Triple bill Balanchine, Shechter, MacMillan. Royal Ballet 27/03/15
Un Balanchine pour hors-d’œuvre et une autre vision du Chant de la terre de Mahler en dessert, c’était assez pour risquer la découverte d’un plat de résistance qu’un de nos rédacteurs – dont je tairai pieusement le nom – m’avait prédit être de l’ordre de l’étouffe chrétien.
Et me voici donc de nouveau de l’autre côté du Channel, déjà prêt à chanter entre King’s Cross-Saint Pancras et Covent Garden le « Magnificat ».
Quand j’ai pris des places pour la première du « Four Temperaments/New Hofesh Shechter/Song of the Earth », j’avais la prescience de mon épuisement après le « voyage d’hiver » que nous avait concocté la direction précédente à Paris : enchaîner Paul-Rigal-Lock et Le chant de la Terre de Neumeier en quelques semaines revenait à faire flotter dans l’air un bien entêtant « Ich habe genug ». Mais l’avantage des maisons de ballet anglo-saxonnes par rapport à notre Grande boutique, c’est qu’elles offrent souvent des programmes mixtes où se mêlent les influences, les saveurs ou les humeurs plutôt que de nous assener une seule idée pendant toute la soirée.
Las, je n’ai pas été spécialement convaincu par la vision des «Quatre Tempéraments» défendue par le Royal Ballet. Comment dire… Qui a fait répéter les danseurs dans ce style « film muet »?
Dans le 3ème thème, Melissa Hamilton, au lieu de caresser le sol comme une nymphe en suspension, semble sauter sur ses pointes tant Ryochi Hirano la manipule brusquement. L’iconique poisson renversé ne semble être exécuté qu’en passant. Dans « Mélancolique », McRae nous sert une collection de couronnes raides et stéréotypées. Il semble vouloir faire sa meilleure imitation de Robert Helpmann dont ce n’était pourtant pas le répertoire. Dans « Sanguin », on trouve enfin très peu de Jazz. Akane Takada (qui remplace Osipova) utilise ses jambes comme des compas forcés et oublie consciencieusement le moelleux. Elle est pourtant aux bras de Federico Bonelli qui connait son affaire. Ce manque de tendu-relâché s’applique d’ailleurs à l’ensemble du corps de ballet féminin. Et si les jambes se lancent avec force, elles ne le font pas toujours avec synchronisation.
On sent un peu de cette même vision « pantomime » de l’interprétation quand Ed. Watson interprète « Flegmatique ». Mais c’est plus fort que lui. Il ne se montre jamais autrement que moelleux, serpentin et délicieusement imprévisible. Zenaida Yanowsky, quant à elle, vitupère comme une diva, pour notre plus grand bonheur. On se souviendra aussi de Yuhui Choe dans le deuxième thème lorsqu’elle est lancée en l’air par Alexander Campbell : sa batterie acérée ne vient jamais parasiter sa délicieuse féminité.
Mais pour le reste, l’allégorie du mouvement n’était pas à l’ordre du jour d’autant plus que l’orchestre, à ma grande surprise, n’a pas donné la plus ébouriffante interprétation de la partition d’Hindemith.

Triple Bill-Royal Ballet-©ROH. Photographed by Tristram Kenton. Edward Watson in The Four Temperaments.
« Untouchable » d’Hofesh Shechter est une création sur une musique percussive, avec cordes et mélopée de voix. Vingt danseurs habillés à la Mad Max sont rangés en un carré de cinq lignes successives sur un sol cerclé de douches de lumière. Le carré initial se casse en sections de dix ou en groupes divers plus réduits qui oscillent des bras et du buste. Bien qu’assouplie, la structure géométrique initiale du groupe reste toujours présente. Au début c’est assez fort. Mais après dix minutes, on commence à se demander où tout cela va. Hofesh Shechter à une corde très forte à sa lyre, mais elle semble ne jouer qu’une seule note.
À moins que… Allez, autant l’avouer. J’ai la forte présomption d’avoir piqué du nez. L’un de nos rédacteurs m’assure que, vu la musique créée habituellement par ce chorégraphe, c’est un tour de force. Je prends cela comme un compliment.

Triple Bill-Royal Ballet- ©ROH. Photographed by Tristram Kenton. Artists of The Royal Ballet in Untouchable
J’appréhendais un peu néanmoins l’heure à passer avec le « Song of the Earth », même dans la version de MacMillan. Une expérience sous le signe de la comparaison après l’épreuve des représentations parisiennes.
Heureusement le parti-pris du chorégraphe britannique est diamétralement opposé à la version mollement panthéiste de Neumeier. Tout d’abord, la partition est jouée de bout en bout, gardant sa dynamique et la chorégraphie fait un jeu avec l’ellipse (souligné par le sobre décor en arc de cercle) qui sied à la musique de Mahler (là où tout chez Neumeier tendait vers le parallélépipède).
De plus, MacMillan, identifie clairement trois personnages – l’homme, la femme, la mort – ce qui donne un fil clair, une cohérence narrative à cet assemblage de poèmes traduits très librement de lettrés chinois à la fin du XIXe siècle. Cela permet de se raccrocher à des individualités, à des humains, plutôt qu’à des principes vaguement symboliques. Moins de ciel et plus de terre, donc.
Le chorégraphe britannique n’a pas peur non plus de céder aux humeurs de la musique quand Neumeier s’est montré adepte du contrepoint systématique. Des images fortes arrivent à point nommé sans être « attendues »: à la fin du Chant 1, le génie de la mort (Carlos Acosta), porté en l’air par les garçons de la troupe est lâché brusquement. Il roule le long de leur corps mais est rattrapé à quelques centimètres du sol, le bras tendu, la main écarquillée vers le ciel. Dans le chant 2, l’un des garçons saute à la poitrine de l’autre. Ce dernier se renverse comme une planche et reste coincé en oblique entre les jambes du premier, contemplant le ciel. L’effet est presque comique. Mais l’œuvre de Mahler est parfois facétieuse. MacMillan n’hésite pas non plus à introduire un soupçon de narration comme dans le mouvement de la jeunesse, mené de droit par la moelleuse Yuhui Choe, où le corps de ballet se fait décor, figurant les pagodes en bord de lac évoquées par poème. Dans le 5e chant, « l’homme ivre au printemps », le trio réunissant l’homme (Thiago Soares), et deux amis (Alexander Campbell et Valeri Hristov) n’hésite pas à appuyer sur leur côté débridé.
C’est un des aspects attachants de cette version. Si La mort est omniprésente dans le ballet, elle n’est jamais directement menaçante. Elle est même amicale, participant au jeu de la vie, comme pour suggérer que c’est elle qui lui donne son prix. La gravité n’est jamais appuyée. À un moment, les garçons sont agenouillés et les filles font des piétinés en arc de cercle tantôt s’éloignant tantôt se rapprochant d’eux. L’effet est simple et juste touchant : une parfaite image de l’amour et de sa constante perte. Le trio final est un grand moment de danse pure, à la fois abstrait et charnel. Les statures athlétiques de Thiago Soares et de Carlos Acosta magnifient les longues et liquides lignes de Marianela Nuñez. Le trio part amicalement et paisiblement vers un infini où on voudrait bien le suivre.
Oubliées fatigue et ennui. Le lendemain matin tournoyaient dans ma tête les premières phrases du Chant de la terre : « Schon winkt der Wein im gold’nen Pokale… ». Et presque enivré par le sentiment de ma propre finitude, je suis parti dans Londres vers d’autres aventures.