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Robbins à l’Opéra 3/3 : Le Concert. Fous rires millimétrés

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Le Concert. Final devant le rideau de Paul Steinberg. Soirée du 26 octobre.

Le programme Robbins au ballet de l’Opéra de Paris s’est achevé le vendredi 10 novembre. En Sol (1975), In the Night (1971) et Le Concert (1956), des ballets faisant partie du répertoire récurent de l’Opéra, avaient déjà été réunis en 2008 lors de l’hommage au chorégraphe pour les dix ans de sa disparition. Ils étaient alors associés à Triade, une pièce de l’étoile montante de l’époque, aujourd’hui déchue dans la grande boutique : Benjamin Millepied.

Vos serviteurs ont vu quatre soirées de ce programme. Ils ont décidé de consacrer un article par ballet.

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cléopold2Cléopold. Soirées des 26 octobre et du 1er novembre.

Je m’émerveille toujours de l’inoxydable drôlerie du Concert de Robbins. À l’entrée au répertoire, en 1991, dans mon fond de loge où j’assistais debout au spectacle, je m’était retrouvé les quatre fers en l’air à force de rire à gorge déployée. Il me restera quelques images indélébiles de ces distributions : Monique Loudières en belle évaporée dans la scène avec l’étudiant timide ou Isabelle Guérin dans le même rôle pour sa scène des chapeaux (la façon dont elle courbait le dos et sortait le ventre après avoir croisé une autre fashionista avec le même couvre-chef en plume…) ou celle de l’exfiltration de la main. Laure Muret était une inénarrable fille aux lunettes, tordante en colérique et touchante en gaffeuse de la mistake waltz. Lionel Delanoë était truculent en mari et mettait des mains aux fesses comme personne (un passage qui semble avoir été édulcoré pour cette reprise) et Carole Arbo mettait un peu de sa Myrtha dans l’épouse trompée.

J’ai beaucoup vu ce ballet et je pense être capable d’en anticiper tous les gags. Et pourtant, l’effet de surprise passé, je ris encore.

Cette fraîcheur permanente est à mettre au crédit de Robbins, « That Broadway Man », déjà célèbre en 1956, lors de la création de The Concert, comme LE metteur en scène de Musicals. Il était un non moins célèbre « Show Doctor », capable par son œil et sa science du timing de sauver des spectacles faits par d’autres qui avaient pourtant été voués à l’échec par la critique lors des previews.

Aux alentours de la création du Concert au New York City Ballet et alors que Robbins s’apprêtait à quitter la compagnie, le chorégraphe était tout auréolé de la gloire du show « Peter Pan » avec  l’actrice chanteuse Mary Martin dans le rôle-titre. A cette occasion, Robbins avait montré son talent à faire bouger une distribution essentiellement constituée de non-danseurs et d’enfants ; un bon entrainement lorsqu’on s’apprête à faire bouger des danseurs classiques comme s’ils étaient des quidams réagissant de manière pataude à la musique de Chopin.

Un acteur de la production de Peter Pan, se souvient « Il a eu une considérable influence sur moi […]. Et son sens de l’humour ! Je n’ai jamais autant ri de ma vie que lorsque lui, Billy et Sondra Lee  [deux autres membres de la distribution du musical] commençaient sur un sujet. Ils auraient pu lire l’annuaire téléphonique que ça aurait été drôle ».

Voilà sans aucun doute une première explication pour la drôlerie du Concert. Mais être drôle dans la vie ne suffit pas. D’autant que Robbins n’était pas toujours drôle…

Légendairement exigeant et difficile, souvent maltraitant, Robbins millimétrait toutes ses créations. Cela avait été le cas pour Peter Pan et cela le fut aussi pour The Concert. Les interprètes eurent à apprendre de multiples variantes de leur rôle avec le sentiment d’être en permanence sur un siège éjectable. Robbins revenait sans cesse sur son travail et sur celui de ses interprètes pour en tirer tout le suc.

Robert Barnett,  qui était danseur au New York City Ballet en 1956, suggérait que « l’humour de Robbins était plus évident pour le public que pour les danseurs durant les répétitions. « Ce n’est pas de l’humour ha ha. C’était de l’humour de travail. Jerry n’a jamais aimé l’humour pour l’humour. C’était drôle mais la distribution ne l’a jamais compris. Le public l’a compris. C’est comme ça que ça marchait. » Et c’est sans doute pour cela qu’aujourd’hui encore, ce ballet parait inusable et à l’épreuve des différentes incarnations qui se sont succédé depuis plus de 60 ans (et ces trente dernières années au répertoire de l’Opéra).

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Pour cette reprise 2023, on a apprécié tout d’abord la qualité de l’ensemble des danseurs. Si le groupe incarne des individus sans talents chorégraphiques particuliers, une des sources du comique, il doit aussi évoquer comme en filigrane les travers de la danse abstraite néoclassique dont Balanchine, le mentor en ballet de Jerome Robbins, était le pape. On ne peut ainsi s’empêcher de remarquer que les académiques et tuniques des danseurs sont d’un bleu très « Sérénade ». La cacophonie des bras des filles dans la mistake waltz n’est pas sans lien avec les ports de bras en décalés du corps de ballet dans le chef d’œuvre de Balanchine. Pour la reprise 2023, ce passage était réglé à la perfection.

L’épisode poétique des parapluies, qui lors de la mouture 2010 nous avait paru quelque peu désynchronisé, a retrouvé son timing. Le rire peut toujours se faufiler dans les interstices de l’émotion comme la pluie entre le col de la chemise et celui du ciré. Dans ce passage, la pianiste Vessela Pelovska s’efface derrière la musique pour mieux distiller l’atmosphère, elle qui sait se montrer si drôle dans les passages de cabotinage : son entrée par exemple est un véritable moment chorégraphique. Assise sur son tabouret, elle fait littéralement hoqueter sa colonne vertébrale lorsqu’elle mime la concentration du soliste en début de concert.

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Le Concert. Vessela Pelovska et Léonore Baulac.

Que dire des protagonistes principaux ? Les 26 octobre, Léonore Baulac a ses bons moments – l’entrée d’évaporée, le pas de deux avec l’étudiant timide (Antoine Kirscher très bien aussi) – bien qu’il y ait des petits points à peaufiner comme l’essayage des chapeaux. Marine Ganio incarne bien les deux facettes de la fille aux lunettes, atrabilaire au début puis complètement résignée face à ses maladresses dans la mistake waltz. Héloïse Bourdon est délicieusement revêche en épouse face au truculent mari d’Arthus Raveau. Au-delà du jeu, il a du ballon, de la musicalité et des bras inventifs dans l’épisode final du combat des papillons. On s’amuse beaucoup.

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Le Concert. Final. Matinée du 1er novembre.

Le 1er novembre, la distribution, plus juvénile, est bien dans l’ensemble mais on ne dépasse pas l’accessit. Bleuenn Battistoni est charmante avec sa ligne pure et son côté naïf confinant à la stupidité, mais son timing n’est pas toujours impeccable notamment dans la scène avec un étudiant timide encore un peu vert (Rémi Singer Gassner). Ses grimaces sur le deuxième chapeau donnent la mesure de ce que la première danseuse pourra donner dans ce rôle un peu plus avant dans sa carrière qu’on espère étoilée.

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    Le Concert. Rémi Singer Gassner (le jeune homme timide) et Bleuenn Battistoni (la ballerine).

Clara Mousseigne est assez insipide en fille aux lunettes. En revanche, Alexandre Gasse est bouillonnant d’un bout à l’autre du ballet en mari volage. Sa scène de bataille des papillons poings et attitude flexe contre ses deux confrères rivaux est proprement inénarrable et la conclusion avec sa légitime, Pauline Verdusen, très crédible en Junon outragée, est un bijou.

On aura donc quand même fini cette deuxième soirée sur un franc éclat de rire.

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Curieusement, ce que retient Fenella de ses deux soirées, ce sont les interactions des couples mariés. Entre références à Steven Sondheim (« The Ladies Who Lunch ». Company) et à Quatre mariages et un enterrement (« The Awful Weded Wife »), elle nous dresse son petit tableau de ses deux couples, unis dans l’opposition.

FenellaOctober 26

Robbins’s The Concert is stainless steel: it refuses to rust and looks just as shiny and good as it did fifty three years ago, even if no one young today – even in America — has the slightest idea why a random guy with moustache and cigar makes their grandparents scream “Groucho!” Thanks to Arthus Raveau as the furtively grumpy husband with a wandering eye, everything was fine even if you don’t get the Hollywood reference. Raveau was deft and bouncily frustrated and even figured out to subtle down the only thing that hasn’t aged all that well — that famous kick in the ballerina’s pants is today a sexist “no-no-no!” – and made the slapstick seem as idiotically silly as it did in a bye-gone age.

When first looking at the program, I was so disappointed that Héloïse Bourdon had been cast as the wife and not as the ballerina (her fate in this company). Hah! I was in for a nice surprise. She neither overdid nor underdid this archetypical part of the New York Ladies Who Lunch. Neck stretched and chin held up high, she simply let her pearls do the talking and “The Concert, Or The Perils of Everybody” [full title] somehow naturally came to center around her story for once.

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Le Concert. Baulac, Artus Raveau (le Mari) et Héloïse Bourdon (la Femme).

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November 1

Another night, another couple. It’s a parody, duh, but this couple seemed even more real from start to finish, clearly bound to each other by a lifetime of highs and lows than most the couples in In The Night.

What years of on-stage experience – life! — can teach you was exemplified by soloist Pauline Verdusen’s light touch as the Awful Wedded Wife.  Verdusen had lift and irony and underplayed the harridan at just the right moments. She was seconded by another pro, Alexandre Gasse, who actually managed to be touching as her wannabe macho husband in Trouble and Strife. Even during the Butterfly Battle, when he puffed up his chest and ineptly but grandiosely put up his dukes (I cackled, loudly), you could tell that most of the time up until now he had been accustomed to letting his wife take care of anything complicated…including buying tickets to a concert.

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Le Concert. Battistoni (la Ballerine), Alexandre Gasse (le mari), Pauline Verdusen (la Femme)

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Au tour de James! Les goûts et les couleurs…

JamesSur cette série, je n’ai vu qu’une seule fois The Concert. Car, dans la vie, je l’ai sans doute trop vu. À Paris, à Londres, à Vienne, où sais-je encore ? Aussi, quand je me suis aperçu que j’avais deux fois la même distribution (25 octobre et 10 novembre), je suis parti à l’entracte à la première de mes dates. Oui, je suis blasé. Et snob : mon surmoi me susurre que la drôlerie des pièces de Cunningham est plus subtile. Et cuistre : certaines pièces de Kylian (dont certaines qu’il a reniées) ne renouvelleraient-elles pas avec bonheur le genre du ballet comique, si les programmateurs voulaient bien se donner la peine de creuser ? Mais trêve de galéjade, mon esprit est ainsi fait que si je peux pleurer trois fois par semaine avec Giselle, je ne peux rire plus d’une fois par an au Concert : j’anticipe trop les blagues (la poussière sur le piano, la ballerine sans chaise, les chapeaux, la main, le corps de ballet désaccordé…) et même le passage pluvieux, si mélancolique, me trouve aujourd’hui en train trop familier. Alors je regarde mes voisins, et je m’amuse à leur rire ; je passe ainsi la représentation au second degré… Et il faut dire qu’il passe un bon moment : Hannah O’Neill (la ballerine) est fofolle mais élégante, Audric Bezard (le mari) veule et voletant, Laurène Lévy drôle et effrayante en virago, Antoine Kirscher dans son rôle en jeune homme timide, Pauline Verdusen à son aise en fille en colère. Peut-on rater une interprétation de The Concert ?  Les vrais amateurs disent que oui. Mon froid esprit n’arrive pas à le concevoir.

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Costume du mari, Irene Sharaff. Exposition « Chorégraphes américains à l’Opéra ».

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La Sylphide : Révolution ou circonvolution?


La Sylphide (Taglioni-Lacotte / Schneitzhoeffer). La génération des confirmés. Ould-Braham  / Heymann / Hurel, 5 juillet 2017. Pagliero/ Hoffalt/ Colasante, 10 juillet 2017.

On reconnaît les grands ballets aux possibilités multiples qu’ils offrent aux interprètes très différents qui se sont essayés aux rôles principaux. La Sylphide est, de ce point de vue, un ballet dangereux. Qu’on parle de l’original perdu de Taglioni ou de sa reconstruction inspirée de Pierre Lacotte, la Sylphide a tendance à enfermer les interprètes et le public dans une attitude archétypale. La créatrice du rôle, Marie Taglioni, ne parvint jamais vraiment à se défaire de l’image qu’avait forgée d’elle son père en pinçant ce ballet sur elle. Qu’on en ait fait une fille de l’eau (La Fille du Danube), une fille du feu (La Gitana) ou encore une paysanne à la limite de l’idiotie (Nathalie ou la laitière suisse), Taglioni resta toujours pour le public la « fille de l’air ». En 1837, la grande rivale de Taglioni, la blonde autrichienne Fanny Elssler, s’essaya à la Sylphide et quand elle mit ses jolis pieds dans la Fille du Danube, il y eut une émeute dans la salle. Les partisans de Taglioni et d’Elssler s’entre-déchirèrent et les claqueurs des deux camps s’échangèrent quelques gnons.

Depuis l’entrée de la reconstitution de Lacotte au répertoire de l’Opéra en juin 1972, si on n’a jamais atteint ces extrêmes, l’opiniâtreté du public ne s’est pas démentie. Pour la première génération, il y avait les tenants de Thesmar-Denard et ceux de Pontois-Atanasoff. Dans la période suivante, il y avait les Platelistes et les Loudiéristes.

Pour ma part, je fus un Plateliste convaincu. Elisabeth Platel fut ma première Sylphide et elle dressa le standard auquel se sont confrontées toutes les autres Sylphides depuis, qu’elles s’appellent Pontois, Loudières ou encore Thesmar dans le film de 1972.

La Sylphide est pour moi cette grande dame du faubourg Saint-Honoré comme savait si bien les dépeindre Balzac, traitreusement parée de blanc virginal, qui pose un regard tendre et amusé sur un jeune poète bourré de talent mais encore un peu brut de décoffrage.

Autant dire tout de suite que la Sylphide de Myriam Ould-Braham m’a transporté aux antipodes de mes attentes.

Car Myriam Ould-Braham est plus une sylphide dans l’esprit de Bournonville que dans celui de Taglioni. C’est un poussin à peine éclos qui s’est échappé du nid. Plus qu’une nuée vaporeuse, c’est le rayon de lumière qui passe au travers des facettes d’un verre de cristal. La Sylphide d’Ould Braham ne porte pas de bijoux : les colliers et les bracelets de perles ne sont que des fragments de la coquille qu’elle vient de briser pour la quitter. Dans sa danse, cela ce traduit par des équilibres qui sont tenus sans être à proprement parler suspendus, donnant une charmante impression de fragilité : sa sylphide volette plus qu’elle ne vole, elle vient juste d’apprendre. Il n’empêche qu’elle reste insaisissable. La clarté et l’incisif du bas de jambe expriment le côté fugitivement mutin, presque enfantin, de la Sylphide qui s’amuse avec son nouveau camarade, James. Le haut du corps reste en revanche calme et harmonieux.  Ceci se confirme au deuxième acte lorsqu’elle batifole au milieu de ses compagnes plus âgées. Elle joue de sa tête mobile au dessus du cou pour exprimer toutes sortes d’émotions, de l’amusement (une légère inclinaison) au dépit (une tête baissée sur la corsage, boudeuse) lorsque James la taquine avec l’écharpe.

Mélanie Hurel (Effie)

Mathias Heymann est un James dans le même ton que sa sylphide. Son ballon époustouflant, son plié profond et onctueux et son parcours énorme parlent d’élévation d’âme, de générosité mais aussi d’un caractère insatiable propre à l’adolescence. C’est tout le drame de ce James qui aime sincèrement la douce Effie (dans la première rencontre avec la Sylphide, il fixe soudain son regard – on aimerait dire fige – sur l’anneau qui le lie à Effie et congédie la Sylphide sans ménagement avant de se jeter avec fougue vers la cheminée pour l’empêcher de s’échapper) mais qui recherche peut-être dans la facétieuse fille de l’air les jeux d’enfants qu’il pratiquait avec sa fiancée terrestre, avant qu’elle ne devienne une jeune femme posée. Lorsque James attrape la Sylphide avec l’écharpe empoisonnée de la sorcière au deuxième acte, il a ce sourire triomphant des gamins qui ont réussi un mauvais tour. La suite tragique n’en est que plus poignante.

À l’unisson de cette proposition, Mélanie Hurel portraiturait à merveille une aimante fiancée. Ses affres étaient particulièrement touchantes pendant le pas de trois de l’Ombre car cette belle danseuse n’essayait pas, comme certaines Effie le font parfois, de montrer qu’elle pourrait danser aussi la Sylphide (ce qu’elle a d’ailleurs fait avec beaucoup de grâce lors des deux dernières reprises de ce ballet).

Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann (La Sylphide et James)

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Avec Ludmila Pagliero, on est davantage en terrain connu. Je retrouve ici une Sylphide plus proche de mon archétype. Par son moelleux, son élégance, sa danse crémeuse et silencieuse, Pagliero évoque à merveille la Sylphide-nuage, le rêve du poète. Pour autant, son interprétation est très personnelle. Sa sylphide n’embrasse pas James endormi dans son fauteuil sur le front, elle le lui caresse.

Josua Hoffalt est le parfait James pour cette Sylphide. Même si sa technique n’est pas aussi raffinée que celle de Mathieu Ganio (jadis) ni aussi explosive que celle d’un Heymann, il incarne le mâle, un tantinet rustaud mais bourré de charme comme personne. Son James a le sens de l’honneur aussi. Tout l’acte 1 tourne autour de l’anneau des noces. James, le front soucieux, se serre nerveusement la main pendant toute sa première rencontre secrète avec la Sylphide. Pendant le pas de trois de l’ombre, la Sylphide-Pagliero lui caresse une fois encore cette main, préfigurant le vol de la bague à la fin de l’acte. En Effie, Valentine Colasante a ce qu’il faut de taqueté et est suffisamment dans la terre pour s’offrir en contraste face à sa rivale surnaturelle. James est tiraillé entre ce duo antithétique inspiration-devoir. Effie a beau porter le voile marial à la fin de l’acte, c’est la sylphide qui est le voile. On comprend pourquoi c’est elle que James suit dans les bois.

Au deuxième acte, James vit un rêve toujours un peu obscurci par le remords. Son rapport avec la Sylphide culmine dans l’adage aux portés suspendus. Le buste de Pagliero se cambre, comme libéré de la corolle du tutu, au dessus de la tête de son partenaire. C’est le moment ou Josua-James lâche enfin prise. C’est hélas aussi le moment où le rêve se brise.

Ludmilla Pagliero est charmante dans son badinage autour de l’écharpe et purement pitoyable lorsque celle-ci lui donne la mort. Lorsqu’elle redonne l’anneau maudit à James, celui-ci serre une fois encore sa main comme au premier acte. Sa prescience était juste.

Ludmila Pagliero et Pierre Lacotte

Plus que Platel, ma référence première, je rapprocherais la Sylphide de Pagliero de celle de Carole Arbo. Avec la Sylphide, il vous faut toujours une ballerine qui saura vous faire évoluer en douceur vers l’étape suivante de votre histoire avec ce ballet : Carole Arbo a été celle-là pour moi. D’autres ont eu Claude de Vulpian.

Claude de Vulpian qui a justement fait répéter Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann pour une Sylphide que je n’étais pas prédestiné à aimer mais qui m’a, au final, apporté autant de joie que celle de Pagliero et Hoffalt.

Une révolution personnelle? Plutôt une circonvolution : on revient toujours à la Sylphide.

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Boires et déboires d’un soir de Gala

P1100575En ce soir de gala, j’ai sacrifié au plaisir coupable de la montée du grand escalier, lequel était recouvert pour l’occasion de fleurs de glycine artificielles qui lui donnaient un petit côté « grande serre chaude du Jardin des plantes ». Bravant le dress code annoncé, j’avais introduit dans mon costume de pingouin une note de couleur acidulée du plus bel effet. Las,  James, qui n’avait pas résolu son problème de pantalon depuis la cérémonie des Balletos d’or avait décidé … de n’en point porter. Il eut donc -le bougre- plus de succès que moi, même si ce ne fut pas toujours exactement celui qu’il avait escompté. Tant pis, je me referai l’année prochaine.

Cela dit, la question qui me taraudait était : « Pourquoi, mais pourquoi un gala ? ». Suivant Fenella qui avait balayé d’un revers de main l’éventualité d’assister à cet évènement mondain (« A New York, ils en sont arrivés à en faire trois par an pour chacune des deux compagnies, c’est galvaudé ! »), je me demandais bien pourquoi il fallait absolument encore aller chercher des « patrons » pour un théâtre aussi grassement subventionné que l’Opéra de Paris. Heureusement, Benji, le nouveau seigneur et maître de la compagnie parisienne, s’était chargé, dans le luxueux programme d’ouverture de saison de répondre à ma question :

« Pourquoi organiser un gala pour l’ouverture d’une nouvelle saison ? [C’est] bien sûr [pour] permettre à une plus large audience de découvrir nos extraordinaires danseurs »

Ma foi, si l’on en juge à l’aune du nombre de douairières « enstrassées » et de nœuds-pap stressés qui regardaient, l’air interloqué et suspicieux, le premier loufiat de cocktail leur expliquer qu’ils étaient ici en « première loge » et que le « balcon », c’était l’étage du dessous, l’objectif semblait atteint. On avait bien amené à l’Opéra un « nouveau public ».

Restait à savoir si on en avait apporté en quantité suffisante. Juste avant le lever du rideau sur la nouvelle pièce du directeur de la danse, le parterre d’orchestre ressemblait encore à un texte à trous. Mais fi de mondanités. Passons aux choses sérieuses.

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P1100585« Clear, Loud, Bright, Forward » n’est pas une pièce sans qualités. Dans un espace précieusement minimaliste qui tend vers les installations de Forsythe (un espace en cube fermé au début par un rideau translucide avec 3 luminaires industriels se déplaçant de manière oblique, de jolis cyclos aux couleurs étudiées, des raies lumineuses très graphiques), les danseurs, parés de costumes aux reflets argentés, s’emparent avec aise d’une chorégraphie tout en fluidité et en épaulements, somme toute très néoclassique. On admire surtout dans ce ballet la bonne gestion des masses de danseurs qui s’attroupent ou se déplacent en groupes fluctuants, jamais statiques. Ils se déroulent en vagues successives parfois perturbées par l’irruption d’un duo ou d’un solo.

Les références sont claires. Millepied convoque ses maîtres. De Balanchine il cite les gracieux chapelets de danseuses qu’on retrouvera dans Thème et Variations alors que pour l’ambiance on penserait plutôt à Symphony In 3 movements (une référence qui pourrait s’appliquer également à la musique de Nico Mulhy qui rappelle Stravinsky dans sa période néo-classique). Robbins n’est pas loin non plus. Trois duos se distinguent particulièrement pour nous, avec autant de passes aux humeurs différentes : Marion Barbeau et Yvon Demol sur le mode enjoué – la demoiselle parcourt goulument la scène en glissés sur pointe (de nos jours on n’échappe jamais vraiment à une petite référence à Forsythe) -, Baulac et Marchand sont dans les enroulements intimistes et passionnés ; dans le troisième duo, Eléonore Guérineau, tout en oppositions de dynamiques, dégage avec son partenaire l’énergie d’une dispute. Doit-on y voir une référence aux trois couples d’In The Night?

Mais voilà, ce qui faisait le génie de Robbins et celui de Balanchine était de laisser la place, dans leurs pièces sans argument, à de multiples histoires induites entre les protagonistes de leurs ballets. Chez Millepied, les corps se rencontrent plutôt harmonieusement, toujours intelligemment, mais les danseurs n’ont jamais l’occasion de projeter autre chose que leur belle « physicalité ». Ils ne forment jamais un authentique « pas de deux » et ne nous racontent pas leur histoire. La tension émotionnelle reste égale durant tout le ballet.

Le sens de la pièce reste donc désespérément abscons. Pour ma part – et c’est regrettable – le groupe final, un tantinet  grandiloquent, entouré d’ombres portées d’aspect industriel, soudain associé au titre vaguement « Lendemains qui chantent » du ballet, m’a fait penser à une sculpture rescapée du réalisme soviétique, arrivée là on ne sait trop comment.

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On retrouva donc avec soulagement les fastes du cocktail d’entracte, ses petits canapés et autres douceurs très libéralement arrosés de champagne. Félicitations aux chefs. Ils ont bien mérité leur addition aux pages biographiques du programme.

Franchement, pour déguster ces amuses papilles, je conseillerais plutôt les étages de loges. Garnier reste un théâtre de son temps. Les dégagements des espaces publics à l’orchestre et au balcon ont été pensés pour une population exclusivement masculine qui emploierait les pauses entre deux actes à visiter les loges de ces dames ou à passer derrière le rideau pour les plus chanceux. De nos jours, c’est une véritable tuerie. On y risque à tout moment de s’y essuyer les pieds sur les escarpins d’une ancienne first lady. Retournons donc aux premières loges. « Crac, c’est bon ! Une larme (de champagne) et nous partons ».

Juste avant la deuxième partie, la salle est désormais pleine à craquer. Nous nous garderons bien de commenter ce prodige… Poinsinet, le fantôme assermenté de l’Opéra, nous a juré qu’il n’y était pour rien.

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P1100599Pour  Thème et Variations, un bijou balanchinien resté trop longtemps absent du répertoire de la maison, il n’y a pas de décor carton-pâte comme dans la plupart des autres productions de ce ballet. Deux lustres en cristal évoquent le palais jadis voulu par Balanchine. Les costumes pour les filles du corps de ballet d’un bleu lapis lazuli ont bien des tons un peu criards mais ils restent infiniment préférables à certaines petites horreurs qu’il nous a été donné de voir ailleurs. Laura Hecquet, ballerine principale de cette soirée, accentue le haut du corps avec élégance et charme, cisèle les pas … quand elle le peut. Car Thème ne s’offre pas facilement aux longues danseuses. En 1994, Elisabeth Platel, pourtant ma favorite d’alors, ne m’avait pas ébloui aux côtés de Manuel Legris. La vitesse des deux variations féminines ne permettait guère à la demoiselle les grands déploiements de lignes, sa spécialité. J’avais préféré Carole Arbo. Les petits gabarits ou les danseuses plus compactes réussissent mieux : en 2011, Jeanette Delgado du Miami City Ballet nous avait époustouflé par sa prestesse. Au New York City Ballet, Megan Fairchild a mis à sa couronne cette gemme incomparable. L’idéal serait en fait une petite danseuse dotée de longues lignes. Il y en a bien une dans la compagnie, mais on devra se faire une raison cette saison… Laura Hecquet tire néanmoins plutôt bien son épingle du jeu. Josua Hoffalt, quant à lui, très à l’aise dans les variations – haut du corps très noble, beaux bras, relâché du bas de jambe, preste et précis – a le bon gabarit. Mais son adéquation avec le rôle explique aussi sans doute l’aspect mal assorti du couple qu’il forme avec sa partenaire. Malgré un beau travail de partnering, Melle Hecquet reste trop grande pour monsieur Hoffalt. On reverrait bien ces deux danseurs dans ce ballet, mais avec des partenaires différents.

P1100665L’ennui des soirées de gala est qu’elles offrent souvent un programme tronqué afin de laisser la place aux mondanités. Il nous faudra attendre pour parler d’Opus 19, The Dreamer. Fenella, fine mouche, s’est réservée pour la première et en a fait depuis le zénith de sa soirée. En guise de consolation, on donnait le grand défilé du corps de ballet. Mais en était-ce une ? Sans doute pour faire plaisir au directeur musical actuel, grand admirateur de Richard Wagner, on avait décidé de le présenter non plus sur la marche des Troyens de Berlioz mais sur celle de Tannhäuser. La transposition n’est pas des plus heureuses. La marche de Wagner n’a pas la sereine majesté de celle de Berlioz. Elle comporte de surcroît des changements de rythme (notamment entre l’introduction et la marche à proprement parler) qui gênent la marche des petites élèves de l’école de danse. Les qualités de cette page deviennent ici des défauts. Le pupitre des violons se lance parfois dans des volutes mélodiques propres à la danse qui font paraître le défilé, une simple marche, encore plus militaire qu’il ne l’est habituellement. S’il est vrai que Léo Staats a jadis réglé un premier défilé sur cette musique en 1926, il n’est pas dit que sa mise en scène ressemblait à celle voulue par Lifar et réglée par Aveline en 1945.

C’était de toute façon faire beaucoup d’honneur à un chef d’orchestre qui s’est contenté, par ailleurs, de délivrer une interprétation raide et sans charme du Thème et Variations de Tchaikovsky.

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« Dances » … en toute nostalgie.

J.Y Lormeau, L. Hilaire, W. Romoli, V.Doisneau, C. Arbo. Mazurka op.7 n°4. Photo Jacques Moati.

Pour rebondir sur les réminiscences de Fenella, à quelques jours de la première du programme Ek-Robbins, je me remémore les distributions de Dances at a gathering à son entrée au répertoire en 1991. Ce ballet a été depuis si longtemps négligé ici (il n’a pas été représenté depuis les soirées Chopin-Robbins de 1992) qu’il ne reste plus guère de danseurs qui l’ont dansé à l’époque dans les rangs de la compagnie et pourraient faire le lien avec la jeune génération [Est-ce la faute au ballet de l’Opéra, passé maître dans l’art des traditions interrompues ou du Robbins Trust et sa gestion erratique des droits des ballets du maître décédé en 1998 ?]. Cette saison, Agnès Letestu reprendra le rôle de la danseuse en vert amande qui lui avait déjà été confié à l’époque en troisième distribution et Nicolas Leriche retrouvera le danseur brun qui lui avait été donné alors qu’il n’était encore que sujet. Pour le reste ? Eh bien, vingt ans ont passé. Est-ce le moment le plus propice pour une reprise ?

Comme l’a très bien dit Fenella, cette subtile construction « choré-musicale » qu’est Dances at a gathering ne supporte pas l’approximation. En 1991, le groupe de danseurs choisi par Jérome Robbins était un ensemble de personnalités cohérent et très en vue, celui des danseurs de Noureev. Peu de frustrations venaient affleurer au sein de ce groupe à la différence des teams américains et britanniques de la création. Pas de dame Margot ni de Suzanne (Farell) à la présence trop prégnante. Sylvie (Guillem) était partie à Londres… Dans les « Dances » de l’Opéra, c’était une complicité de toujours qui traversait sous les différentes couleurs émotionnelles suggérées par les costumes, le ciel bleuté d’une après-midi d’été.

Bien sûr, on pouvait compter sur Robbins pour créer la tension nécessaire pour allumer le plateau. En ce mois de novembre 1991, les couloirs de la vénérable maison et la presse spécialisée retentissaient de l’affront fait à Elisabeth Platel, choisie pour la danseuse mauve et déprogrammée brutalement la veille de la première en faveur de Marie-Claude Pietragalla par le truchement d’une bouteille de champagne accompagnée d’un mot laconique du maître.

Le groupe choisi n’était pas interchangeable mais il y avait des variations dans les distributions des dix danseurs. Aussi, c’est une vision impressionniste que je délivre ici. Mon groupe idéal réunissait alors Manuel Legris (en brun), dont les sauts étaient de véritables aspirations de poète, et Monique Loudières, une danseuse rose primesautière qui s’abandonnait comme personne dans ses bras (sur l’étude op. 25 n°5) ; Laurent Hilaire était le danseur mauve qui convenait le mieux à Manuel Legris dans l’épisode de la ronde des rivalités sur la Mazurka op. 56 n°2. Une petite bribe de leur histoire de danseurs transparaissait ici : Manuel Legris semblait s’amuser de sa légère supériorité technique et Hilaire était un irrésistible colérique grâce à son tout petit supplément d’âme. Isabelle Guérin (en jaune) était l’observatrice amusée des va-et-vient de toute cette petite troupe. Sa danse précise et ses inflexions modulées étaient un formidable véhicule pour une interprétation très second degré. Trace ou séquelle du traumatisme de la première, Elisabeth Platel sut finalement faire sien le rôle de la danseuse mauve qui convenait si peu à M.-C. Pietragalla. Dès sa première entrée, sur la valse op. 69 n°2, lorsqu’elle s’agenouillait très humble devant le danseur vert (en alternance Jean-Yves Lormeau ou Lionel Delanoë), on sentait que Platel avait des attaches plus ténues au groupe. Elle était porteuse d’un mystère. Lequel ? Chacun pouvait y projeter ses propres suppositions… Jamais je n’oublierai la danseuse en vert amande, concentré d’humour et de chic, de Claude de Vulpian. Sa deuxième apparition, un babillage chorégraphique autour des membres masculins du groupe traversant la scène d’un air détaché, était du pur génie. Elle s’achevait par un piqué arabesque, le regard bien planté dans le public, accompagné d’un moulinet des poignets en guise de dénégation, qui faisait soupirer d’aise toute la salle. Patrick Dupond avait accepté le rôle assez secondaire du danseur brique et n’avait qu’une seule et unique date dans le danseur brun. Il se blessa à un moment et fut remplacé le plus souvent par le non moins bondissant Eric Quilleré. Les danseurs en bleu, rôles plus réduits mais néanmoins loin d’être anecdotiques étaient tenus par Véronique Doisneau, de qui émanait une touchante et fragile petite lueur, aux côtés de Wilfrid Romoli à la présence solide et apaisante.

Impressionniste, cette distribution… Il n’est pas sûr que j’aie exactement vu danser tous ces interprètes le même soir sur scène. Et j’ai vu d’autres artistes qui ont su me toucher : Arbo en rose, Maurin en jaune, Moussin en mauve, Belarbi en violet ou Letestu en vert amande. Tous les soirs, le groupe choisi était fonctionnel. Cela sera-t-il le cas pour la mouture 2012 ? Qu’importe après tout. La seule mention de ce ballet dans la programmation a fait revivre en moi un sentiment qui est au cœur de ce chef d’oeuvre : la nostalgie.

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