Sans doute reçoit-on la preuve qu’un chef d’œuvre est absolu et intemporel lorsqu’il nous est donné d’admirer, au travers de trois soirées, trois ballerines mettre en lumière des aspects et des couleurs foncièrement différents d’un même rôle tout en dégageant l’essence intrinsèque du ballet. L’histoire même du ballet Giselle a commencé ainsi. Créé par la blonde et solaire italienne Carlotta Grisi, dans un costume pourpre et bouton d’or, il a été dramatiquement « augmenté » de l’interprétation d’une autre beauté blonde solaire mais autrichienne, Fanny Elssler, qui a donné à la scène de la folie qui clôt l’acte 1 une signifiance particulière. Après une longue éclipse en France (le ballet a été pour la dernière fois dansé en 1867 avant de ne revenir sur scène qu’en 1909, rapporté par les Russes de Serge de Diaghilev), le standard d’interprétation a été comme fixé dans le marbre par une russe aux cheveux de geai, Olga Spessivtseva, qui dans une petite robe bleue dessinée par Alexandre Benois, a tracé le portrait d’une jeune fille fragile et cardiaque. Dès lors, chacun a son avis mais il n’est pas rare d’entendre qu’unetelle ne peut danser Giselle parce qu’elle « est blonde », ou qu’elle « est grande », ou qu’elle « a l’air en trop bonne santé » : « Je ne la vois pas dans le rôle » est une tarte à la crème des discussions de Balletomanes et hélas parfois aussi, des directeurs de compagnie mal inspirés.
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Ma première Giselle (le 3 juillet en matinée) possédait à peu près toutes les qualités qu’on attend à priori d’une Giselle. Dorothée Gilbert est une brune point trop grande avec une vivacité de bon aloi au premier acte mais aussi des pommettes légèrement creusées qui peuvent être compatible avec le modèle consomptif de l’héroïne. La délicatesse des lignes et des attaches convient parfaitement au deuxième acte. L’ami James a déjà rendu compte de cette distribution, aussi ne m’étendrai-je pas sur tous les aspects de la représentation. Ce qui m’a frappé et ému dans cette matinée, c’est l’originalité du quintet matrimonial à l’acte 1. En effet, les cinq protagonistes semblaient réellement amoureux, qu’ils soient payés ou non de retour. Durant la première scène de confrontation, on avait le sentiment qu’il y avait eu un attachement amoureux entre Hilarion (Fabien Révillion, extrêmement émouvant) et Giselle. On sortait donc du schéma du lourdaud favorisé par la maternelle de l’héroïne et cela donnait un supplément d’âme et de drame à l’ensemble. De même, la Bathilde d’Aurélia Bellet semblait sincèrement attachée à son fiancé et, loin de l’habituelle distance hautaine qu’on nous sert souvent durant la scène de la folie, elle paraissait à la fois effondrée d’avoir été trahie tout en étant bouleversée par le destin de la jeune paysanne qui tombait en morceaux sous ses yeux. Hugo Marchand, dépeignait un prince totalement sincère, allant où son cœur le porte et ne réalisant sa faute qu’au moment où la mère de Giselle (Laurène Lévy) lui retire le poignet de sa fille morte sur lequel il versait des larmes.
Avec un tel acte 1, il ne restait qu’à se laisser porter durant l’acte 2. Hilarion-Révillion est mort avec le panache d’un héros romantique sous les coups de Myrtha (une Hannah O’Neill parfaite visuellement et techniquement mais à l’autorité un peu en berne) et Hugo Marchand, fidèle à son premier acte, fut un prince éploré n’ayant cure de sa cape et repartant avec une seule marguerite dans la main comme trésor lorsque Giselle (une Dorothée Gilbert aux équilibres flottés) l’aura laissé seul face à son destin.
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Le 4 juillet, avait lieu une prise de rôle bien tardive dans le rôle-titre. Alice Renavand, dont les adieux étaient programmés le 13 du même mois, est sans doute l’exemple même de tout le mal que peut faire le typecasting dans la trop courte carrière d’une artiste chorégraphique. Plutôt grande et respirant la santé, cataloguée contemporaine parce qu’après quelques années difficiles dans le corps de ballet elle a été choisie par Pina Bausch elle-même pour danser son Sacre, Alice Renavand a été peu vue dans des purs classiques. Elle a dansé Kitri en 2012 avec un très jeune François Alu. Elle a été Lise en 2018. Mais je ne souviens pas l’avoir vu distribuée en Odette-Odile ni en Aurore durant sa carrière. Elle a fait un très beau pas de deux du tabouret de Cendrillon lors des soirées de reprise post-premier-confinement en 2020. Sa prise de rôle-adieux dans Giselle pouvait paraître sur le papier un choix curieux. Et au final, il nous a fait amèrement regretter que l’Opéra se soit réveillé si tard pour donner sa chance à cette Giselle. Alice Renavand, dès sa sortie de la petite maison, respire à la fois la fraîcheur et le feu. On a peine à imaginer qu’il s’agit là d’une prise de rôle tant tout est inspiré et en place, aussi bien dramatiquement – elle dépeint une jeune fille légère, enjouée et insouciante – que techniquement (elle nous gratifie notamment d’une très belle diagonale sur pointe). Son prince parjure, Mathieu Ganio, un habitué du rôle, émerveille aussi par de petits détails d’interprétation comme lorsqu’il fait mine, au moment de toquer à la porte, de regarder par la fenêtre de la chaumière de toile peinte. Giselle-Renavand n’est pas en reste pour les petits détails subtils d’interprétation. La scène où Giselle touche la fourrure de la traine de Bathilde est absolument touchante. La jeune fille ne fait que l’effleurer avec déférence.
Sa scène de la folie, comme amplifiée par la réalisation de la trahison, est en revanche extrêmement puissante, notamment lorsqu’elle se jette dans la foule et percute Bathilde épouvantée (de nouveau Aurelia Bellet, ici dans une approche plus traditionnelle de son rôle). L’épisode de l’épée, entrecoupé de rires hystériques, est effrayant. On ne sait pas bien si cette Giselle va attenter à sa vie ou s’en prendre à quelqu’un. Albrecht-Ganio, comme prostré, se tient la tête entre les mains. Lorsque Giselle reprend brièvement ses esprits, elle se catapulte littéralement dans ses bras avant de s’effondrer comme une masse. On est sonné…
A l’acte 2, Renavand est moelleuse à souhait. Son visage aux yeux baissés n’est jamais fermé. Il y a une légèreté et un suspendu dans cette Giselle dès son premier tourbillon d’entrée. On s’émerveillera aussi dans le courant de l’acte de sa série d’entrechats voyagés. Quel ballon ! La rencontre avec Abrecht-Ganio est très émouvante. Renavand cisèle son lâcher de fleurs et Ganio mime à la perfection les tentatives manquée de saisir son doux spectre. Il y a un bel accord de lignes entre les deux partenaires. La pose finale de l’adage est quasi allégorique. Mathieu Ganio élude certes les entrechats six pour des sauts de basque mais sait les moduler pour demander toujours de manière plus véhémente sa grâce à Myrtha (une Roxane Stojanov en devenir, avec certes de jolies lignes et du ballon qui en feront une belle reine des Willis mais pour l’heure un manque d’autorité flagrant ; son dos n’exprimant rien). Lors de leur première confrontation, il offrait encore son poitrail à la reine mais c’est qu’il croyait qu’il rejoindrait Giselle dans la mort. Entre temps, le doux fantôme l’avait persuadé qu’il fallait tenir le reste de la nuit afin de les sauver tout deux ; on s’émeut notamment de la pantomime de la marguerite faite au dessus du corps effondré d’Albrecht. C’est l’Hilarion d’Axel Ibot qui a connu ce sort que, lui aussi, il appelait de tous ses vœux (sa pantomime au début de l’acte, pourtant noyé de fumigènes, est l’une des plus claires qu’il m’ait été donné de voir).
La représentation s’achève sur cette même note fervente et émouvante quand Ganio soulève une Alice Renavand sans poids puis effleure son tutu avant qu’elle ne disparaisse définitivement dans la tombe, sauvée par la preuve d’amour du fiancé qui a su racheter son parjure.
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Pour deux petites représentations dont une matinée, Myriam Ould-Braham clôturait la saison de Giselle le 16 juillet. Les voies du seigneur sont impénétrable et on se gardera bien de chercher les raisons qui ont fait qu’une danseuse émérite, qui a déjà brillé dans le rôle, s’est retrouvée seule dépouillée de ses dates afin d’en offrir 5 (ou plutôt 4 1/2) à Alice Renavand. Mais peut-être « ne la voyait-on pas dans le rôle » ? Il est vrai que Myriam Ould-Braham « est une charmante fille [blonde] aux yeux bleus, au sourire fin et naïf, à la démarche alerte […] », bien loin donc de la brune qui a le palpitant qui déraille. Mais tiens ? Ne viens-je pas de citer Théophile Gautier décrivant Carlotta Grisi, la danseuse pour laquelle il a inventé le ballet tout entier ?
Car c’est Carlotta Grisi que Myriam Ould-Braham évoque. Au premier acte, elle dépeint une Giselle à peine sortie de l’enfance. Lorsqu’elle sort de la chaumière, elle illumine la scène de sa présence rayonnante et de sa joie de vivre. On s’identifie à Albrecht (Germain Louvet, qui exprime parfaitement sa fascination face à la jeune fille. A l’Opéra de Paris, les princes sont légers mais sincères). La scène du banc est un charmant badinage amoureux où chacun rend coup pour coup. Albrecht donne un petit coup d’épaule mais Giselle s’esquive gracieusement et laisse le séducteur un peu pantois. Il y a de la « fille mal gardée » dans cette ouverture. Lorsque la marguerite dit « non », Myriam-Giselle la fait glisser discrètement au sol et semble s’en vouloir d’avoir joué à ce jeu idiot. Germain-Loys-Albrecht, en arrachant un pétale semble moins la berner que lui dire « allez, n’y pense plus ! ». Les nuages s’amoncellent ; Hilarion se plaint et menace (Florent Mélac, poignant amoureux transi), un malaise la prend, Berthe tonne et met en garde mais Giselle est heureuse et prête à tout quand il s’agit de son amoureux (la rentrée forcée à la maison est là encore très « Lise »). Elle reçoit le cadeau de Bathilde (Marion Gautier de Charnacé, très bonne, très noble) avec grâce et danse une variation de la diagonale impeccable (notamment pour ses équilibres tenus sans être « plantés » dans le sol).
Toute cette légèreté de ton préserve la surprise du dénouement tragique. La scène de la folie de Myriam Ould-Braham est saisissante. Debout au centre de la scène, pliée en deux et la tête dans les bras, elle regarde l’assemblée par le dessous. Sa pantomime est simplifiée à l’extrême. Elle fixe ses mains présentées en supination puis se tourne vers Albrecht, interrogatrice. Sa folie est plutôt une rage intérieure où les rires déréglés se mêlent aux sanglots. Pour la première attaque cardiaque, où Giselle reprend son pas avec Albrecht de manière désarticulée, Myriam Ould-Braham résiste à la musique et reste presque immobile puis précipite violemment le mouvement avant de s’effondrer. Tant de violence après tant de douceur. On a les larmes aux yeux…
A l’acte 2, la magie blanche coutumière de Myriam Ould-Braham opère comme toujours. Elle fait une très belle entrée avec son tourbillon aérien et des coupés-jetés parcourus jusqu’à l’envol. Tous ses équilibres sont suspendus. De très jolis petits ronds de jambes ébouriffent la corolle de son tutu qui semble alors la libérer de l’apesanteur. Son mouvement continu, jamais fixé dans une pose, renforce l’impression fantomatique. Ce doux spectre convient bien à la nature introspective et lyrique de Germain Louvet dans le rôle d’Albrecht. Il n’est jamais aussi bien qu’en partenaire même si on reste ébaubi de ses jetés aériens et de sa batterie cristalline. Son Albrecht semble accepter le sort que lui réserve Myrtha (Valentine Colasante, qui allie puissance du parcours et légèreté du ballon, implacabilité et qualité éthérée.). Giselle-Myriam semble transférer sa volonté de survie à ce prince d’abord résigné : Ould Braham est une Giselle qui retourne à la tombe un léger sourire sur les lèvres. Germain-Louvet n’emporte aucune fleur. Il touche la Croix de la tombe de sa bien-aimée comme pour y insuffler un peu de sa chaleur et de son amour… Un bel adieu inattendu.
Voilà bien des raisons d’être satisfait. Trois Giselle, trois visions personnelles et pertinentes du même ballet, sans cesse repris, jamais usé, sans cesse renouvelé.