte cheveux dénoués. Outre qu’il épargne à sa mère Berthe la corvée de destruction de chignon à l’orée de la scène de la folie (moment périlleux, où l’épingle en trop menace de ruiner l’émotion), le détail dit quelque chose de l’interprétation : voilà une jeune fille qui charme moins par sa beauté que par sa vivacité, et dont la danse émeut plus par son caractère primesautier que par sa perfection. On aurait aimé plus d’aisance dans la variation du premier acte, mais l’interprète attrape le spectateur aux tripes avec une scène de la folie totalement investie. L’acte blanc me remet sur les rails de la versatilité, car c’est à nouveau Albrecht qui retient l’essentiel de mon attention. Plusieurs fois, dans d’autres rôles, Matthew Ball m’avait donné l’impression de finir tout solo d’un rictus qui clamait « Maman, j’ai fini ma variation ! ». Il a apparemment dépassé ce stade infantile du soliste, dansant la partition d’Albrecht tout à la fois avec panache et comme au bord de l’effondrement. Et puis, dans les dernières secondes, quand ne reste de sa Giselle que la trace éphémère d’une fleur coupée, il a la bonne idée – quand d’autres interprètes se concentrent sur leur peine – de pointer le regard et le bras vers le ciel, en un dernier signe vers la défunte qui l’a sauvé. À cet instant, Ball est devenu le premier Albrecht qui m’ait fait pleurer (matinée du 10 février).

Pour être honnête, ma surprise en voyant surgir une brunette de la cabane de Giselle a quelque lien avec le souvenir encore frais laissé par la blonde Sarah Lamb. La danseuse aux lignes idéales et au teint de porcelaine compose un personnage immédiatement attachant, naïf et fragile. Ryoichi Hirano incarne un Albrecht plutôt doux, à la drague très patte de velours, en tout cas moins agressive que celle de Ball. Cela confère au partenariat un aspect feutré et ouaté. La donzelle n’en donne pas moins son cœur sans réserve : quand elle prend conscience de la duperie, la Giselle de Sarah Lamb affronte son sort avec une éloquence très particulière dans le haut du corps, laissant sa tête et les épaules s’abandonner vers l’arrière, dans un déséquilibre qui annonce la fin. Au second acte, elle se métamorphose en madone protectrice, avec une qualité de danse yeux mi-clos qui laisse une impression durable (matinée du 20 janvier).

La troisième Giselle de ma saison londonienne, Natalia Osipova, est une jeune fille au caractère bien affirmé. Face à un David Hallberg à l’allure si pure et juvénile, elle semble par moments prendre la direction des opérations. Tout se passe si un Albrecht timide et introverti avait trouvé qui le déniaiserait. Cette impression tient aussi au contraste stylistique entre les deux interprètes : Osipova mange la scène, quand Hallberg est tout d’élégance. Le degré d’appropriation du rôle par la ballerine russe est unique : la diagonale de sautillés sur pointes s’enrichit d’un passage en tournant, et se finit par un manège à un rythme endiablé. Elle effectue aussi de jeux de mains très personnels – avec par moments des moulinets trop sophistiqués à mon goût à l’acte I. On reste bouche bée sans être vraiment ému : il faudrait pour cela que le personnage projette une fragilité que la maestria à toute berzingue de la danseuse dément. On ne saura jamais ce qu’aurait donné le partenariat d’Hallberg avec la Giselle d’outre-monde, car le danseur américain, blessé au mollet durant le premier acte, est remplacé au pied levé par… Matthew Ball, mon Albrecht préféré. Natalia Osipova entame l’acte blanc avec une énergie inentamée, un étonnant ballon, et des bras qui flottent comme des algues. Cette Giselle survitaminée reste la folle danseuse du premier acte, moins animée du souci du beau que de l’urgence du rebond. Elle ralentit aussi à plaisir les promenades tête en bas de l’adage de l’acte blanc, allongeant le chant du violon jusqu’à l’irréel (soirée du 1er mars).

Dans les seconds rôles, on remarque forcément l’Hilarion très expressif de Tomas Mock. Danse-t-il tous les soirs ? Je l’ai en tout cas vu mourir trois fois, et à chaque fois il semble dire à ses tourmenteuses : « mais qu’ai-je fait pour mériter cela ? ». Dans la catégorie des Willis en chef,  la palme revient à Itziar Mendizabal, Myrtha pleine d’autorité, mais sans sécheresse (20 janvier). On note aussi la grâce d’Elizabeth Harrod en Moyna (vue sur les trois dates), qui officie aussi dans le pas de six des paysans du 1er mars, le plus satisfaisant de la série, même si Yuhui Choe y manque d’un chouïa de langueur dans les poses de l’adage (avec James Hay). Dans la coda, Elizabeth Harrod et Meaghan Grace Hinkis sont joliment à l’unisson, tout comme les garçons Calvin Richardson et Joseph Sissens, dansant en harmonie – pour une fois – leur chorégraphie en canon. Enfin, il faut citer les prodiges de pantomime qu’accomplit Gary Avis en duc de Courlande. On croit presque l’entendre dire: « bon d’accord, cette table en bois est bien moche, mais la bibine est moins mauvaise que prévu » (10 février et 1er mars).

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Royal Ballet : Acrobates, artistes, saltimbanques

P1000939Londres, Royal Opera House. Le 5 décembre 2015 (matinée et soirée).

Le Royal Ballet ne marque pas d’emblée par la cohérence thématique de ses programmes. Souvent, la structure des triple bills est « deux reprises – un Ever Green et une pièce moins connue – et une création ». Une pièce plus légère ou plus brillante est toujours là pour contrebalancer une œuvre plus sombre. La gestion des humeurs semble donc passer sur le devant là où, à Paris, on pouvait, surtout sous la précédente direction, être invité à rester dans le même état d’esprit (fut-il très sombre).

Pour cette soirée londonienne, le thème « Ashton/musique française » m’apparaissait encore une fois un peu artificiel. Monotones, sur la musique de Satie, incursion dans le répertoire abstrait d’un maître du ballet narratif était associé à la reprise d’une curiosité que je ne connaissais que par de vieilles photographies avec Lynn Seymour, Les deux pigeons, sur la pimpante partition d’André Messager. Plus tard dans la saison, ce ballet sera d’ailleurs repris avec un autre Ashton, Rhapsody.

Pourtant, on est surpris de la communauté d’âme de ces deux ballets à l’atmosphère si différente.

Le trio blanc : Watson, Nunez, Hristov et le trio vert : Maguire, Dyer et Naghdi

Le trio blanc : Watson, Nunez, Hristov et le trio vert : Maguire, Dyer et Naghdi

Dans Monotones I-II, deux trios se succèdent et égrènent une partition « d’école » subtilement pervertie. Dans le premier trio, vert – un garçon, deux filles -, sur les Gnossiennes, les poses  terriennes se succèdent avec une régularité « métronomique »; à première vue du moins. Car il émane de cette chorégraphie usant du développé sur plié avec torsion du buste une singulière atmosphère de concentration presque religieuse. Refusant tout pathos, la chorégraphie se colore aux accents (parfois un peu lourdement) orientalistes de la musique de Satie revue par John Lanchbery. Tristan Dyer, Yasmine Naghdi et Emma Maguire semblent absorbés dans l’écoute de leurs mouvements concertants. Est-ce l’effet des éclairages rendant presque fluorescents les costumes improbables aux cols et ceintures couverts de strass avec de petites calottes à boutons? Nos trois comparses ressemblent à des trapézistes ou à des danseurs de corde répétant posément leurs passes au sol afin d’éviter l’accident fatal lors du spectacle. En comparaison, le trio blanc – une fille, deux garçons – sur les Gymnopédies, pourrait évoquer des contorsionnistes (la première passe consiste pour les garçons à relever la fille d’un grand écart le buste penché sur la jambe de devant sur sa jambe arrière sans qu’elle altère sa positon) mais très vite, le lyrisme s’invite dans l’enchaînement. Les garçons (Edward Watson, qui a toujours une aura de poète et Valeri Hristov très élégant) font tourner leur partenaire (Marianela Nuñez) en faisant des ports de bras qui suggèrent qu’elle est comme une corde tendue. Au même moment, c’est la harpe qui joue dans la fosse d’orchestre. Dans les pirouettes, ils ajoutent de subtils décentrés de la tête. Mademoiselle Nuñez est un choix parfait pour ce mouvement. Elle en a déjà la ligne requise mais surtout cette douceur presque maternelle qui se dégage de sa danse et qui rend les mouvements les plus incisifs et techniques comme amicaux et bleutés. Ce trio blanc évoque plutôt la conversation muette de quelques astres ayant pris subrepticement la forme d’une colombine entourée de deux pierrots.

Ma voisine me glisse à l’oreille pendant les applaudissements « Picasso, périodes bleue et rose… » Comme elle a raison!

The Two Pigeons. Une vue plongeante sur le vieux Paris

The Two Pigeons. Une vue plongeante sur le vieux Paris

Avec The two pigeons, on quitte les acrobates  pour entrer dans la bohème parisienne qui flirte avec les saltimbanques. Ashton a balayé l’exotisme européen du ballet original (situé d’abord Thessalie en 1886 puis relocalisé en Hongrie en 1894) pour un tout autre : le Paris artiste des hauteurs de Montmartre à mi-chemin entre le second empire et la troisième République. Le premier acte s’ouvre sur un charmant décor d’atelier parisien avec une grande baie vitrée, laissant deviner une vue plongeante sur la ville lumière, s’ouvrant sur un petit balcon en fonte. Il n’y a plus de Gourouli, de Djali et autres Peppios mais une jeune fille, un jeune peintre, une gitane et ses comparses. Il n’est pas certain du tout que la transposition donne plus d’épaisseur à l’argument d’origine déjà pauvret; bien au contraire. Appelés depuis une fenêtre à quelque septième étage sans ascenseur au dessus de la chaussée, une troupe de gitans dépoitraillés fait son entrée dans l’appartement à peine 15 secondes plus tard sans une trace d’essoufflement. Le lieu a d’ailleurs déjà été envahi par une cohorte de jolies jeunes filles  aux coquettes robes assorties et par une dame plus âgée dont on a vite renoncé a déterminer le rôle. Dans ce Deux Pigeons, la jeune fille ne court pas à la poursuite de son amant volage pour le reconquérir mais reste sagement dans l’appartement à attendre qu’il aille se faire plumer sous d’autres cieux avant de revenir tout repentant au bercail.

Pourtant, on aurait tort de penser que le ballet ne fonctionne pas. Comme Monotones vous raconte une curieuse histoire déguisé en ballet abstrait, Pigeons vous focalise sur l’expressivité de la chorégraphie sous couvert d’un ballet d’action.

Comme il l’avait fait l’année précédente pour sa Fille mal gardée, Frederick Ashton prend un détail de l’argument et le monte en épingle pour atteindre l’allégorie. Dans la Fille, c’était le ruban de Lise que Colas attache à son bâton. Dans Two Pigeons, ce sont les volatiles eux-mêmes, guère plus qu’une référence dans le ballet de Mérante-Aveline, qui prennent force de symbole. La jeune fille voit en effet un couple de pigeons passer par la fenêtre et compare ce couple au sien. Lorsque le peintre part à l’aventure, il est suivi par le mâle qui vole dans sa direction. À la fin de la première scène de l’acte 2, l’imprudent jeune homme, malmené et humilié, est rejoint par l’oiseau. Lorsqu’il passe de nouveau la porte de son galetas, il le porte sur l’épaule. Enfin, tandis que les amants renouent leur lien un temps brisé, le deuxième pigeon vient rejoindre son comparse sur le dos du fauteuil (enfin, quand les capricieux volatiles sont disposés à le faire ; ce qui ne semble pas un mince affaire).

Akane Takada et James Hay : une hirondelle et un oiseau bleu

Akane Takada et James Hay : une hirondelle et un oiseau bleu

Mais pour aller plus loin, Ashton a fait de ses danseurs eux-mêmes de charmants volatiles. Au lever de rideau, la jeune fille, censée poser pour son peintre, ne tient pas en place, elle ressemble à un oiseau à la recherche de grains à picorer. Dans les  pas de deux, un petit mouvement d’épaules coquet vers l’arrière avec les mains plantées sur les hanches simule à merveille l’ébrouement des ailes dans un bain d’oiseau. De petits relâchés du bas de jambe, pourtant montée très haut en 4e devant chez la fille, font froufrouter le tutu comme l’arrière-train emplumé d’un colombidé. En matinée, Akane Takada, le battement facile, est charmante dans la scène de pose mais dans le pas de deux « des pigeons », son côté incisif évoque plutôt une hirondelle affairée. Son partenaire, l’aérien James Hay, quant à lui, mime un peu trop l’Oiseau bleu.

En soirée, Yuhui Choe, la danse toute en rondeur, est une vraie tourterelle. Elle emporte dans son sillage son peintre, Alexander Campbell qui semblait seulement la singer au début, mais qui finit lui aussi par ressembler à une jolie colombe. Le timing de ce deuxième couple est assez irrésistible. Dans la première scène de rivalité avec la gitane, la façon dont Campbell escamote Choe, qui s’est lancée dans une joute chorégraphique (sur la variation de Djali de la version parisienne), est à la fois drôle et touchante. Il ne se débarrasse pas vraiment d’elle, il semble vouloir la faire échapper au ridicule.

On a d’ailleurs préféré la gitane de cette deuxième distribution. Le physique moins « capiteux » que sa devancière en matinée, Itziar Mendizabal est impayable lorsqu’elle agite les franges dorées de son corsage. Dans l’acte 2, celui du camp gitan, sa duplicité d’oiseau de mauvais augure est fort bien orchestrée dans pas de deux avec le chef bohémien (Tomas Mock). La scène coule alors de source là où, dans l’après midi, elle tirait un peu en longueur. Mais ces péripéties ne nous retiennent pas plus que cela. On attend de se retrouver dans l’atelier d’artiste ou on avait vu Choe littéralement fondre de douleur au pied d’un escalier. Son peintre la retrouve dans la position d’Odette éplorée et, comme tout prince de ballet à l’acte blanc, il danse avec elle son acte de contrition.

Quelle apothéose pour ce programme entre acrobates, artistes et bohémiens orchestrée par un chorégraphe grand prestidigitateur.

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