Archives de Tag: Rupert Pennefather

Plusieurs amours

P1090913Les Enfants du Paradis – José Martinez – Opéra-Garnier, 2 et 5 juin

On peut aimer quelqu’un jusqu’à en chérir les défauts. Revoyant Les Enfants du Paradis, recyclage chorégraphique et musical qui prend l’eau par bien des endroits, mon esprit bouche les fuites, et s’attendrit des pépites. Peut-être la nostalgie – du film, des interprètes de la création, de José Martinez – entre-t-elle dans mon indulgence. Qui sait aussi, – les ballets sont chose si fragile – si cette création de l’ère Lefèvre sera encore programmée dans les prochaines années…

Sur le Boulevard du temple, l’action est bien fouillis. On découvre en lisant le programme une myriade de personnages – le vendeur de journaux, la servante, la lorette, la nourrice, l’employé, l’escamoteur de gobelets, l’étudiant – sur lesquels l’adaptation chorégraphique a oublié d’orienter le regard du spectateur. Par contraste, pensez au fouillis festif de Petrouchka, d’où se détachent nettement plusieurs figures individuelles. Je me laisse pourtant emporter par l’ambiance de foire ; j’aime particulièrement, dans cette adaptation, la façon dont l’illusion théâtrale se donne à voir comme illusion – les changements de décor à vue, les vaguelettes en fond de scène, le jeu entre la scène et la salle, etc. – sans pour autant cesser d’enchanter. Il y a aussi une jolie traversée du miroir, quand le Pierrot de la pantomime Chand d’Habits s’incruste en Baptiste au bal du comte de Montray. Les mots de Prévert éclosent en mémoire et enluminent certains passages.

Peut-on aimer plusieurs Garance ? Cette saison, je suis tombé sous le charme d’Eve Grinsztajn (représentation du 2 juin) ; peut-être parce qu’elle a déjà abordé le rôle, elle met dans son tango au Rouge-Gorge une sorte de nonchalance flirteuse très « je plais à qui je plais ». Amandine Albisson, par contraste, fait un peu trop rentre-dedans, il y a, en son personnage, trop de démonstration et pas assez de désinvolture (soirée du 5 juin). La Garance de Grinsztajn, quand elle repousse les avances du comte, a un mouvement d’orgueil : « ces planches, c’est mon royaume ». Lors du pas de deux avec Montray au second acte, en revanche, sa danse contrainte et son regard éteint disent qu’elle a abdiqué – songez aux gros plans presque cruels du film sur une Arletty chargée de bijoux et d’ans.

Je n’ai pu aimer qu’un seul Baptiste. Yannick Bittencourt en a la mélancolie poétique et la gaucherie lunaire (je lui décerne à l’unanimité le prix Jean-Louis Barrault). Il a su faire preuve – dans un rôle où la technique fait moins que l’investissement émotionnel – d’une poignante expressivité. Dans la supplique à la loge vide, et dans le dernier pas de deux avec Garance, l’emportement de tout le torse est remarquable (2 juin). J’ai cru au premier acte que Stéphane Bullion tirerait son épingle du jeu, mais il y a trop de retenue chez l’interprète (comme s’il avait peur de montrer ses tripes) et de mollesse chez le danseur (5 juin).

On peut aimer plusieurs Frédérick Lemaître. C’est même recommandé, car lui-même ne se prive pas de courtiser plusieurs coquettes à la fois (Rigolette et Pamela dans la scène 3 – ce second prénom est-il crédible dans le Paris de 1830 ? je demande une enquête). Alessio Carbone (2 juin) a la séduction naturelle et le bagout de l’acteur – il réussit particulièrement les roulements de hanche en lion sur la scène des Funambules. Josua Hoffalt joue la carte de l’histrion, et enflamme la salle dans le pastiche Robert Macaire; il lui donne un second degré auquel finit par adhérer Valentine Colasante (5 juin).

Je ne veux aimer qu’une seule Nathalie (et n’en ai vu qu’une, d’ailleurs) : Mélanie Hurel, incarnation de l’amour fou déguisé sous le raisonnable (que c’est difficile de danser avec un type qui est comme absent, acte I, scène 2) ; cheveux détachés face à Garance, elle danse desséché, comme une plante privée d’eau (acte I, scène 6).

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Royal Opera House, Afternoon of a Faun/In the Night/Song of The Earth, matinée du 30 mai

On peut être jolie sans être sexy. C’est ce que m’expliquait, récemment à Londres, une spectatrice assidue et avisée, très déçue de la prestation de Sarah Lamb (dansant avec Federico Bonelli) dans Afternoon of a Faun. Melissa Hamilton a, en tout cas, l’aura sensuelle et le flou dans le regard qui conviennent au rôle de la nymphe-ballerine. Quand elle s’éclipse, on se demande vraiment si on n’a pas rêvé sa présence. On découvre Vadim Muntagirov en faune ; il a une présence animale, et un pied si travaillé qu’on croirait, au relevé, qu’il finira sur pointes. Les deux personnages ne dansent pas à proprement parler : la danse semble leur mode d’être naturel.

Dans In the Night, apparaissent Sarah Lamb et Federico Bonelli incarnant avec délicatesse un couple à l’aube de son amour. Ils sont posés, élégants, juste ce qu’il faut pour ce Robbins-là. Hikaru Kobayashi et Valeri Hristov sont l’amour pépère et oublient du piment à la hongroise dans leur partie de caractère. Surgissent une Roberta Marquez survoltée et un Rupert Pennefather aux lignes superbes. Elle en fait un peu trop dans l’hystérie.

En amour, on peut aussi changer d’avis. Il y a quelques mois, je préférais le Chant de la terre de MacMillan à celui de Neumeier. Est-ce le souvenir plus récent ? C’est à ce dernier que j’ai songé en revoyant le premier. Et le dernier mouvement m’a paru plus propre à emporter l’adhésion chez le chorégraphe de Hambourg, peut-être parce que Laura Morera, piquante dans la rapidité, est moins convaincante dans un rôle lyrique.

Afternoon of a Faun. Hamilton/Muntagirov. Photo Bill Cooper, courtesy of ROH

Afternoon of a Faun. Hamilton/Muntagirov. Photo Bill Cooper, courtesy of ROH

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Mayerling : Il n’y a plus de prince charmant

P1000939Mayerling au Royal Opera House – Matinée du 3 mai – chorégraphie de Kenneth MacMillan; musique de Franz Liszt (arrangements John Lanchbery); livret de Gillian Freeman; décors de Nicholas Georgiadis. Avec Rupert Pennefather, Melissa Hamilton, Elizabeth Harrod, Tara-Brigitte Bhavnani, Laura McCulloch (Mitzi Caspar), MM. Hirano, Stepanek, Underwook, Montano (les Officiers hongrois), Gary Avis (Bay), Alexander Campbell (Bratfisch). Orchestre du Royal Opera House dirigé par Martin Yates.

 

Les ballets classiques, surtout si leur histoire est inspirée d’un conte, racontent généralement l’apprentissage de l’âge adulte. Mayerling, inspiré de faits réels, montre ce qui arrive après, une fois que l’éducation du prince a été ratée.

On n’a donné à Rudolf,  héritier de l’empire austro-hongrois, aucun tuteur pour pousser droit. C’est le prince dangereux : séduisant, séditieux, syphilitique et suicidaire. Il a manqué de vrais amis ; les quatre officiers hongrois qui le rallient à leur cause ressemblent davantage à des tourmenteurs de cour de récré, à qui on cède par force, qu’à des camarades avec qui l’on s’accorderait. Bratfisch, son cocher et amuseur, lui est sans doute sincèrement attaché, mais il n’est son égal qu’en débauche.

Côté femmes, il a le choix entre le glaçon (son impératrice de mère), l’oie blanche (sa femme Stéphanie), l’ancien collage (Larisch, ex-maîtresse qui est aussi sa cousine), la professionnelle (Mitzi Caspar) et l’illuminée (Mary Vetsera, qui croit à un grand destin romantique avec lui, et révélera ses pulsions de destruction). Côté béquilles, il a l’alcool et les piquouzes.

La compréhension du ballet requiert une petite dose de préparation, ainsi qu’un bon coup d’œil pour repérer sans hésiter les personnages malgré les changements de costume. Si l’on a la chance d’être proche de la scène, le ciselé de la narration saute aux yeux. C’est parce que sa mère l’ignore que Rudolf courtise publiquement sa nouvelle belle-sœur. L’impératrice, si raide avec son fils, danse délié en privé avec ses suivantes, et paraît comme rajeunie en tête à tête avec son amant (Tara-Brigitte Bhavnani maîtrise très bien ces changements de registre). Dans la taverne louche où Rudolf a traîné son épouse Stéphanie, Bratfisch la traite bien légèrement, en lui confiant son chapeau le temps d’un tour de danse ; et c’est sans doute exprès que la parade des prostituées, qui finit par la faire fuir, est repoussante de platitude. Vers la fin, Bratfisch (dansé par Alexander Campbell) a le désespoir du chien fidèle quand il échoue à distraire ses maîtres.

Jan Parry, biographe de Kenneth MacMillan, dit que, toutes proportions gardées, le chorégraphe s’identifiait aux névroses de Rudolf. Sans doute – et c’est la force comme la limite de ce ballet – le spectateur réagit-il aussi en fonction de sa capacité d’empathie avec les personnages. Les scènes les plus touchantes, à mon sens, sont celles où l’accord ne se fait pas : le pas de deux où Rudolf échoue à susciter la tendresse de sa mère (acte 1, scène 2), l’adieu avec la comtesse Larisch (quelques moments à peine dansés à l’acte 3, où Itziar Mendizabal se révèle presque maternelle), et surtout, la violente nuit de noces avec Stéphanie, où les bras et les jambes de l’épouse tétanisée volent comme des baguettes de bois (Elizabeth Harrod s’y montre bouleversante).

A contrario, les pas de deux entre Mary Vetsera et Rudolf, techniquement impressionnants, sont plus frappants qu’émouvants : la première rencontre nocturne est une confrontation, durant laquelle la jeune fille s’impose à son partenaire par son audace sexuelle et son jeu avec les armes à feu (acte II, scène 5). Dans leur dernière scène, l’échange regorge de passion fusionnelle, mais – quoi qu’on pense de l’influence des psychotropes – le suicide final est une décision libre et, apparemment, commune. Rien à voir avec un coup du destin.

Rupert Pennefather, que certains spectateurs londoniens trouvent fade, joue finement du contraste entre ses lignes idéales et les névroses de son personnage. L’extérieur est poli, l’intérieur torturé (ce jeu à deux faces s’accorde très bien avec celui de Melissa Hamilton, très feu sous la glace). Quand il manque de tuer son père à la carabine (acte III, scène 1), on le croirait presque innocent.

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Wheeldon : Alice! Oh Merveille!!

Alice : Sarah Lamb. Photographie Johan Persson. Courtesy of ROH

Alice : Sarah Lamb. Photographie Johan Persson. Courtesy of ROH

Alice’s Adventures in Wonderland

Reprise du Royal Ballet (Londres) du 15 mars au 13 avril.

Créé au printemps 2011, et repris depuis chaque saison, Alice’s Adventures in Wonderland fait encore un petit tour de piste au Royal Opera House à compter du 15 mars. La commande d’un ballet narratif était un gros pari pour la compagnie, dont la dernière création d’envergure similaire – le Prince des Pagodes – datait de 1989. Sa réussite tient à une collaboration exemplaire entre les différents pupitres créatifs : Christopher Wheeldon pour la chorégraphie, Joby Talbot pour la musique, Nicolas Wright pour le livret, Bob Crowley pour les décors, Natasha Katz pour les lumières, ainsi que John Driscoll et Gemma Carrington pour les projections vidéo.

Alice : Sarah Lamb & Federico Bonelli. Photographie Johan Persson. Courtesy of ROH

Alice : Sarah Lamb & Federico Bonelli. Photographie Johan Persson. Courtesy of ROH

Le récit des aventures d’Alice est doublement enchâssé : dans l’espace (Oxford et le pays des Merveilles), et dans le temps (le passé victorien et le présent en jeans). En trois actes (deux à l’origine, mais la structure a été retravaillée en 2012), nous passons d’une réception familiale collet-monté au centre de la terre via à la poursuite d’un lapin blanc, et accompagnons Alice dans toutes ses pérégrinations : les multiples transformations physiques, la rencontre avec de multiples personnages extravagants – dont le chat du Cheshire, un chapelier fou, une théière et une chenille –, la confrontation avec une Reine de cœur impayable et impitoyable, flanquée d’une cour de jeu de cartes… Les inventions visuelles foisonnent et – il fallait bien glisser du sentimental dans les pas de deux – Alice a une charmante aventure avec Jack le jardinier, qui deviendra, au pays des Merveilles, son Valet de cœur.   Wheeldon a fait de chaque échange entre Alice et Jack une exquise câlinerie chorégraphique – et il a même rajouté un pas de deux dans la version révisée.

Alice, photographie de Johan Persson. Courtesy of ROH

Alice, photographie de Johan Persson. Courtesy of ROH

Mais il n’y a pas que de l’amourette dans Alice : nous assistons à ce que les spectateurs du XIXe siècle appelaient un ballet-féérie, et semblons toucher du doigt l’esprit dans lequel avait été créé un Casse-Noisette. La synthèse entre les arts est portée à son comble dans la scène du jeu de croquet. Les flamands-roses font office de maillets : les volatiles sont figurés par de longilignes danseuses portant un gant en forme de tête d’oiseau, qui exécutent une chorégraphie sinueuse tandis que les participants au jeu royal actionnent, de la manière la plus loufoque, des peluches au cou articulé. La chorégraphie mélange dans le même temps les références balanchiniennes (les jardiniers commis à la peinture en blanc des roses rouges, qui se transforment en muses d’Apollon musagète au bord de la crise de nerfs) aux citations déjantées de Petipa. L’adage aux tartelettes pour la reine de cœur est une superbe et hilarante variation sur le thème de la Belle au bois dormant, à la fois sur le plan chorégraphique et musical. Pour la scène de la fuite, après que le corps de ballet de cartes aux amusants tutus découpés aux quatre couleurs s’est effondré comme une rangée de dominos, la musique (à grand renfort de percussions) et les projectionnistes (via un obsédant défilement des cartes) prennent le relais de la narration.

On ne saurait résolument recommander une distribution plutôt qu’une autre : toutes les Alice (Sarah Lamb, Yuhui Choe, Beatriz Stix-Brunell, Lauren Cuthbertson) et tous les Jack (Federico Bonelli, Nehemiah Kish, Rupert Pennefather) sont a priori charmants et adéquats au rôle. Et on ne sait pas trop qui, de Zenaida Yanowksy, Itziar Mendizabal ou Laura Morera, est la plus tordante en Reine de cœur.

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Hommage à Ashton : le théorème de la nappe

P1000939Royal Opera House, soirée du 23 février 2013

En hommage à Frederick Ashton, décédé il y a 25 ans, le Royal Ballet a présenté plusieurs de ses pièces courtes. La série de représentations est maintenant achevée, mais le programme sera diffusé au cinéma ainsi qu’en DVD au début de l’été. J’ai vu la distribution qui n’a pas été enregistrée, et comme chez les Balletonautes, on ne craint pas d’être inactuel, j’ai résolu de vous en parler.

Dans son poème chorégraphique La Valse (1920) – que Diaghilev jugea impropre à un ballet – Maurice Ravel fait entendre, après l’effondrement et les fureurs de la guerre, le souvenir de la folle insouciance de la Belle Époque. Dans la chorégraphie d’Ashton (1958), nous sommes aussi dans le monde d’après : le vaporeux début du bal est vu à travers un voile rétrospectif. Puis, tout s’emballe, les valseurs virevoltent sans discontinuer, se laissant gagner par l’hystérie de l’orchestre, et répétant sans cesse des portés d’un pied sur l’autre. Le tourbillon est glaçant, et tant pis si les trois couples principaux – Tara-Brigitte Bhavnani et Valeri Hristov, Kristen McNally et Kenta Kura, Laura McCulloch et Thomas Whitehead – ne sont pas toujours ensemble : qui donc le serait au bord d’un gouffre ?

Changement d’ambiance avec la Méditation de Thaïs (1971), pièce de gala créée pour Antoinette Sibley et Anthony Dowell (ce dernier a aussi réalisé les costumes orange-chargé). La sensualité tropicale est une fausse piste pour interpréter cette pièce (c’est celle qu’empruntent Thiago Soares et Laura Morera dans une captation de 2004, publiée en DVD courant 2011). Rupert Pennefather et Sarah Lamb dansent nocturne, éthéré, irréel. Quand le danseur attrape par la taille la ballerine voilée qui passe à sa portée, on dirait qu’il saisit une ombre. Voices of Spring (1977), créé dans le cadre d’une production de la Chauve-Souris de Johann Strauss, est un pas de deux champêtre et hors du temps. Léger et charmant, comme Yuhui Choe et Alexander Campbell.

Monotones (MM. Kish et Hirano; Mlle Nunez); photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Monotones (MM. Kish et Hirano; Mlle Nunez); photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Le plat de résistance – et la principale curiosité de ce programme – vient après le premier entracte : Monotones I et II (1965-1966, sur les trois Gnossiennes et les trois Gymnopédies d’Erik Satie). Monotones « en blanc », présenté en second mais créé en premier, a plutôt été présenté ces dernières années de manière exceptionnelle (par exemple lors d’une soirée de gala entre le Royal Ballet et le Bolchoï, ou à l’occasion du gala de l’Entente cordiale à Paris en 2004). À l’instar des jolies nappes qui, restant au placard trop longtemps, laissent irrémédiablement voir des traces de pli, les chorégraphies peuvent souffrir de leur inemploi. C’était le cas en 2003 à Moscou, où Zenaida Yanowsky, Iñaki Urlezaga et Edward Watson, n’ayant probablement pas beaucoup répété, laissaient voir toutes les coutures. Cette fois-ci, visiblement, la pièce a été sérieusement transmise. Christina Arestis (la plus liane des danseuses londoniennes), Ryoichi Hirano et Nehemiah Kish réussissent de jolis unissons suspendus : on s’émerveille de la simplicité et de la sérénité des enchaînements, jusqu’à être ému, plus encore que par les arabesques, par le moelleux d’un simple demi-plié. Monotones « en vert » (dansé par Yasmine Naghdi, Romany Padjak et Tristan Dyer), qui ouvre la marche, est plus terrien, rythmé, presque oriental par moments.

Federico Bonelli et Zenaida Yanowsky, Marguerite et Armand, photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Federico Bonelli et Zenaida Yanowsky, Marguerite et Armand, photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Marguerite et Armand (1963) n’avait été dansé que par Rudolf Noureev et Margot Fonteyn (jusqu’en 1977), jusqu’à ce que Sylvie Guillem et Nicolas Le Riche s’en emparent en l’an 2000 (après bien des hésitations pour Mlle Guillem). L’enjeu des reprises de 2011 et 2013 est, au fond, de libérer la pièce de ses mythes.

La première fois que j’ai vu la pièce d’Ashton, j’avais été séduit par l’économie narrative (il suffit de deux mouvements des doigts au père d’Armand – Christopher Saunders – pour expliquer à Marguerite que sa jeunesse va bientôt s’évanouir), agacé par l’hypertrophie musicale (l’orchestration de la sonate de Liszt), et ému par la densité entêtante des pas de deux.

Face à une Zenaida Yanowsky qui est plus grande dame que petite femme fragile, Federico Bonelli se présente non pas en conquérant mais en impétrant : il saute sur scène comme on se jette dans l’arène, mais ses doigts tremblent d’émotion ; on est d’emblée emporté par l’histoire. Sans être bouleversé par les interprètes, malgré leurs qualités : Bonelli fait trop jeune et Yanowsky est trop forte pour qu’on imagine que, dans un monde sans phtisie ni préjugés, leur couple aurait duré. Sans même parler de sa taille (elle est plus grande que lui en pointe), Mme Yanowsky reste solide même quand elle est éperdue, alors que dans le même rôle, Tamara Rojo était l’incarnation de la fragilité en larmes.

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Soirées londoniennes : Bourne, MacMillan, Nutcraker

Contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, où Casse-Noisette truste les scènes de novembre à janvier, il y a encore une certaine variété dans la programmation londonienne de cette fin d’année.

506px-Finsbury_sadlers_wells_1Au Sadler’s Wells, Matthew Bourne présente une Sleeping Beauty version gothique. Il a mis dans son chaudron tous les ingrédients habituels à ses créations : costumes satinés et décors extravagants (dus à Lez Brotherston), bande-son trafiquée et boostée (par les soins de Paul Groothuis), clins d’œil sociologiques à foison, navigation entre les époques (de 1890 à aujourd’hui), avec des pointes d’humour parsemées çà et là. Certains passages sont incontestablement réussis : le bébé Aurore en marionnette indisciplinée grimpant aux rideaux, les variations des fées, dont la gestuelle fait référence à Petipa, l’adage à la rose transformé en pas de deux amoureux avec le jardinier du château. Mais pour quelques moments vraiment inspirés, que de chorégraphie au kilomètre ! Cependant, c’est avant tout la tendance à la surcharge narrative qui finit par lasser. Imaginez : Carabosse avait un fils, Caradoc. C’est lui qui, pour le compte de sa mère défunte, organise la vengeance contre Aurore adolescente. Cent ans après il essaie vainement de la réveiller (c’est bien connu, quand ce n’est pas le bon, ça ne marche pas). Heureusement, le comte Lilas avait assuré l’immortalité de Leo le jardinier (Dominic North) en lui plantant ses canines dans le cou. Il sort la Belle (Hannah Vassalo) de sa léthargie, mais se la fait piquer par Caradoc qui projette de la couper en deux lors d’une soirée gothique en boîte de nuit. À ce stade, on a cessé depuis longtemps de s’intéresser vraiment au sort des personnages (rassurez-vous, ça finit bien). Les danseurs principaux sont charmants. Voilà une Sleeping Beauty efficace à défaut de nécessaire (représentation du 4 décembre).

P1000939Pendant ce temps, le Royal Ballet entame une longue série de Nutcracker dans la version de Peter Wright. Lequel suit fidèlement Ivanov et Petipa sans chercher – comme Bourne – à insuffler à toute force du narratif là où danse et musique suffisent. J’aime bien cette production : elle a le vernis d’un simple joujou en bois, l’atmosphère bon-enfant des productions anglaises y est moins déplacée que dans Swan Lake, et la féérie du sapin doublant de volume marche à tous les coups. Parmi  les divertissements, la danse russe (bondissants Tristan Dyer et Valentino Zucchetti), et la valse des fleurs (où Yuhui Choe danse joliment legato) sont les plus convaincants. La danse si musicale et suave de Marianela Nuñez en fée Dragée mérite à elle seule le déplacement. Son partenaire Thiago Soares se blesse pendant sa variation, et pour la coda, il est remplacé au pied levé par Dawid Trzensimiech, qui dansait un des cavaliers de la valse des roses. Danse propre, partenariat sûr malgré l’impromptu : ce jeune danseur, déjà remarqué pour son James dans La Sylphide de Bournonville, fera sans doute du chemin. Aux côtés d’Emma Maguire, juvénile Clara, Alexander Campbell campe Hans-Peter, le neveu du magicien, prisonnier d’un sort qui l’a transformé en jouet (représentation du 10 décembre).

Le danseur est bien plus à l’aise dans ce rôle que dans le premier mouvement du Concerto (MacMillan, 1966), qui demande rapidité, précision, et de constants changements de direction, et où Steven McRae et Yuhui Choe se montrent indépassables à l’heure actuelle (tout comme Marianela Nuñez et Rupert Pennefather paraissent faits pour le méditatif adage). Le programme réunissant trois ballets de Kenneth MacMillan, présenté en novembre à l’occasion des 20 ans de la mort du chorégraphe, incluait Las Hermanas (1963). Sur une musique de Frank Martin, ce ballet à la gestuelle pesamment démonstrative raconte l’histoire de la Maison de Bernarda Alba. L’œuvre a un intérêt surtout historique (on y voit par instants ce que MacMillan fera mieux plus tard). En tant que président-fondateur à vie de la Société de protection des ballerines, je me dois d’élever une protestation contre les mauvais traitements qu’y subit Alina Cojocaru dans son pas de deux avec ce vil séducteur de Pepe (dansé par Thomas Whitehead).

Heureusement, la soirée se termine avec le Requiem (1976), créé en hommage à John Cranko pour un ballet de Stuttgart tout juste marqué par la disparition brutale de son directeur. Sur la musique du Requiem de Fauré, l’œuvre met en scène une communauté aux prises avec la douleur (le corps de ballet apparaît en rangs compacts, poings fermés et cri muet adressés au ciel), et qui accepte progressivement la mort. Le Royal Ballet a depuis longtemps fait sienne cette œuvre. Leanne Benjamin – une des dernières ballerines en activité à avoir travaillé avec le chorégraphe – émeut aux larmes dans le Pie Jesu, en rendant les mouvements de marelle solitaire avec une douceur peu commune. La figure christique est incarnée Federico Bonelli, très intérieur tout en projetant une idée de fragilité. À la fin de son solo, il se couche à terre, puis se recroqueville sur le flanc. Son teint blanc, presque maladif, fait penser à la Pietá de Ribera qu’on peut voir à la fondation Thyssen-Bornemisza de Madrid (représentation du 5 décembre).

Les représentations en hommage à MacMillan ont pris fin le 5 décembre, mais le Royal Ballet présentera l’année prochaine son Mayerling (1977), le quatrième grand ballet narratif du chorégraphe, et l’Everest du partenariat pour tout danseur masculin. Plus près de nous, on pourra voir à Covent Garden, à partir du 22 décembre, un programme réunissant L’Oiseau de Feu (Stravinsky/Fokine, avec le formidable rideau de scène de Natalia Goncharova), In the night (Chopin/Robbins) et le troisième acte de Raymonda  (Glazounov/Noureev). Les Balletonautes ne manqueront pas ce voyage.

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Swan Lake à Londres

 Le Royal Ballet entame cette semaine une série de 20 représentations de son Swan Lake. Sept distributions se succéderont, et une des représentations sera visible en direct au cinéma dans le monde entier.

Pour les habitués du Lac des cygnes monté par Noureev pour l’Opéra de Paris, la production londonienne peut provoquer un choc culturel assez vif. J’avoue qu’il m’a fallu au moins trois visions pour m’acclimater à un très trivial premier acte.

Dans la production d’Anthony Dowell, Siegfried semble participer à une fête villageoise dans un préau d’école, au milieu de paysans endimanchés et de quelques notables locaux. Les petites filles font les malines, le directeur d’école est un peu rond, les amis aussi. C’est gentil et creux, sans grandeur chorégraphique pour le corps de ballet, ni profondeur psychologique pour le principal rôle masculin. Un vol de cygnes venant à passer, Siegfried part chasser, suivi de ses amis avinés et portés sur la gâchette.

Heureusement, la danse, le lyrisme et le drame prennent le pas sur l’historiette durant les deux actes blancs. Odette est le seul volatile en tutu : ses congénères portent des jupes dont les franges semblent autant de plumes tombantes. Rothbart est habillé comme un personnage de dessin animé, mais on a vu bien pis ailleurs. Le troisième acte, celui du bal, est chargé comme un œuf de Fabergé. Au quatrième acte, c’est la partition de Drigo (inspirée de la valse bluette de l’opus 72 pour piano de Tchaikovsky) qui dit une assez réussie mélancolie des cygnes.

Sur la même musique, ce passage est tout guilleret dans la version du Mariinsky (qui s’alourdit aussi d’un bouffon au premier acte). En fin de compte, la production de Dowell ne mérite pas une traversée de la Manche à la nage, mais pourquoi s’en priver si l’on en a l’occasion ?

Quelle distribution choisir ? Quelques indications cursives :

– Marianela Nuñez & Thiago Soares : c’est la distribution du DVD. Mlle Nuñez sait allier douceur en blanc et séduction en noir. C’est la ballerine musicale par excellence (8 octobre, 13 octobre en matinée)

– Zenaida Yanowsky & Nehemiah Kish : le cast de la soirée retransmise dans les salles de cinéma. Mlle Yanowsky a une technique en or massif mais les cheveux tirés lui font un visage carré peu propre à émouvoir. Elle joue intelligemment de ses atouts et épate clairement la galerie en cygne noir. En 2011, Nehemiah Kish manquait de propreté, mais il a sans doute gagné en assurance depuis (12, 17 et 23 octobre)

– Natalia Osipova & Carlos Acosta : on imagine assez peu la danseuse russe en cygne mais le ROH a dû penser faire un coup marketing en l’invitant, et il fallait bien trouver une remplaçante à Tamara Rojo, partie diriger l’English National Ballet (10, 13 en soirée, 25 octobre)

– Sarah Lamb & Rupert Pennefather : lors de la saison 2010/2011, Mlle Lamb dansait avec Federico Bonelli. Mlle Lamb a des doigts expressifs, de grands yeux implorants, et une très jolie mobilité en attitude. Je ne l’avais pas trouvée vraiment musicale, mais j’étais tellement énervé par le premier acte (que je voyais pour la première fois) que mon regard était peut-être trop sévère (11 & 15 octobre, 10 novembre en soirée)

– Roberta Marquez & Steven McRae : l’attachante ballerine brésilienne semble plus à l’aise dans les rôles ashtoniens, mais Steven McRae est l’élégance même. C’est le danseur noble le plus propre du Royal Ballet. L’entente entre les deux interprètes est remarquable (17 octobre en matinée, 6 et 9 novembre, 24 novembre en matinée)

– Lauren Cuthbertson & Federico Bonelli : Lauren Cuthbertson a le chic anglais et des sauts très élastiques, mais je ne l’ai jamais vue en Odette/Odile (27 octobre, 10 novembre, matinée du 22 novembre)

– Alina Cojocaru & Johan Kobborg : voir Alina Cojocaru en cygne pleureur est une expérience unique. C’est la seule interprète dont chaque geste dit quelque chose (toutes les autres se jettent dans le vide comme on plonge à la piscine, elle pense à lancer un dernier regard à Siegfried). Le partenariat avec Johan Kobborg, interprète accompli, réserve de très beaux moments d’abandon (notamment l’adage de l’acte blanc) . Le couple danse seulement deux fois (15 et 24 novembre).

Toutes les soirées sont archi-complètes, mais des places peuvent être remises en vente à tout moment, et il y a un petit contingent ouvert au guichet le jour même. Sans conteste, s’il faut camper une nuit devant Covent Garden cet automne, c’est pour la distribution Cojocaru/Kobborg.

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Triple bill Ashton-Nijinska : Citron, azur et marron

Birthday Offering, A Month in the Country, Les Noces.

Soirée du 6 juillet: Marianela Nuñez & Thiago Soares (Birthday Offering), Alina Cojocaru & Federico Bonelli (A Month in the Country), Kristen McNally & Valeri Hristov (Les Noces) ;  Soirée du 7 juillet : Tamara Rojo & Federico Bonelli (Birthday Offering), Zenaida Yanowsky et Rupert Pennefather (A Month in the country), Christina Arestis et Ryoichi Hirano (Les Noces); Orchestre du Royal Opera House dirigé par Tom Seligman (Birthday) et Barry Wordsworth (Month & Noces).

À Londres samedi dernier, il y avait deux événements : la Pride, dont nous ne parlerons pas (we won’t develop the Queer view on ballet), et la dernière représentation de Tamara Rojo dans un rôle ashtonien en tant qu’étoile du Royal Ballet. Au rideau final, la danseuse espagnole réprima un gros sanglot et eut les yeux bien rouges.

Ce n’est sans doute pas un adieu définitif – il paraît qu’on la reverra ici même dans la reprise de Marguerite et Armand la saison prochaine – mais tout de même, Mlle Rojo tourne une page en partant diriger l’English National Ballet. Et mine de rien, danser Birthday Offering pour la dernière fois revient à aussi à dire au revoir à La Belle au bois dormant et ses promenades en attitude au bras d’un prince. Par la même occasion, elle remise au placard une tenue d’un jaune doré assez voyant. Si jamais elle en avait la nostalgie, je tiens à sa disposition un service à thé de la même teinte, que je n’ose jamais utiliser en société.

Dans cette pièce d’occasion où les garçons font longtemps tapisserie en fond de scène, Tamara Rojo a la danse brillante, un rien ostentatoire. Comme Cléopold, qui a donné un retour détaillé sur les deux distributions de Birthday, on peut lui préférer Marianela Nuñez. La première vous dit : « regardez-moi !». La seconde : « écoutez-moi ». L’impression ressentie à l’automne dernier dans Diamonds se confirme : même dans les pièces abstraites, la ballerine argentine a l’art de mettre du sentiment dans le mouvement. Et de raconter une histoire, n’importe laquelle. Ou, pour être exact, d’éveiller suffisamment la sensibilité du spectateur pour qu’il se raconte lui-même ce qu’il veut.

Dans A Month in the Country, l’histoire existe déjà, et Frederick Ashton entrelace si finement chorégraphie et émotions qu’il suffit de se laisser porter. Alina Cojocaru – qu’on aurait pu croire cantonnée aux rôles de petite gentille – étonne en Natalia Petrovna : elle sait être désagréable (avec son mari, incarné par Jonathan Howells), légère (quand elle délaisse Ratikin, son prétendant habituel, joué par Johannes Stepanek), injuste par jalousie (quand elle reproche à Vera, dansée par la très touchante Iohna Loots, d’avoir approché de trop près Beliaev), abandonnée à la passion (le pas de deux central avec Beliaev) et finalement désespérée (quand le tuteur de son fils quitte la maison après le scandale). Il faut dire que c’est Federico Bonelli qui déclenche la conflagration. Sa belle réussite dans le rôle de Beliaev tient à sa versatilité : à chaque moment du drame, son personnage semble une projection des attentes des autres. Avec le jeune Kolia (Paul Kay), c’est un camarade de jeu innocent, presque puéril. Le voilà aîné expérimenté et attentif en compagnie de Vera, puis simplement sensuel quand il badine avec la bonne (Tara-Brigitte Bhavnani), et enfin amoureux transi quand il s’adresse à  Natalia. Les inflexions dans le style de danse sont très marquées (du demi-caractère au lyrisme échevelé), et ces constants contrastes ajoutent au charme du personnage.

Rupert Pennefather, en revanche, est d’humeur plus sobre et plus égale. Il a la beauté froide, là où le Belaiev de Bonelli déployait un charme aussi naturel que ravageur. Et on regrette que certaines des pépites de la chorégraphie soient rabotées. Ainsi, dans le pas de quatre Natalia-Kolia-Vera-Beliaev, du passage de l’arabesque à la quatrième devant par un demi-tour inattendu du bassin, si bien réussi chez Bonelli, et escamoté chez Pennefather. Zenaida Yanowsky a un port altier, et danse avec autorité : c’est précis, découpé mais fluide. Natalia, femme forte d’autant plus touchante quand elle laisse paraître ses failles, est clairement un rôle pour elle.

Avec l’entracte, on passe du bleu pâle au marron carton. Nous voilà transportés dans une autre version de la Russie avec Les Noces : ici règnent le rituel, la répétition, l’empilement symbolique, la gestuelle codée. Les chanteurs solistes sont superbes (Rosalind Waters, Elizabeth Sikora, Jon English, Thomas Barnard). On aurait aimé une distribution réunissant Christina Arestis (samedi) et Valeri Hristov (vendredi). Mais tous les soirs, c’est Genesia Rosato qui pleure de voir partir sa fille, et c’est Dreirdre Chapman qui alterne développés en sautant et petits pas de souris lors de la fête du mariage.

Tamara Rojo and Federico Bonelli in Birthday Offering. Photo Tristram Kenton, courtesy of ROH.

Tamara Rojo and Federico Bonelli in Birthday Offering. Photo Tristram Kenton, courtesy of ROH.

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Triple Bill Ashton-Nijinska. A Month In The Country : Natalia, Anna, Tamara, Zenaida…

A Month In The Country (Ashton, Chopin). Représentation du samedi 30 juin 2012 (soirée). Natalia : Zenaida Yanowsky; Beliaev : Rupert Pennefather; Rakitin : Gary Avis; Vera : Emma Maguire; Kolia : Ludovic Ondiviela; Yslaev : Christopher Saunders; la servante : Sian Murphy; le majordome : Sander Blommaert. Conductor : Barry Wordsworth; Pianist : Kate Shipway.

Frederick Ashton a découvert la danse au Pérou lorsqu’il avait treize ans, en 1917. Ses parents l’avaient emmené au théâtre voir une représentation d’Anna Pavlova en tournée : « la voir sur cette scène fut ma fin ». Il parla même d’un poison qu’elle lui avait injecté. De retour en Angleterre, il n’aura de cesse que de devenir danseur puis chorégraphe. Dans son œuvre, on retrouve comme un leitmotiv la figure de la grande danseuse ainsi que celle de son immense « seconde », la très belle Tamara Karsavina.

Dans A Month in the Country,  le thème est donc russe (l’histoire est tirée d’une pièce de Tourgueniev), mais la musique est de Chopin. On ne s’en étonnera pas. La première œuvre notable qui ait réuni Pavlova et Karsavina sur une même création fut Chopiniana de Fokine plus universellement connu comme Les Sylphides.

Dans une villégiature cossue, Natalia Petrovna, une mère de famille un peu trop coquette, flirte ouvertement avec son valet de cœur, Rakitin, au su et au vu de son bonhomme de mari (Yslaev). Sa pupille, Vera, joue un air de Mozart au piano tandis que son fils, Kolia, saute un peu partout avec l’excitation propre à son jeune âge. Ce tableau d’un bonheur grand bourgeois va être perturbé par Belaiev, le jeune et beau tuteur de Kolia, qui entre avec un cerf volant à la main. Car Belaiev n’a pas de l’ascendant que sur son jeune élève. Les femmes de la maison sont irrésistiblement attirées par sa beauté un peu indifférente. Un petit drame domestique va s’ensuivre et se conclure par une grande déchirure des cœurs.

Le rôle de Natalia est, chorégraphiquement parlant, un hommage à Pavlova. On retrouve dans les ports de bras, les mouvement de la tête ainsi que les petits pas précieux qu’elle exécute dans ses variations, de nombreuses citations des soli innombrables et un peu interchangeables que Pavlova emportait en tournée. Car comme Taglioni identifiée toute sa carrière avec son rôle de la Sylphide, Pavlova resta la danseuse de la mort du cygne déclinée dans toutes les variantes possible et imaginables. Cette affèterie convient parfaitement à la peinture de cette femme un peu vaine et égocentrique. Le soir de la première,  Zenaida Yanowsky fait merveille dans ce rôle. Sa beauté de statue aux contours un peu trop tranchés, son jeu volontairement affecté n’attirent pas immédiatement la sympathie. Avec elle, on comprend que dans cette maison, l’homme n’a pas sa place ; ce qui valide le choix d’Ashton de cantonner trois des personnages masculins (le mari, l’amant et le majordome) dans des parties pantomimes. En Yslaev, Christopher Saunders, est désespérément aveugle à ce qui se joue autour de lui tandis que Gary Avis (Rakitin) force la sympathie en amant passé brusquement du premier au second plan. Sa pantomime traduit toutes les facettes du dépit, de la désillusion et de la résignation sans amertume. L’écho pavlovien n’est jamais très lointain. La grande Anna multiplia en effet les partenaires de scène en se réservant toujours un rôle prépondérant dans la compagnie qui portait son nom.

Seul Kolia, le jeune garçon en culotte courte, peut être parce qu’il n’est pas encore distinctement un homme, danse (Ludovic Ondiviela, très à l’aise dans le registre pyrotechnique qui va avec le rôle) dans cette maison jusqu’à l’entrée de Beliaev.

Beliaev prend ce soir-là les traits réguliers et la peau diaphane de Rupert Pennefather. Très sobre dans son interprétation, Mr Pennefather se contente d’attirer la lumière et les demoiselles avec une simplicité désarmante. Membre du public, on oublie sa danse, qui est pleine et belle, pour se concentrer sur son personnage. Beliaev (c’était la volonté d’Ashton plus que celle de Tourgueniev) est sans aucun doute épris de Natalia, mais s’amuse du badinage aux fruits avec la servante Katia et se refuse à heurter la sensibilité de Vera, elle aussi soumise à son charme. De cette marque de gentillesse va naître le drame. Vera se méprend sur ses intentions et se sent trahie lorsqu’elle surprend Belaiev avec Natalia alors qu’elle a glissé une rose à sa boutonnière. Le face à face des deux femmes, qui jouaient la comédie de la parfaite harmonie au début du ballet en dansant tour à tour des variations très similaires, est explosif. Emma Maguire (Vera), une très jolie blonde aux traits harmonieux et réguliers, est dotée d’un tempérament bien trempé. Elle fait face à Yanowsky-Natalia qui échoue lamentablement à simuler la bienveillance. Elle la gifle. Vera ameute toute la maisonnée, Natalia croit apaiser Yslaev en faisant passer Vera pour une exaltée mais le mal est fait. Belaiev est renvoyé.

Zenaida Yanowsky, rentrée seule dans le salon de la cossue maison de campagne, en déshabillé agrémenté de longs rubans, est tellement absorbée dans ses pensées qu’elle n’entend ni ne voit Belaiev-Pennefather s’introduire subrepticement dans le salon, baiser religieusement ses deux rubans et déposer à ses pieds la rose qu’elle lui avait donnée.

Pour conclure son ballet par une sublime seconde, Ashton avait décidé de passer de la sublime première (Pavlova) à l’éternelle seconde (Tamara Karsavina), par l’évocation d’un de ses ballets signature : le Spectre de la Rose.

A Month in the Country. Photo Dee Conway courtesy of ROH

A Month in the Country. Photo Dee Conway courtesy of ROH

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