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Lac des cygnes 2022 : pas de Blanc sans le Noir

P1180575Le Lac des Cygnes (Rudolf Noureev d’après Petipa-Ivanov). Ballet de l’Opéra de Paris. Représentation du vendredi 16 décembre 2022. Myriam Ould-Braham (Odette-Odile) / Marc Moreau (Siegfried) / Jack Gasztowtt (Rothbart).

C’est sans doute, depuis la création des Balletonautes en 2012, mon entrée la plus tardive dans le concert des comptes-rendus de saison sur le ballet de l’Opéra. Entre une entrée au répertoire aussi fastidieuse que dispensable (Mayerling), une création ratée (Cri de cœur) et une incursion dans le tanztheater (Kontakthof) peu concluante, je n’ai pas ressenti le besoin d’ajouter une pierre à l’édifice critique monté par mes collègues.

Au moins pensais-je, l’entrée en matière, pour tardive qu’elle soit, se ferait sur mon ballet fondateur, dans la production qui me l’a révélé, il y a désormais bien longtemps et avec ma ballerine favorite ; et qu’importe que la refonte des distributions masculines ait d’inquiétants relents de la fin de règne de Brigitte Lefèvre. On veut toujours s’attendre à de bonnes surprises.

Ravalant donc ma déception de manquer une seconde fois la rencontre lacustre entre Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann, son partenaire de prédilection, j’étais curieux de découvrir le Siegfried de Marc Moreau, un premier danseur qui n’a pas ou guère eu l’occasion jusqu’ici de s’illustrer dans un « grand trois-quatre actes ».

Le rôle de Siegfried dans la production de Noureev n’a rien de la description du prince du Lac que fit jadis Georges Balanchine : un type qui rentre avec une plume au chapeau. Le personnage doit s’imposer sur tout l’acte I alors qu’il apparaît, tel James de la Sylphide, endormi dans un fauteuil. Il doit ensuite convaincre et projeter au-delà de rampe en ayant l’air absent voire renfermé.

Dans ce rôle, Marc Moreau apparait un peu trop minéral. Il compense son manque de moelleux par la pureté du haut du corps et par la précision musicale des finis de pirouette (1ere variation). Mais cela manque un tantinet de charisme et de « jazz ». Les grands ronds de jambes sur demi-pointe à la Noureev ne sont pas une spécialité du danseur. La variation lente est donc plus négociée qu’incarnée en dépit d’une belle attention portée aux bras. De surcroît, son véritable partenaire jusqu’à l’apparition du cygne et sans doute même au-delà, le Précepteur-Rothbart, Jack Gasztowtt, nous semble en manque d’autorité.

Du côté du Pas de trois, ce n’est guère plus palpitant. Le trio est certes bien réglé mais les variations peinent à susciter l’enthousiasme. Bianca Scudamore danse joli mais frôle le maniérisme dans la première variation,  Andréa Sarri manque de fini notamment dans ses coupés jetés où le pied arrière traîne un peu. Naïs Duboscq a du charme et de la musicalité mais cela ne suffit pas à rattraper le manque de brio de l’ensemble.

Les applaudissements nous semblent mous. La salle est atone.

C’est donc un peu à froid qu’on est cueilli par l’apparition de Myriam Ould-Braham en Cygne blanc. La ballerine, qui impressionne par la pureté de sa ligne et par son subtil travail de bras se montre plus charnelle et plus animale dès son entrée qu’elle ne l’avait fait lors de ses précédentes apparitions dans le rôle en 2015 et 2019. Lors de la première confrontation avec Siegfried, elle fait un certain mouvement pour  avancer la tête qui donne l’impression qu’elle n’a pas encore tout à fait achevé sa métamorphose de l’animal à l’humain. Son cou semble infiniment long. Les lignes sont, comme toujours, idéales : l’arabesque est toujours aussi calligraphique. Odette-Myriam nous gratifie dans l’adage d’un charmants gazouillis des pieds dans les piétinés. On reprend espoir…

Et qu’importe si son prince semble un peu fiché comme un piquet pendant sa variation et si dans la sienne, la ballerine a quelques imperceptibles tremblements dans certains de ses équilibres. Pris par le charisme du plus beau cygne blanc de l’Opéra, dans l’écrin quasi idéal du corps de ballet féminin, on  fait fi de tout le reste.

Las ! Tout se gâte à l’acte trois. Dès l’entrée du cygne noir, on sent que quelque chose n’est pas là. Myriam Ould-Braham semble toujours avoir eu un rapport difficile avec la face sombre de son personnage, si éloigné sans doute de sa véritable nature. En 2017, j’étais déjà resté sur le bord du chemin en raison d’une approche trop désincarnée, trop minimaliste de la magicienne. En 2019 la ballerine avait trouvé une forme d’équilibre. Sans être proprement maléfique, son Odile amorale semblait s’amuser dans son jeu de séduction. Ce cygne noir n’était pas le plus mémorable que j’aie jamais vu mais il s’intégrait bien dans l’ensemble du spectacle.

Car pour moi, il n’y a pas de cygne blanc sans cygne noir. Cela remonte sans doute à ma première expérience du Lac des cygnes. En tant que néophyte, j’avais pris l’acte 2 comme un ensemble. Les solistes et le corps de ballet féminin s’étaient confondus dans un même émerveillement. C’est à l’acte trois, avec l’apparition du cygne noir que l’histoire et le drame avaient pris tout leur sens. Un coup d’œil sur la distribution entre la fin du trois et du quatre : « c’était vraiment la même ballerine ? ». Il s’agissait d’Elisabeth Platel. Dans Odile la ballerine reprenait tous les codes visuels de son cygne blanc mais y insufflait une énergie diamétralement opposée : tout exsudait la puissance et la jouissance qui en découle. Les humeurs du cygne noir de Platel, tour à tour invitantes ou excluantes, avaient le côté capricieux d’un ciel de bord de mer à la fin de l’été. Le quatrième acte apparaissait dès lors déchirant tandis que la ballerine avait retrouvé son manteau immaculé. On pouvait sentir la femme palpiter sous l’idée de femme.

À l’occasion de cette reprise, Myriam Ould-Braham, interrogée dans une vidéo sur le site de l’Opéra, a dit que son cygne noir aurait plus « de noirceur », qu’il serait plus « méchant ». Pourquoi pas. Mais la méchanceté n’implique pas qu’on fasse impasse sur le charme. Pour Ould-Braham, être méchante semble donc signifier ne pas sourire, ne pas regarder son partenaire (si elle l’a fait, cela ne passait pas au premier balcon). On se demande du coup comment le prince peut en pincer pour cette pimbêche à papa. De plus la technique ne suit pas suffisamment pour donner le change sur l’autorité. Les doubles tours attitude sont tous ébréchés dans la variation et les fouettés arrêtés brusquement.

De son côté, Moreau accomplit une variation propre et bien accentuée mais sans beaucoup de projection, un peu à l’image du Rothbart de Gasztowtt qui assure sa partition mais n’existe pas quand il ne danse pas. L’énergie ne circule pas entre les trois protagonistes et on s’ennuie ferme.

Il faut essayer de se reprendre pour l’acte quatre. Mais les perfections réelles du corps de ballet échouent à nous remettre dans l’ambiance. Les deux danseurs principaux font chacun une belle entrée mais leur pas de deux n’émeut pas.  Où sont les petits frappés sur le coup de pied qui continuaient en piétinés que nous aimions tant chez la ballerine?

On ressort triste et l’œil sec mais avec le cœur qui saigne. Car à ce stade de sa carrière, aurons-nous encore l’occasion de voir le cygne de Myriam Ould-Braham sur la scène de l’Opéra?

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Jack Gasztowtt, Myriam Ould-Braham et Marc Moreau. Saluts.

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J’ai enfin lu le rapport sur la diversité à l’Opéra! (3/4)

Les Solutions

Ou « L’Opéra, c’est à tout le monde ! »

9a85c87ff5594070d6b7b647dcc295a3Résumé des épisodes précédents : Contestant les œillères méthodologiques du rapport Ndiaye-Rivière, James soutient que la faible diversité du corps de ballet de l’Opéra doit s’analyser en termes sociologiques et historiques, et pas seulement selon des logiques ethno-raciales. Pour expliquer le phénomène récent de gentrification du recrutement des petits rats, il lance quelques pistes : la société a changé, la place de la danse aussi, et la popularité du ballet, plus large par le passé qu’on ne le dit aujourd’hui, a subi une éclipse qui dure depuis un bon quart de siècle. Dès lors, que faire ? C’est ce que nous allons explorer à présent, toujours en analysant les propositions signées par Pap Ndiaye et Constance Rivière

Dans L’Âge heureux (1966), feuilleton télévisuel écrit et interprété par Odette Joyeux, nous suivons les aventures de Delphine Nadal, petit rat de l’Opéra, et de ses camarades de classe. La petite fille, dont la mère est secrétaire, vit sur l’Île-Saint-Louis, dans un entresol. C’est central mais pas uniment chic : on y pêche encore la nuit venue. Une de ses copines, qui resquille dans l’autobus, descend à Palais-Royal, et s’engouffre dans un passage couvert, qu’on imagine proche de celui dépeint dans Mort à Crédit. Une autre élève est fille de crémiers. Dans cette  intrigue à la Black Swan (en moins gore, rassurez-vous), une seule des élèves – la pimbêche de service – a des parents manifestement riches.

Ce n’est qu’un scénario, mais il peint de manière assez crédible les petits rats comme issus de la petite bourgeoisie du Paris de l’époque. Il y a quelque chose de très local, presque familial, dans le fonctionnement quotidien des lieux : « Je rêvais d’être une étoile et je finis garde-chiourme », dit une des surveillantes, dont on comprend qu’elle est une ancienne élève. L’attitude des adultes – l’épicière, le poinçonneur… – montre que l’institution, sans faire partie de leur quotidien, leur est familière. « Puis d’abord, dis-donc, L’Opéra c’est à tout le monde ! », clame d’ailleurs une élève gouailleuse quand Delphine, un temps expulsée, hésite à franchir en douce la porte de service.

Renouard Paul : « Escalier des classes » (années 1880)

Renouard Paul : « Escalier des classes » (années 1880)

Au début des années 1970, les effectifs étaient encore, très largement, franciliens. Et c’est en partie pour consolider l’élargissement à toute la France du périmètre de recrutement de l’École que le déplacement à Nanterre, intervenu en 1987, a été voulu par Claude Bessy.

Le coup de la baguette magique

On pourrait donc placer le premier axe des propositions du rapport Ndiaye-Rivière – le « décentrement géographique » – dans la continuité de ce déménagement. Les auteurs suggèrent qu’au lieu d’attendre que les candidats viennent à elle, l’École aille « à la rencontre des enfants et de leurs parents », à travers des auditions décentralisées dans plusieurs villes de France (y compris les DOM).

On ne sait pas si la mission a pensé au coût d’une telle tournée, mais il serait minime au regard de ses effets surpuissants : les candidats des familles hésitant à venir à Nanterre passer l’audition pourraient ainsi « franchir le pas » (c’est oublier qu’il ne s’agit que d’une première marche, moins haute que le coût de l’internat : contrairement à l’enseignement, il n’est pas gratuit).

Qu’importe, car cela permettrait aussi de « faire pièce aux préjugés parfois tenaces (homosexualité des danseurs ; vie légère des danseuses…) qui retiennent les familles d’enfants désireux de faire de la danse de s’engager dans cette voie ».

Le soutien des parents est crucial, mais le raisonnement introduit en fraude – et à mon avis, via une généralisation abusive sur le lien entre ouverture d’esprit et origine sociale – un frein supplémentaire à la diversité. Et on doute qu’il suffise d’aller à la rencontre des parents pour le lever. Comment d’ailleurs ? Faudrait-il choisir des sélectionneurs ostensiblement virils et des sélectionneuses à la vertu irréprochable ? Ou bien croit-on que la présence d’Élisabeth Platel, ballerine-directrice de l’École de danse, tuera les préjugés d’un coup de baguette magique ?

L’intelligence pratique siège à Memphis

Revenons à la réalité : « faire passer l’information », « se projeter vers l’extérieur », tout cela est gentillet, mais bien pauvrement pensé, et peu propre à faire bouger les lignes.

Dans Lil’ Buck, Real Swan (2020), le documentaire de Louis Wallecan sur le parcours de Lil Buck, des parkings de Memphis à la célébrité planétaire, on découvre que le danseur a pris des cours de ballet. Joe Mulherin, du New Ballet Ensemble, explique que la compagnie offre le même parcours de formation à tous les enfants, indépendamment de leurs possibilités financières, et qu’un des moyens pour toucher les jeunes des quartiers pauvres a été d’inviter les groupes de hip-hop à utiliser le studio. Plus loin, il indique que le cursus pour les enfants talentueux et motivés inclut, par défaut, l’apprentissage de la technique classique.

Nous sommes loin des ors de Garnier, mais le programme du New Ballet Ensemble est manifestement plus intelligent et efficace que les suggestions iréniques de la mission Ndiaye-Rivière : si l’on veut élargir le vivier des candidatures, c’est à travers des dispositifs de passerelle entre les styles et les techniques, organisés au niveau local, et construits sur la durée. Les mesures symboliques, ponctuelles et empruntant surtout au registre de la communication, ne peuvent avoir qu’un impact superficiel.

Changer d’état d’esprit

Bien sûr, cela n’est pas du ressort de l’Opéra de Paris, et il arrive que des professeurs aiguillent spontanément des enfants prometteurs vers une formation croisée, en ajoutant – par exemple – le ballet au jazz. Mais ces possibilités mériteraient d’être envisagées sans restriction stylistique, car les apprentis-danseurs, quel que soit leur formation d’origine, ont en commun un rapport similaire au corps, au perfectionnement et à la musique. Et ce changement d’état d’esprit – qui tranche avec l’habitude qu’ont les administrations, et les adultes, de catégoriser les genres et les gens – devrait être encouragé au niveau national.

Cela n’exonérerait pas l’École de danse de l’Opéra d’agir pour son compte, mais de manière plus structurée que ce que suggère le rapport Ndiaye-Rivière. Où trouve-t-on aujourd’hui des jeunes souples et athlétiques, et issus de milieux sociaux populaires, si ce n’est dans certaines disciplines sportives, comme la gymnastique ? Qu’est-ce qui empêche – à part le snobisme – l’Opéra de nouer des partenariats avec une ou plusieurs fédérations intelligemment choisies, et de proposer des stages de découverte ? À ma connaissance, c’est à travers un programme d’échange de ce type – et qui, vraisemblablement, n’existe plus – que Sylvie Guillem, gymnaste à l’origine, a découvert la danse.

Ce genre d’initiatives est sans doute lourd à construire ; il y aura sans doute des réticences de tous côtés, et le succès n’est pas garanti. Mais si l’on se donne vraiment les moyens de ses ambitions, c’est une voie qui, au moins, ne se résume pas à cocher des cases pour se donner bonne conscience, et cherche à enclencher un véritable dynamique de changement.

Au niveau de l’Opéra en tant que tel, trois mesures simples – que j’emprunte à Cléopold – sont à recommander, si l’on veut réellement faire découvrir et aimer le ballet aux jeunes de tous les milieux. Tout d’abord, programmer des matinées scolaires en semaine (car organiser une sortie scolaire en soirée ou le weekend avec tous les élèves relève de la mission impossible). Ensuite, ne pas restreindre les programmes de « démocratisation culturelle » aux réseaux d’éducation prioritaire (REP, REP+) mais aller à la rencontre de rejetons de la petite classe moyenne (qui inclut aussi, on l’oublie trop souvent, des personnes « issues de la diversité »). Enfin, dans sa politique d’offres préférentielles pour les groupes, inclure plus largement les blockbusters au lieu de solder en priorité les programmes qui se vendent moins bien (car il est faux qu’à sept ans on trouve sa vocation en allant voir Signes).

Un second axe qui ne tient pas debout

IMG_20210518_074845.jpgLe second axe de la « réforme substantielle » du concours d’entrée à l’École de danse préconisé par la mission Ndiaye-Rivière consiste en une révision des « critères anatomiques de sélection ». Mais la suggestion reste floue, et pose un gros souci de logique.

Deux pages auparavant, les auteurs ont expliqué, avec raison, que « le groupe des personnes noires est infiniment divers d’un point de vue morphologique. Il serait profondément invalide et même absurde d’un point de vue scientifique de vouloir les regrouper dans une catégorie définie par des traits morphologiques ». Du coup, affirmer quelques paragraphes plus loin que les critères de sélection sont à repenser car « susceptibles d’être lestés de considérations indirectement discriminantes », est manifestement contradictoire (je corrige, dans la citation, une faute d’accord).

S’il y a dans l’organisation du concours et je cite la définition du droit européen – « une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre » mais « susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une race ou d’une origine ethnique donnée par rapport à d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but soient nécessaires et appropriés », il faut désigner clairement cette disposition, ce critère ou cette pratique, et l’abolir.

Or, ce critère ne peut pas être morphologique ou anatomique, puisque rien n’indique qu’il y a un lien entre couleur de peau et aptitude à la technique classique, comme l’affirment les auteurs eux-mêmes, et comme le prouvent des dizaines d’exemples dans le monde entier (en commençant, dès 1958, par les danseurs de la compagnie Alvin Ailey).

Les auteurs répètent encore : « il est très important d’éliminer du processus de sélection des biais défavorables aux enfants non blancs, et de parvenir à une procédure aussi inclusive que possible » (je corrige, dans la citation, une virgule mal placée).

Mais là non, plus, on n’arrive pas à en savoir plus. De deux choses l’une, me suis-je dit à la première lecture : soit ils tournent autour du pot, soit ils parlent pour ne rien dire. Au bout de la trentième, j’ai trouvé la réponse, que je vous livre – oui, c’est une manie – en trois temps :

  • Puisque rien ne prouve qu’un enfant « non blanc» soit statistiquement moins souple, moins fin, moins ouvert au niveau des hanches, il n’est pas besoin de changer ces critères de sélection puisqu’ils n’auront pas d’impact sur les résultats de la sélection (ils sont donc vraiment neutres : il n’y a pas de discrimination indirecte).
  • En revanche – rappelez-vous la première partie de cette longue série d’articles –, si un ou plusieurs membres du comité de sélection, voyant un enfant noir, font jouer dans le processus des jugements a priori du type « ce n’est pas pour lui», « elle va faire de gros muscles », « elle a les pieds plats » (donc, pour parler clairement, rejettent un gosse pour la couleur de sa peau), il s’agira tout bonnement d’une discrimination directe ;
  • Mais comme nos auteurs tiennent à souligner qu’il n’y a pas « actuellement» de « volonté discriminante explicite » (ce ne serait pas poli de dire le contraire), ils s’enferrent dans un raisonnement qui ne tient pas debout, et finissent par affirmer qu’il faut mettre fin à des discriminations indirectes dont ils n’ont pas précisé la nature ou l’impact, tout en empruntant au vocabulaire des discriminations directes, autrement dit, du racisme, dont ils ont pourtant écarté l’influence dans le processus.

Caramba, encore raté !

Résultat des courses : la mesure préconisée, si on parvenait à la sortir du flou, serait de toutes façons logiquement inutile, et donc sans effet. Tout cette confusion intellectuelle serait comique si elle n’instillait un soupçon éternel sur la technique classique, puisque pour être inclusif, il faudrait en changer les critères, sans savoir lesquels (ce qui condamne à tourner en rond dans le brouillard).

Le rapport ajoute brièvement d’autres suggestions, mais elles sont difficiles à décrypter, faute de lien entre la proposition résolument technocratique donnée en encadré (« redéfinir le projet d’établissement, en repensant ses relations avec l’extérieur et en fixant des objectifs de diversité et d’ouverture ») et le texte principal.

Dans ce dernier, on loue l’existence, depuis 2013, d’un stage d’été ouvert aux jeunes « venus du monde entier», mais c’est pour préconiser l’instant d’après une action au niveau local avec les écoles et les associations d’éducation artistique et culturelle autour de « projets communs ».

On passe ensuite à l’idée – dont le lien avec l’objet de la réflexion est obscur – d’ajouter des « cours de chorégraphie » au sein de l’École et à l’Opéra (dans le premier endroit, c’est peut-être prématuré).

Enfin, les auteurs remarquent que « ne permettre aux élèves qu’un baccalauréat littéraire tend à limiter l’ouverture et les possibles pour les jeunes qui s’engagent dans cette voie » et suggèrent de ne pas fermer la « voie scientifique . Cette proposition est carrément lunaire : si des parents ont besoin qu’existe un parcours « danse + maths » pour laisser leur rejeton s’inscrire à l’École de danse de Nanterre, c’est qu’ils font des calculs d’optimisation, et dans ce cas, il suffit de trois secondes, au maximum, pour ne pas le choisir (moins de chances en danse pour cause de fatigue, et la galère en maths pour cause d’horaires aménagés…).

Qui a lu le rapport ?

On va dire que je n’ai aucun respect, mais j’en viens à me demander si le rapport dont j’ai décortiqué quelques pages a été relu avant sa remise. Je ne suis pas sûr non plus qu’il ait été lu avec attention… En tout cas, je doute que les propositions concernant l’École de danse contribuent en quoi que ce soit à modifier la situation actuelle, tant elles sont iréniques (« décentrement géographique »), illogiques (« révision des critères de sélection ») et bureaucratiques (« redéfinir le projet d’établissement »).

En revanche – et ce sera l’objet de la dernière partie de cette longue saga – on peut  s’interroger sur les risques attachés au troisième type de recommandations, qui implique de compter, mesurer, jauger de manière trop appuyée une institution artistique à l’aune de critères externes à la sphère esthétique.

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Patrick Dupond (1959-2021) : portrait en maître de cérémonie.

Patrick Dupond. Drosselmeier dans le Casse Noisette de John Neumeier. Décembre 1993. Photographie Cécile W.

Patrick Dupond…

Comme beaucoup de gens de ma génération, je l’ai connu avant même de l’avoir vu. Le jeune prodige était partout depuis Varna en 1976. Il était étoile internationale avant d’avoir été étoilé à l’Opéra en 1980. Son « exposition médiatique », dirait-on aujourd’hui, était telle que je connaissais des détails de sa biographie avant même de tomber amoureux de la danse. Le journal de 13h, les Grands échiquiers de Jacques Chancel, Paris Match dans les salles d’attente…

Je n’ai pourtant pas rencontré le danseur sur scène avant ce point d’acmé de sa carrière où, revenu dans la maison dont il avait claqué la porte, il cumulait désormais les titres de directeur de la danse et d’étoile. J’avais acheté un billet pour un programme Serge Lifar et choisi une date en particulier parce que monsieur Dupond « avec un D comme Danseur » interprétait  Icare. Dans ce ballet-mythe, un imprudent s’approche trop près du soleil et termine sa trajectoire, après un tour de toboggan, par une très célèbre pose, mi-désarticulée mi-narcissique rendue iconique par son créateur, Serge Lifar…

Pour autant, ce soir-là, le coup de foudre n’eut pas lieu. J’avais trouvé que le formalisme d’Icare ne lui convenait pas. Il n’évoquait pas la statuaire archaïque comme un Charles Jude, l’autre titulaire du rôle. Et puis mon esthétique de la danse était déjà coulée au creuset de la génération suivante de danseurs, connue sous le nom de « génération Noureev » dont certains avaient pourtant le même âge que lui.

Patrick Dupond ne dansait pas avec le chic cristallin de ces nouvelles stars de la danse. Son style était un curieux mélange de lyrisme post-Lifarien et de bravura soviétique. Il pouvait se la permettre. Sa technique saltatoire était au-delà de l’exceptionnel. Je ne sais pas si j’ai assisté à quelque chose d’aussi hors du commun depuis.

Dans mes rencontres ultérieures avec Patrick Dupond-le danseur, il y aurait toujours la grande question de savoir si le rôle lui conviendrait ou non. Quoi qu’il arrive on savait qu’on n’allait pas voir Siegfried ou Basilio mais Patrick Dupond dans Siegfried ou Basilio. Les fortunes furent diverses. Pour moi, Dupond n’était pas un prince et pas vraiment un amoureux non plus.

Mon deuxième grand rendez-vous, Don Quichotte avec Sylvie Guillem, fut plus mémorable par l’électricité qui régnait dans la salle que par l’accord de style entre les deux danseurs (et personnellement, ce soir-là, ce fut la reine des Dryades d’Elisabeth Platel qui rentra dans mon panthéon personnel).

Son Lac des Cygnes version Bourmeister avec Marie-Claude Pietragalla était un « presque ». J’écrivais alors une de mes premières tentatives critiques, ayant vu toutes les distributions : « Patrick Dupond reste pour sa part égal à lui-même. Il fait de fort bonnes choses – très présent sur scène, son interprétation psychologique est sincère et homogène – et quelques fort mauvaises comme au 3e acte où il se livre à ses traditionnelles interprétations chorégraphiques certes pleines de bravura mais teintées d’un maniérisme insupportable ». Dans Roméo et Juliette, aux côtés de Monique Loudières, il m’avait davantage convaincu. Aimait-il d’Amour sa Juliette ? Qui sait? Mais il communiquait à merveille le sentiment d’urgence et de fièvre des amours adolescentes.

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Au final, Patrick Dupond m’aura néanmoins marqué de manière indélébile dans deux rôles de maître de cérémonie, et dans deux ballets de John Neumeier.

Son Puck dans le Songe d’une nuit d’été convenait à merveille à sa personnalité d’éternel enfant facétieux et à sa technique explosive, ses jetés époustouflants se muaient naturellement en galipettes, véritables rodomontades. Sa science du « rattrapé » (combien de quintuples pirouettes se sont-elles presque achevées de dos pendant sa carrière ?) faisait merveille dans la scène où Puck, chaussé des binocles d’Héléna, se cognait dans tout et tous tel un bateau ivre. À la fin du ballet, Puck redevenant Philoctète, maître de cérémonie de Thésée, si Dupond surjouait à dessein la solennité affairée du larbin chic, c’était pour rendre d’autant plus palpitant le moment où, n’y tenant plus, il tombait une dernière fois le masque pour redevenir l’organisateur des plaisirs d’Obéron.

Patrick Dupond et Elisabeth Platel dans Casse-Noisette de John Neumeier. Décembre 1993-Janvier 94. Photographie Cécile W.

C’est encore dans le rôle d’un autre maître de cérémonie que Dupond m’a marqué durablement : son Drosselmeier-Petipa dans le Casse-Noisette petersbourgeois de Neumeier, figure paternelle et facétieuse avec la Marie d’Elisabeth Maurin et mentor-Pygmalion presque jaloux avec la Louise d’Elisabeth Platel, grande ballerine des Théâtres impériaux.

Ce rôle allait bien à la star Dupond. N’était-ce pas précisément ce qu’il était à ce moment-là dans la « vraie vie » ?

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 *                                                              *

Car je retiendrai surtout de Patrick Dupond son rôle de danseur-directeur, qui présida au destin du ballet de l’Opéra entre 1990 et 1995. Il ne fut en aucun cas une star égocentrique rejouant ses succès passés ou commandant des œuvres sur mesure à des chorégraphes (excepté le fastidieux Grand Pas de Twyla Tharp pour une soirée de gala): les artistes de sa compagnie étaient au centre de sa stratégie.

C’étaient deux remarquables soirées de Pas de deux aux antipodes de la chicherie traditionnelle de la maison: à l’une, entre étoiles de l’Opéra, succédait une autre durant laquelle chaque star maison dansait avec une star invitée d’une grande compagnie étrangère. On n’a pas revu cela depuis 30 ans…

C’étaient aussi des émissions de télévision où le directeur défendait chaleureusement les talents de sa troupe,  comme dans ce Musiques au cœur d’Eve Ruggieri au moment de la reprise de Don Quichotte en 1990. Les extraits de cette émission ressurgissent régulièrement sur les réseaux sociaux : le pas de deux Legris-Loudières et le solo de la reine des Dryade de Platel dans le Grand Foyer. Il est dommage que l’extrait de l’acte 1 entre Dupond et Florence Clerc soit si difficile à trouver ; il était savoureux et tendre.

Lors de la soirée d’ouverture de sa première saison en tant que directeur, le grand défilé avait été rejoint par l’ensemble des étoiles passées de la compagnie. Une fois encore, Patrick Dupond détonnait dans cette maison ordinairement en défaut d’anamnèse.

 

À son départ, cette ouverture et cette promotion des danseurs ont connu une fin. Sa succeseure aura voulu que sa programmation soit la star, laissant la jeune génération d’interprètes tomber sous le radar de la presse, clôturant à terme les années d’or de la suprématie des danseurs hexagonaux ; cette suprématie sans doute initiée un jour de juillet 1976 lorsqu’un très jeune homme au nom ridiculement français avait obtenu une médaille d’or et un grand prix de Varna au nez et à la barbe de tout le gotha de la danse russe.

 

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A Toulouse : ce que Noureev me dit 1/2

Photo Patrice Nin / Théâtre du Capitole

Photo Patrice Nin / Théâtre du Capitole

Programme « Dans les pas de Noureev ». Ballet du Capitole. Toulouse. Samedi 20 octobre (soirée) et dimanche 21 octobre (matinée).

Pour son début de saison, le ballet du Capitole reprenait un de ses programmes les plus réussis et ambitieux de ces dernières années, «Dans les pas de Noureev », qui avait enchanté notre saison 2014 lors de sa tournée en région parisienne. Pour cette reprise « améliorée », on se réjouissait de deux additions à la liste des pièces présentées par une troupe profondément renouvelée (peu des solistes d’alors faisant encore partie des rangs): le grand pas hongrois de Raymonda et le pas de deux «du tabouret » de Cendrillon.

Revoir une pièce de Noureev, c’est toujours un moment de bilan. Il faut se confronter à ses souvenirs et à ses attentes, ne pas se laisser happer par elles, tout en mettant le curseur au plus juste de ce sur quoi on ne peut transiger.

Et il faut bien reconnaître que pour Raymonda, le compte n’y est pas. La compagnie en elle-même n’est pourtant pas à mettre en cause. Le corps de ballet, cela se voit, a beaucoup travaillé même si ce travail se voit encore trop. L’entrada manque un peu d’allant et, pour tout dire, de respiration. Mais dans la coda l’ensemble du ballet retrouve cette énergie de cohésion qui lui est si particulière.

Du côté des soli, il y a également des sujets de contentement. Lors des deux représentations auxquelles il m’a été donné d’assister, les « Henriette » pour la variation hongroise aux sauts atteignaient, chacune à leur manière, les critères requis. Kayo Nakazato, une nouvelle venue, est musicale. Ses jambes sont prestes et ses bras sereins. Elle a, de surcroît, une manière de regarder le chef d’orchestre ou la salle, un peu par le dessous des cils, très « Opéra de Paris » (le 20). Dans le même rôle, Tiphaine Prévost n’est pas en reste : épaulements, ballon et style français sont au rendez-vous (le 21). Dans le pas de trois « de Clémence » (une variation libre de Noureev sur la chorégraphie traditionnelle russe), Alexandra Sudoreeva a de jolies lignes et de jolis bras. L’ensemble a un certain chic.

Kader Belarbi a décidé d’étoffer le grand pas en interpolant le duo de Bernard et Béranger extrait de l’acte un (une création de Noureev pour mettre en scène la compétition entre les deux talents prometteurs de l’époque : Laurent Hilaire et Manuel Legris). Philippe Solano (le 20) et Minoru Kaneko (le 21) relèvent le gant, mais leurs partenaires sont à chaque fois en-deçà des attentes. On aurait aimé voir danser les deux demi-solistes ensemble. Dans le cas précis de Solano, on s’est pris à regretter l’absence de son partenaire d’autrefois, Mathew Astley, parti sous d’autres cieux chorégraphiques, avec lequel il formait souvent des duos à la fois contrastés et complémentaires.

Raymonda. Costumes d’après Nicholas Georgiadis pour la production 1983 à l’Opéra de Paris. Un enchantement or et rouge.

Mais ce qui pèche en tout premier lieu, ce ne sont pas nécessairement les danseurs. C’est la production choisie pour accompagner cette entrée au répertoire. Car on a pu mesurer avec les représentations toulousaines combien la production de Nicholas Georgiadis pour le ballet de l’Opéra de Paris en 1983 était partie intégrante de la Raymonda de Noureev. Lors de la soirée de samedi, après l’enchantement orchestral de l’ouverture (les cordes, les cuivres donnent le frisson : voilà un orchestre qui mériterait d’être dans la fosse à Paris), on a été profondément déçu de voir le rideau se lever sur un plateau vide habillé de rideaux noirs et de deux chiches lustres en cristal (dans le ballet complet, on voit les danseurs du grand pas festoyer avec les deux jeunes mariés sur la fin de l’ouverture, ce qui adoucit ensuite un peu la structure à numéro du grand pas). Tout ce qui restait de l’enchantement mordoré de Raymonda était contenu dans les éclairages du plateau. Les costumes utilisés ici, en harmonie de rouges et violets, adéquats mais un peu lourds, sentent la poussière des magasins. On se croirait devant un Thème et Variations vaguement magyarisé. Les collants violet foncé ne sont pas forcément avantageux pour les postérieurs de certains des messieurs. Les Jean de Brienne ne s’en laissent pas compter pour autant. En soirée, Ramiro Gomez Samon danse sa partie avec son impressionnant ballon mais aussi avec une belle élégance. S’il se montre moins à son aise dans les subtilités noureeviennes (les doubles pirouettes attitude du début,  ou encore celles achevés par un battement à la seconde), il accomplit une performance digne d’être saluée. En matinée, Davit Galstyan, parvient à trouver sa voie dans une technique qui n’est pas faite a priori pour l’avantager. Par le métier et le talent d’interprète, il parvient à donner une consistance de personnage à ce rôle purement technique.

Costume de Raymonda, Nicolas Georgiadis. Les bracelets : pas qu’une question « chiffons »

Si l’on retourne une dernière fois au département de la couture et de l’accessoire, c’est pour une raison plus grave car plus dommageable. Dans la production toulousaine, Raymonda troque en effet les lourds bracelets byzantins de la production Noureev pour de la dentelle à sequins. Cette omission rend incompréhensible le hiératisme des bras de la ballerine pour la célèbre variation. La fameuse « claque », décriée par les tenants de la tradition russe, ne se comprend que si la ballerine est couverte de bracelets de bras et de poignets à pierreries en cabochon. Le contresens est parfois rendu cruellement patent. Katerina Shalkina (le 20), une fort belle danseuse longiligne, tombe dans les pièges d’une approche mal digérée de la tradition Noureev. Sans doute trop obnubilée par la célèbre captation de la variation par Sylvie Guillem, elle ferme ses cinquièmes comme on ferme les verrous d’une porte de prison et accompagne sa « claque », forte à vous décrocher le tympan, d’une tension dans les épaules qui se répercute parfois par un petit hochement de tête. Le 21, Natalia de Froberville est beaucoup plus fine mouche. Dans un joli style, elle trouve un intelligent compromis entre la sensibilité de l’école russe et le côté altier du style français. Sa claque est sonore sans être exagérée. Les bras surtout sont corrects. Et c’est miracle si on considère que la danseuse doit tenir compte d’une haute tiare à strass qui aurait été plus à sa place à l’acte 3 de Casse-Noisette. Les poses à équilibres de la variation peuvent être occasionnellement précautionneuses mais ceux des retirés de la coda sont très réussis. L’accélération finale de relevés-développés sur pointe ne manque pas de brio.

Natalia de Froberville. Raymonda. Photographie David Herrero

On  souhaite vraiment qu’un jour, les danseurs du ballet du Capitole puissent, comme dans La Bayadère, porter les costumes de la production d’origine. On leur souhaite aussi de pouvoir danser ce programme avec un agenda moins resserré  que sur cette série de spectacles. En effet, l’entrée du pas hongrois de Raymonda aurait été en partie décidée pour des raisons budgétaires : les décors de Don Quichotte (qui clôturait la première mouture de « dans les pas de Noureev ») étant coûteux à transporter. Mais ce qui est économisé sur les décors, ce sont les danseurs qui en paient le prix. Le grand pas de Raymonda est plus gourmand en solistes que le troisième acte de Don Quichotte. Sur une série de spectacles si courte (trois des six représentations ont eu lieu en l’espace d’un weekend), ceci a conduit à recourir à certains danseurs nouveaux venus nécessairement moins expérimentés. Dans le pas de quatre des garçons, celui aux doubles tours en l’air, le résultat fut très mitigé (particulièrement le dimanche en matinée). Sur un tel programme, cela revient également à demander aux solistes de multiplier les prises de rôle pour assurer la deuxième partie du spectacle essentiellement constituée de pas de deux.

Le dimanche, la fatigue était parfois palpable même si les danseurs ont vaillamment relevé le défi.

[à suivre]

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La Sylphide : Révolution ou circonvolution?


La Sylphide (Taglioni-Lacotte / Schneitzhoeffer). La génération des confirmés. Ould-Braham  / Heymann / Hurel, 5 juillet 2017. Pagliero/ Hoffalt/ Colasante, 10 juillet 2017.

On reconnaît les grands ballets aux possibilités multiples qu’ils offrent aux interprètes très différents qui se sont essayés aux rôles principaux. La Sylphide est, de ce point de vue, un ballet dangereux. Qu’on parle de l’original perdu de Taglioni ou de sa reconstruction inspirée de Pierre Lacotte, la Sylphide a tendance à enfermer les interprètes et le public dans une attitude archétypale. La créatrice du rôle, Marie Taglioni, ne parvint jamais vraiment à se défaire de l’image qu’avait forgée d’elle son père en pinçant ce ballet sur elle. Qu’on en ait fait une fille de l’eau (La Fille du Danube), une fille du feu (La Gitana) ou encore une paysanne à la limite de l’idiotie (Nathalie ou la laitière suisse), Taglioni resta toujours pour le public la « fille de l’air ». En 1837, la grande rivale de Taglioni, la blonde autrichienne Fanny Elssler, s’essaya à la Sylphide et quand elle mit ses jolis pieds dans la Fille du Danube, il y eut une émeute dans la salle. Les partisans de Taglioni et d’Elssler s’entre-déchirèrent et les claqueurs des deux camps s’échangèrent quelques gnons.

Depuis l’entrée de la reconstitution de Lacotte au répertoire de l’Opéra en juin 1972, si on n’a jamais atteint ces extrêmes, l’opiniâtreté du public ne s’est pas démentie. Pour la première génération, il y avait les tenants de Thesmar-Denard et ceux de Pontois-Atanasoff. Dans la période suivante, il y avait les Platelistes et les Loudiéristes.

Pour ma part, je fus un Plateliste convaincu. Elisabeth Platel fut ma première Sylphide et elle dressa le standard auquel se sont confrontées toutes les autres Sylphides depuis, qu’elles s’appellent Pontois, Loudières ou encore Thesmar dans le film de 1972.

La Sylphide est pour moi cette grande dame du faubourg Saint-Honoré comme savait si bien les dépeindre Balzac, traitreusement parée de blanc virginal, qui pose un regard tendre et amusé sur un jeune poète bourré de talent mais encore un peu brut de décoffrage.

Autant dire tout de suite que la Sylphide de Myriam Ould-Braham m’a transporté aux antipodes de mes attentes.

Car Myriam Ould-Braham est plus une sylphide dans l’esprit de Bournonville que dans celui de Taglioni. C’est un poussin à peine éclos qui s’est échappé du nid. Plus qu’une nuée vaporeuse, c’est le rayon de lumière qui passe au travers des facettes d’un verre de cristal. La Sylphide d’Ould Braham ne porte pas de bijoux : les colliers et les bracelets de perles ne sont que des fragments de la coquille qu’elle vient de briser pour la quitter. Dans sa danse, cela ce traduit par des équilibres qui sont tenus sans être à proprement parler suspendus, donnant une charmante impression de fragilité : sa sylphide volette plus qu’elle ne vole, elle vient juste d’apprendre. Il n’empêche qu’elle reste insaisissable. La clarté et l’incisif du bas de jambe expriment le côté fugitivement mutin, presque enfantin, de la Sylphide qui s’amuse avec son nouveau camarade, James. Le haut du corps reste en revanche calme et harmonieux.  Ceci se confirme au deuxième acte lorsqu’elle batifole au milieu de ses compagnes plus âgées. Elle joue de sa tête mobile au dessus du cou pour exprimer toutes sortes d’émotions, de l’amusement (une légère inclinaison) au dépit (une tête baissée sur la corsage, boudeuse) lorsque James la taquine avec l’écharpe.

Mélanie Hurel (Effie)

Mathias Heymann est un James dans le même ton que sa sylphide. Son ballon époustouflant, son plié profond et onctueux et son parcours énorme parlent d’élévation d’âme, de générosité mais aussi d’un caractère insatiable propre à l’adolescence. C’est tout le drame de ce James qui aime sincèrement la douce Effie (dans la première rencontre avec la Sylphide, il fixe soudain son regard – on aimerait dire fige – sur l’anneau qui le lie à Effie et congédie la Sylphide sans ménagement avant de se jeter avec fougue vers la cheminée pour l’empêcher de s’échapper) mais qui recherche peut-être dans la facétieuse fille de l’air les jeux d’enfants qu’il pratiquait avec sa fiancée terrestre, avant qu’elle ne devienne une jeune femme posée. Lorsque James attrape la Sylphide avec l’écharpe empoisonnée de la sorcière au deuxième acte, il a ce sourire triomphant des gamins qui ont réussi un mauvais tour. La suite tragique n’en est que plus poignante.

À l’unisson de cette proposition, Mélanie Hurel portraiturait à merveille une aimante fiancée. Ses affres étaient particulièrement touchantes pendant le pas de trois de l’Ombre car cette belle danseuse n’essayait pas, comme certaines Effie le font parfois, de montrer qu’elle pourrait danser aussi la Sylphide (ce qu’elle a d’ailleurs fait avec beaucoup de grâce lors des deux dernières reprises de ce ballet).

Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann (La Sylphide et James)

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Avec Ludmila Pagliero, on est davantage en terrain connu. Je retrouve ici une Sylphide plus proche de mon archétype. Par son moelleux, son élégance, sa danse crémeuse et silencieuse, Pagliero évoque à merveille la Sylphide-nuage, le rêve du poète. Pour autant, son interprétation est très personnelle. Sa sylphide n’embrasse pas James endormi dans son fauteuil sur le front, elle le lui caresse.

Josua Hoffalt est le parfait James pour cette Sylphide. Même si sa technique n’est pas aussi raffinée que celle de Mathieu Ganio (jadis) ni aussi explosive que celle d’un Heymann, il incarne le mâle, un tantinet rustaud mais bourré de charme comme personne. Son James a le sens de l’honneur aussi. Tout l’acte 1 tourne autour de l’anneau des noces. James, le front soucieux, se serre nerveusement la main pendant toute sa première rencontre secrète avec la Sylphide. Pendant le pas de trois de l’ombre, la Sylphide-Pagliero lui caresse une fois encore cette main, préfigurant le vol de la bague à la fin de l’acte. En Effie, Valentine Colasante a ce qu’il faut de taqueté et est suffisamment dans la terre pour s’offrir en contraste face à sa rivale surnaturelle. James est tiraillé entre ce duo antithétique inspiration-devoir. Effie a beau porter le voile marial à la fin de l’acte, c’est la sylphide qui est le voile. On comprend pourquoi c’est elle que James suit dans les bois.

Au deuxième acte, James vit un rêve toujours un peu obscurci par le remords. Son rapport avec la Sylphide culmine dans l’adage aux portés suspendus. Le buste de Pagliero se cambre, comme libéré de la corolle du tutu, au dessus de la tête de son partenaire. C’est le moment ou Josua-James lâche enfin prise. C’est hélas aussi le moment où le rêve se brise.

Ludmilla Pagliero est charmante dans son badinage autour de l’écharpe et purement pitoyable lorsque celle-ci lui donne la mort. Lorsqu’elle redonne l’anneau maudit à James, celui-ci serre une fois encore sa main comme au premier acte. Sa prescience était juste.

Ludmila Pagliero et Pierre Lacotte

Plus que Platel, ma référence première, je rapprocherais la Sylphide de Pagliero de celle de Carole Arbo. Avec la Sylphide, il vous faut toujours une ballerine qui saura vous faire évoluer en douceur vers l’étape suivante de votre histoire avec ce ballet : Carole Arbo a été celle-là pour moi. D’autres ont eu Claude de Vulpian.

Claude de Vulpian qui a justement fait répéter Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann pour une Sylphide que je n’étais pas prédestiné à aimer mais qui m’a, au final, apporté autant de joie que celle de Pagliero et Hoffalt.

Une révolution personnelle? Plutôt une circonvolution : on revient toujours à la Sylphide.

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Boires et déboires d’un soir de Gala

P1100575En ce soir de gala, j’ai sacrifié au plaisir coupable de la montée du grand escalier, lequel était recouvert pour l’occasion de fleurs de glycine artificielles qui lui donnaient un petit côté « grande serre chaude du Jardin des plantes ». Bravant le dress code annoncé, j’avais introduit dans mon costume de pingouin une note de couleur acidulée du plus bel effet. Las,  James, qui n’avait pas résolu son problème de pantalon depuis la cérémonie des Balletos d’or avait décidé … de n’en point porter. Il eut donc -le bougre- plus de succès que moi, même si ce ne fut pas toujours exactement celui qu’il avait escompté. Tant pis, je me referai l’année prochaine.

Cela dit, la question qui me taraudait était : « Pourquoi, mais pourquoi un gala ? ». Suivant Fenella qui avait balayé d’un revers de main l’éventualité d’assister à cet évènement mondain (« A New York, ils en sont arrivés à en faire trois par an pour chacune des deux compagnies, c’est galvaudé ! »), je me demandais bien pourquoi il fallait absolument encore aller chercher des « patrons » pour un théâtre aussi grassement subventionné que l’Opéra de Paris. Heureusement, Benji, le nouveau seigneur et maître de la compagnie parisienne, s’était chargé, dans le luxueux programme d’ouverture de saison de répondre à ma question :

« Pourquoi organiser un gala pour l’ouverture d’une nouvelle saison ? [C’est] bien sûr [pour] permettre à une plus large audience de découvrir nos extraordinaires danseurs »

Ma foi, si l’on en juge à l’aune du nombre de douairières « enstrassées » et de nœuds-pap stressés qui regardaient, l’air interloqué et suspicieux, le premier loufiat de cocktail leur expliquer qu’ils étaient ici en « première loge » et que le « balcon », c’était l’étage du dessous, l’objectif semblait atteint. On avait bien amené à l’Opéra un « nouveau public ».

Restait à savoir si on en avait apporté en quantité suffisante. Juste avant le lever du rideau sur la nouvelle pièce du directeur de la danse, le parterre d’orchestre ressemblait encore à un texte à trous. Mais fi de mondanités. Passons aux choses sérieuses.

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P1100585« Clear, Loud, Bright, Forward » n’est pas une pièce sans qualités. Dans un espace précieusement minimaliste qui tend vers les installations de Forsythe (un espace en cube fermé au début par un rideau translucide avec 3 luminaires industriels se déplaçant de manière oblique, de jolis cyclos aux couleurs étudiées, des raies lumineuses très graphiques), les danseurs, parés de costumes aux reflets argentés, s’emparent avec aise d’une chorégraphie tout en fluidité et en épaulements, somme toute très néoclassique. On admire surtout dans ce ballet la bonne gestion des masses de danseurs qui s’attroupent ou se déplacent en groupes fluctuants, jamais statiques. Ils se déroulent en vagues successives parfois perturbées par l’irruption d’un duo ou d’un solo.

Les références sont claires. Millepied convoque ses maîtres. De Balanchine il cite les gracieux chapelets de danseuses qu’on retrouvera dans Thème et Variations alors que pour l’ambiance on penserait plutôt à Symphony In 3 movements (une référence qui pourrait s’appliquer également à la musique de Nico Mulhy qui rappelle Stravinsky dans sa période néo-classique). Robbins n’est pas loin non plus. Trois duos se distinguent particulièrement pour nous, avec autant de passes aux humeurs différentes : Marion Barbeau et Yvon Demol sur le mode enjoué – la demoiselle parcourt goulument la scène en glissés sur pointe (de nos jours on n’échappe jamais vraiment à une petite référence à Forsythe) -, Baulac et Marchand sont dans les enroulements intimistes et passionnés ; dans le troisième duo, Eléonore Guérineau, tout en oppositions de dynamiques, dégage avec son partenaire l’énergie d’une dispute. Doit-on y voir une référence aux trois couples d’In The Night?

Mais voilà, ce qui faisait le génie de Robbins et celui de Balanchine était de laisser la place, dans leurs pièces sans argument, à de multiples histoires induites entre les protagonistes de leurs ballets. Chez Millepied, les corps se rencontrent plutôt harmonieusement, toujours intelligemment, mais les danseurs n’ont jamais l’occasion de projeter autre chose que leur belle « physicalité ». Ils ne forment jamais un authentique « pas de deux » et ne nous racontent pas leur histoire. La tension émotionnelle reste égale durant tout le ballet.

Le sens de la pièce reste donc désespérément abscons. Pour ma part – et c’est regrettable – le groupe final, un tantinet  grandiloquent, entouré d’ombres portées d’aspect industriel, soudain associé au titre vaguement « Lendemains qui chantent » du ballet, m’a fait penser à une sculpture rescapée du réalisme soviétique, arrivée là on ne sait trop comment.

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On retrouva donc avec soulagement les fastes du cocktail d’entracte, ses petits canapés et autres douceurs très libéralement arrosés de champagne. Félicitations aux chefs. Ils ont bien mérité leur addition aux pages biographiques du programme.

Franchement, pour déguster ces amuses papilles, je conseillerais plutôt les étages de loges. Garnier reste un théâtre de son temps. Les dégagements des espaces publics à l’orchestre et au balcon ont été pensés pour une population exclusivement masculine qui emploierait les pauses entre deux actes à visiter les loges de ces dames ou à passer derrière le rideau pour les plus chanceux. De nos jours, c’est une véritable tuerie. On y risque à tout moment de s’y essuyer les pieds sur les escarpins d’une ancienne first lady. Retournons donc aux premières loges. « Crac, c’est bon ! Une larme (de champagne) et nous partons ».

Juste avant la deuxième partie, la salle est désormais pleine à craquer. Nous nous garderons bien de commenter ce prodige… Poinsinet, le fantôme assermenté de l’Opéra, nous a juré qu’il n’y était pour rien.

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P1100599Pour  Thème et Variations, un bijou balanchinien resté trop longtemps absent du répertoire de la maison, il n’y a pas de décor carton-pâte comme dans la plupart des autres productions de ce ballet. Deux lustres en cristal évoquent le palais jadis voulu par Balanchine. Les costumes pour les filles du corps de ballet d’un bleu lapis lazuli ont bien des tons un peu criards mais ils restent infiniment préférables à certaines petites horreurs qu’il nous a été donné de voir ailleurs. Laura Hecquet, ballerine principale de cette soirée, accentue le haut du corps avec élégance et charme, cisèle les pas … quand elle le peut. Car Thème ne s’offre pas facilement aux longues danseuses. En 1994, Elisabeth Platel, pourtant ma favorite d’alors, ne m’avait pas ébloui aux côtés de Manuel Legris. La vitesse des deux variations féminines ne permettait guère à la demoiselle les grands déploiements de lignes, sa spécialité. J’avais préféré Carole Arbo. Les petits gabarits ou les danseuses plus compactes réussissent mieux : en 2011, Jeanette Delgado du Miami City Ballet nous avait époustouflé par sa prestesse. Au New York City Ballet, Megan Fairchild a mis à sa couronne cette gemme incomparable. L’idéal serait en fait une petite danseuse dotée de longues lignes. Il y en a bien une dans la compagnie, mais on devra se faire une raison cette saison… Laura Hecquet tire néanmoins plutôt bien son épingle du jeu. Josua Hoffalt, quant à lui, très à l’aise dans les variations – haut du corps très noble, beaux bras, relâché du bas de jambe, preste et précis – a le bon gabarit. Mais son adéquation avec le rôle explique aussi sans doute l’aspect mal assorti du couple qu’il forme avec sa partenaire. Malgré un beau travail de partnering, Melle Hecquet reste trop grande pour monsieur Hoffalt. On reverrait bien ces deux danseurs dans ce ballet, mais avec des partenaires différents.

P1100665L’ennui des soirées de gala est qu’elles offrent souvent un programme tronqué afin de laisser la place aux mondanités. Il nous faudra attendre pour parler d’Opus 19, The Dreamer. Fenella, fine mouche, s’est réservée pour la première et en a fait depuis le zénith de sa soirée. En guise de consolation, on donnait le grand défilé du corps de ballet. Mais en était-ce une ? Sans doute pour faire plaisir au directeur musical actuel, grand admirateur de Richard Wagner, on avait décidé de le présenter non plus sur la marche des Troyens de Berlioz mais sur celle de Tannhäuser. La transposition n’est pas des plus heureuses. La marche de Wagner n’a pas la sereine majesté de celle de Berlioz. Elle comporte de surcroît des changements de rythme (notamment entre l’introduction et la marche à proprement parler) qui gênent la marche des petites élèves de l’école de danse. Les qualités de cette page deviennent ici des défauts. Le pupitre des violons se lance parfois dans des volutes mélodiques propres à la danse qui font paraître le défilé, une simple marche, encore plus militaire qu’il ne l’est habituellement. S’il est vrai que Léo Staats a jadis réglé un premier défilé sur cette musique en 1926, il n’est pas dit que sa mise en scène ressemblait à celle voulue par Lifar et réglée par Aveline en 1945.

C’était de toute façon faire beaucoup d’honneur à un chef d’orchestre qui s’est contenté, par ailleurs, de délivrer une interprétation raide et sans charme du Thème et Variations de Tchaikovsky.

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Mrs. B a dit

P1000938Dans 500 jours, Brigitte Lefèvre quittera la direction de la danse de l’Opéra de Paris. Il faut s’y préparer. Il faudra s’y habituer.

On regrettera son œil si prompt à repérer les bons danseurs. Ses coups de génie en matière de programmation. Ses déclarations publiques si inspirantes. Il reste à espérer qu’elle ne nous quitte jamais vraiment : gageons qu’elle deviendra, telle une Ninette de Valois républicaine, une légende vivante et bienveillante, régalant danseurs et amateurs de ses conseils et de ses souvenirs. On sourit déjà à l’idée de la croiser encore longtemps à Garnier, toujours souriante et débonnaire, les soirs de spectacle.

Le site officiel de l’administration française l’a déjà honteusement mise à la retraite  (Edit : grâce à notre action cet outrage a été réparé). Il lui reste pourtant tant à faire et à donner. À l’heure où tous les toutous culturels que compte le sot Paris frétillent du museau à l’approche de Benjamin Millepied, son successeur, il ne faut pas craindre de le proclamer haut et fort : Brigitte, nous, on t’aimera jusqu’au bout !

D’ici la date fatidique, nous aurons maints événements à vivre ensemble, qui seront autant de jalons vers l’au-revoir. Sachez déjà qu’aux alentours de J-100 (juillet 2014), il y aura une « Carte blanche » à Nicolas Le Riche, la première depuis celle donnée à Jean Guizerix en 1990. Et tant pis pour les esprits chagrins, fielleux, tordus et rabougris qui se demandent pourquoi Élisabeth Platel, Laurent Hilaire, Manuel Legris, José Martinez ou Agnès Letestu n’ont pas eu ou n’auront pas droit au même traitement : ces ballots sceptiques n’ont pas le sens des valeurs aussi sûr et affûté que celui de notre bien-aimée directrice qui, en 20 ans de règne, a su faire des nominations d’étoile un fascinant jeu d’am stram gram.

Prions pour que de vrais poètes chantent la contribution considérable de Brigitte Lefèvre à l’épanouissement des arts du spectacle au XXIe siècle. Plus modestement, et dans l’esprit de service public du commentaire de danse qui est le nôtre, nous avons souhaité recenser, sans souci d’exhaustivité, quelques citations inoubliables de notre chère artiste-directrice. En espérant que sa lecture aidera les amateurs de ballet à passer le cap de son départ, et – de temps à autre, quand la nostalgie sera trop mordante – à garder présentes, pour l’éternité, ses pensées.

– Elle a une énergie qui nous laisse tout pantelants d’espérance : « J’ai programmé la saison 2014/2015 et il faut que je m’arrête pour ne pas faire 2016, emportée par mon élan ! » (Culture Box, 6 mars)

– Son art de parler d’elle quand elle témoigne sur un autre confine au sublime (à propos de l’hommage à Noureev du 6 mars 2013) : « J’ai vu pour la première fois Noureïev quand j’étais à l’école de danse. Puis, partagé la même scène que lui au Palais des sports lorsqu’il dansait Le Lac avec Noëlla Pontois. Il me regardait dans la danse espagnole, me disant qu’il cherchait à comprendre mon succès. Quand j’ai pris la direction du Ballet, il m’a souhaité du courage. C’est moi ensuite qui étais là quand il a créé La Bayadère».  (Le Figaro, 26 février)

– C’est elle qui a quasiment découvert Benjamin Millepied, les paris les plus fous, ça la connaît, et elle connaît tout le monde :  « On n’a pas eu le temps de se voir depuis que cette nomination a été annoncée. J’ai la fierté de l’avoir mis en scène pour la première fois à l’Opéra de Paris en 2008. Il a une carrière fulgurante. Je reconnais beaucoup de qualités à Benjamin, pour preuve je lui ai demandé pour la saison 2014/2015 de chorégraphier Daphnis et Chloé sur une musique de Ravel. J’ai souhaité que ce soit Daniel Buren qui en soit le scénographe. Ils sont en train de travailler, on vient de se saluer. C’est quelqu’un dont j’apprécie l’œil, le regard artistique, la curiosité, mais c’est un grand pari. Après 20 ans d’une direction, il fallait peut- être ça, retenter un pari. Cela a été un pari quand on m’a nommé, c’est un pari de le nommer. » (Culture Box, 6 mars)

– Quand elle dresse un esquisse de bilan de son mandat, ça parle : « Ce que j’ai osé, c’est de faire en sorte que le public de l’Opéra – plus de 350 000 spectateurs pour le ballet de l’Opéra – vienne voir un spectacle très contemporain, et cela lui paraît normal. On est au XXIe siècle, bien évidemment vive le Lac des Cygnes et Giselle et tout ça, que nous aimons profondément, mais que les plus grands artistes chorégraphient pour le ballet de l’Opéra de Paris, c’est formidable. (…) C’est ce que j’aime maintenant : voir qu’on présente en même temps, par exemple, La Bayadère  et un autre programme, avec l’Appartement de Mats Ek (l’autre ballet est un peu plus classique) : le même succès, le même enthousiasme, la même troupe, le même théâtre, et c’est de la danse » (Conférence Osons la France – 2012; la transcription ne conserve pas toutes les chevilles du langage oral ; « l’autre ballet » est Dances at a Gathering, de Jerome Robbins)

– Elle a le sens de la propriété et son propos est si dense qu’il faut longtemps en chercher le sens : « Je ne considère pas mes étoiles comme capricieuses : elles sont exigeantes par rapport à elles-mêmes. Du côté de l’Opéra de Paris, la plupart des artistes comprennent cette logique de troupe avec beaucoup de spectacles. Ils sont très singuliers par rapport à l’ampleur des rôles. Il ne s’agit pas de bons petits soldats. Et je n’ai pas envie d’ailleurs qu’ils soient tous pareils ! » (Paris-Match, août 2012)

– Parlez-moi de moi, y a que ça qui m’intéresse (sur les raisons de l’attrait qu’exerce le Ballet de l’Opéra sur les danseurs) :  « Il y a un socle commun, qui n’a jamais cessé d’évoluer, qui joue le rôle de tremplin. En même temps, il y a toujours une volonté de valoriser la personne, son intériorité. J’ai moi-même été  biberonnée à cette école » (Direct Matin, 15 avril)

– Elle a bon goût et nous espérons qu’elle deviendra une amie : « J’adore les Balletonautes, ils me font trop rire » (New York Times, 29 février 2011, page 12).

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Gala du tricentenaire : le doux parfum des fleurs

P1040542Pour qui a assisté, il y a un peu plus d’un mois, au calamiteux « hommage à Rudolf Noureev », se rendre à l’Opéra Garnier pour une célébration du tricentenaire de l’École française de danse pouvait être source de douloureuses incertitudes.

Pourtant, en ce début de semaine au ciel incertain, le tapis rouge est déroulé sur la place de l’Opéra. À l’intérieur, les rambardes des balcons disparaissent sous les fleurs dans une tonalité de camaïeu de roses. À l’occasion du gala de l’Arop, l’architecture du Palais Garnier reprenait sa fonction initiale : non plus seulement un des plus ébouriffants décors muséaux que Paris ait à offrir, mais la cathédrale mondaine de la bonne société. Comme dans les gravures de l’inauguration du bâtiment en 1875, les messieurs, sanglés dans leur smoking noir, laissaient aux dames le périlleux exercice d’évoquer l’étendue supposée de leur compte en banque et étalaient par là-même leur propre manque d’imagination [Vous l’aurez compris, votre serviteur arborait crânement la couleur, imitant ainsi Théophile Gautier et son gilet rouge].

Mais ce n’est pas tout ! Ô luxe suprême, même les toilettes sont fleuries et, ce qui touche à l’exceptionnel, propres.

Tant de merveilles étaient-elles de bon augure pour la soirée de célébration proprement dite (qu’on pourra voir sur Arte le 28 avril) ? Le vieil habitué que je suis a appris à rester circonspect, suivant ainsi le célèbre « proverbe du site web de l’Opéra » : « Clique sur le site de l’Opéra, tes yeux n’en croiras pas / Utilise l’application ? Le fond, tu toucheras  ».

Fort heureusement, à l’inverse des théorèmes qui sont, par essence, faits pour être vérifiés, les proverbes sont le plus souvent infirmés. C’est cette règle dont on a pu faire l’expérience lundi soir. Le programme présenté, tel la décoration du Palais Garnier, présentait de-ci de-là des faiblesses, mais le dessin d’ensemble fédérait des éléments disparates en un tout harmonieux et cohérent.

Philippoteaux

Les gentilshommes du duc d’Orléans dans l’habit de Saint-Cloud. Felix Philippoteaux.

L’Histoire de la maison était inscrite en filigrane sans être martelée de manière didactique; ainsi de la pièce d’ouverture, D’ores et déjà, chorégraphiée de concert par Béatrice Massin et Nicolas Paul sur de célèbres pages des Indes Galantes de Rameau, opéra-ballet créé alors que l’école française était dans sa prime jeunesse. Pour la débuter, un danseur habillé en Louis XIV dans le Ballet de la Nuit jouait dans le silence le rôle de passeur. Comme seul décor, un immense cadre en bois doré dont les sculptures rococos du bord inférieur étaient coupées et semblaient s’enfoncer dans le plancher, évoquait au choix la profondeur de la cage de scène ou les racines profondes de la danse théâtrale française. Dans cet espace scénique à la fois précieux et épuré, un corps de ballet uniquement constitué de garçons fait son entrée. Habillés d’élégantes tenues aux vestes à basques zippées faites de velours allant du rose au cramoisi (Olivier Bériot), les jeunes gens évoluent sur le mode du ballet à entrées. Les groupes à géométrie variable sont affranchis de tout argument. L’architecture de la chorégraphie et des groupes compte autant que la gestuelle : un mélange de poses formelles héritées du ballet de cour (les bras aux coudes cassées semblent toujours prêts à mettre en valeur un moulinet du poignet) et d’une gestuelle plus contemporaine avec torsion du buste et passages au sol. Les groupes évoluent parfois en miroir. Le seul solo du ballet s’achève à la limite du cadre doré ; une référence à l’âge des interprètes ou au passage de l’époque de l’Opéra-ballet (dominé par les hommes) à celui du ballet d’action (qui a rendu possible l’avènement de la danse féminine) ? Aucune réponse n’est donnée. À la fin du ballet, les dix-sept interprètes passent de l’autre côté du cadre avec cette même grâce et ce mystère qu’on peut admirer dans un exquis petit tableau de Philippoteaux conservé au musée Nissim de Camondo.

Mme Berthe Bernay, soliste puis professeur à l'Opéra dans "Les deux pigeons". Burrel.

Mme Berthe Bernay, soliste puis professeure à l’Opéra dans « Les deux pigeons » par  Burrel.

Moïse de Camondo, fondateur du musée, abonné et protecteur assidu de l’Opéra, devait d’ailleurs bien connaître ce ballet de Faust chorégraphié au début du siècle dernier par Léo Staats. À sa création en 1908, le ballet du 5e acte de Faust fut ressenti comme la promesse d’un renouveau : pour preuve, la difficulté des variations très formelles avec son lot de piqués arabesques, de relevés de pirouettes prises depuis la cinquième ou, comme dans la célèbre variation de Cléopâtre, des tours en l’air à la seconde. Mais de la longue période de déclin du ballet français, cette Nuit de Walpurgis  porte cependant les stigmates : les danseurs masculins sont absents et les courtisanes sont sagement sanglées dans leur tutu et ceintes de sobres et coquets diadèmes. Au fond, le Faust de Staats est au ballet ce que le château de Pierrefonds est à l’architecture militaire : un nec plus ultra technique créé presque au moment de l’invention du canon qui le rendra obsolète. Le canon, en l’occurrence, ce sera,  moins de deux ans plus tard, l’arrivée des Ballets russes, ses danseurs masculins et son orientalisme exubérant. Mais il faut reconnaître qu’on préfère voir toutes ces jeunes filles dans une sage allégorie où les vices sont matérialisés par des objets (une coupe, des coffrets à bijoux, un voile) plutôt que dans une tonitruante version avec faunes concupiscents et bacchanale échevelée dans la tradition soviétique lancée par Lavroski. Au-delà des qualités techniques des solistes – qui sont réelles – on a surtout savouré l’excellence des ensembles. Ces jeunes filles semblaient respirer la danse de la même manière et c’était comme un vent d’air frais.

Les deux ballets placés de part et d’autre du long entracte champagnisé étaient sans doute moins inspirés mais avaient le mérite d’évoquer l’un comme l’autre un développement de l’école française. Avec Célébration de Pierre Lacotte, on était dans la reconstruction d’une tradition romantique française rêvée ; un ballet où les hommes auraient gardé la place et le niveau qui étaient les leurs avant l’arrivée de Taglioni. Dans cette pièce d’occasion à la structure classique, pour deux étoiles et quatre couples demi-solistes, l’exécution des pas sur la musique d’Auber est rapide et la danse comme ornementée par les difficultés techniques (des retirés pendant un tour en l’air, des doubles poses de fin dans les variations solistes, de nombreux petits battements sur le coup de pied). Las, on a le sentiment d’avoir déjà vu cela maintes et maintes fois. Pierre Lacotte, admirable recréateur de La Sylphide, souffre du syndrome de Philippe Taglioni. Comme le père de la grande Marie, il semble ne pouvoir créer qu’un seul ballet dont seuls les costumes changeraient. Comble de malchance pour lui, Agnès Letestu s’est jadis montrée plus inspirée en ce domaine. Les uniformes pourpres du corps de ballet n’étaient pas loin de figurer des scaphandres et Ludmila Pagliero (efficace à défaut d’avoir le talon dans le sol comme le requiert le style français selon Lacotte) n’était guère avantagée par sa corole emplumée de pigeon atrabilaire. Mais Mathieu Ganio danse tellement soupir…

Péchés de Jeunesse, la première chorégraphie de Jean-Guillaume Bart a gagné en fluidité avec le temps. À sa création, en 2000, j’avais trouvé qu’elle clouait les jeunes danseurs au sol. Aujourd’hui, cette chorégraphie a gagné sa place dans le répertoire de l’école. La nouvelle génération d’élèves la parle au lieu de simplement l’articuler. Les garçons – c’est assez inhabituel pour être mentionné – y semblent presque plus épanouis que les filles. On est gratifié de jolis épaulements et de jetés suspendus. C’est le style français, avec l’attention portée au haut du corps et avec ses changements de direction impromptus, mais revu à la lumière du « plotless ballet » de Balanchine. Hélas, la principale carence de cette œuvre demeure : Les ensembles et les pas de deux (on a beaucoup apprécié le couple du second) s’additionnent sans jamais tisser de réelle connivence avec la spirituelle musique de Rossini.

Terminer la soirée par Aunis de Jacques Garnier (1979) pouvait sembler une idée saugrenue. Un trio pour des gaillards en pantalon noir à bretelles et chemise blanche, deux accordéonistes (un diatonique, un chromatique) égrenant les airs d’inspiration folklorique de Maurice Pacher ; n’était-ce pas achever en mode mineur ? En fait, le ballet, défendu avec fougue par Simon Valastro, Axel Ibot et Mickaël Lafon, s’est avéré être le parfait miroir du ballet de Béatrice Massin et Nicolas Paul : retour à une distribution uniquement masculine, chorégraphie classique infusée par les danses populaires (dont – faut-il le rappeler ?– sont issues les danses de cour tant prisées par le Roi Soleil), absence d’argument.

Mais l’œuvre dépassait les démonstrations formelles du ballet à entrées. Son puissant parfum nostalgique se distillait sans usage de la pantomime par son simple rapport avec les humeurs de la musique. Le fait que Jacques Garnier, issu de l’école de danse de l’Opéra, était allé chercher son inspiration en dehors de la Maison, en se confrontant à la danse moderne, était-il le message final de cette soirée ?

Qu’importe ! Un fait est sûr. Il y avait longtemps que je n’avais goûté avec autant de délices les fastes du grand défilé du corps de ballet. Avec une pincée de nostalgie à l’égard de tous ces danseurs doués issus de l’École dont le talent a été trop souvent inexplicablement ignoré, et plein d’espoir pour ces élèves à l’âge des possibles qui entreront – peut-être ! – dans la compagnie tricentenaire à l’aube d’une ère nouvelle.

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« Dances » … en toute nostalgie.

J.Y Lormeau, L. Hilaire, W. Romoli, V.Doisneau, C. Arbo. Mazurka op.7 n°4. Photo Jacques Moati.

Pour rebondir sur les réminiscences de Fenella, à quelques jours de la première du programme Ek-Robbins, je me remémore les distributions de Dances at a gathering à son entrée au répertoire en 1991. Ce ballet a été depuis si longtemps négligé ici (il n’a pas été représenté depuis les soirées Chopin-Robbins de 1992) qu’il ne reste plus guère de danseurs qui l’ont dansé à l’époque dans les rangs de la compagnie et pourraient faire le lien avec la jeune génération [Est-ce la faute au ballet de l’Opéra, passé maître dans l’art des traditions interrompues ou du Robbins Trust et sa gestion erratique des droits des ballets du maître décédé en 1998 ?]. Cette saison, Agnès Letestu reprendra le rôle de la danseuse en vert amande qui lui avait déjà été confié à l’époque en troisième distribution et Nicolas Leriche retrouvera le danseur brun qui lui avait été donné alors qu’il n’était encore que sujet. Pour le reste ? Eh bien, vingt ans ont passé. Est-ce le moment le plus propice pour une reprise ?

Comme l’a très bien dit Fenella, cette subtile construction « choré-musicale » qu’est Dances at a gathering ne supporte pas l’approximation. En 1991, le groupe de danseurs choisi par Jérome Robbins était un ensemble de personnalités cohérent et très en vue, celui des danseurs de Noureev. Peu de frustrations venaient affleurer au sein de ce groupe à la différence des teams américains et britanniques de la création. Pas de dame Margot ni de Suzanne (Farell) à la présence trop prégnante. Sylvie (Guillem) était partie à Londres… Dans les « Dances » de l’Opéra, c’était une complicité de toujours qui traversait sous les différentes couleurs émotionnelles suggérées par les costumes, le ciel bleuté d’une après-midi d’été.

Bien sûr, on pouvait compter sur Robbins pour créer la tension nécessaire pour allumer le plateau. En ce mois de novembre 1991, les couloirs de la vénérable maison et la presse spécialisée retentissaient de l’affront fait à Elisabeth Platel, choisie pour la danseuse mauve et déprogrammée brutalement la veille de la première en faveur de Marie-Claude Pietragalla par le truchement d’une bouteille de champagne accompagnée d’un mot laconique du maître.

Le groupe choisi n’était pas interchangeable mais il y avait des variations dans les distributions des dix danseurs. Aussi, c’est une vision impressionniste que je délivre ici. Mon groupe idéal réunissait alors Manuel Legris (en brun), dont les sauts étaient de véritables aspirations de poète, et Monique Loudières, une danseuse rose primesautière qui s’abandonnait comme personne dans ses bras (sur l’étude op. 25 n°5) ; Laurent Hilaire était le danseur mauve qui convenait le mieux à Manuel Legris dans l’épisode de la ronde des rivalités sur la Mazurka op. 56 n°2. Une petite bribe de leur histoire de danseurs transparaissait ici : Manuel Legris semblait s’amuser de sa légère supériorité technique et Hilaire était un irrésistible colérique grâce à son tout petit supplément d’âme. Isabelle Guérin (en jaune) était l’observatrice amusée des va-et-vient de toute cette petite troupe. Sa danse précise et ses inflexions modulées étaient un formidable véhicule pour une interprétation très second degré. Trace ou séquelle du traumatisme de la première, Elisabeth Platel sut finalement faire sien le rôle de la danseuse mauve qui convenait si peu à M.-C. Pietragalla. Dès sa première entrée, sur la valse op. 69 n°2, lorsqu’elle s’agenouillait très humble devant le danseur vert (en alternance Jean-Yves Lormeau ou Lionel Delanoë), on sentait que Platel avait des attaches plus ténues au groupe. Elle était porteuse d’un mystère. Lequel ? Chacun pouvait y projeter ses propres suppositions… Jamais je n’oublierai la danseuse en vert amande, concentré d’humour et de chic, de Claude de Vulpian. Sa deuxième apparition, un babillage chorégraphique autour des membres masculins du groupe traversant la scène d’un air détaché, était du pur génie. Elle s’achevait par un piqué arabesque, le regard bien planté dans le public, accompagné d’un moulinet des poignets en guise de dénégation, qui faisait soupirer d’aise toute la salle. Patrick Dupond avait accepté le rôle assez secondaire du danseur brique et n’avait qu’une seule et unique date dans le danseur brun. Il se blessa à un moment et fut remplacé le plus souvent par le non moins bondissant Eric Quilleré. Les danseurs en bleu, rôles plus réduits mais néanmoins loin d’être anecdotiques étaient tenus par Véronique Doisneau, de qui émanait une touchante et fragile petite lueur, aux côtés de Wilfrid Romoli à la présence solide et apaisante.

Impressionniste, cette distribution… Il n’est pas sûr que j’aie exactement vu danser tous ces interprètes le même soir sur scène. Et j’ai vu d’autres artistes qui ont su me toucher : Arbo en rose, Maurin en jaune, Moussin en mauve, Belarbi en violet ou Letestu en vert amande. Tous les soirs, le groupe choisi était fonctionnel. Cela sera-t-il le cas pour la mouture 2012 ? Qu’importe après tout. La seule mention de ce ballet dans la programmation a fait revivre en moi un sentiment qui est au cœur de ce chef d’oeuvre : la nostalgie.

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Histoires de Bayadères (3.1)

Les Devadasi parisiennes de la création (1992-93)

La distribution de la première (eh oui, si vous ne le savez pas déjà, j’y étais !)

À Paris, Noureev, qui avait déjà monté le seul acte blanc en 1974, avait voulu pour sa Bayadère en trois actes, mettre l’accent sur le drame. Isabelle Guérin était incontestablement une interprète pour Théophile Gautier. Le teint assombri d’une nuance cuivrée, collants et pointes assortis à l’ensemble du maquillage, elle rappelait à s’y méprendre les tableaux orientalistes de Delacroix. Sa Nikiya était sous le signe du drame. Le grand Rudolf avait tout fait pour qu’il en soit ainsi. Il annonçait fièrement dans le magazine « Danser » qu’il avait voulu commencer les répétitions par la scène de rivalité entre la Bayadère et la princesse Gamzatti, un passage entièrement mimé. On gage que cette première séance de travail a été fort tendue. Elisabeth Platel, la seule ballerine à avoir dansé la version intégrale du ballet –en invitée au Bolshoï, s’il vous plait !-, habituée des créations de rôles titre dans les relectures de Noureev, n’écopait, pour la première série d’octobre, « que » du rôle de Gamzatti. Sans doute, cela a-t-il donné un fond de véracité à cette empoignade d’étoiles au sommet de leur carrière.

Laurent Hilaire, Acte III, sc. 1

Les points forts de l’interprétation d’Isabelle Guérin étaient donc les deux premiers actes. Le premier adage avec Solor, devant le temple, émanait d’une sensualité contenue mais palpable aux côtés d’un Laurent Hilaire rayonnant d’élégance et de virilité (les grands jetés de sa première entrée ainsi que sa variation de l’acte II resteront toujours un souvenir cher à ma mémoire de balletomane). Sa scène de la corbeille, au deuxième acte, était très personnelle. Il s’y mêlait fort peu de danse rituelle. La première partie était un monologue, une plainte intériorisée où tout et tous, même Solor, semblaient abolis.

Isabelle Guérin. Acte II

Le presto à la corbeille, avec ses inégalables déhanchés sur pointe étaient exécutés sans le sourire traditionnel de la version russe ; un peu comme si Nikiya agissait déjà sous l’effet du venin. Piquée par le serpent, sa pantomime de rébellion faisait l’effet d’une vraie malédiction. Il aurait fallu un quatrième acte à cette interprète pour la mener à bien. Le troisième acte d’Isabelle Guérin était absolument ciselé. Les lignes étaient pures, la danse absolument silencieuse, les redescente de pointe ralenties, grâce à des pieds à la fois flexibles et forts. Il entrait néanmoins peu d’exultation dans cette réunion posthume. Isabelle Guérin gardait sur son visage l’expression d’infinie tristesse qu’elle avait eu lorsque, prête à mourir, elle avait vu Solor donner la main à sa rivale. Ce troisième acte était-il la réunion des amants ? Peut-être pas. Le pardon de Solor, sans doute, mais pas sa rédemption. Même si c’est ce rôle de Nikiya qui me convertit à Isabelle Guerin, que je goûtais peu auparavant, je suis resté toujours un peu hermétique émotionnellement à son acte blanc.

Elisabeth Platel, dans le rôle de Gamzatti, jouait de contraste avec la Nikiya d’Isabelle Guerin, au moins pour l’usage de l’exotisme. La peau très blanche et l’œil très noir, rutilante d’or, elle semblait sortit plutôt d’un tableau préraphaélite (pour la carnation) ou de Gustave Moreau (pour l’esprit).

Sa Gamzati était une princesse consciente de son rang qui punissait sans état d’âme la coupable de lèse majesté. Il perçait cependant une pointe d’humanité dans son tête à tête désolé avec le portrait de Solor. On imaginait qu’elle était presque tombée amoureuse du bel inconnu, son promis. Par la suite, cependant, elle ne défendait pas son amour, elle réclamait son dû. Après que Nikiya ait tenté de la poignarder, son regard implacable me donnait le frisson. Sa pantomime de vengeance (un poing refermé lentement en même temps que le bras s’abaisse) avait une telle autorité qu’elle semblait réellement commander au rideau de scène qui s’abaissait lui aussi. Le timing était pourtant le même tous les soirs et avec tous les interprètes. Je n’ai pourtant jamais eu cette impression qu’avec elle.

Elisabeth Platel, Acte II. Copie d'écran de la captation filmée de 1993.

Elisabeth Platel, Acte II. Copie d’écran de la captation filmée de 1993.

Je ne sais cependant si Elisabeth Platel a gardé un excellent souvenir de ce rôle. D’une part, il était lié à la déception initiale de ne pas être choisie pour Nikiya (le rôle condense pourtant une part considérable des rares altérations et complications que Noureev, alors très mal en point, avait eu la force de placer dans ce ballet).D’autre part, le grand pas d’action où elle excellait pourtant (Intrada et variation), lui résistait au moins sur un point : La Coda. On y voit en effet Gamzatti arriver par le fond du somptueux décor de Taj Mahal tandis que l’ensemble du corps de ballet féminin exécute un pas de pas de valse rangé en arc de cercle. La ballerine commence alors ce grand final par une série de tours fouettés en dedans achevés, fixés devrait-on plutôt dire, en attitude. (en lieu et place des traditionnels fouettés à l’Italienne -Grand battement, fouetté, attitude- qu’on peut voir à la fin de la variation de la Dryade dans Don Quichotte). A cette complication de la chorégraphie, Elisabeth Platel rajoutait une exigence personnelle (aucune autre Gamzatti n’a jamais semblé s’en préoccuper) : se régler sur le tempo de l’orchestre. Platel voulait fixer l’attitude en l’air avant le fouetté suivant là ou les autres assuraient juste un mouvement giratoire continu. Mais nombreux étaient les soirs où le dernier fouetté attitude ne passait pas. Heureusement, après quelques piétinés pour combler le hiatus, la ballerine commençait sa série des tours fouettés en dehors (traditionnels, ceux là) qui soulevait littéralement la salle. Je me souviens d’avoir entendu dire dans une loge voisine de la mienne. « Mais elle fouette aussi facilement que je bât une mayonnaise ! » Ce que la formulation perdait en élégance, elle le gagnait en acuité.

Que de souvenirs … Il est regrettable que la captation de 1994 (j’étais dans la salle) n’en donne qu’un pâle reflet. La meilleure des prises, faite un soir où l’une des trois ombres principales avait été remplacée par un sujet (pourtant de grande qualité), n’a pas été retenue et le placement de la caméra frontale, vraisemblablement trop basse sur pieds, écrase les sauts des protagonistes dans le grand pas d’action de l’acte des fiançailles.

Bon… Une chose est sûre, je vais avoir besoin d’un « Histoire de Bayadère 3.2 » pour finir ces réminiscences d’un temps révolu.

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