A Month In The Country (Ashton, Chopin). Représentation du samedi 30 juin 2012 (soirée). Natalia : Zenaida Yanowsky; Beliaev : Rupert Pennefather; Rakitin : Gary Avis; Vera : Emma Maguire; Kolia : Ludovic Ondiviela; Yslaev : Christopher Saunders; la servante : Sian Murphy; le majordome : Sander Blommaert. Conductor : Barry Wordsworth; Pianist : Kate Shipway.
Frederick Ashton a découvert la danse au Pérou lorsqu’il avait treize ans, en 1917. Ses parents l’avaient emmené au théâtre voir une représentation d’Anna Pavlova en tournée : « la voir sur cette scène fut ma fin ». Il parla même d’un poison qu’elle lui avait injecté. De retour en Angleterre, il n’aura de cesse que de devenir danseur puis chorégraphe. Dans son œuvre, on retrouve comme un leitmotiv la figure de la grande danseuse ainsi que celle de son immense « seconde », la très belle Tamara Karsavina.
Dans A Month in the Country, le thème est donc russe (l’histoire est tirée d’une pièce de Tourgueniev), mais la musique est de Chopin. On ne s’en étonnera pas. La première œuvre notable qui ait réuni Pavlova et Karsavina sur une même création fut Chopiniana de Fokine plus universellement connu comme Les Sylphides.
Dans une villégiature cossue, Natalia Petrovna, une mère de famille un peu trop coquette, flirte ouvertement avec son valet de cœur, Rakitin, au su et au vu de son bonhomme de mari (Yslaev). Sa pupille, Vera, joue un air de Mozart au piano tandis que son fils, Kolia, saute un peu partout avec l’excitation propre à son jeune âge. Ce tableau d’un bonheur grand bourgeois va être perturbé par Belaiev, le jeune et beau tuteur de Kolia, qui entre avec un cerf volant à la main. Car Belaiev n’a pas de l’ascendant que sur son jeune élève. Les femmes de la maison sont irrésistiblement attirées par sa beauté un peu indifférente. Un petit drame domestique va s’ensuivre et se conclure par une grande déchirure des cœurs.
Le rôle de Natalia est, chorégraphiquement parlant, un hommage à Pavlova. On retrouve dans les ports de bras, les mouvement de la tête ainsi que les petits pas précieux qu’elle exécute dans ses variations, de nombreuses citations des soli innombrables et un peu interchangeables que Pavlova emportait en tournée. Car comme Taglioni identifiée toute sa carrière avec son rôle de la Sylphide, Pavlova resta la danseuse de la mort du cygne déclinée dans toutes les variantes possible et imaginables. Cette affèterie convient parfaitement à la peinture de cette femme un peu vaine et égocentrique. Le soir de la première, Zenaida Yanowsky fait merveille dans ce rôle. Sa beauté de statue aux contours un peu trop tranchés, son jeu volontairement affecté n’attirent pas immédiatement la sympathie. Avec elle, on comprend que dans cette maison, l’homme n’a pas sa place ; ce qui valide le choix d’Ashton de cantonner trois des personnages masculins (le mari, l’amant et le majordome) dans des parties pantomimes. En Yslaev, Christopher Saunders, est désespérément aveugle à ce qui se joue autour de lui tandis que Gary Avis (Rakitin) force la sympathie en amant passé brusquement du premier au second plan. Sa pantomime traduit toutes les facettes du dépit, de la désillusion et de la résignation sans amertume. L’écho pavlovien n’est jamais très lointain. La grande Anna multiplia en effet les partenaires de scène en se réservant toujours un rôle prépondérant dans la compagnie qui portait son nom.
Seul Kolia, le jeune garçon en culotte courte, peut être parce qu’il n’est pas encore distinctement un homme, danse (Ludovic Ondiviela, très à l’aise dans le registre pyrotechnique qui va avec le rôle) dans cette maison jusqu’à l’entrée de Beliaev.
Beliaev prend ce soir-là les traits réguliers et la peau diaphane de Rupert Pennefather. Très sobre dans son interprétation, Mr Pennefather se contente d’attirer la lumière et les demoiselles avec une simplicité désarmante. Membre du public, on oublie sa danse, qui est pleine et belle, pour se concentrer sur son personnage. Beliaev (c’était la volonté d’Ashton plus que celle de Tourgueniev) est sans aucun doute épris de Natalia, mais s’amuse du badinage aux fruits avec la servante Katia et se refuse à heurter la sensibilité de Vera, elle aussi soumise à son charme. De cette marque de gentillesse va naître le drame. Vera se méprend sur ses intentions et se sent trahie lorsqu’elle surprend Belaiev avec Natalia alors qu’elle a glissé une rose à sa boutonnière. Le face à face des deux femmes, qui jouaient la comédie de la parfaite harmonie au début du ballet en dansant tour à tour des variations très similaires, est explosif. Emma Maguire (Vera), une très jolie blonde aux traits harmonieux et réguliers, est dotée d’un tempérament bien trempé. Elle fait face à Yanowsky-Natalia qui échoue lamentablement à simuler la bienveillance. Elle la gifle. Vera ameute toute la maisonnée, Natalia croit apaiser Yslaev en faisant passer Vera pour une exaltée mais le mal est fait. Belaiev est renvoyé.
Zenaida Yanowsky, rentrée seule dans le salon de la cossue maison de campagne, en déshabillé agrémenté de longs rubans, est tellement absorbée dans ses pensées qu’elle n’entend ni ne voit Belaiev-Pennefather s’introduire subrepticement dans le salon, baiser religieusement ses deux rubans et déposer à ses pieds la rose qu’elle lui avait donnée.
Pour conclure son ballet par une sublime seconde, Ashton avait décidé de passer de la sublime première (Pavlova) à l’éternelle seconde (Tamara Karsavina), par l’évocation d’un de ses ballets signature : le Spectre de la Rose.