Archives mensuelles : octobre 2012

Gillot/Cunningham : Le plafond de l’Opéra Garnier

Programme Gillot-Cunningham : « Sous Apparence », création mondiale. Chor. M.-A Gillot, décors O. Mosset, Costumes Walter Van Beirendonck, Compositeurs divers. Interprètes principaux : Laëtitia Pujol, Alice Renavand, Vincent Chaillet.

« Un jour ou deux » Chor. Merce Cunningham (1973), Musique John Cage, décors et costumes Jasper Johns. Interprètes principaux : Emilie Cozette, Hervé Moreau.

Sylvie Guillem aurait dit jadis à un journaliste « J’ai appris à apprécier le plafond de Chagall à l’Opéra en assistant aux ballets de Merce Cunningham ». Je me souviens d’une interview où, interrogé sur cette déclaration, William Forsythe, qui doit une bonne part de son univers aux expérimentations du chorégraphe, répondait « elle est jeune, elle aura le temps de changer d’avis ».

Pour ma part, j’ai appris à apprécier le plafond de Chagall pendant le ballet de Marie-Agnès Gillot et il y a fort peu de chance que je change d’avis. Déjà, je ne suis plus jeune et d’autre part, il n’y a rien à sauver de ce prétentieux fiasco, à part, peut-être, les reflets iridescents troublés par l’ombre des danseurs qui s’inscrivent au plafond de la salle par le jeu de renvoi d’éclairages sur le sol glissant et ripoliné de cette production.

Pour le reste, c’est du déjà – trop souvent – vu : de la façade d’un bâtiment qui bouge aux couleurs tranchées des cyclos, ou alors du grotesque : des costumes iniques, véritable cauchemar d’enfant qu’on aurait affublé, un soir de mardi gras, d’un déguisement ridicule qui de surcroît réduirait sa mobilité au point de l’empêcher de jouer avec ses camarades. Toutes mes condoléances aux pauvres danseurs anonymes transformés au choix en sapin, en Bob l’Éponge ou encore en mouton de parquet… William Forsythe était capable de mettre un danseur dans un cactus sans l’avilir (A Isabelle A). C’est un talent que n’a pas Marie Agnès Gillot.

La chorégraphe a annoncé en substance dans les présentations publiques de son Opus : « je lance un mouvement, une ébauche […] je regarde ce que les danseurs me proposent, et quand je vois de la grâce, je m’en saisis et je la garde ». Qu’est-ce que la grâce pour un danseur à l’Opéra de Paris aux alentours de 2010 ? Un succédané de danse néoclassique qui emprunte à Jiri Kylian, à Duato, avec des portés tournoyants à basse gravité, des passages au sol et quelques emmêlements post-balanchiniens. Le « collectif » est rarement inventif quand la « tête » n’a pas d’idée. Quant à « assexuer » la pointe, peut-être eut-il fallu éviter d’habiller les garçons en caricatures de Tom of Finland ou affubler Vincent Chaillet de longs gants de vaisselle aux couleurs acidulées avec des ongles rouges dessinés. Rendre l’homme androgyne n’est pas « assexuer » la pointe, bien au contraire. Dans ce ballet qui ne va nulle part, on peut enfin prévoir à l’avance tout ce qui va arriver. Chaque image (notamment le glissé sur lino) est répétée ad nauseam par l’ensemble de la distribution.

Oui, c’est bien beau le plafond de l’Opéra.

Avec « Un jour ou deux » de Merce Cunnigham on entre dans une toute autre dimension. C’est long, c’est aride comme une page de maths ou comme l’assiette de soupe dont on vous assure qu’elle fait grandir. Là aussi, ça ne va nulle part. La musique de Cage avec ses tapotis sur carton, ses bruits du quotidien et ses amorces des cordes, toujours avortées, soit vous porte sur les nerfs soit vous berce dangereusement. Mais la proposition chorégraphique est là. Les corps, de triplettes en twists, d’arabesques au buste décalé en ports de bras froidement géométriques, dessinent des figures inattendues. Des duos, des quatuors de danseurs qui se forment et interagissent simultanément à différents points de l’espace scénique, vous obligent à faire des choix. Le dispositif minimaliste (un rideau translucide au proscenium puis en fond de scène) crée pourtant des fractures dans l’espace et dans la perception des corps… Et on s’ennuie… Oui.

Seulement, « Un jour ou deux » est un ballet qui grandit dans votre esprit après que vous l’avez quitté. Et puis on ne boude pas une interprétation dense comme celle d’Hervé Moreau, même si sa partenaire Émilie Cozette danse sa partition comme ces soprano étrangères qui articulent parfaitement un texte qu’elles ne comprennent pas.

On remerciera la programmatrice de cette soirée, très avide de commentaires « positifs », de l’avoir concoctée de manière ascendante. C’était, sur ce point, vertigineux.

Publicité

4 Commentaires

Classé dans Retours de la Grande boutique

Dada Masilo : Three shades of Swan

Les Balletonautes sont allés voir le Swan Lake de Dada Masilo présenté au théâtre Claude Lévi-Strauss (Musée du quai Branly) du 17 au 28 octobre. Fenella, James et Cléopold offrent chacun leur approche personnelle de cette rencontre avec l’opus de la chorégraphe sud-africaine.

À la lecture des trois articles réunis, Fenella a annoncé : 

Here we seem each to have written one part of a longer text.  Dada Masilo’s Swan Lake brings to dance what Philip Larkin neatly enfolds in his passionate paean to music:  « For Sidney Bechet: »

« On me your voice falls as they say love should, /Like an enormous yes »

JAMES (qui l’a vu en premier) :

Odette casse la baraque ou…  Le vrai Black Swan

Swan Lake. Chorégraphie de Dada Masilo. Dance Factory de Johannesburg.

Encore un Swan Lake décalé ?  Oui, mais celui-ci est un hommage authentique et inventif, drôle et touchant. Et surtout, qui n’oublie pas de danser au motif d’un message à faire passer. Le spectacle joue avec les codes et clichés du ballet, mais c’est moins pour s’en moquer que pour mieux se les approprier. Le mélange des traditions est surprenant, et on se prend à ne plus savoir si tel code de pantomime tient au passé ou au présent, à ne plus se demander, non plus, si tel mouvement vient d’ici ou d’ailleurs.

Voici donc quelques cygnes – masculins et féminins – pieds nus en tutu et aigrette sur la tête. Un prince que ses parents exubérants cherchent à marier. Une attachante Odette – dansée par la chorégraphe elle-même – toute contente du parti qu’on lui propose, mais délaissée par Siegfried, qui lui préfère un cygne masculin. Le spectacle ne dure qu’une heure, et tout va plus vite que dans le Lac version Petipa.

L’ordre des numéros de la partition de Tchaïkovski est bouleversé. L’adage du premier acte blanc (celui où Siegfried et Odette s’apprivoisent) est transformé en une parade solo : la jeune fille cherche à séduire son futur, et ce faisant, s’emballe, se livre sans réserves, avec des œillades irrésistibles et des bras qui vont deux fois plus vite que le tempo. On s’attendait à ce que le cygne noir fasse son grand numéro sur la musique du troisième acte. Mais il apparaît, incarné par un danseur en mode BBB (body-buildé boudeur), sur la musique de la Mort du cygne (Saint-Saëns). Pour la sensualité, il vaut mieux repenser au tango mené par Adam Cooper chez Matthew Bourne. Mais le propos est différent. La chorégraphie de Dada Masilo explose surtout en solo ou en collectif, mais ne se déploie pas tellement en duo. Rien d’étonnant à ce que le final, crépusculaire, renvoie chacun à sa solitude face à la mort.

CLÉOPOLD (qui se plaît à laisser le dernier mot aux dames):

Swan Lake, l’éternelle histoire?

Durant la scène d’ouverture du Swan Lake de Dada Masilo, un danseur narrateur détaille le contenu d’un article de Paul Jenning, néophyte revendiqué, paru dans le magazine sud-africain Sunday Telegraph tandis que l’ensemble de la troupe donne chair à ses propos sarcastiques. Le ballet, ce serait cette éternelle histoire de « filles en tutu au clair de lune » désespérément à la recherche d’un danseur qui serait intéressé et condamnées à ne voir qu’une seule d’entre-elles triompher et encore comme simple prétexte à de « bondissants grands jetés virils » et autres « vrilles aériennes ».

Mais passé cette « proposition » gentiment loufoque, la jeune chorégraphe sud africaine également interprète de son ballet, tisse un Lac aussi subtil que la proposition initiale était outrée. Dans son Lac, les identités sont troubles, garçons et filles sont des cygnes et la seule créature sur pointe est le musculeux danseur qui incarne le cygne noir ; la chorégraphie prend en compte l’exotisme et le côté exogène du Lac des cygnes pour des Sud-Africains. Musicalement, le Lac de Tchaikovsky est impitoyablement édité, entrelardé de pièces d’autres compositeurs (Reich, Saint-Saëns, Pärt). Les morceaux conservés sont retransmis avec une certaine distance sonore, comme perçus au travers d’une porte. La chorégraphie, quant à elle, ne cherche pas vraiment la fusion des styles. Par moment, les cygnes – invités à la fête de mariage d’un prince renâclant, se lancent dans les danses « traditionnelles » avec des pieds enfoncés dans le sol et des bassins faisant vibrer et bruisser les corolles de tutu d’une manière irrésistible à moins que ce chuchotis de tarlatane ne soit couvert par la scansion des chants festifs. Mais à d’autres, l’hommage aux sources classiques du ballet est sans arrière pensée. Le cygne noir accomplit ainsi une « Mort » très proche de l’original de Fokine. La transposition comme l’hommage sont directs.

Ce cygne, c’est l’amant malheureux d’un prince pris dans les filets stricts de la société traditionnelle qui réprouve les amours homosexuelles. La fiancée officielle (Dada Masilo), use de tous ses charmes mais sa danse de séduction enflammée et sensuelle est réglée sur le grand adage du deuxième acte, comme pour marquer son inadéquation avec les aspirations de son destinataire.

Les ingrédients du drame sont posés. Le cygne noir, voulant sortir de l’anonymat révèle le secret du prince. Celui-ci subit l’opprobre de la société. On ressent de la compassion pour les deux amants. Mais c’est finalement pour la fiancée-cygne blanc qu’on a le plus de peine. Dans son solo qui clôture le ballet, sur la musique pourtant déjà maintes fois utilisée d’Arvo Pärt, Dada Masilo, danse sa propre mort du cygne ; poignante. Un chant pour tous les délaissés.

Le Lac, cette éternelle histoire ? Non, une fois encore, le Lac, cette histoire éternelle…

FENELLA (famous last words):

Poetically correct.

The second definition in Webster’s dictionary defines « poetical » as being beyond or above the truth of history or nature i.e. idealized.

When I opened the program at Quai Branly for Dada Masilo’s Swan Lake, a questionnaire fell out that made me clench my teeth.  Among the checklist for “Why are you here?” I was given the distressing, but not unusual, choices to justify my attendance:  by accident-curious- nice poster- know the brand name- go to anything dance – like re-readings of the classical repertoire – my partner dragged me to this…Then the choreographer’s bio stated that even if seeing Swan Lake made her want to dance, by age 14 she had realized that she didn’t have the chops to become classical ballerina…

Every alarm bell went off in my head.  Here no chance of the nature of dance history being idealized. Oh god, another prosaic “I hate ballet because it wouldn’t let me do it” evening.

Then the performance began and there, finally after so many years I saw:  something modern and truly poetical.  Very cool, very fun if you love dancing at all, very intellectual.  Readable. Without blah-blah.

As a re-reading of the brand name — made accessible to fans and non-fans and even the merely curious – Masilo gave us a text brimming with references yet always fun to watch. In a flash, the dancers would skip between (very clean and with spot-on épaulement) citations of the original ballet and many (joyously vigorous and equally precise) invented movements.  This gave us the chance to determine for ourselves what has remained true about the nature of Swan Lake as dance, as metaphor, as icon.

Here both ballet history and the weight of modern life [once we find beauty and our own truth, why do we still let ourselves be mortally wounded by social censure?] came sharply into focus.

The Black hybrid Dying Swan, through a rippling and oh, so, dignified back that breathed and stretched beyond what one should imagine, suddenly made me remember the Soviet era’s Maya Plisetskaya when she spoke to the world out there beyond politics, as dancers sometimes manage to do.

Every step chosen by Masilo spoke to the audience. Above and beyond the truth seems just about the right way to describe this piece.  The world may be mean and ugly.  Dance, ALL dance, she says through her steps –and that includes ballet, for once – deserves our full attention.   Finally a young choreographer remembers that dance is a poem that does not need fancy words.

Swan Lake sera présenté en tournée en France entre fin la janvier et la mi-février 2013, à Brétigny-sur-Orge, Draguignan, Onet-Le-Château, Bordeaux, Angoulême, Clermont-Ferrand et Alès. Le spectacle est aussi accessible pendant environ 4 mois sur le Live Web d’Arte.

Commentaires fermés sur Dada Masilo : Three shades of Swan

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Ici Paris

Marius Petipa, l’hispanophile

Marius Petipa, premier danseur à Saint Peterbourg. Faust.

Marius Petipa, le créateur d’origine du ballet Don Quichotte, d’abord à Moscou en 1867 puis à Saint Petersbourg en 1871, a souvent abordé le thème espagnol dans les ballets qui ont, très altérés, traversé le temps jusqu’à nous : que se soit le pas nuptial de Paquita, les danses espagnoles de La fille du Pharaon (le Guadalquivir), de Casse Noisette (le café), du Lac (acte III) ou encore les Maures de Grenade dans Raymonda. Cet attrait du grand chorégraphe pour les danses venues d’Espagne est à la fois un héritage culturel du romantisme et un pan de son histoire personnelle.

Héritage culturel parce qu’au fond, Don Quichotte, comme beaucoup d’Opus pré-symphoniques de Petipa, est un avatar tardif du romantisme. Alors qu’il avait 14 ans (un an avant son premier engagement professionnel) Paris s’était mis à résonner aux accents de la Cachucha introduite par Fanny Elssler, une Autrichienne, dans le Diable boiteux. La chaussée d’Antin s’était entichée des oripeaux ibériques au point d’attirer les foudres de la journaliste Delphine de Girardin (écrivant sous le pseudonyme de Charles de Launay) martelant qu’une vraie élégante (entendez une femme du faubourg Saint-Germain, éventuellement du faubourg Saint-Honoré) ne saurait s’affubler de volants superposés de dentelle. En 1837, Théophile Gautier s’extasiait quant à lui de la compagnie d’Espagnols authentiques menée par Dolorès Serral et traçait quelques comparaisons peu flatteuses pour les danseurs parisiens

« Le Senor Camprubi est aussi agréable à voir danser qu’une femme et cependant, il conserve à ses poses un air héroïque et cavalier qui n’a rien de la niaise afféterie des danseurs français. »

Dans  La Charte de 1830, 18 avril  1837

C’est dans ce contexte espagnolisant très défavorable à la danse masculine que la fratrie Petipa tenta sa chance à Paris. Autant dire que les places étaient rares.

Lucien Petipa à 18 ans dans le ballet de Gustave III (1833)

 En 1839, c’est Lucien, le frère ainé de Marius qui gagna son entrée dans la compagnie parisienne en servant justement de partenaire aux sœurs Elssler lors d’une représentation à bénéfice. Il devint le danseur phare de sa génération, créant la plupart des grands ballets romantiques : Giselle, La Péri, Paquita enfin. Pour Marius, comme pour beaucoup d’autre danseurs masculins de cette époque, Auguste Bournonville en tête, la seule alternative était d’aller chercher fortune en province ou à l’étranger, ce qui à cette époque revenait au même, tant le reste du monde chorégraphique était la province de Paris. Bournonville alla vers les frimas danois, Petipa tenta l’Amérique lors d’une entreprise hasardeuse entre deux engagements éphémères dans les villes françaises.

C’est à Nantes qu’il chorégraphia peut-être son premier « pas espagnol » dans des conditions somme toute assez dramatiques. Lors de sa seconde saison, il se cassa la jambe sur scène et découvrit alors les arcanes de son contrat d’engagement : il était privé d’appointements. Afin de gagner quelque argent, il se devait de paraître sur scène.

« Comment obtenir mon dû du mois suivant ? Je ne pouvais pas bouger la jambe, mais je devais participer aux spectacles. J’inventai alors un nouveau pas espagnol et le montrait à l’une des danseuses en lui expliquant avec les bras la position des jambes. Je fis même de la figuration dans ce pas en accompagnant la musique avec des castagnettes. Juridiquement, la direction était vaincue ».

Les aléas de la vie d’artiste allaient bientôt ajouter au vernis culturel espagnolisant de Marius une touche plus personnelle. À la suite de la banqueroute du grand théâtre de Bordeaux où il s’était finalement trouvé une place de premier danseur, il fut engagé au Théâtre royal de Madrid avec « 12000 francs de salaire annuel, une représentation à bénéfice et deux mois de congés », des conditions de rêve pour l’époque (mais dans ses Mémoires, Petipa n’est pas toujours des plus exacts).

Marie Guy-Stéphan, partenaire de Marius Petipa pendant son engagement espagnol.

« Mon congé de deux mois ne me permit guère de me reposer. Je partis en tournée , en compagnie de la danseuse Guy-Stéphan, dans toute les villes d’Andalousie. Un succès remarquable nous y attendait. Ma modestie dût-elle en souffrir, je tiens à préciser que ma maîtrise de la danse et des castagnettes ne le cédait en rien aux meilleurs danseurs de l’Andalousie.

Lors de la fête de San Lucar […] «Je portais moi aussi le costume du pays et invitai courageusement une charmante espagnole. […] mon entrain était digne d’un véritable fils de l’Andalousie. […] interprètes et spectateurs, nous étions littéralement transportés.[…] La foule n’avait qu’un culte : la passion. »

Dans ce récit qui magnifie sans doute la réalité d’une Espagne des passions (dans le passage suivant, il raconte comment il faillit se retrouver en prison pour avoir bissé un baiser donné sur scène à sa partenaire durant un pas tyrolien), Petipa, au soir de sa vie, montre la place significative que son assez brève expérience ibérique tint dans sa vie et sa carrière de chorégraphe.

De retour à Paris, la place était toujours prise par son frère Lucien qui triomphait, aux côtés de Carlotta Grisi dans la Paquita de Mazilier (1846), une autre espagnolade, et son deuxième frère, Jean-Claude avait atteint une notoriété non désirée en devenant l’amant de la scandaleuse Lola Montes qui tenta au passage de lui arracher les yeux en public lors d’une crise de jalousie. La capitale mondiale du ballet n’avait donc pas besoin d’un troisième rejeton de cette famille « hispanophile ».

C’est en 1847 que survint la lettre du maître de ballet Titus invitant Marius à rejoindre la compagnie petersbourgeoise en qualité de premier danseur. Arrivé le 24 mai 1847, il remontait déjà un ballet parisien en septembre. Ce ballet n’était autre que Paquita

L’espagnolade : une affaire de famille ?

Commentaires fermés sur Marius Petipa, l’hispanophile

Classé dans Hier pour aujourd'hui

Bill T. Jones à Créteil : Jouer avec la musique

Bill T. Jones a fêté ce week-end ses 60 ans à la Maison des Arts de Créteil, avec un programme joueur et joyeux, centré sur la relation entre le mouvement et la musique.

La soirée commence avec une création de 2012, réglée sur le quatuor en fa majeur de Ravel (Ravel, Landscape or Portrait ?). De la même manière que le dialogue entre les violons, l’alto et le violoncelle tisse une mélodie aux sinuosités sans fin, on a l’impression par moments que les danseurs ne forment qu’un seul corps aux innombrables ramifications. Continuous Replay, à l’origine solo d’Arnie Zane de 1977, révisé en 1991, est une amusante pochade expérimentale : des danseurs tout nus ou peu vêtus, répètent un nombre limité de gestes suggérant une animalité narquoise. Tout cela sur un montage musical de John Oswald, qui a trituré Beethoven et – un peu – le Sacre du printemps.

Après l’entracte, c’est l’heure de D-Man in the Waters (1989), un des piliers du répertoire de la Bill T. Jones/Arnie Zane Dance Company.

Sur la musique de l’octuor de Mendelssohn, neuf danseurs évoluent, à toute vitesse, comme s’ils étaient dans ou sur l’eau. Bill T. Jones raconte dans son autobiographie qu’il voulait que la danse « évoque l’atmosphère d’une cour de récréation, une folle exploration de l’espace scénique et des multiples combinaison offertes par l’ensemble de neuf danseurs. De par sa force et son optimisme, cette musique fut le meilleur collaborateur que j’avais jamais eu » (Dernière nuit sur terre, page 214). Il raconte aussi que le processus de création a été marqué par la maladie puis par la mort, des suites du sida, d’un de ses danseurs, Demian Acquevella. Comme dans Ravel, D-Man in the Waters crée chez le spectateur le sentiment euphorisant d’une musicalité transformée en mouvement collectif. Emporté, énergique, jubilatoire. On s’accroche à l’autre, on plonge, on n’arrête jamais. L’emphase en moins, D-Man est à Bill T. Jones ce que Revelations est à Alvin Ailey : un emblème d’apparence solaire et secrètement douloureux. Pour les glissades, on pourrait dire aussi que cette œuvre est son Esplanade (Paul Taylor), en version non pas orangée mais vert olive. Pour l’ambiance aquatique, c’est son Pond Way (Cunningham), en plus rigolo. Malheureusement, les danseurs actuels de la compagnie n’ont pas une présence exceptionnelle.

Aux saluts, Bill T. Jones improvise quelques pas. Cela dure entre 5 et 10 secondes, et c’est immédiatement électrisant. L’alliance de délicatesse et de fougue, si prenante dans les solos du danseur-chorégraphe, est intacte. Il y a, ne serait-ce que dans le frétillement du bout des doigts, une présence sans commune mesure avec ce qu’on a vu avant. Il en est des petites compagnies comme des grandes : quelle que soit la taille de l’effectif, elles passent par des périodes plus ou moins fastes. Les danseurs de 1998, captés dans une vidéo à gros grain dans le premier mouvement de D-Man, rendent les intentions du chorégraphe de manière bien plus visible.

Commentaires fermés sur Bill T. Jones à Créteil : Jouer avec la musique

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Ici Paris

Soirée Balanchine : Salades variées

Soirées Balanchine des 3, 13 et 17 octobre 

Oubliez tout ce qu’on vous a déjà dit. Sérénade raconte ce qui se passe à chaque fois que, dans un espace clos, on trouve plus de filles célibataires que de garçons à attraper. Quand il y en a un pour deux, voire pour trois, elles sont obligées de le partager. Ou alors elles dansent entre elles en faisant semblant de trouver ça plus gai. Il y a forcément au moins une grande déçue dans le lot, mais en jupe mousseline, la mélancolie reste légère et bleutée.
Des trois trios féminins que j’ai eu la chance de voir, le plus équilibré aura été, le soir du 3 octobre, celui réunissant Mlles Abbagnato (damoiselle lyrique au destin d’éplorée), Froustey (délicieuse jumping girl, précise, musicale et hardie) et Hurel (une nocturne cristalline). Dans le même rôle que cette dernière, Laëtitia Pujol convainc tout différemment, avec une danse beaucoup plus souple, un haut du corps tout de mobilité, qui font regretter qu’on ne l’ait pas distribuée en première soliste, d’autant que Laura Hecquet paraît trop sèche au soir de sa prise de rôle (13 octobre). L’élégance d’Hervé Moreau est sans pareille (3 et 13 octobre). Mais on peut aussi être séduit par la valse de Florian Magnenet dans son pas de deux avec Ludmila Pagliero (le 17 octobre).

Si j’ai bien vu, Agon est une histoire d’élastique étiré à un millimètre du point de rupture. Comme l’a remarqué mon collègue et néanmoins ami Cléopold, la troupe a mis quelque temps à trouver la bonne tension. Au soir du 17 octobre, c’était bien au point, grâce à un quatuor masculin punchy (MM. Duquenne, Le Riche, Paquette, Phavorin) et des filles comme montées sur ressort et pas en reste d’œillades spirituelles (Mlles Daniel, Zusperreguy, Ould-Braham et Dupont). La variation solo est enlevée par Karl Paquette avec une rugosité qui passe la rampe, là où la fluidité de Mathieu Ganio tombait à plat.

Jérémie Bélingard s’empare du rôle du Fils prodigue et il n’est pas disposé à le rendre. Voilà un danseur qui aurait pu devenir cascadeur. Le personnage, aveugle au risque, est emporté par son trop-plein d’énergie (là où Emmanuel Thibault était victime de sa naïveté). La courtisane campée par Agnès Letestu est une vraie vamp religieuse. Celle de Marie-Agnès Gillot manque trop de relief.

Le service de communication de l’opéra de Paris a fait bêtement disparaître Hervé Moreau de toutes les distributions en ligne de Sérénade, même aux dates où chacun sait qu’il a dansé. À force de creuser, ces gars-là finiront par trouver du pétrole.

Commentaires fermés sur Soirée Balanchine : Salades variées

Classé dans Retours de la Grande boutique

Balanchine à Garnier : Un point d’équilibre

Soirée Balanchine (Sérénade, Agon, Le Fils Prodigue). Jeudi 11 octobre.

Point n’est besoin parfois d’avoir un changement radical de distribution pour noter des améliorations substantielles dans une soirée de ballet. Dans Sérénade, Ludmila Pagliero était de nouveau la première soliste (de grande classe) et avait encore « des épingles à retordre » avec sa chevelure (cette fois-ci, son chignon a pris la poudre d’escampette pendant la coda), mais Mathilde Froustey était la fille aux sauts. Autant dire qu’il s’est créé un certain déséquilibre dans la distribution féminine. La demoiselle a associé une attaque au sol très incisive à un crémeux des bras sans pareil. Cette alliance de qualités si opposées lui a permis entre deux grands jetés plein de souffle de se faufiler entre les tempi de l’orchestre pour littéralement danser dans la musique. Un piqué le bassin décalé vers l’avant l’entraînait par exemple dans un équilibre dynamique lui laissant de temps de varier la délicatesse d’un port de bras. Au moment où on se prenait à penser « elle va se mettre en retard », une imperceptible accélération rétablissait la mesure. À voir Mathilde Froustey apparaître et disparaître au milieu des filles du corps de ballet, on avait le sentiment de voir une libellule irisée voleter au dessus d’une rivière envahie d’herbes folles. Tant pis alors si Mélanie Hurel, « ange nocturne » élégiaque, elle aussi si musicale, était un peu pâlichonne dans l’Allegro moderato et si Pierre-Arthur Raveau ne rendait pas tout à fait justice à la chorégraphie en raison de portés trop statiques.

Dans Agon, on retrouvait également un nombre conséquent d’interprètes de la première. Mais les quelques changements de distribution ont fini par donner un peu plus de caractère à l’ensemble. Mesdemoiselles Zusperreguy et Daniel ont trouvé un point d’entente entre leur style respectif. La première casse le poignet avec esprit, répondant aux bizarreries orchestrales de la partition, si bien rendues par l’orchestre sous la direction de Faycal Karoui. Karl Paquette a apporté une rugosité au solo du premier pas de trois qui manquait singulièrement à Mathieu Ganio. Dans le second trio, Stéphane Phavorin ajoutait une pointe acerbe dans le duo avec Christophe Duquenne. Les deux danseurs ne rivalisaient plus seulement d’élégance mais également d’humour. Leur pose finale ressemblait d’ailleurs à un pied de nez. Comble de bonheur, Myriam Ould-Braham avait ajouté une saveur poivrée à sa danse. L’élégance demeurait mais elle était comme vivifiée par quelques inclinaisons de la tête ou encore certaines projections canailles du bassin. Dans le pas de deux, Eve Grinsztajn impressionnait enfin par son autorité, la précision quasi-chirurgicale de ses directions, la tension intérieure qu’elle savait installer dans les passages acrobatiques. Cette même tension qui manquait cruellement à son partenaire, Stéphane Bullion, seul trou noir de cette distribution.

Dans le Fils Prodigue, enfin, c’était Agnès Letestu qui faisait face à Jérémie Bélingard. La sinuosité calligraphique de cette sirène, son absence de poids apparent, son évidente désinvolture dans cet acte sans doute mille fois répété, criait à l’assistance la fausseté initiale de ses intentions envers le jeune homme. Seul le fils semblait devoir être dupe de cette professionnelle frigide et calculatrice en forme de bas relief hiéroglyphique. Jérémie Bélingard, qui ne danse jamais ce rôle deux fois pareil, semblait avoir accentué le côté naïf de son personnage ainsi que sa solitude (ses deux « amis » étaient traités ici comme de simples serviteurs). Maltraité, dépouillé et avili, son repentir n’en était que plus poignant après tant d’inconséquence. Le père d’Eric Monin qui l’accueillait dans son giron après sa marche pathétique semblait bien frêle comparé à celui de Vincent Cordier, comme si l’ordre immuable des choses avait été salutairement secoué par le départ du rejeton exalté.

Sans révolution majeure par rapport à la première, l’alchimie des personnalités aura, semble-t-il, rétabli un point d’équilibre entre le style de l’Opéra et celui de Mr B.

… À notre plus grand soulagement.

Commentaires fermés sur Balanchine à Garnier : Un point d’équilibre

Classé dans Retours de la Grande boutique

Swan Lake à Londres

 Le Royal Ballet entame cette semaine une série de 20 représentations de son Swan Lake. Sept distributions se succéderont, et une des représentations sera visible en direct au cinéma dans le monde entier.

Pour les habitués du Lac des cygnes monté par Noureev pour l’Opéra de Paris, la production londonienne peut provoquer un choc culturel assez vif. J’avoue qu’il m’a fallu au moins trois visions pour m’acclimater à un très trivial premier acte.

Dans la production d’Anthony Dowell, Siegfried semble participer à une fête villageoise dans un préau d’école, au milieu de paysans endimanchés et de quelques notables locaux. Les petites filles font les malines, le directeur d’école est un peu rond, les amis aussi. C’est gentil et creux, sans grandeur chorégraphique pour le corps de ballet, ni profondeur psychologique pour le principal rôle masculin. Un vol de cygnes venant à passer, Siegfried part chasser, suivi de ses amis avinés et portés sur la gâchette.

Heureusement, la danse, le lyrisme et le drame prennent le pas sur l’historiette durant les deux actes blancs. Odette est le seul volatile en tutu : ses congénères portent des jupes dont les franges semblent autant de plumes tombantes. Rothbart est habillé comme un personnage de dessin animé, mais on a vu bien pis ailleurs. Le troisième acte, celui du bal, est chargé comme un œuf de Fabergé. Au quatrième acte, c’est la partition de Drigo (inspirée de la valse bluette de l’opus 72 pour piano de Tchaikovsky) qui dit une assez réussie mélancolie des cygnes.

Sur la même musique, ce passage est tout guilleret dans la version du Mariinsky (qui s’alourdit aussi d’un bouffon au premier acte). En fin de compte, la production de Dowell ne mérite pas une traversée de la Manche à la nage, mais pourquoi s’en priver si l’on en a l’occasion ?

Quelle distribution choisir ? Quelques indications cursives :

– Marianela Nuñez & Thiago Soares : c’est la distribution du DVD. Mlle Nuñez sait allier douceur en blanc et séduction en noir. C’est la ballerine musicale par excellence (8 octobre, 13 octobre en matinée)

– Zenaida Yanowsky & Nehemiah Kish : le cast de la soirée retransmise dans les salles de cinéma. Mlle Yanowsky a une technique en or massif mais les cheveux tirés lui font un visage carré peu propre à émouvoir. Elle joue intelligemment de ses atouts et épate clairement la galerie en cygne noir. En 2011, Nehemiah Kish manquait de propreté, mais il a sans doute gagné en assurance depuis (12, 17 et 23 octobre)

– Natalia Osipova & Carlos Acosta : on imagine assez peu la danseuse russe en cygne mais le ROH a dû penser faire un coup marketing en l’invitant, et il fallait bien trouver une remplaçante à Tamara Rojo, partie diriger l’English National Ballet (10, 13 en soirée, 25 octobre)

– Sarah Lamb & Rupert Pennefather : lors de la saison 2010/2011, Mlle Lamb dansait avec Federico Bonelli. Mlle Lamb a des doigts expressifs, de grands yeux implorants, et une très jolie mobilité en attitude. Je ne l’avais pas trouvée vraiment musicale, mais j’étais tellement énervé par le premier acte (que je voyais pour la première fois) que mon regard était peut-être trop sévère (11 & 15 octobre, 10 novembre en soirée)

– Roberta Marquez & Steven McRae : l’attachante ballerine brésilienne semble plus à l’aise dans les rôles ashtoniens, mais Steven McRae est l’élégance même. C’est le danseur noble le plus propre du Royal Ballet. L’entente entre les deux interprètes est remarquable (17 octobre en matinée, 6 et 9 novembre, 24 novembre en matinée)

– Lauren Cuthbertson & Federico Bonelli : Lauren Cuthbertson a le chic anglais et des sauts très élastiques, mais je ne l’ai jamais vue en Odette/Odile (27 octobre, 10 novembre, matinée du 22 novembre)

– Alina Cojocaru & Johan Kobborg : voir Alina Cojocaru en cygne pleureur est une expérience unique. C’est la seule interprète dont chaque geste dit quelque chose (toutes les autres se jettent dans le vide comme on plonge à la piscine, elle pense à lancer un dernier regard à Siegfried). Le partenariat avec Johan Kobborg, interprète accompli, réserve de très beaux moments d’abandon (notamment l’adage de l’acte blanc) . Le couple danse seulement deux fois (15 et 24 novembre).

Toutes les soirées sont archi-complètes, mais des places peuvent être remises en vente à tout moment, et il y a un petit contingent ouvert au guichet le jour même. Sans conteste, s’il faut camper une nuit devant Covent Garden cet automne, c’est pour la distribution Cojocaru/Kobborg.

3 Commentaires

Classé dans Humeurs d'abonnés, Ici Londres!

Le Fils prodigue : Périls veloutés pour jeunesse crédule

Soirée Balanchine – Représentation du 3 octobre

 

Les changements de distribution réservent parfois de jolies surprises. On se consolait à peine de n’avoir pas vu Emmanuel Thibault et Agnès Letestu dans Le Fils prodigue, et voilà qu’au début du spectacle, une voix au micro annonce qu’ils danseraient à la place de Jérémie Bélingard et Marie-Agnès Gillot.

Distribué initialement pour deux dates en début de série, le premier danseur semblait un interprète idéal pour le rôle du Fils. Il était facile d’imaginer qu’il en aurait la juvénilité, l’impétuosité, la fragilité aussi. Et c’est bien cas : Emmanuel Thibault émeut comme un enfant perdu. Il ne fait pas que jouer d’un physique, d’un visage et d’un regard étonnamment – éternellement ? – adolescents. Il met toute son intelligence du mouvement au service de l’histoire. On le perçoit dès le début, quand, à l’inverse de ses sœurs qui ploient docilement sous la main du pater familias, il courbe difficilement l’échine : d’aussi loin qu’il soit dans la salle, le spectateur ressent la résistance de la colonne vertébrale. Plus tard, détroussé par ses camarades de beuverie, presque nu, adossé à un poteau, le personnage touche le fond. Emmanuel Thibault se suspend d’un bras de telle manière que son corps semble ne tenir qu’à une seule attache. La figure est évidemment christique, mais l’art de l’interprète lui donne une dimension intérieure, physique, poignante (imaginez, par contraste, un danseur qui, prenant le corps pour l’image, se contenterait de jolies poses photographiques). Même chose dans la troisième scène, quand, sur le chemin du retour au bercail, Thibault semble vraiment ne tenir debout que par la grâce de son bâton. Et enfin, lors de la première partie – presque désarticulée – de la marche à genoux vers le Père, chaque pas menace de déséquilibrer tout le reste du corps en un incontrôlé sanglot.

On n’aurait jamais cru voir un jour la symbiose entre une ballerine et une cape rouge. C’est pourtant ce que réussit Agnès Letestu. Est-ce sa passion pour les costumes ? On a l’impression qu’après avoir tâté l’étoffe, elle a résolu de donner à sa danse les qualités d’un velours. Il y a de l’épaisseur, du rebondi, de l’élasticité – dans la pointe, les épaules, les bras. De l’imperméabilité caressante aussi – moins dans le regard, dont elle ne joue pas à outrance, que dans l’arrogance indolente des lancers de jambe. Voilà une Sirène souverainement vénéneuse, une cajoleuse indifférente, qui possède sa vulnérable proie par des emmêlements d’une intensité rare. Thibault a le regard exorbité par tant d’expressionisme chorégraphique, et nous aussi.

1 commentaire

Classé dans Retours de la Grande boutique

Les Ballets Trocks : Messieurs Croque(nt) Madame

Assister à un spectacle des ballets Trockadero c’est comme manger un pogatchas, cette douceur magyare pour laquelle on plie et étale des dizaines de fois la même pâte sous le rouleau afin d’obtenir un petit friand qui se sépare dans la bouche en multiples folios gustatifs et bien relevés. Le travail initial serait fastidieux par sa répétition si on n’avait en vue l’excellence du résultat en bouche. Avec les gars des Trocks, il en est un peu de même. Les spectacles sont un délice parce que les artistes y apportent une invention sans cesse renouvelée qui nous fait presque oublier qu’ils sont concoctés suivant une recette quasi monolithique.

Dans un spectacle des ballets Trockadero, il faut ainsi une pièce parodique singeant le grand répertoire. Dimanche soir, c’était Le Lac des Cygnes Acte II qui tenait cet emploi. Le ballet, l’un des plus anciens au répertoire de la compagnie, garde la marque des débuts du groupe dans le New York Underground des années 70. L’entrée des cygnes avec ses pointes en serpette et ses équilibres intermittents sent encore la pochade. Les cygnes boxeraient bien Benno, le valet papparazi de cette grande godiche de Siegfried. Ce dernier a les mains baladeuses et sa reine des cygnes rêve de faire la pub pour une marque de dentifrice (Roberto Forléo alias Marina Plezegetovstegskaïa apporte une bonne dose de truculence à son Odette velue).

Pour faire bonne mesure, après avoir fait rire aux éclats une salle à ses dépens, la troupe présente en général un grand pas de deux où le burlesque s’efface au profit de la pyrotechnie. Dans le pas de deux du Cygne noir, la ballerine à l’aigrette Bolshoï ébouriffée, fouette à trente deux (non sans doubler) et son partenaire, loin d’être cantonné aux rôles de potiches, démontre une qualité de ballon peu commune. Le burlesque est plutôt porté par les comparses ; ici un Rothbart très « abominable homme des neiges » et un cygne blanc tout droit sorti de la première partie du spectacle. Le message est envoyé : « Nos ballerines sont (peut-être) de très booooonne humeur (mais elles ne sont pas que des bouffonnes) ».

Le ballet suivant, comme souvent, s’adresse d’ailleurs plutôt aux balletomanes. Dimanche soir, Go For Barocco était un délice pour quiconque avait vu le programme Balanchine à l’Opéra. Il pastiche en tout premier lieu le Concerto Barocco de Mr B. Sur le concerto pour deux violons de Bach, Balanchine avait crée un ballet où les deux ballerines principales se partageaient les parties du premier et du second violon. Mais avec les Trocks, les références ne s’arrêtent pas là : il y a du Sérénade, de la Symphonie en Ut, de l’Apollon et même du Agon dans ce ballet. Voir les emmêlements du musagète, retournés comme des crêpes, dos au public, c’est risquer de tomber de son siège à force de rire même quand on n’est pas un initié.

Pour faire bonne mesure, l’incontournable Mort du cygne et sa grâce d’animal taxidermisé viendra, toute plume dehors (et surtout par terre) mettre tout le monde d’accord même en l’absence de Paul Ghiselin alias Ida Nevasayneva, difficilement égalable dans ce rôle immortel.

R. Carter (Olga Supphozova) et C. Miller (Mikaïl Mypansarov)

La dernière pièce d’une soirée avec ces Messieurs-Dames se doit enfin d’offrir à une large portion de la troupe l’occasion d’apparaître sur scène pour un grand final. Les « grands pas nuptiaux » qui peuplent les troisièmes actes du grand Marius sont souvent mis à contribution. Mais l’autre soir, une friandise plus aigrelette nous attendait : le Valpurgueyeva noch. Entendez le ballet de Faust dans la version soviéto-héroïque de Lavroski. Tout le génie parodique de la troupe s’y déployait dans les grandes largeurs. Pour celui qui connaît le film des années 50 avec Raïsa Struchkova, il y même un surcroît de plaisir. Voir Olga Supphozova –Robert Carter- un vétéran de la compagnie taillé en Hercule de foire mais « fouetteur » invétéré a été un grand moment. Contrairement au Lac, les danseurs, aussi bien dans les rôles féminins que masculins n’outrent pas le jeu. Ils reproduisent fidèlement les mouvements, les ports de bras démonstratifs, les hochements de tête inspirés et jusqu’au style chorégraphique de l’époque (déboulés jambes en dedans ou manège de jetés en crabe) mais avec des figures de cire et des yeux d’émail qui rendent le tout irrésistiblement absurde.

Valpurgeyeva Noch. Saluts.

Car les Trocks, c’est avant tout le conservatoire au second degré des styles d’écoles d’autrefois. À cette heure de fadeur chorégraphique enchaînant des « prouesses » aussi dépourvues de saveur qu’une pizza décongelée, c’est un trésor inestimable que de pouvoir se délecter de ces petits délices chorégraphiques dans l’écrin pâtissier des Folies Bergère.

2 Commentaires

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Ici Paris