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La Fille mal gardée à l’Opéra : les promesses du printemps

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La Fille mal gardée; Représentation du 15 mars. Simon Valastro (mère Simone), Guillaume Diop (Colas), Léonore Baulac (Lise), Antoine Kirscher (Alain), Jean-Baptiste Chavignier (Thomas).

La Fille mal gardée (Herold / Ashton). Ballet de l’Opéra national de Paris. Représentation du vendredi 5 mars 2024.

C’est le retour de la Fille mal gardée de Frederick Ashton, un favori des programmations depuis la saison 2006-2007. Encore ? On s’étonne toujours de continuer à prendre des billets. D’une certaine manière, la Fille d’Ashton pourrait être en effet emblématique d’une certaine regrettable uniformisation des répertoires dans le monde du ballet. À l’Opéra, l’œuvre en est déjà à sa cinquième reprise et, de surcroit, de très nombreuses compagnies européennes l’ont désormais à leur répertoire. Ma dernière Fille était ainsi à Bordeaux en 2022 pour deux représentations… On prend des billets cependant, se disant qu’on le fait pour « les danseurs ». Et puis on s’assoit dans la salle, l’orchestre entonne les premières mesures de la partition – reconstruite – d’Hérold, le rideau se lève sur la peinture humoristiquement naïve et acidulée d’Osbert Lancaster, et on ne peut contenir sa joie. La Fille mal gardée est une œuvre joyeuse et sans prétention, facile à aimer dans toutes ses versions ; on en a vu plus d’une. Mais celle de Frederick Ashton a un attrait supplémentaire : l’efficacité de sa chorégraphie, la façon dont les différents rôles sont bien servis en accord avec les emplois, la métaphore filée des rubans et même … le poney nain qui tire la carriole de Thomas, le père du stupide et touchant Alain.

En ce soir de première, on aura eu quelques déconvenues du côté de la ménagerie de scène et de l’accessoire. En effet, le petit équidé s’était mis en grève et le véhicule était tiré par deux paysans. On a eu à déplorer quelques manques dans les rubans : la promenade attitude de Lise entraînée par les demoiselles du corps de ballet ainsi que la danse du mât de cocagne manquaient de clarté. Le corps de ballet, où l’on voit beaucoup de noms nouveaux, et sans cela bien réglé, n’a peut-être pas encore bien la main.

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Guillaume Diop et Léonore Baulac (Colas et Lise).

Le leading man, Guillaume Diop, qui lors de la dernière reprise ne faisait pas encore partie du corps de ballet, s’est lui-même un peu emmêlé les rubans pendant l’aimable badinage « petit cheval » avec sa partenaire Léonore Baulac.

Mais qu’importe, le couple Lise Baulac – Colas Diop est frais, même si un peu vert sous certains aspects. Elle, déjà une habituée du rôle, déploie tout son charme comme à chaque fois qu’elle évolue avec un partenaire de confiance, ce qu’est assurément Guillaume Diop. La technique de la demoiselle est claire et ses épaulements respirés. Le damoiseau a quant à lui une superbe ligne et un ballon suprême. Quelques points techniques restent cependant à peaufiner.

Dans la première variation, le danseur, qui a des jambes extrêmement longues, a l’arabesque un chouïa sautillante sur la réception des entrelacés. Dans la variation du pas de deux « Fanny Elssler », les pirouettes attitudes finies en développé quatrième devant, imaginées pour des danseurs plus compacts, sont un peu tremblotées. Rien cependant qui ne puisse s’améliorer au cours de cette série de représentations.

Mais le couple fonctionne très bien. On est gratifiés de bien jolis portés notamment pendant la première confrontation avec mère Simone ou encore à la fin du grand pas de deux. Le jeu des deux danseurs est naturel et vif. À l’acte 2, la scène de cache-cache affolé au retour de mère Simone est savoureuse. Diop semble vraiment déterminé à rentrer dans un tiroir du buffet et trouve le temps de houspiller Baulac qui s’employait à le jeter au feu.

Mais une bonne représentation de La Fille ne serait pas complète sans une mère Simone de qualité et un Alain du même acabit. Dans le rôle de la marieuse défaite, Simon Valastro déploie une science du timing qui faisait jadis merveille dans le rôle d’Alain. Sa mère Simone serait plutôt une aïeule grognonne qu’une maman inquiète. On sent poindre le conflit de générations dans toutes ses interactions avec Lise. Antoine Kirscher donne d’Alain l’image d’un pantin désarticulé notamment quand il dégringole l’escalier à l’acte 2 ; une sorte de « Petrouchka bouffe ». C’est inusité mais néanmoins émouvant. On se prend à le plaindre lorsqu’il est poursuivi par le coq atrabilaire de Huyma Gokan.

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On passe donc une soirée agréable et divertissante même si elle ne s’inscrira pas dans la liste des représentations d’anthologie au sein de notre petit panthéon chorégraphique. Mais on y voit bien des promesses.

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Robbins à l’Opéra 3/3 : Le Concert. Fous rires millimétrés

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Le Concert. Final devant le rideau de Paul Steinberg. Soirée du 26 octobre.

Le programme Robbins au ballet de l’Opéra de Paris s’est achevé le vendredi 10 novembre. En Sol (1975), In the Night (1971) et Le Concert (1956), des ballets faisant partie du répertoire récurent de l’Opéra, avaient déjà été réunis en 2008 lors de l’hommage au chorégraphe pour les dix ans de sa disparition. Ils étaient alors associés à Triade, une pièce de l’étoile montante de l’époque, aujourd’hui déchue dans la grande boutique : Benjamin Millepied.

Vos serviteurs ont vu quatre soirées de ce programme. Ils ont décidé de consacrer un article par ballet.

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cléopold2Cléopold. Soirées des 26 octobre et du 1er novembre.

Je m’émerveille toujours de l’inoxydable drôlerie du Concert de Robbins. À l’entrée au répertoire, en 1991, dans mon fond de loge où j’assistais debout au spectacle, je m’était retrouvé les quatre fers en l’air à force de rire à gorge déployée. Il me restera quelques images indélébiles de ces distributions : Monique Loudières en belle évaporée dans la scène avec l’étudiant timide ou Isabelle Guérin dans le même rôle pour sa scène des chapeaux (la façon dont elle courbait le dos et sortait le ventre après avoir croisé une autre fashionista avec le même couvre-chef en plume…) ou celle de l’exfiltration de la main. Laure Muret était une inénarrable fille aux lunettes, tordante en colérique et touchante en gaffeuse de la mistake waltz. Lionel Delanoë était truculent en mari et mettait des mains aux fesses comme personne (un passage qui semble avoir été édulcoré pour cette reprise) et Carole Arbo mettait un peu de sa Myrtha dans l’épouse trompée.

J’ai beaucoup vu ce ballet et je pense être capable d’en anticiper tous les gags. Et pourtant, l’effet de surprise passé, je ris encore.

Cette fraîcheur permanente est à mettre au crédit de Robbins, « That Broadway Man », déjà célèbre en 1956, lors de la création de The Concert, comme LE metteur en scène de Musicals. Il était un non moins célèbre « Show Doctor », capable par son œil et sa science du timing de sauver des spectacles faits par d’autres qui avaient pourtant été voués à l’échec par la critique lors des previews.

Aux alentours de la création du Concert au New York City Ballet et alors que Robbins s’apprêtait à quitter la compagnie, le chorégraphe était tout auréolé de la gloire du show « Peter Pan » avec  l’actrice chanteuse Mary Martin dans le rôle-titre. A cette occasion, Robbins avait montré son talent à faire bouger une distribution essentiellement constituée de non-danseurs et d’enfants ; un bon entrainement lorsqu’on s’apprête à faire bouger des danseurs classiques comme s’ils étaient des quidams réagissant de manière pataude à la musique de Chopin.

Un acteur de la production de Peter Pan, se souvient « Il a eu une considérable influence sur moi […]. Et son sens de l’humour ! Je n’ai jamais autant ri de ma vie que lorsque lui, Billy et Sondra Lee  [deux autres membres de la distribution du musical] commençaient sur un sujet. Ils auraient pu lire l’annuaire téléphonique que ça aurait été drôle ».

Voilà sans aucun doute une première explication pour la drôlerie du Concert. Mais être drôle dans la vie ne suffit pas. D’autant que Robbins n’était pas toujours drôle…

Légendairement exigeant et difficile, souvent maltraitant, Robbins millimétrait toutes ses créations. Cela avait été le cas pour Peter Pan et cela le fut aussi pour The Concert. Les interprètes eurent à apprendre de multiples variantes de leur rôle avec le sentiment d’être en permanence sur un siège éjectable. Robbins revenait sans cesse sur son travail et sur celui de ses interprètes pour en tirer tout le suc.

Robert Barnett,  qui était danseur au New York City Ballet en 1956, suggérait que « l’humour de Robbins était plus évident pour le public que pour les danseurs durant les répétitions. « Ce n’est pas de l’humour ha ha. C’était de l’humour de travail. Jerry n’a jamais aimé l’humour pour l’humour. C’était drôle mais la distribution ne l’a jamais compris. Le public l’a compris. C’est comme ça que ça marchait. » Et c’est sans doute pour cela qu’aujourd’hui encore, ce ballet parait inusable et à l’épreuve des différentes incarnations qui se sont succédé depuis plus de 60 ans (et ces trente dernières années au répertoire de l’Opéra).

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Pour cette reprise 2023, on a apprécié tout d’abord la qualité de l’ensemble des danseurs. Si le groupe incarne des individus sans talents chorégraphiques particuliers, une des sources du comique, il doit aussi évoquer comme en filigrane les travers de la danse abstraite néoclassique dont Balanchine, le mentor en ballet de Jerome Robbins, était le pape. On ne peut ainsi s’empêcher de remarquer que les académiques et tuniques des danseurs sont d’un bleu très « Sérénade ». La cacophonie des bras des filles dans la mistake waltz n’est pas sans lien avec les ports de bras en décalés du corps de ballet dans le chef d’œuvre de Balanchine. Pour la reprise 2023, ce passage était réglé à la perfection.

L’épisode poétique des parapluies, qui lors de la mouture 2010 nous avait paru quelque peu désynchronisé, a retrouvé son timing. Le rire peut toujours se faufiler dans les interstices de l’émotion comme la pluie entre le col de la chemise et celui du ciré. Dans ce passage, la pianiste Vessela Pelovska s’efface derrière la musique pour mieux distiller l’atmosphère, elle qui sait se montrer si drôle dans les passages de cabotinage : son entrée par exemple est un véritable moment chorégraphique. Assise sur son tabouret, elle fait littéralement hoqueter sa colonne vertébrale lorsqu’elle mime la concentration du soliste en début de concert.

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Le Concert. Vessela Pelovska et Léonore Baulac.

Que dire des protagonistes principaux ? Les 26 octobre, Léonore Baulac a ses bons moments – l’entrée d’évaporée, le pas de deux avec l’étudiant timide (Antoine Kirscher très bien aussi) – bien qu’il y ait des petits points à peaufiner comme l’essayage des chapeaux. Marine Ganio incarne bien les deux facettes de la fille aux lunettes, atrabilaire au début puis complètement résignée face à ses maladresses dans la mistake waltz. Héloïse Bourdon est délicieusement revêche en épouse face au truculent mari d’Arthus Raveau. Au-delà du jeu, il a du ballon, de la musicalité et des bras inventifs dans l’épisode final du combat des papillons. On s’amuse beaucoup.

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Le Concert. Final. Matinée du 1er novembre.

Le 1er novembre, la distribution, plus juvénile, est bien dans l’ensemble mais on ne dépasse pas l’accessit. Bleuenn Battistoni est charmante avec sa ligne pure et son côté naïf confinant à la stupidité, mais son timing n’est pas toujours impeccable notamment dans la scène avec un étudiant timide encore un peu vert (Rémi Singer Gassner). Ses grimaces sur le deuxième chapeau donnent la mesure de ce que la première danseuse pourra donner dans ce rôle un peu plus avant dans sa carrière qu’on espère étoilée.

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    Le Concert. Rémi Singer Gassner (le jeune homme timide) et Bleuenn Battistoni (la ballerine).

Clara Mousseigne est assez insipide en fille aux lunettes. En revanche, Alexandre Gasse est bouillonnant d’un bout à l’autre du ballet en mari volage. Sa scène de bataille des papillons poings et attitude flexe contre ses deux confrères rivaux est proprement inénarrable et la conclusion avec sa légitime, Pauline Verdusen, très crédible en Junon outragée, est un bijou.

On aura donc quand même fini cette deuxième soirée sur un franc éclat de rire.

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Curieusement, ce que retient Fenella de ses deux soirées, ce sont les interactions des couples mariés. Entre références à Steven Sondheim (« The Ladies Who Lunch ». Company) et à Quatre mariages et un enterrement (« The Awful Weded Wife »), elle nous dresse son petit tableau de ses deux couples, unis dans l’opposition.

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Robbins’s The Concert is stainless steel: it refuses to rust and looks just as shiny and good as it did fifty three years ago, even if no one young today – even in America — has the slightest idea why a random guy with moustache and cigar makes their grandparents scream “Groucho!” Thanks to Arthus Raveau as the furtively grumpy husband with a wandering eye, everything was fine even if you don’t get the Hollywood reference. Raveau was deft and bouncily frustrated and even figured out to subtle down the only thing that hasn’t aged all that well — that famous kick in the ballerina’s pants is today a sexist “no-no-no!” – and made the slapstick seem as idiotically silly as it did in a bye-gone age.

When first looking at the program, I was so disappointed that Héloïse Bourdon had been cast as the wife and not as the ballerina (her fate in this company). Hah! I was in for a nice surprise. She neither overdid nor underdid this archetypical part of the New York Ladies Who Lunch. Neck stretched and chin held up high, she simply let her pearls do the talking and “The Concert, Or The Perils of Everybody” [full title] somehow naturally came to center around her story for once.

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Le Concert. Baulac, Artus Raveau (le Mari) et Héloïse Bourdon (la Femme).

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November 1

Another night, another couple. It’s a parody, duh, but this couple seemed even more real from start to finish, clearly bound to each other by a lifetime of highs and lows than most the couples in In The Night.

What years of on-stage experience – life! — can teach you was exemplified by soloist Pauline Verdusen’s light touch as the Awful Wedded Wife.  Verdusen had lift and irony and underplayed the harridan at just the right moments. She was seconded by another pro, Alexandre Gasse, who actually managed to be touching as her wannabe macho husband in Trouble and Strife. Even during the Butterfly Battle, when he puffed up his chest and ineptly but grandiosely put up his dukes (I cackled, loudly), you could tell that most of the time up until now he had been accustomed to letting his wife take care of anything complicated…including buying tickets to a concert.

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Le Concert. Battistoni (la Ballerine), Alexandre Gasse (le mari), Pauline Verdusen (la Femme)

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Au tour de James! Les goûts et les couleurs…

JamesSur cette série, je n’ai vu qu’une seule fois The Concert. Car, dans la vie, je l’ai sans doute trop vu. À Paris, à Londres, à Vienne, où sais-je encore ? Aussi, quand je me suis aperçu que j’avais deux fois la même distribution (25 octobre et 10 novembre), je suis parti à l’entracte à la première de mes dates. Oui, je suis blasé. Et snob : mon surmoi me susurre que la drôlerie des pièces de Cunningham est plus subtile. Et cuistre : certaines pièces de Kylian (dont certaines qu’il a reniées) ne renouvelleraient-elles pas avec bonheur le genre du ballet comique, si les programmateurs voulaient bien se donner la peine de creuser ? Mais trêve de galéjade, mon esprit est ainsi fait que si je peux pleurer trois fois par semaine avec Giselle, je ne peux rire plus d’une fois par an au Concert : j’anticipe trop les blagues (la poussière sur le piano, la ballerine sans chaise, les chapeaux, la main, le corps de ballet désaccordé…) et même le passage pluvieux, si mélancolique, me trouve aujourd’hui en train trop familier. Alors je regarde mes voisins, et je m’amuse à leur rire ; je passe ainsi la représentation au second degré… Et il faut dire qu’il passe un bon moment : Hannah O’Neill (la ballerine) est fofolle mais élégante, Audric Bezard (le mari) veule et voletant, Laurène Lévy drôle et effrayante en virago, Antoine Kirscher dans son rôle en jeune homme timide, Pauline Verdusen à son aise en fille en colère. Peut-on rater une interprétation de The Concert ?  Les vrais amateurs disent que oui. Mon froid esprit n’arrive pas à le concevoir.

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Costume du mari, Irene Sharaff. Exposition « Chorégraphes américains à l’Opéra ».

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Robbins à l’Opéra 2/3 : In the Night. Mes nuits sont meilleures que les vôtres

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In the Night. Saluts. Soirée du 26 octobre 2023.

Le programme Robbins au ballet de l’Opéra de Paris s’est achevé le vendredi 10 novembre. En Sol (1975), In the Night (1971) et Le Concert (1956), des ballets faisant partie du répertoire récurent de l’Opéra, avaient déjà été réunis en 2008 lors de l’hommage au chorégraphe pour les dix ans de sa disparition. Ils étaient alors associés à Triade, une pièce de l’étoile montante de l’époque, aujourd’hui déchue dans la grande boutique : Benjamin Millepied.

Vos serviteurs ont vu quatre soirées de ce programme. Ils ont décidé de consacrer un article par ballet.

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Cléopold. Soirées des 26 octobre et 1er novembre.

In The Night est également un élément du répertoire solide de l’Opéra de ces trente dernières années. L’entrée au répertoire de ce chef d’œuvre, en 1989, a d’ailleurs marqué le début d’une lune de miel entre la maison et le chorégraphe qui ne s’est achevée qu’à la mort de celui-ci.

Pendant longtemps, l’essentiel de la distribution de la première parisienne a repris ses rôles dans les trois pas de deux qui constituent le ballet.

Ce qui a sans doute attiré Robbins dans cette génération de danseurs, c’était sans doute la ductilité infinie de leur technique. Avec In The Night version Opéra de Paris, on voyait une danse plus abstraite que ce que pouvaient présenter d’autres compagnies.

Pourtant, le drame n’était pas absent, loin s’en faut de l’interprétation parisienne d’antan. Dans le premier pas de deux, Monique Loudières avec Jean-yves Lormeau ou Manuel Legris, silencieux et sans poids, découpaient comme au laser les positions de la subreptice confrontation des jeunes amants. Le porté au fouetté double attitude de la danseuse, le face à face « toréador » des deux tendrons (chacun souffre mais dans sa bulle) recentraient l’attention sur le drame suggéré par la musique de Chopin.

Il en était de même dans le deuxième pas de deux. Elisabeth Platel aux bras de Laurent Hilaire, parfaits d’élégance aristocratique (j’ai encore dans l’oreille le bruit sourd de la pointe posée en quatrième derrière) donnait à la section des doutes une dynamique presque violente. Les ports de bras d’après les pirouettes sur pointe de la danseuse étaient aussi claquants qu’un reproche cinglant. Le porté tête en bas, très haut porté, contrastait tout à coup avec les petits frappés sur le coup de pied qui ne s’arrêtaient pas lorsque la ballerine regagnait le sol dans une position plus naturelle. On avait assisté à une explosion longtemps contenue sous le vernis des bonnes manières. Cette explosion de passion, répondant à l’affolement pianistique, préparait le troisième pas de deux pour Isabelle Guérin aux bras de Wilfried Romoli (qui remplaçait Jean Guizerix qui avait créé le pas de deux à la toute fin de sa carrière) et son tourbillon d’entrées et de sorties intempestives et son festival de portés aériens.

Combien de fois ai-je vu cette distribution ? Deux fois peut-être… Elle a pourtant inscrit dans le marbre mon ressenti d’In the Night sans m’empêcher d’apprécier les qualités d’autres distributions. Par la suite, Laurent Hilaire est passé du deuxième au troisième pas de deux aux côtés de Guerin, Platel a dansé avec Kader Belarbi puis avec Nicolas Le Riche (avec moins de succès. Leriche était un partenaire plus efficace que subtil). Delphine Moussin m’a également ému dans le deuxième et le troisième pas de deux ; et Carole Arbo dans le deuxième, si élégante et vibrante à la fois…

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Programme de l’opéra des années 90. La distribution d’origine d’In the Night. Photographies Jacques Moati (Loudières-Lormeau / Platel-Hilaire) et Rodolphe Torette (Guerin-Guizerix).

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Pour cette reprise 2023, force m’est de reconnaître que rien ne restera inscrit dans mes tablettes de manière indélébile. L’abstraction musicale n’était pas toujours au rendez-vous mais surtout, la plupart des couples de mes deux soirées auront manqué cruellement de « drame ».

Dans le premier pas de deux, le soir du 26, on retrouve la forme voulue par Robbins. Sae Eun Park développe une appréciable immatérialité (elle qu’on trouve en général pesante dans les portés) aux côtés de l’excellent partenaire qu’est Paul Marque. Mais le fond n’y est pas. On admire le partenariat mais on ne voit pas nécessairement de connexion dans ce couple. Le 1er novembre, on apprécie le mal que se donne Sylvia Saint Martin pour arrondir ses angles. Sa danse est moins sèche que dernièrement. On aime chez Pablo Legasa la ligne princière, la délicatesse de la musicalité et la chaleur de l’interprétation. Mais sa partenaire, toute dédiée à la correction de la forme, n’y réagit pas tellement.

Le deuxième pas de deux est sans doute celui qui laisse le plus à désirer. Le 26, Ludmila Pagliero et Mathieu Ganio soulèvent quelques espoirs au début. « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté », pense-t-on. Puis l’épisode des doutes est dansé exactement sur le même ton, avec les mêmes inflexions élégantes par les deux danseurs, vidant le pas de deux de toute sa tension. Le 1er novembre, c’est presque pire. Léonore Baulac et Germain Louvet récitent une leçon bien apprise. A aucun moment on n’imagine un couple qui a un vécu derrière lui et quelques nuages à dissiper. L’interprétation de la pianiste nous en semble encore plus plate que le premier soir, c’est tout dire…

Ceux qui s’en sortent le mieux lors de cette reprise, et auraient sans doute marqué davantage s’ils avaient été mieux entourés, sont les interprètes du troisième couple, d’emblée plus démonstratifs. Le 26 octobre, Amandine Albisson, merveilleuse femme blessée, et Audric Bezard, véhément contradicteur, se déchirent, se fuient et se retrouvent, relevant un ensemble sans cela fort terne. Lors de la matinée du 1er novembre, Hannah O’Neill est passionnée et musicale en face d’un Florent Melac dont la sensibilité émeut tandis qu’on apprécie ses qualités de partenaire.

Mais un pas de deux sur trois ne peut sauver un ballet. La section finale, où les trois couples se retrouvent sur scène, se jaugent pour revenir sur le passé ou envisager l’avenir, me laisse aussi froid qu’un amant au dernier stade du désamour.

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Le soir de ces deux représentations auxquelles ils ont assisté ensemble, Fenella et Cléopold pensaient qu’ils n’étaient pas exactement toujours sur la même longueur d’onde; particulièrement sur les dames. Mais finalement …

Fenella

October 26

Pas One. Paul Marque’s body and soul reached out to his partner even as he had his back turned. Sae-Eun Park seemed softer, much less semaphoric, than up until now. Good! Better! Now it’s time for her to learn Marque’s art of avid partner echolocation and let herself lean back into it all.

Pas Two started out with a promisingly elegant entrance. But Mathieu Ganio started to zone out and then – was this due to the dreadfully gummy piano playing? – Ludmila Pagliero became utterly earthbound. When those thundering chords (didn’t) come crashing down, the couple simply continued to dance next to each other. Due to someone’s sluggish timing, Robbins’s chiselled and playfully dramatic shifts and lifts lost their surprise factor and the whole thing seemed to go nowhere. I pretty much missed that spectacular one where he sweeps her up, literally upside down. That should be a “whoosh goddamn wow how can that happen!” moment. Instead, Pagliero was carefully and too slowly hauled up into what was a rather approximate position. And then she got loaded back down onto the ground. To say it was anticlimactic is putting it mildly.

Pas Three, I put my notebook away, sensing that if Amandine Albisson and Audric Bezard were going to do it, I’d start to gush. I will now gush again as to how the un-promoted Premier danseur Bezard continues to dance and partner more like a magnetic movie star than most of the other male “étoiles.” Here was the connection, here was the drama, here was the human element that I had been waiting for all evening so far. Whether Bezard was wrapping his hands around Albisson either to pull her tight or push her away, his partner was equally in the moment, equally responsive to her lover’s body language. Film is twenty-four frames per second and here this was happening on stage. The manner in which he pulled a fraction of a second back when she gently laid her hands on him spoke for them both.

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In the Night. Costume féminin pour le premier pas de deux. Antony Dowell.

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November 1

Pas One.

Pablo Legassa is yet another gentleman partner, stretching into the music and filling out each phrase as he hovers, with restrained and melodious desire, around his partner. This may sound weird, but I could almost hear Antonio Banderas’s rich and enveloping voice. But Sylvia Saint-Martin? She anticipated the music with a kind of spindly energy and her arms – her hands! – proved…crisp and kind of crinkly. Legassa concentrated so hard on this expressionless partner (she seemed to be saying “Please don’t take it personally, but I need look at the floor and not you because I want to look romantic”) that for me this misalliance became upsetting to watch.

Pas Two is about a couple who gently know each other all too well. Léonore Baulac and Germain Louvet certainly do, but that friendly studio feeling just doesn’t always, alas, necessarily carry out into the house either. As an onstage couple, this lack of “wow” has been the case before. They just don’t excite or inspire each other, even as they easily carry out all the steps and curves and lifts. Well, sort of. Louvet seemed to set Baulac off axis during almost all the turns. Well, at least the essential upside-down lift got timed right and was seen by the audience.

Pas Three. Here Hannah O’Neill seemed freed up and something happened between her and her both eager and bemused partner Florent Melac. “Ready, willing, and able,” he was up for anything that her nice but confused drama queen threw in his direction. Melac connects, he cares. Under the surface of all the wind-milling, O’Neill responded in kind. This was a real couple.

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James a sans doute été plus heureux dans ses distributions qui, pour imparfaites qu’elles soient, donnent à penser. Enfin pas trop. On vous le répète, James est un homme pressé …

James

Des trois couples qui peuplent In the night, j’avoue une tendresse pour le premier : c’est le moment de la rencontre des planètes (le mouvement du tout début me fait toujours penser à l’évolution des corps célestes) et de la naissance miraculeuse de l’amour vrai. Myriam Ould-Braham et Paul Marquet tiennent en équilibre sur le balancier : leur danse est fraîche et juvénile, mais dégage aussi une sereine assurance, celle d’avoir rencontré l’être aimé (25 octobre). À l’inverse, Bianca Scudamore penche clairement vers la certitude : voilà une fiancée altière, qui (pro)mène déjà son promis à sa guise (Guillaume Diop, comme éteint en trophée-suiveur de la donzelle, 10 novembre).
Le deuxième couple fait mon envie : son unisson serein, à la limite du barbant, est presque trop bien rendu par Valentine Colasante et Marc Moreau (25 octobre), alors qu’Héloïse Bourdon et Audric Bezard laissent davantage voir les arêtes : à tous égards, ils font montre de davantage de caractère (10 novembre)
Le troisième couple, celui des doutes, m’est le plus émouvant. Dorothée Gilbert et Hugo Marchand l’interprètent fortissimo : on dirait Kitri et Basilio al borde del ataque de nervios (25 octobre). Bleuenn Battistoni et Thomas Docquir jouent une partition bien plus subtile : on y voit l’amour poivré d’agacement, la lassitude teintée d’espérance, ça reste sur le fil ; pour couronner le tout, le partenariat est à la fois équilibré et fougueux, avec des portés-enroulés-envolés d’une grande fluidité.

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In The Night (1971). Costume féminin du deuxième pas de deux.

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Manon à l’Opéra : polysémie

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La saison 2022-2023 à l’Opéra Garnier se referme comme elle s’est ouverte avec un grand ballet de Kenneth MacMillan. Le chorégraphe britannique décédé il y a trente ans aura donc bénéficié d’une saison hommage fortuite (Mayerling était initialement prévu pour la saison 2019-2020) tandis que Rudolf Noureev, lui aussi disparu il y a trois décennies n’aura vu que son Lac des cygnes, à la production usée jusqu’à la corde, et une exposition de costumes dans les espaces publics du théâtre pour toute forme de célébration.

Néanmoins, à la différence du début de saison, on ne va pas bouder son plaisir. « L’Histoire de Manon » est un authentique chef-d’œuvre quand « Mayerling » n’en est que la copie boursouflée. Dans le ballet de 1974, l’action, très révisée par rapport au roman de l’abbé Prévost, coule de source. Contrairement à Mayerling, qui semble prendre en compte toutes les personnalités de notes de bas de page de l’Histoire, le nombre des protagonistes est resserré afin de se concentrer sur le destin du couple improbable que forment Manon et Des Grieux.

Le retour de Manon était pour le moins attendu. Le ballet n’avait en effet pas été repris depuis 2015. C’est un des défauts de la gestion du répertoire à l’Opéra, de favoriser la variété des propositions au détriment de la récurrence du grand répertoire. Le public a peut-être l’embarras du choix mais les artistes n’ont pas nécessairement le temps de faire leur un rôle. C’est dommageable dans un ballet comme Manon où même le plus petit rôle offre des possibilités de jeux et d’interactions. Avec un hiatus de huit ans, de nombreux principaux ont pris leur retraite et les jeunes interprètes qui remplissaient les rangs du corps de ballet sont devenus des artistes mûrs et ont changé d’emploi.

Cela se voyait un tantinet lors de la première effective (la première publique initiale ayant été annulée pour cause de grève) le 21 juin. Le corps de ballet paraissait en effet plus réglé que spontané. C’était mieux le 27 sans pour autant encore avoir ce flot naturel qui s’était développé lorsque les reprises avaient été assez rapprochées (en 1998, 2001 et 2003).

Mais venons-en aux distributions des principaux.

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Le 21 juin, le Des Grieux de Mathieu Ganio était très à l’aise au premier acte dans un registre qu’il a fait sien : l’interprète « soupir ». La clarté de sa ligne évoque un jeune homme sincère et naïf emporté par un élan du cœur à la vue de Manon.

On pense à ce passage du roman ou des Grieux dit :

« […] je me trouvais enflammé jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur »

Sa rencontre avec Manon nous a semblé tout à fait fortuite. Elle ne prend corps que lorsque Des Grieux se cogne dos à dos avec la jeune fille. Et ce soir-là, la jeune fille, c’était Myriam Ould-Braham.

La ballerine, déjà cristalline dans sa première variation dépeint une héroïne véritablement innocente même lorsqu’elle semble comprendre qu’elle plaît à son vieux galant de voyage. Sa rebuffade quand les gestes de ce dernier deviennent trop explicites dénote même de la surprise teintée d’effarement. Cette approche pure va bien au Lescaut de Pablo Legasa. On le trouvait presque trop élégant au début pour le rôle (sa première variation immaculée, avec ses sautillés et grands ronds de jambe de la quatrième devant vers l’arabesque est un plaisir des yeux), mais par la suite la clarté de sa ligne et de sa danse rendaient ses tentatives de maquignonnages d’autant plus cyniques et abjectes. On imagine que les parents de Manon qui ont confié la jeune fille à son frère sont bien loin d’imaginer à quel point leur aîné a mal tourné depuis qu’il est parti du foyer. Tant pis si on a été moins conquis par sa scène de soulographie à l’acte 2, dont les chutes étaient un peu prévisibles, aux côtés de la capiteuse Roxane Stojanov.

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L’Histoire de Manon : Roxane Stojanov (la maîtresse de Lescaut), Pablo Legasa (Lescaut).

La Manon d’Ould-Braham semble ne pas exactement comprendre le jeu que joue son frère. Dans son premier pas de deux avec Des Grieux et ses portés aériens, on verrait presque un cygne blanc. Durant le pas de duo de la chambre, on reconnaît les qualités d’innocence et cette projection des lignes qui sortent tout droit du registre éthéré ; au point qu’on se demande si la ballerine saura négocier le tournant plus capiteux que doit prendre son rôle.

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L’Histoire de Manon : Katherine Higgins (Madame), Florimond Lorieux (Monsieur G.M.)

Un premier élément de réponse est donné lors du pas de trois qui suit entre Manon, son frère et Monsieur GM (Florimond Lorieux, à la fois séduisant et repoussant en aristocrate arrogant et fétichiste). Ould-Braham parvient à allumer le désir sans déployer de coquetterie (une option souvent présentée par d’autres danseuses). Ses réticences sont impalpables mais réelles. On se surprend à scruter sa respiration… Pour échapper au scabreux du moment, elle se concentre sur les joyaux qui eux, brillent de mille feux.

A l’acte 2 chez Madame, Myriam-Manon semble réciter une leçon, celle de la courtisane entraînée. Mais aussi bien dans sa variation que dans son pas aérien avec les gentilshommes, elle semble absente à elle-même. Cela lui donne un côté mystérieux et lointain qui peut attirer les mâles, mais surtout, il se dégage de ce passage une grande tristesse. L’innocence de l’héroïne a été piétinée mais elle est toujours là. Résiliente. Mathieu-Des Grieux reste le naïf adolescent inexpérimenté qu’il était à l’acte un. Il se révolte quand sa compagne patiemment se résigne et attend. Les deux héros ne sont pas encore sur le même registre émotionnel mais les deux danseurs continuent de danser avec un merveilleux unisson. Quand Des Grieux a fini d’exprimer son désespoir et que Manon le contemple à ses genoux, la pose des deux danseurs a la même qualité dynamique. Ould-Braham et Ganio sont des danseurs qui dansent même lorsqu’ils sont à l’arrêt.

Mathieu-Des Grieux semble atteindre la maturité dans la seconde scène de la chambre à la faveur du départ précipité et de l’assurance de l’attachement de Manon. Le danseur relève avec brio le défi de la célérité imposé par la chorégraphie. Myriam Ould-Braham quant à elle est redevenue vibrante avec, de surcroit, une pointe de sensualité. La dispute du bracelet y gagne en intensité. C’est la première querelle d’adulte de ce couple.

A l’acte 3, Myriam-Manon, courtisane déportée à la Nouvelle Orléans, entre brisée, sujette à des sortes de spasmes d’oiseau abattu en vol sur lesquels on n’avait pas tant focalisé avec d’autres danseuses. Il se dégage pourtant de l’interprète une impression de résistance dans la faiblesse même pendant la très crue scène du geôlier. Ganio- des Grieux, toujours sur la lancée de sa scène 2 de l’acte 2 insuffle de la détermination et même de la rage dans son hyper-lyrisme.

Ceci est particulièrement sensible dans la scène du Bayou. De son côté, Ould-Braham joue avec son épuisement physique d’interprète pour mener sa Manon vers la mort. Ses marches sont tremblantes et hébétées mais ses sauts dans les bras de Ganio ont un élan qui leur confère une qualité métaphorique : c’est l’agonie du corps qui rend possible la plénitude du cœur.

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L’Histoire de Manon : Myriam Ould-Braham (Manon, Mathieu Ganio (Des Grieux).

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Le 27 juin, l’alchimie est toute autre. Mathias Heymann est un Des Grieux qui se révèle adulte dès qu’il pose les yeux sur Manon :

« Je reconnus bientôt que j’étais moins enfant que je ne le croyais. Mon cœur s’ouvrit à mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eu l’idée ; une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines ; j’étais dans une espèce de transport, qui m’ôta pour quelques temps la liberté de la voix et qui ne s’exprimait que par mes yeux ».

Et de fait, pendant la première variation de Manon, on ne peut s’empêcher de contempler Mathias-Des Grieux, à jardin, dévorant des yeux Léonore Baulac, elle aussi par essence différente de la Manon d’Ould-Braham. Plus séductrice, elle a déjà développé un jeu avec son frère (Antoine Kirscher, dont la pointe de sècheresse va bien à ce personnage sans scrupules) pour déplumer la gente masculine.

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L’Histoire de Manon : Arthus Raveau (le geolier), Bleuen Battistoni (la maîtresse de Lescaut), Antoine Kirscher (Lescaut).

Dans sa première variation Heymann est à la fois puissant et sur le contrôle. Ses arabesques projetées parlent de sa détermination à séduire. Le pas de deux est du même acabit. On est d’emblée dans le domaine des passions. Le flot de danse est continu et emporte le spectateur dans une sorte de vague. En même temps, Des Grieux semble plus amoureux de Manon que Manon de Des Grieux. En un sens, Baulac est une Manon plus conforme à l’abbé Prévost que ne l’est Ould-Braham. Elle n’hésite pas à séduire GM (Cyril Chokroun, parfait en aristocrate habitué à être obéi) durant la scène de la chambre même si l’on sent chez elle une forme d’aversion prémonitoire ; seule la fourrure et la rivière de diamants la font se détendre.

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L’Histoire de Manon : Cyril Choktoun (monsieur G.M.), Katherine Higgins (Madame).

A l’acte 2, chez Madame, Léonore-Manon se montre directement séductrice dans sa variation et tout à fait à l’aise dans ses interactions avec les gentilshommes. Elle met surtout beaucoup d’énergie à éviter les regards incandescents de reproche de Des Grieux-Heymann qui pourtant cisèle ses arabesques « aspiration » dans ses variations.

Pendant cette première scène de l’acte 2, Kirsher-Lescaut accomplit une très drôle scène d’ébriété avec des pertes de repère très crédibles et des chutes bouffonnes. En revanche, Bleuen Battistoni, fascinante de beauté et de précision, reste trop élégante à mon goût pour jouer la maîtresse de Lescaut. Hohyun Kang, avec un plié de verre, ne nous convainc pas non plus en petite prostituée travestie. En revanche le trio des gentilshommes (Fabien Revillon, Antonio Conforti et Nicola Di Vico) est roboratif.

La seconde scène de la chambre est intense. Heymann s’affole dans sa première variation comme sous le coup de la panique. En termes de sentiments, sur cette Manon, c’est plutôt Des Grieux qui est aux commandes

A l’acte 3, Léonore Baulac est une Manon plus brisée physiquement et hébétée que finalement tombée amoureuse de son Des Grieux. L’attrait de ce qui brille a néanmoins disparu comme en témoigne la terrible scène avec le geôlier (Artus Raveau, violent et abject lorsqu’il agite le bracelet au-dessus de sa victime comme un hochet). Heymann-Des Grieux est fiévreux et intense dans le désespoir qui suit le meurtre du bourreau de Manon : ses très larges échappés quatrième, les bras écartelés en l’air lui donnent l’air de Marsyas avant le supplice.

La scène du Bayou, elle aussi est intense. C’est comme si Des Grieux devenait les yeux de cette Manon aveuglée qui meurt brutalement d’épuisement. Léonore Baulac, qui peut se montrer parfois exagérément sur le contrôle avec certains partenaires nous gratifie ici de ses plus jolis relâchés. Quand elle est en confiance avec un partenaire, elle sait se montrer à fleur de peau et, de ce fait absolument émouvante.

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L’Histoire de Manon : Léonore Baulac (Manon), Mathias Heymann (Des Grieux).

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Vus à une petite semaine de distance, nos deux couples montraient en creux la richesse et la polysémie de l’œuvre de Prévost.

Les deux personnages principaux du roman sont en effet un sujet infini d’étude. Voilà en effet un héros vertueux et naïf qui accomplit toutes des actions bien peu recommandables et une héroïne dont on doit déterminer si elle est-elle amorale ou immorale et si elle aime ou préfère juste son amant de cœur.

Nos deux couples étoilés ont à la fois offert des visions fortes de leur personnage tout en conservant ces points d’interrogation.

Un tour de force en somme.

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The Dante Project: McGregor en trois dimensions

IMG_20230522_073753Palais Garnier, représentations des 3 et 15 mai – Ballet de l’Opéra de Paris; Musique et direction d’orchestre : Thomas Adès, Chorégraphie : Wayne McGregor, Décor et costumes: Tacita Dean; Lumières; Lucy Carter, Simon Bennison; Dramaturgie: Uzma Hameed

The Dante Project a été créé à Londres à une époque où il fallait montrer patte blanche sanitaire à chaque poste-frontière. Je m’étais donc contenté, pour découvrir la création de Wayne McGregor, du streaming proposé sur le site de Covent-Garden. Mauvaise idée : l’œuvre ne prend pas sens sur écran plat. La partition de Thomas Adès et les créations de Tacita Dean, également monumentales, ont besoin d’espace pour se déployer. Mais surtout, le projet d’ensemble – de la dramaturgie aux lumières, de la chorégraphie aux décors, de la musique aux costumes – ne se laisse vraiment appréhender que dans sa globalité. Aussi vaut-il mieux, pour découvrir pleinement cette création, ne pas se placer trop près de la scène, et résister à la tentation des jumelles : dès qu’on se focalise trop sur un détail, on est sûr de rater quelque chose.

Nous voilà conviés à un voyage en trois temps (Inferno, Purgatorio, Paradiso), dans des ambiances radicalement distinctes. Le pèlerinage dans les cercles de l’Enfer est à la fois éprouvant et impressionnant ; on se sent comme écrasé par le décor – un dessin à la craie reflété par un miroir, qui selon l’éclairage, semble une forêt, une grotte, une montagne ou un immense glacier – sous le regard duquel évoluent des fantômes dont on peine parfois à reconnaître les visages. Cette partie, créée en premier par McGregor, est sans conteste la plus réussie, en tout cas la plus variée du point de vue des rythmes et des humeurs, tant musicales que chorégraphiques. On y rencontre des exilés, des passeurs, des voleurs, un Ulysse rampant et tout caoutchouteux (incarné par un remarquable danseur non identifié dans la feuille de distribution du 3 mai, puis par l’étonnant Loup Marcault-Derouard le 15 mai), des couples au destin tragique (Paolo et Francesca, Didon et Énée), quatre femmes en colère qui se donnent d’impressionnants coups de tête, des devins assez drolatiques, un chemin de croix qui donne lieu à de poignantes figures au sol, un Pape, un grand pas sur une musique de cirque qui donne lieu à une étonnante battle de fin de classe, et, bien sûr, Satan (qui prend la forme, selon les distributions, de Valentine Colasante ou Roxane Stojanov).

Le personnage de Dante, manifestement torturé, est à la fois acteur et spectateur, alternativement au bord du cercle tracé au sol, et puis dedans. Chaque séquence, dans une logique plus atmosphérique que narrative, donne à ressentir une douleur, une tension, une torsion des sens, de l’esprit et du corps. On reconnaît aisément la gestuelle de McGregor, faite d’excès, de profusion et de vitesse, mais contrairement à d’autres pièces du chorégraphe, où l’esbroufe m’a souvent semblé prendre le dessus, les évolutions des danseurs paraissent canalisées par le sens, et on écarquille les yeux pour mieux ressentir, si ce n’est comprendre. La musique d’Adès, qui ne craint ni le pastiche ni les ruptures de style, et se relève orchestralement très riche, contribue sans conteste à cette réussite : quand la partition fait boum-boum, McGregor sombre trop facilement dans le mécanique, alors que si l’on lui donne un ligne mélodique à étirer, il sait aller au-delà de ses tics chorégraphiques.

La création de McGregor est une coproduction asymétrique entre l’Opéra de Paris et le Royal Opera House (à part la confection des costumes, tout vient de Londres), et elle a été clairement réglée sur le corps des danseurs du Royal Ballet, avec notamment un rôle sur-mesure pour Edward Watson, qui a fait ses adieux à la scène dans le rôle de Dante. On n’était pas sûr que les danseurs parisiens pourraient soutenir la comparaison. Eh bien, ils s’en sortent plutôt bien : sans avoir la longiligne figure émaciée du créateur du rôle, Germain Louvet comme Paul Marque s’approprient le rôle avec une visible intensité dramatique (en cela, Louvet est sur la lancée de son très poignant Compagnon errant, tandis que Marque déploie une facette inédite de sa présence scénique).

Le seul élément qui ne fonctionne pas vraiment est le partenariat entre Dante et son prédécesseur en poésie Virgile, incarné à Londres par l’excellent Gary Avis : à Garnier, on a choisi d’apparier Louvet avec Irek Mukhamedov : la prestation de ce dernier, sans être embarrassante, est tout de même un poil pataude, ce qui nuit à la fluidité des pas de deux entre Dante et Virgile. De son côté, Paul Marque danse avec un Arthus Raveau qui, même vieilli par son collier de barbe, reste bien juvénile : du coup, le partenariat manque de densité.

En Inferno, tout est poussière et fumée (la craie qui recouvre certaines parties du corps des danseurs  se répand au sol au gré de leurs roulades). La séquence du Purgatorio nous transporte dans une ambiance lumineuse et méridionale, sous le regard d’un grand arbre aux feuilles vert tendre. À une mélopée d’inspiration orientale, correspond une gestuelle apaisée, enroulée et fluide. Ce monde est placé sous le signe de l’amour, Dante – dont le personnage se démultiplie – se remémorant ses trois rencontres avec Béatrice (enfant, jeune et adulte). À la première vision de l’œuvre, le souvenir des fureurs de la première partie m’avait fait trouver ces réminiscences bien pâles. L’impression est toute autre la deuxième fois, et sans doute Léonore Baulac y est-elle pour quelque chose : elle enlace le torse de Paul Marque de son bras avec une fougue qui nimbe de sensualité et de nostalgie toute la suite du pas de deux. La séduction opère et on oublie la technique (là où Hannah O’Neill, plus hiératique, ne fait pas oublier l’acrobatie qu’elle compose avec Germain Louvet).

Pour le Paradiso, Tacita Dean n’a pas réalisé un tableau, mais une vidéo de 30 minutes, diffusée sur un écran au-dessus de la scène. Et il faut faire l’effort de regarder l’ensemble : c’est la connexion entre la vidéo, la danse et la musique, toutes placées en ostinato sous le signe du cercle, qui fait la qualité hypnotique de cette dernière partie. Faisant écho à la musique, la vidéo et les lumières font une boucle qui se répercute sur les danseurs, dont les justaucorps en blanc satiné sont faits pour refléter la couleur. Si l’on ne regarde qu’en bas, ces changements de lumière paraissent très chromo. Mais si on voit l’ensemble, le motif d’ensemble séduit. Et on se rend compte aussi que les évolutions des « corps célestes », bien que dominées par la figure du tourbillon, sont bien plus variées qu’il n’y paraît. Il y a beaucoup à danser pour le corps de ballet dans ce Dante Project, qui est sans doute, à ce jour, la création la plus aboutie de Wayne McGregor et ses comparses.

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Balanchine in Paris.  “Alas…it’s a bore.”

Ballet Imperial/Who Cares? Paris Opera Ballet, February 10, 2023.

I had a great time during intermission, which bodes ill for what will follow.

This double-bill ballet evening supposedly counterpoints “masterpieces” from contrasting moments in time — 1941 and 1971. Yet the two pieces, new to the Paris repertoire, were danced almost interchangeably in terms of rhythm, attack, and, indeed, inventiveness. After an exhausting series of Swan Lakes during December and January, how on earth did the once perfect but a now obviously under-rehearsed corps manage to be consistently out of line almost throughout these two little “easy” American ballets? I did everything possible not to groan aloud.

« Look at all the captivating fascinating things there are to do”

“Name two”

“Look at all the pleasures

All the myriad of treasures we have got.”

“Like What?”*

Sometimes these days, Balanchine ballets can seem like dusted off museum pieces that refuse to come to life. But as Balanchine knew, anything can come alive if the music is right. Ah music. All music has an emotional (albeit not necessarily narrative) arc. Perhaps part of my “meh” reaction to this double-bill might be laid at the doorstep of the Orchestre de l’Opéra national de Paris under Mikhail Agrest’s restrained baton: schoolroom tidy for the Tchaikovsky piano concerto, then utterly lacking a drop of razzamatazz for the Gershwin.

Ballet Imperial, aka Tchaikovsky Piano Concerto #2 in the US

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Fred Astaire and Lucille Bremer. « This heart of mine ». Ziegfield Follies. 1946.

You can see every tree almost saying “Look at me!”

“What color are the trees? “ “Green!”

“What color were they last year?” “ “Green!”

“And next year?” “Green!”

“It’s a bore.”*

No concerto – even if you re-re-name it Number Two for NYCB after having gotten rid of the sets and costumes for that original thing first entitled “Ballet Imperial” – is ever about “I show up, play fancy, and then go home.” Alas, that was the feeling that dominated both in the pit and on stage on Friday night.

With the exception of the always just-right and delicious Marine Ganio  [who can lay claim to the title of most overworked and underrated dancer in the company], the other minor soloists proved cautious, self-conscious, or just plain stiff (special mention to Silvia Saint Martin).

Oh and yes, there she was. Ludmila Pagliero was all pulled up: a pliant partner, a soloist lit from within, with nowhere to go during so much of the dull and predictable choreography.

But Paul Marque came to the rescue and caressed his ballerina in masterful gently-landed lifts [even that super-awkward one in attitude front where she falls back and then hops on pointe with bended knee. It’s always been an ugly one]. Marque was marvellous in returning his partner to the ground as if she were as light as an autumn leaf. You could sense that he had his own narrative thing going on and bravo to him.Marque did his responsive best as the token male who represents one finger in the cat’s cradle/labyrinth of females-with-connected-hands movement. Just how many times did Balanchine do this “signature move” in his works?  I would have preferred that the Paris Opera Ballet offer “Theme and Variations,” which uses the same themes and patterns but which has a spine. That ballet would have given the blossoming Paul Marque more of a chance to shine.

This thing called Ballet Imperial went on and on and nowhere. Some fouettés were offered up at some point. Woo-hoo?

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Who  Cares?

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Fred Astaire & Eleanor Powel « Begin the Beguine ». Broadway Melody of 1940.

“Don’t you marvel at the power of the mighty Eiffel Tower?”

“How many stories? “ “Ninety!”

“How many yesterday?” “Ninety!”

“How many tomorrow?” Ninety!”

“It’s a bore.”*

A backcloth with a vaguely New Yorker-style cover illustration of skyscrapers is now a dated cliché. But at least it was less hard on the eyes than that dull cyclorama, predictably blue and bland since early television recordings. (And which had been deemed sufficient for the previous ballet).

In 1971, this ballet claimed to pay homage to beloved Gershwin musicals of the past. And for a generation or two afterwards, often an audience member would hum along.

Clearly no youngster in this audience had ever heard of Gene Kelly or Fred Astaire [both still alive and venerated in 1971] or…George Gershwin. So did the under age fifty audience pay attention? Kinda.

OK there is nothing a conductor can ever do about the Balanchine’s beloved and somehow sublimely tacky orchestrator, Hershey Kay. Except maybe, give up and give in to that old “ba-da-boom” of Broadway melodies. Here George Gershwin’s jazzy swoop just bumbled along in the orchestra pit. If dancers have no air under their feet, they cannot fly.

The first part is a medley/mash up of relatable tunes, created to give kids in the corps about 15 seconds of fame. Their moments are totally fleeting, kind of as pointless as confetti. After the corps has sufficiently increased the running time  [which included some haplessly missed marks], Mr B. begins to unleash the mini-soloists. A loud “yes” goes out to the swoop and charm of Seohoo Yun and to the natural swing and flow of Roxane Stojanov .

Then all these other people show up. [Apparently, this has always been a ballet in two parts. To me it was always just shapeless].

“But think of girls!”

“It’s either yes or no

And if it’s no or if it’s yes

It simply couldn’t matter less.

It’s a bore.”*

 As to “the” Fred and Ginger/Gene and Cyd avatars… I preferred Léonore Baulac and Germain Louvet later, alone in their solos, rather than together. Don’t get me wrong, there is nothing wrong in what they do as a pair, lovely lines. They clearly like each other, dance to each other. But as far as a couple goes, you never sensed that shiver of desire. Alas this description applied to whomever the cheerful and charming Louvet ended up dancing with.  It’s weird, he’s a generous and well-meaning partner and fun to watch but here he just didn’t connect to anyone. Watching Louvet was like watching Eleanor Powell, an asteroid, a comet, doing her own marvellous things. Who remembers who her partners/satellites were? Who were Louvet’s? (F.Y.I. Baulac/Colasante/O’Neill).

Hannah O’Neill, on her own in “I’ll Build a Stairway to Paradise,” rode on whatever inflections she could glean from the lackluster conducting with poise and discretion.  Léonore Baulac’s solo “Fascinatin’ Rhythm” had snap but could have been bigger, in the sense of more openness out of the hip. Valentine Colasante’s “My One and Only” was luscious and beautifully outlined, but read as oddly unmusical, so unusual for her. (N.B.: leaden orchestra’s fault).  In his solo then, Germain Louvet, finally liberated from the females [and I am sure he doesn’t think about it this way, but is he just better when he dances unhindered?] proved very smooth, silkily, and jaunty. Nevertheless, he lacked that mysterious “something else” a Gene Kelly, or a Georges Guétary, or a Louis Jourdan, brought to their musicals back in the day.

I did not even try to score a ticket for another cast. Worse than that, I had come home from the theatre, written the above, printed it out, and put it in a drawer. Who’d care?

“Look at Paris in the spring when each solitary thing is more beautiful than ever before.”

“It’s a bore.”*

Quotes from *Lerner and Loewe, “Gigi.” Look up either the Broadway version from 1951 or the MGM version by Vincente Minelli from 1958.

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Balanchine à l’Opéra: sous la triste bannière étoilée

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Nomination. Le couple étoilé de Ballet impérial. Hannah O’Neill et Marc Moreau. 2 mars 2023

Commençons, une fois n’est pas coutume, par l’épilogue. Ma dernière soirée Balanchine de cette saison s’est achevée par une double nomination d’étoile. De manière assez inusitée, Alexander Neef et José Martinez sont montés sur scène à la mi-temps du programme. Le premier a annoncé d’abord la nomination étoile d’Hannah O’Neill puis, celle de Marc Moreau, les interprètes des deux rôles solistes principaux de Ballet impérial. Si la nomination de Mlle O’Neill était attendue depuis quelques temps et arrive presque tardivement, celle de Marc Moreau était une surprise. Le danseur est un vétéran de la compagnie qui a assez longtemps stagné dans la classe des quadrilles puis des sujets avant de passer premier danseur en 2019. Il y avait quelque chose d’émouvant à voir l’incrédulité puis l’effondrement joyeux du danseur à cette annonce. J’en ai presque oublié que je n’ai pas été tendre avec Moreau ces deux dernières saisons que ce soit dans Rhapsody d’Ashton, dans le Lac ou très récemment dans le soliste à la Mazurka d’Etudes. Marc Moreau est un excellent danseur mais, ces derniers temps, j’ai trouvé qu’il mettait beaucoup de pression et de contrainte dans sa danse dès qu’on lui confiait un rôle purement classique. C’est le syndrome, très Opéra de Paris, des danseurs qu’on laisse trop attendre et qui deviennent leur propre et impitoyable censeur. Cette nomination est donc à double tranchant. Soit elle libère enfin l’artiste (qui a montré l’année dernière ses qualités dans Obéron du Songe de Balanchine), soit elle finit de le contraindre. Et Marc Moreau n’a pas énormément de temps d’étoilat avant la date fatidique de la retraite à l’Opéra. On lui souhaite le meilleur.

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 *                                     *

Cette double nomination aura mis quelques étoiles dans un programme bien peu étincelant par ailleurs.

Il présentait pourtant deux entrées au répertoire et donc deux nouvelles productions de ballet par le maître incontesté de la danse néoclassique au XXe siècle. Mais on peut se demander si ces additions étaient absolument indispensables…

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Ballet impérial. Pose finale. 16 février 2023.

Ballet impérial est un Balanchine de la première heure américaine. Il a été créé en 1941 pour l’American Ballet, alors toute jeune compagnie. Mais pour être un « early Balanchine », Ballet impérial est-il pour autant un chef-d’œuvre ? Disons plutôt qu’il a un intérêt historique. À l’époque de sa création, il fut ressenti comme très moderne. Le ballet symphonique, dont Léonide Massine était alors le grand représentant, avait le vent en poupe. Mais à la différence de Massine qui était tenté par l’illustration des programmes d’intention des compositeurs (comme dans la Symphonie fantastique de Berlioz), Balanchine proposait un ballet presque sans argument qui réagissait uniquement à la musique. De plus, en dépit de l’utilisation des oripeaux traditionnels du ballet (tutus-diadèmes pour les filles et casaques militaires-collants pour les garçons), le chorégraphe a truffé son ballet de petites incongruités qui marquent la rétine. Ainsi, la ballerine principale, placée en face de son partenaire qui avance, recule en sautillés sur pointe arabesque. À un moment, elle fait de petits temps levés en attitude croisée face à la salle qu’elle répète en remontant la pente de scène et dos au public. La deuxième soliste féminine, pendant un pas de trois avec deux garçons, est entrainée par ces derniers dans une promenade sur pointe en dehors. Les danseurs font alternativement des grands jetés tout en continuant à la faire tourner sur son axe.

*                                       *

Alors pourquoi ce ballet n’entraine-t-il pas mon adhésion ? C’est qu’en dépit de ses qualités additionnées, Ballet impérial souffre d’un cruel défaut de structure, un peu à l’image du concerto n°2 pour Piano de Tchaïkovski sur lequel il est réglé. Le long premier mouvement, Allegro Brillante, commence d’une manière tonitruante et dévoile d’emblée toute la masse orchestrale avant de s’apaiser et d’additionner les thèmes. De même, Balanchine montre d’emblée l’ensemble de la compagnie. Au lever du rideau, huit garçons et huit filles placés en diagonale se font face. Après une révérence, huit autres danseuses entrent sur scène. Moins de trois minutes se sont écoulées et on a vu tout ce qu’il y avait à voir. Les ballabiles, habituellement point d’orgue dans les grands classiques et néoclassiques, se succèdent de manière monotone. À la fin de l’Allegro Brillante, la pose finale laisse penser que le ballet est teminé. Or il reste encore deux mouvements à venir. Ballet impérial est une œuvre sans montée d’intensité. Au bout d’un moment, l’attention s’effiloche. On se prend à faire la liste des inventions visuelles que Balanchine a réutilisées plus tard dans ses vrais chefs-d’œuvres.

Un autre problème vient aggraver encore ce manque de structure : la production. En effet, de 1941 à 1973, ballet impérial évoquait la Russie de Catherine II. Dans certaines productions, la Ballerine principale portait même une écharpe de soie censée être très régalienne, et lui donnant occasionnellement un petit côté « miss ». Il y avait un décor représentant les bords de la Neva à Saint Petersbourg. Mais en 73, Balanchine décida d’effacer toute référence nostalgique. Les tutus à plateaux et les uniformes masculins disparurent au profit de robes mi-longues de couleur rosée pour les filles et de simples pourpoints pour les garçons. Le ballet fut rebaptisé Tchaikovsky concerto n°2 et c’est ainsi qu’il est dansé dans la plupart des compagnies américaines aujourd’hui. Néanmoins, Ballet impérial, qui avait été donnée à d’autres compagnies (notamment le Sadler’s Wells, futur Royal Ballet) demeure avec tutus, diadèmes et casaques. Mais Balanchine, sans doute pour inciter à terme les compagnies à adopter la version 73, a exigé la suppression des décors. Et il faut reconnaitre que l’effet n’est pas des plus flatteurs. Sur une scène seulement habillée de pendrillons noirs et d’un cyclo bleu, pas même deux ou trois lustres pendus comme c’est le cas dans Thème et Variations pour suggérer un palais, les costumes de Xavier Ronze  pour la production de l’Opéra paraissent fort déplacés. Les garçons particulièrement semblent porter des pourpoints d’un autre temps et on se prend à remarquer combien ils sont en sous-nombre par rapport aux filles, marque d’une époque où, aux États-Unis, on comptait trop peu de danseurs suffisamment formés pour remplir un plateau. Ballet impérial, qui fut jadis un manifeste de modernité, apparaît ici comme une vieillerie.

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« Ballet impérial ». Corps de ballet. Saluts.

Qu’est-ce qui a poussé le ballet de l’Opéra à opter pour Ballet impérial plutôt que Concerto n°2 ? Dans ce dernier, les problèmes de structure de l’œuvre demeurent mais l’ensemble parait plus organique. Lorsque c’est bien dansé, avec une compagnie qui l’a dans les jambes, on peut même y prendre du plaisir. Ce fut le cas en 2011 lorsque le Miami City Ballet fut invité aux Étés de la Danse. On se souvient encore du trio formé par les sœurs Delgado et Renato Penteado.

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Or le ballet de l’Opéra, célébré encore universellement aujourd’hui comme un des meilleurs corps de ballet du monde, est loin de se montrer à la hauteur. Au soir de ma première, le 10 février, les lignes très géométriques voulues par Balanchine, alternant les carrés et les formations en étoiles qui s’entrecroisent, confinent au sinusoïdal. Ni les garçons ni les filles ne parviennent à l’unisson. L’une d’entre elles ne sait clairement pas où la prochaine mesure doit la porter. Cela s’est arrangé par la suite (15 février) sans jamais atteindre la perfection immaculée. Au soir de la représentation étoilée (2 mars), une danseuse rentre quand même dans une autre au moment d’un croisement de diagonale. Faut-il en imputer la faute aux répétiteurs ou la programmation ? Répéter en même temps Ballet impérial, Études (soirée Dupond) et Giselle pour la tournée en Corée du Sud peut s’avérer délicat même pour une compagnie de la taille du ballet de l’Opéra. Les jeunes quadrilles et surnuméraires, souvent « remplaçants de remplaçants » doivent apprendre tous les rôles et toutes les places afin, si besoin, de rentrer au pied levé. Dans un ensemble, les recours multipliés à ces jeunes artistes finissent par se voir nonobstant le talent et la bonne volonté que ces derniers déploient.

Au niveau des « principaux », le compte n’y est pas non plus le 10 février. En deuxième soliste, Silvia Saint-Martin, une autre de ces artistes talentueuses qui a beaucoup attendu et s’est mise à avoir une présence à éclipse, ne passe pas la rampe. Elle ne se distingue pas assez physiquement de la première soliste, Ludmila Pagliero, qui d’ailleurs ne semble pas au mieux de sa forme. Cette dernière rate par exemple à répétition une des incongruités balanchiniennes typique de Ballet impérial : les doubles tours seconde sur quart de pointe, jambe pliée, terminés en arabesque. Il est troublant de voir Pagliero, habituellement si sûre techniquement, achopper sur une difficulté technique. Plus dommageable encore, sa connexion avec le protagoniste masculin, Paul Marque, pourtant irréprochable, est quasi-inexistante. C’est regrettable. L’andante est le moment Belle au bois dormant acte 2 de Ballet impérial. Il préfigure aussi l’adage de Diamants (1967) : les danseurs s’approchent et se jaugent en marchant de côté chacun dans sa diagonale. Il y a même une once de drame dans l’air. La ballerine se refuse et le danseur doit faire sa demande plusieurs fois. Ici, rien ne se dégage de ce croisement chorégraphique.

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Ballet impérial. Ludmila Pagliero et Paul Marque.

L’impression est toute différente le 15 février. Hannah O’Neill est une deuxième soliste primesautière qui s’amuse avec ses deux compagnons masculins dans le fameux passage de la promenade-grand jetés. Cette posture joueuse contraste bien avec la sérénité élégante et la maîtrise régalienne du plateau déployées par Héloïse Bourdon en première soliste. En face d’elle, Audric Bezard sait créer le drame avec presque rien. Il y a une vibration dans l’air lorsque les deux danseurs s’approchent et se touchent. Bezard, plus imposant que Marque et de surcroît mieux accompagné d’un corps de ballet féminin plus à son affaire, met en valeur le passage où le danseur actionne comme un ruban deux groupes de cinq danseuses. Au soir du 10, le pauvre Paul Marque semblait s’adonner à un concours de force basque. Ce leitmotiv balanchinien, utilisé dans Apollon dès 1928, puis dans Sérénade (1934) ou enfin dans Concerto Barocco (1941) prend avec Bezard une dimension poétique. Le cavalier semble aux prises avec les fantômes de ses amours passées. Les deux « têtes de ruban », Caroline Robert et Bianca Scudamore s’imbriquent avec beaucoup de grâce en arabesque penchée sur son dos.

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Ballet impérial. Héloïse Bourdon et Audric Bezard

Le 2 mars, c’est d’ailleurs la damoiselle Scudamore qui endosse le rôle de la deuxième soliste. Elle le fait avec la légèreté et la facilité qui lui sont coutumières. Sa série de pirouettes sur pointe à droite et à gauche, reflétée par le reste du corps de ballet féminin est exemplaire. Hannah O’Neill, sans effacer chez moi le souvenir de Bourdon, sait se montrer déliée et musicale. C’est d’ailleurs elle qui maîtrise le mieux les redoutables tours sur quart de pointe. Nomination méritée donc. Marc Moreau, quant à lui, accomplit une représentation au parfait techniquement. Il est sans doute un peu petit pour sa partenaire mais gère plutôt bien cette difficulté notamment dans le passage aux reculés sur pointe. S’il a abandonné les gestes saccadés et coups de menton soviétiques qui nous ont tant agacé dans Études, il respire encore un peu trop la concentration pour emporter totalement mon adhésion. Avait-il eu vent d’une potentielle nomination ? En tous cas, c’est dans Who Cares ?, juste après avoir été nommé, qu’il a surtout montré son potentiel d’étoile de l’Opéra.

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Bianca Scudamore, Thomas Docquir et Florent Melac. La deuxième soliste et ses cavaliers

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Who Cares ?, justement. La deuxième entrée au répertoire de ce programme et sans doute la plus déplacée… George Balanchine était un homme malin. Arrivé dans un pays quasiment vierge en termes de ballet classique (même Michel Fokine s’y est cassé les dents quand il y a tenté sa chance), il savait à l’occasion caresser le public américain dans le sens du poil pour obtenir son soutien. Dans Square Dance, il présentait des danseurs sur des musiques de Corelli et Vivaldi dans des formations qui auraient pu être celles d’une danse de cour mais en les accompagnant des commentaires scandés d’un « square dance caller », il resituait tout le ballet sous une grange du midwest un soir de moisson. Dans Casse-Noisette, il faisait référence  à la danse arabe, dansée par une soliste féminine en tenue très légère, comme le passage « for the daddies » : il présentait aux maris et pères de familles accompagnateurs, morts d’ennui, l’évocation presque sans détour d’un spectacle de « burlesque » (un numéro d’effeuillage). Stars & Stripes, « le petit régiment » est un autre de ces ballets « américains » où la vulgarité assumée des costumes et de la musique suscite un enthousiasme facile. Who Cares ?, créé en 1970, est de cette veine. La musique de George Gershwin, avec qui Balanchine a travaillé brièvement à Broadway, est d’ailleurs augmentée et alourdie par l’orchestration sucrée d’Hershy Kay comme la musique de Souza pour Stars & Stripes. À la création, une critique toute à la dévotion du dieu vivant qu’était Balanchine (notamment Arlene Croce), a voulu y voir un chef-d’œuvre qui citait non seulement Raymonda (4 garçons en ligne font des doubles tours en l’air. Soit…), Apollon (car l’unique soliste masculin danserait avec trois danseuses solistes. Mais contrairement à Apollon, il n’en choisit aucune et elles ne dansent pas vraiment de concert) et Fred Astaire… Arlene Croce refusait cependant d’y voir un exercice de nostalgie du « Good Old Broadway » mais bien un ballet classique contemporain.

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« Who Cares? ». Saluts le 10 février.

C’est pourtant bien ce qu’est devenu Who Cares ?, un des numéros quasi-obligatoires de toute tournée d’une compagnie américaine à l’étranger. Dansé par le San Francisco Ballet, le Miami ou bien sûr le New York City Ballet, la pièce a un petit côté bonbon acidulé qui montre l’énergie et l’enthousiasme des danseurs américains ; leur « joie de danser » diront certains. Mais ces danseurs états-uniens, quoiqu’à un moindre degré aujourd’hui, sont baignés depuis l’enfance dans ce répertoire, qu’ils ont forcément rencontré à l’occasion d’un high school musical. Ils peuvent sans doute fredonner les paroles (lyrics) des chansons comme des Français le feraient pour La vie en rose de Piaf. Lorsqu’ils dansent, il y a un sous-texte. Le soir de ma première, dans le grand escalier à la fin du spectacle, une jeune femme disait à son amie : « je suis sûre d’avoir reconnu la musique de West Side Story ».

Les danseurs de l’Opéra pouvaient-il apporter autre chose que du mimétisme à Who Cares ? Non. Ils font de leur mieux mais soit cela tombe à plat (le 10 février) soit cela parait plaisant mais globalement insipide (le 2 mars). Comme pour Ballet Imperial, le Who Cares ? lasse par sa succession de tableaux à n’en plus finir. Il se termine néanmoins par une danse d’ensemble digne d’un final sur I Got Rythm.

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Entre deux moments de flottement, on peut trouver quelques éléments de satisfaction. Léonore Baulac (le 11 et le 15 février), dont c’est la rentrée cette saison, est fine, enjouée et déliée en soliste rose. Elle manque un peu de capiteux dans The man I love mais parvient à évoquer (le 15) une jeune Ginger Rogers aux côtés d’un Germain Louvet qui danse avec précision et légèreté mais ne varie pas d’un iota sa posture, quelle que soit sa partenaire. Les deux premiers soirs par exemple, il danse avec Valentine Colasante en soliste en parme pourtant aux antipodes de Baulac. Statuesque, sûre d’elle, femme puissante, elle se laisse voler un baiser avec délectation (Embraceable You). La soliste en rouge est tour à tour interprétée par Hannah O’Neill, un peu lourde le 10 et par Célia Drouy le 16 qui insuffle à son Stairway to Paradise une vibration jubilatoire communicative. Ceci n’empêche pas damoiseau Louvet de servir exactement la même – délectable – soupe à ces deux incarnations contrastées du même rôle.

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C’est sans doute le 2 mars que Who Cares ? a été au plus près de nous satisfaire. La salle et la scène étaient, dès le départ, comme électrisées par la nomination des deux danseurs étoiles. Le tableau des filles en violet dégageait une tension nerveuse assez roborative et le passage des petits duos des demi-solistes (filles en rose et garçons en violet) était sans doute le plus homogène des mes trois soirées. Jusque-là, on avait surtout remarqué Roxane Stojanov, la seule à avoir la dégaine requise, notamment pour son duo « Tu m’aimes, je te fuis. Tu pars, je t’aguiche » avec Gregory Dominiak. Le 2 mars, Camille de Bellefon et Chun-Wing Lam ont du feu sous les pieds dans S’Wonderful, Ambre Chiarcosso et Antonio Conforti sont adorables dans That Certain Feeling de même que Pauline Verdusen et Manuel Garrido.

Surtout, Marine Ganio est une superbe soliste rose. Son plié relâché est souverain et sensuel. Elle donne l’occasion à la nouvelle étoile Marc Moreau de montrer toutes ses qualités de leading man, sa réactivité à ses partenaires. Leur The Man I Love diffuse un sentiment d’intimité palpable même aux rangs reculés de l’amphithéâtre. Silvia Saint-Martin n’est peut-être pas aussi captivante dans Embraceable You que ne l’était Colasante, mais Moreau parvient à faire du baiser final un moment de complicité avec la salle. Héloïse Bourdon, le sourire accroché au visage comme un héros de guerre arbore sa médaille (on a encore étoilé une autre avant elle), est une danseuse rouge à la fois capiteuse et lointaine. Marc Moreau, le soliste au cœur d’artichaut, semble tournoyer autour d’elle comme une phalène attirée par un lampion. Il se dégage de leurs interactions un authentique charme un tantinet décalé…

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Mais une soirée réussie suffit-elle à justifier un tel programme ? L’Opéra annonce fièrement sur ses différentes pages qu’avec Imperial et Who Cares?, elle possède désormais 36 ballets de Balanchine. Mais que fait-elle de ce répertoire ? Depuis la brève direction Millepied, les Balanchine importés sont tous des œuvres secondaires du chorégraphe : Brahms Schoenberg Quartet, Mozartiana ou Le Songe d’une nuit d’été sont tous des ballets mineurs dans la production du maître, dépourvus de tension ou mal bigornés. Toute une jeune génération de balletomanes à l’Opéra n’aura connu de Balanchine que des œuvres mi-cuites. Pour eux, c’est une vieille perruque… Apollon musagète, Sérénade et Les Quatre tempéraments auraient dû être présentés en octobre 2020 mais 10 des 11 représentations ont été annulées en raison de la crise sanitaire. Or cela faisait déjà à l’époque une dizaine d’années que ces ballets n’avaient pas été dansés sur la scène de l’Opéra.
Un des – nombreux – chantiers de la direction Martinez sera de présenter à nouveau des œuvres dignes de l’authentique génie qu’était Balanchine ; des œuvres capables de porter les étoiles, actuelles, nouvelles et à venir vers de nouveaux cieux artistiques.

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Roxane Stojanov. Who Cares?. Saluts le 15 février.

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Don Quichotte : la jeune garde de la Mancha

P1180205Don Quichotte réserve des surprises. À la faveur d’un énième changement de distribution, Léonore Baulac danse avec Guillaume Diop. Ce dernier est, pour moi, une découverte : je l’ai sans doute vu sans le regarder dans le corps de ballet, et le voilà au centre de la scène, presque sans être passé par la phase des rôles semi-solistes. Ce parcours-éclair aurait de quoi intimider bien des interprètes, mais chez damoiseau Diop, rien n’y paraît : dès l’entrée en fanfare et le grand saut-écart, le personnage est là, élégant et gouailleur. Le partenariat, jamais scolaire, est au contraire tendrement joueur. Voilà un bailarín bien prometteur (oui, je lui décerne un titre en espagnol). Même si certains aspects restent à polir – les portés à un bras de la fin du 1er acte, les tours à la seconde de la coda du 3e – Guillaume Diop fait preuve d’une maîtrise scénique remarquable; au niveau chorégraphique, il ne semble déconcerté que par les redoutables tours en l’air en retiré finis en arabesque de la scène du mariage, si peu payants d’autant que sans élan, et que seuls les plus aguerris parviennent à rendre fluides.

Diop campe un Basile hyperlaxe : au premier acte, le voilà qui lève plus haut la jambe que sa comparse blonde Quiterie Baulac (oui, je francise le prénom de l’héroïne). Ensuite – peut-être l’a-t-on chapitré à l’entracte, il se retient. En juvénilité, la ballerine est à l’unisson de son acolyte : c’est joli comme deux gamins s’égaillant dans le grand bain. Tant et si bien que, gagné par un partenariat charmant, on pardonne facilement la prudence des équilibres de Mlle Baulac dans la scène du mariage (soirée du 11 décembre).

Une semaine plus tard, Paul Marque et Valentine Colasante soulèvent l’enthousiasme : les rôles de Basilio et Kitri semblent faits pour eux. Ils y sont tous deux techniquement au sommet – tours impeccables de style pour lui, équilibres ébouriffants pour elle – sans que l’effort se voie, ce qui est l’art même. Damoiseau Marque a le charme du barbier next door ; Mlle Colasante a le chien et le chic de la fille qui sait ce qu’elle veut : on dirait qu’ils sont faits pour s’entendre (soirée du 18 décembre).

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La distribution Baulac-Diop s’enrichit de l’Espada m’as-tu-vu de Florian Magnenet (il s’est dessiné un accroche-cœur au front), comme du charme mi-aguicheur mi-altier d’Héloïse Bourdon en danseuse des rues. Elle bénéficie aussi de l’équilibre dans le moelleux du trio formé par Dulcinée (Baulac), la reine des Dryades (Hannah O’Neill) et Cupidon (Marine Ganio).

Avec le couple Colasante-Marque, on remarque davantage le délicieux Cupidon d’Eléonore Guérineau. Dans le rôle de la reine des Dryades, Roxane Stojanov, comme encombrée de son grand corps, paraît un peu en retrait: à la fin de la scène du rêve, et avant que le rideau tombe, les trois filles ravissent Don Quichotte d’identiques mignardises chorégraphiques : Mlles Colasante et Guérineau ont un délicat penché de la tête, tandis que Mlle Stojanov, plus raide, alterne sur un plan platement horizontal. Et même si l’on peut concevoir que son personnage soit plus hiératique que celui des deux autres, cela crée un décalage qu’on n’a pas l’habitude d’observer, et qui dessert la (nouvellement promue) première danseuse. Dans le couple Espada-danseuse des rues, Yannick Bittencourt se montre un peu fade, tandis que Fanny Gorse est presque trop élégante. Du coup, on porte plus d’attention au jeu de jalousie-réconciliation qui se trame lors de leur scène, et qui fait miroir aux chamailleries du couple Basilio-Kitri.

À la tête de l’Orchestre de l’Opéra, Valery Ovsyanikov dirige – FFP2 sur le museau, ce qui en soi est un exploit – tire de jolies sonorités d’une partition plus subtile qu’on ne croit.

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Romeo and Juliet, Diop and Baulac : “Who straight on kisses dream.”

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Romeo & Juliet. Curtain calls. Guillaume Diop, Léonore Baulac and Company.

Paris Opera Ballet, Tuesday, June 15th 2021.

In the unexpected debut of Guillaume Diop — a youngster still only in the corps de ballet – he, along with his Léonore Beaulac, opted for a less-often used interpretation of the “star-cross’d lovers.” The sweet and tender thrum of their connection re-centered this ballet around youthful innocence rather than around the obsessive force of sexual desire. Shakespeare’s text leaves room for just how young these youngsters might be, even if he specifies that Juliet is a ripe thirteen…

Diop, de même que Léonore Baulac, a opté pour une interprétation moins usitée des amants « nés sous une mauvaise étoile ». Le doux et tendre continuo de leur connexion a recentré ce ballet autour de la juvénile innocence plutôt que de la force obsédante du désir. […]

Love goes toward love, as schoolboys from their books.”

Guillaume Diop’s way of dancing reminds me of the Hugo Marchand of maybe five years ago. Like Marchand back then, Diop has style already and everything else ready to go. Unaffectedly expansive épaulement giving you the impression that his arms actually start down there at the belly-button. Long legs performing effortless and unpretentious, but huge, leaps that end in silent and soft landings only to then extend out into high arabesques without any ostentation or exaggeration.  But, like Marchard back then, Diop just needs to concentrate a little bit more on enriching the control of his feet. Not that his are limp, not at all, he can certainly point them but…if he could just send a bit more energy down there and out from there, play more with the relevé, he could give them the same force as those of his unostentatiously powerful hands. And yes he will need to continue to burnish and polish those little details that only come from practice (holding on to turn-out when coming out of a phrase).

At the tender age of twenty (when men’s bodies only become fully mature and resilient around age twenty-three), Diop proved that he is already a reliable and attentive partner: reactive, confident and not stiff. With a few more years of experience in the spotlight, it is clear that he will make his partnering really swing.

But what matters more than these details is that Diop already holds the stage. He demonstrated that technique is meant to be a means, not an end in itself.

So now let us revisit the dramatic events.

Guillaume Diop […] comme l’Hugo Marchand d’il y a 4 ou 5 ans […] a déjà tout et même un peu plus ; des épaulements généreux sans être affectés qui vous donnent l’impression que ses bras sont connectés à son nombril, de longues jambes exécutant des sauts faciles et sans prétentions, quoique prodigieux, s’achevant dans de silencieuses réceptions pour enfin se développer en hautes arabesques sans ostentation ni exagération aucune. Mais comme Marchand alors, Diop doit se concentrer un peu plus pour enrichir le contrôle de ses pieds ; non pas qu’ils soient mous, car il les pointe tout à fait… mais on aimerait qu’il y transmette un peu plus d’énergie… […]

Au tendre âge de 21 ans, […] Diop s’est montré un partenaire solide et attentif : réactif, sûr de lui et sans raideur. […] [La pratique de la scène]  donnera à son partnering plus de « swing ».

Diop a déjà la maîtrise de la scène. […]

O! That I were a glove on that hand/That I might touch that cheek.

When Léonore Baulac’s Juliet pulled the curtain back on the Nurse having sex, her reaction was not about awakened senses but definitely about “eew that’s icky, I don’t want it.”

In the “morning after the wedding night” scene, here it was not about “I am physically-sated and I want more of this action until the end of days.” Instead, the rapport between R&J made you imagine that during all those hours in the dark, what they had been getting up to was exactly what you had once done: stayed up all night whispering more intently than you’d had ever even talked to anyone before, clinging to each other, whispering so as not to wake up the parents. While certainly a bit of exploring boobies and more kissing were probably involved, you sensed their innocence remained intact. My mind drifted back to a childish pact that was once sacred: make a tiny cut, smear pinkies together = blood brothers for life. The French have a great expression for this. You have discovered your “âme soeur,” your soul-mate.

Au lendemain de la nuit des noces […] R&J vous donnaient l’impression que, durant ces heures passées dans le noir, ce qu’ils avaient fait n’était rien d’autre que ce que nous avons tous fait jadis : veiller toute la nuit, murmurant intensément comme on ne l’avait jamais fait avec quelqu’un d’autre, restant collés et chuchotant de peur d’alerter les parents. Bien que cela ait sans doute entraîné un peu plus de frotti-frotta et de gros palots que d’habitude, on sentait que leur innocence était intacte. […]

“A word and a blow”

As Rosalind, a role where you don’t move very much and that has come to constitute an artistic ghetto unto itself for talented ballerinas (Isabelle Ciaravola was stuck in it for years), Hannah O’Neill gave this avatar a pleasing and cheery “oh well why the hell not” elegance.

Lady Capulet and Tybalt had clearly connived to protect Juliet from this mean and ugly world from the day she was born, but you saw nothing Oedipal in their interactions. Emilie Cozette’s pensive and emotionally-exhausted Lady Capulet made me wonder whether she too had once been a headstrong Giulietta with all the joy since worn out of her. Her impulsive slap at Juliet’s refusal to marry Paris, as well as her shocked reaction to her own gesture, illustrated that of a loving mother undone by her so-far-so-perfect child’s first public tantrum. Indeed, the most rough-handed and grouchy person in the room kept turning out to be Yannick Bittancourt’s heavy-spirited Paris.

Florian Magnenet’s Tybalt was in no way sadistic nor mean either. You could just imagine him as a strict but benevolent pater-familias of six clingy kids six years hence.  He, too, cared more about protecting his little cousin than about the whole big fat fuss between the Capulets and Montagues. You could sense that the whole “us vs. them” had bloomed out of provincial boredom [Verona, even today, is a very, very, small town] and that everyone involved in the feud took it only half-seriously.

In the same interpretive vein, Pablo Legassa’s shimmering and sharp-legged Mercutio was “the guy no one can really get mad at.” [Legassa is so ready to play real leading roles, his body and soul are in that “sweet spot.”] And Marc Moreau’s  “I get the joke, guys” Benvolio gave real bounce to the repartee of the boys. As Benvolio, “the nice guy,” too many dancers get too serious and fade into the background while mentally preparing to catch “the big guy’s” grand anguished backward leaps in Act III.  While the back-flips were smoothly-managed rather than frightening, this fit the rapport that had been established between this sweet-dreaming Romeo and this “I have so got your back” Benvolio.

So the duel between Tybalt and Mercutio took on a specific vibe, more school-yard fight between two people saying “don’t be such an ass-hat” than the predictable fight to the death, which made their deaths all the sadder.

Rosalinde : Hannah O’Neill plaisante et joviale

Emilie Cozette, une lady Capulet pensive et émotionnellement épuisée m’a fait me demander si elle n’avait pas été jadis une Giulietta entêtée. […] Yannick Bittancourt Pâris : grognon et la main lourde. Autoritaire.

Le Tybalt de Florian Magnenet : ni méchant ni sadique. Un père de famille strict mais bien intentionné.

Le Mercutio scintillant au jeu de jambe acéré de Pablo Legassa / Marc Moreau : Benvolio, « j’ai compris la blague, les gars ! » donnait parfaitement la répartie aux autres personnages.

Du coup le duel entre Tybalt et Mercutio prit une résonnance particulière, plus querelle de cours d’école que […] prédictible combat à mort, ce qui a rendu leur mort plus triste encore.

O! She doth teach the torches to burn bright!”

Léonore Baulac’s  Juliet  floated on this bubble of love and friendship and good humor. She was that well-brought-up girl whose biggest personal challenge so far had been always winning the dare of “who will jump off the swing at its highest and land the furthest out!”

From the ballroom scene to the balcony scene to the bedroom scene each step of the interplay between these two reminded me of the infinite possibilities that Breughel the Elder’ proffers in  his “Children’s Games” {Kunsthistorisches Museum, Vienna}. It’s there in the choreography, but usually highlighting “patty-cake” suffices for most dancers. Here, while watching the dancers I started to make an inventory of references and to float back to those happiest days of childhood. Oh, hop-scotch, marbles, summersaults….just like when we were all just kids.

As the gentleness of a Tony from West Side Story infused Diop’s Romeo– absolutely a dreamy kid rather than a teenager with raging hormones — his connection to Baulac [she can become so responsive to what her partner is all about] replaced the expected over-heated sensual excitement with something often more true in real life: that lower-key mutual vibe that is the secret for lasting marriages. Your adored partner is in fact your best friend. This does not mean these young people were devoid of strong emotions, quite the opposite.

“When he shall die,/Take him and cut him out in little stars,/And he will make the face of heaven so fine.”

Cute detail: just before kissing Juliet for the first time, Diop’s mouth went wow into an adorable “O” as he inhaled. It was really like that boy aiming his face at you for his first kiss ever, not quite certain where it would land. So sweet.

An oft-cited quote from Nureyev speaks of a boy evolving into a man because of a young woman who “decides everything. She is passionate, head-strong, and more mature than he is.” Here with Guillaume Diop and Léonore Baulac, it was the opposite: a young man and a young woman who are equals in naïvité, equally astonished by a fate they had not anticipated. Neither really wanted to die, but just felt too ashamed to go and talk to their parents and ask for help.

Ces deux-là m’ont évoqué les infinies possibilités que Breughel le jeune présente dans sont « Jeux d’enfant » du Kunsthistorisches Museum de Vienne.

[…]

Le Roméo de Diop est plus un enfant rêveur qu’un adolescent tourmenté par sa poussée d’hormones. Sa connexion à Baulac a remplacé l’attendue excitation des sens par quelque chose de plus réaliste dans la vraie vie : cette connexion plus modérée qui est le secret des mariages qui durent. […] Un jeune homme et une jeune femme qui sont égaux en naïveté, également stupéfiés par ce sort qu’ils n’ont pu anticiper ; aucun des deux n’a jamais vraiment voulu mourir mais ils étaient trop timides pour confronter leurs parents et leur demander de l’aide.

The next day, I began describing what I saw to James. “Ah,” he said, “At the end, then, you wanted them to live so much you were ready to send them a link to a suicide hotline?” Yes, indeed. All of these kids – from Romeo to Juliet to Tybalt to Mercutio to Paris down to the Friar’s messenger – so totally didn’t deserve to, or want to, or need to, die.

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Pieter Breughel the Elder : « Children’s Games ». Kunsthistorisches Museum, Vienna.

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A l’Opéra : un gala la tête en bas

Soirée de Gala. Grand défilé. Le plus beau salut de la soirée… (copie d’écran)

Les temps sont décidément bien bizarres. On se fait tant bien que mal aux retransmissions en ligne –  elles sont hélas en passe de devenir une tradition – mais il est perturbant d’être convié à un gala de début de saison à la fin de janvier quand on devrait être presque à la mi-temps de la programmation. Que dire aussi d’un grand défilé – masqué – sans ce qui fait son sel habituel voire sa raison d’être : le thermomètre de l’applaudimètre. Les images de caméra-drone s’attardent sur les dorures de la salle, écrin du grand raout collant-tutus-diadèmes. On aurait bien aimé que ce procédé soit strictement limité au défilé et ne déborde pas sur la captation des trois ballets présentés.

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Grand pas classique. Valentine Colasante et Hugo Marchand (copie d’écran)

Le programme commençait donc par le Grand pas classique de Gsovsky dans de nouveaux costumes de la maison Chanel, sponsor de la soirée. Sans doute pour se démarquer du défilé, Valentine Colasante et Hugo Marchand étaient vêtus de noir. Pourquoi pas. Sylvie Guillem et Laurent Hilaire avaient déjà opté pour ce choix lors d’une soirée de gala. Constellés de strass, les costumes griffés Chanel sont pourtant remarquablement anodins. Ils avalent la lumière et ne servent pas spécialement la chorégraphie.

Ainsi – mais est-ce l’effet des costumes noirs? – Colasante et Marchand sont plus palpitants séparés qu’ensemble. Hugo Marchand semble toujours être trop près de sa partenaire lorsqu’il lui prépare un équilibre et ne pas assez prendre en compte sa réelle puissance. Cet air trop protecteur ne convient pas à une pièce où les deux danseurs doivent entretenir une atmosphère de courtoise compétition. On apprécie certes l’élégance des regards et des échanges de mains, très français, mais on reste sur sa faim.

En revanche, les variations sont léchées et la coda est pleine d’entrain. On se régale des brisés de volée ou des sissonnes croisées aériennes de Marchand. Dans sa variation, Valentine Colasante ne cherche pas le monté de jambe à tout prix mais met l’accent sur la maîtrise souveraine des équilibres et sur les épaulements hardis. Au final, on se montre satisfait de cette mise en bouche interprétée sur une pente ascendante.

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In the Night (Chopin-Robbins). Gala 2021 de l’Opéra (copie d’écran)

Je ne compte plus le nombre de fois  que j’ai vu In the Night depuis le début des années 90. À cette époque, l’essentiel de la distribution originale parisienne choisie par Robbins (à l’exception de Jean Guizerix) dansait encore ce triple pas de deux sous la nuit étoilée. Depuis la disparition du chorégraphe, chaque reprise réserve son lot de belles découvertes ou de déceptions. Le premier couple, celui des amours naissantes, était de l’ordre de la divine surprise. Ludmila Pagliero et Mathieu Ganio, certes moins « night creatures » que jadis Monique Loudières et Manuel Legris, offrent quelque chose de plus charnel et de plus narratif à leur couple. Ils déploient une musicalité subtile, un parfum d’intimité qui touche au cœur. À un moment, le porté roulé de la danseuse sur le dos de son partenaire a quelque chose de suspendu comme une respiration qu’on retient. C’est très beau.

Dans le deuxième pas de deux, celui des amours mûres où les constellations prennent même la forme de lustres en cristal, Léonore Baulac et Germain Louvet sont également une bonne surprise. Je n’aime habituellement pas ces deux danseurs ensemble. Léonore Baulac est toujours dans un pénible contrôle technique, tendu et empesé, car son partenaire ne lui communique pas d’énergie et de confiance. Ici, pourtant, ils sont à la fois très élégants et musicaux. On regrettera peut-être un léger manque de tension dans la section des doutes. Mais il y a un bel accord dans le partenariat notamment lors du fameux porté où la ballerine finit toute droite la tête en bas calée sur le corps de son partenaire. Léonore Baulac exécute dans cette position inhabituelle de délicieux petits battements sur le cou-de-pied qui sont comme des frémissements du cœur et qui continuent sans s’interrompre au moment où ses pointes retrouvent le sol. Je crois bien que je n’avais pas assisté à quelque chose d’aussi lié depuis l’époque où Elisabeth Platel interprétait ce rôle.

Las, le troisième pas de deux, celui des orages, n’est pas à la hauteur des deux premiers. Stéphane Bullion est touchant mais il est affligé d’une fille de marbre implacable en la personne d’Alice Renavand. Cette femme ne laisse pas doute sur le fait qu’elle n’aime plus son partenaire. Du coup, le finale, où la danseuse s’agenouille devant son partenaire, devient complètement illisible. À ce moment, on sent même poindre une forme de pénible lourdeur chez Renavand qui contraste avec la suspension des deux autres interprètes féminines.

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The Vertiginous Thrill of Exactitude. Hannah O’Neill, Pablo Legasa et Ludmila Pagliero (copie d’écran).

On est déçu ; cela avait si bien commencé… Mais on n’est pourtant pas au bout de ses peines. Car The Vertiginous Thrill of Exactitude de William Forsythe qui succède à In The Night est dansé absolument hors style.

Amandine Albisson, qu’on aurait tellement aimé voir dans le troisième pas de deux d’In The Night  aux côtés d’Audric Bezard, est complètement déplacée dans cette pièce. Elle danse « joli », correct et petit. C’est ce que font d’ailleurs la plupart des autres danseurs de ce pas de cinq. On ne voit pas leurs lignes s’étirer au point de la déformation ou du déséquilibre. Ils ne fendent pas l’air, ils semblent affronter une bourrasque de vent en essayant de rester coiffés.

À un moment seulement, dans un trio entre Pablo Legasa, Ludmilla Pagliero et Hannah O’Neill, sent-on le style pointer le bout de son nez. Legasa en rajoute sur la grâce féminine de la chorégraphie et souligne enfin l’humour de la pièce. Paul Marque est tout bonnement insipide : ses développés à la seconde à droite-gauche sur jambe de terre pliée censés scander « drolatiquement » la musique ne dégagent aucune énergie. On veut bien comprendre qu’il faut montrer tout le monde, mais cet assemblage de danseurs pour la plupart talentueux était une authentique mauvaise idée. On a pensé très fort à la dernière fois qu’on avait vu ce ballet dansé comme il faut. C’était avec le ballet du Capitole à Montrouge

Il est regrettable que le programme se termine sur ce fiasco. Sans Études, pour lequel le ballet de l’Opéra n’a pas obtenu les droits de retransmission, la soirée se termine en queue de poisson… Peut-être, pour rééquilibrer les choses, aurait-il fallu changer l’ordre des pièces et terminer par le grand défilé. Le corps de ballet, privé de son grand moment, aurait au moins eu alors le dernier mot.

Gala 2021. Grand défilé.

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