Archives mensuelles : mai 2014

Vision sylvestre et éléphants roses

BastilleSoirée Balanchine Millepied. 14 mai 2014.

Commençons par ce qui fâche le moins. Daphnis et Chloé, la création de Benjamin Millepied est une œuvre agréable qui mériterait un maintien au répertoire même si son chorégraphe n’était pas, comme c’est le cas, appelé à devenir directeur de la compagnie. La danse, dans l’enroulement-déroulement, multiplie les ports de bras fluides et ondoyants. On retrouve la technique en collage d’influence qui marque souvent les créations de Millepied; le solo de Dorcon fait penser aux évolutions bravaches d’un marin de Fancy Free de Robbins et la jolie scène des nymphes autour de Daphnis tour à tour endormi puis éploré s’achève dans une pose en référence directe à Apollon musagète. Mais, comme son collègue Christopher Wheeldon, également ancien du New York City Ballet, Benjamin Millepied passionne plus lorsqu’il raconte une histoire que lorsqu’il verse dans la danse sans argument. La danse est assez expressive pour ne pas avoir à s’interrompre par de la pantomime : en deux passes sinueuses la très belle Eve Grinsztajn, dans le rôle de la tentatrice Lycénion, évoque l’étreinte avec Daphnis. Les dangereux pirates sont efficacement caractérisés par d’énergiques parcours au travers de la scène (Pierre-Arthur Raveau se montre étonnamment à l’aise et convaincant dans un rôle taillé pour les qualités de François Alu).

Buren, pour sa part, joue la carte de musique plutôt que celle de l’histoire. Le ballet s’ouvre sur une page blanche à la Buren : un rideau de scène strié de raies horizontales. Des formes géométriques apparaissent alors en ombre chinoise. Mais les angles s’arrondissent au contact des arabesques raveliennes magnifiées par la direction souple de Philippe Jordan. Un esprit chagrin pourrait finir par trouver que cela fait un peu écran de veille pour ordinateur mais l’ouverture atmosphérique s’achève et le décor apparaît : géométrique, coloré et translucide. C’est abstrait la plupart du temps mais cela laisse vivre la narration chorégraphique. On peut même, à l’occasion, considérer que le cercle jaune est un soleil et que les parallélépipèdes qui se juxtaposent à lui au sol dans la scène de l’enlèvement figurent les arcanes inquiétants de la grotte du pirate Bryaxis. C’est comme on voudra.

Les danseurs sont aussi des pages blanches. Les non-couleurs règnent sur la majeure partie du ballet (blanc pour les bergers et noir pour les pirates). Le chromatisme franc du décor ne s’infuse dans les costumes d’Holly Hynes que pour le Finale : vert gazon (vision sylvestre de Léonore Baulac traversant seule la scène en diagonale), bleu pétrole, jaune soleil et orange (pour Daphnis et Chloé).

La distribution de solistes de cette soirée convenait bien à cette production épurée. Les danseurs avaient en commun la clarté cristalline des lignes : Pujol aux bras souples, et Ganio plus soupir que jamais. Peut-être plus « garçon » que marlou de campagne, Marc Moreau (Dorcon) donnait une tonalité lycéenne à la fois contemporaine et intemporelle à cette rivalité entre adolescents.

Si je n’ai été « que » séduit par le Daphnis et Chloé de Millepied et pas transporté, la faute n’en revient pas nécessairement à l’œuvre elle-même.

L’état de contrariété poussé dans lequel je me trouvais après le « Palais de Cristal » en était plus certainement la cause.

La faute aux costumes ? Non.

Il fallait un fin coloriste comme Lacroix, pour sortir du casse tête chromatique que peut représenter le final de ce ballet. En 1994, la dernière fois que le ballet avait été présenté, les rouges se frictionnaient un peu trop avec les verts (les mouvements sont alternativement Rubis, Diamants noirs, Émeraudes et Perles). C’est sans doute une des nombreuses raisons pour laquelle Balanchine s’était lui-même débarrassé des couleurs dès sa production new-yorkaise de 1948. Lorsqu’il est revenu au thème des pierres précieuses en 1967 pour « Jewels », il s’est bien gardé de créer un mouvement final réunissant émeraudes, rubis et diamants. Pour cette production du Palais de Cristal, Lacroix semble avoir pris soin de trouver des tons de vert et de rouge qui se marient plus qu’ils ne s’opposent. On n’évite pas totalement l’effet « magie de Noël » mais les couleurs s’unissent assez subtilement. Lacroix a posé sur les corolles des tutus du corps de ballet pour les deux mouvements les plus colorés des résilles sombres et pailletées qui éteignent ce que leur teinte pourrait avoir de trop contrasté. La plus authentique réussite reste néanmoins les « diamants noirs » avec des costumes bleus « nuit étoilée ».

Deux constatations s’imposent cependant.

Le Palais de Cristal a besoin … d’un palais. C’était le cas lors de la création du ballet en 1947 et il aurait fallu y penser pour cette reprise même s’il ne s’était agi que de tentures comme dans Études ou de lustres comme dans Thème et Variations. En l’absence de tout écrin même suggéré, les danseurs, placés devant un cyclorama bleu, semblent un tantinet endimanchés.

La deuxième est sans doute la plus douloureuse. Il semble en effet qu’il est temps de réapprendre au ballet de l’Opéra à danser du Balanchine. Dans les années 90, il pouvait parfois s’y montrer plus pertinent que le New York City Ballet lui-même. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les costumes étincelants reflétaient cruellement le manque d’éclat de la compagnie dans cette œuvre jadis créée pour elle. Corps de ballet à l’attaque émoussée, lignes rien moins qu’impeccables et surtout médiocrité générale des solistes étaient, hélas, le triste lot de la soirée du 14.

Amandine Albisson vacillant de la pointe dansait les rubis avec l’air de connivence un peu bonasse de la maîtresse de maison qui vous vante les qualités de ses tartelettes aux groseilles. Son partenaire, Josua Hoffalt vasouillait ses pirouettes-tour à la seconde en dehors avant de jouer le marquis de patatras dans la pose finale. Pour Diamant noir, Aurélie Dupont avait la ligne rabougrie (couronnes pendantes et arabesques courtes). Manquant – ça peut arriver – son équilibre arabesque pendant lequel son partenaire est censé tourner autour d’elle pour magnifier sa prouesse, elle reste plantée sans rien faire pour combler le blanc, telle une autostoppeuse attendant la prochaine voiture – et ça, cela ne devrait jamais arriver. Et qu’importe si son partenaire est Hervé Moreau. Il pourrait être un autoradio ou un grille-pain, la demoiselle lui témoignerait tout autant sa plus sereine indifférence. Dans le mouvement vert, on n’a pu que s’interroger sur la pertinence qu’il y avait à distribuer une danseuse sans ballon, Valentine Colasante, dans le mouvement aux sauts. Si son partenaire, François Alu, repoussait le sol c’était sans aucune grâce ; les lignes étaient sèches et ses sissonnes en reculant, le genou tendu seulement après réception, des plus disgracieuses.

Il aura fallu attendre le quatrième et dernier mouvement pour voir un peu de Balanchine et de ballet de l’Opéra de Paris sur scène. Nolwenn Daniel avait cette attaque incisive de l’un et ce chic un peu second degré de l’autre. Alessio Carbone était la monture idéale pour enchâsser ce bijou du plus bel orient.

Mais voilà ; « perles » est le mouvement le plus court et un sur quatre n’est pas exactement un score à la hauteur d’une compagnie qui prétend tenir le haut du pavé de la danse mondiale. Ce Palais de cristal sera retransmis en mondiovision au mois de juin… Un nouveau travail de répétition s’impose d’ici là ou la première compagnie nationale risque d’être comparée par le public et la critique à un éléphant dans un magasin de porcelaine.

Publicité

Commentaires fermés sur Vision sylvestre et éléphants roses

Classé dans Humeurs d'abonnés, Retours de la Grande boutique

Paysages mentaux

P1020329

Opéra-Bastille, soirée du 10 mai 2014. Le Palais de Cristal (Balanchine/Bizet, costumes de Christian Lacroix). Daphnis et Chloé (Benjamin Millepied, Maurice Ravel, scénographie de Daniel Buren)

Entre les tutus constellés de brillants de Palais de Cristal et les tenues grand teint – blanc, noir, jaune, bleu, vert et orange – de Daphnis et Chloé, voilà une soirée pour gens qui ne craignent pas le mélange des couleurs. Plus profondément, c’est la symbiose entre musique et danse qui fait le prix du programme BB/MR (Balanchine/Bizet et Millepied/Ravel).

La distribution du Palais de Cristal réserve quelques changements de dernière minute. Exit Laëtitia Pujol dans le premier mouvement ; elle est remplacée par une Amandine Albisson, initialement prévue dans le quatrième, et dont le haut du corps paraît un peu figé par l’enjeu de la première. Mathieu Ganio offre le premier frisson du soir (superbe enchaînement de sissonnes-entrechat-six suivi de pirouettes finies en cabriole à la seconde). Dans l’adage, on retrouve (ou plutôt ne retrouve pas, tant elle a changé) une Marie-Agnès Gillot étonnamment fluide, jouant pleinement la carte romantique de l’enroulement de ses expressives jambes autour de son partenaire (Karl Paquette, qui dans le finale, fera de réussis double tours en l’air). Mathias Heymann est remplacé dans le troisième mouvement par Emmanuel Thibault, qui ne soigne plus aucune arabesque et finit très bizarrement ses tours en l’air en petite seconde, donnant une impression brouillonne et de déséquilibre avec Ludmila Pagliero, et nuisant à la perception d’ensemble du mouvement. Le dernier couple, campé par Pierre-Arthur Raveau et Nolwenn Daniel, est plus homogène, aussi bien dans la précision que dans l’aisance. On peut en dire autant, à quelques nuances près, des semi-solistes et du corps, qu’on retrouve pour un finale grisant d’élasticité et de virtuosité.

La musicalité emprunte d’autres chemins, plus choraux, avec Daphnis et Chloé, dont Maurice Ravel a conçu la partition comme une « vaste fresque », « moins soucieuse d’archaïsme que de fidélité à la Grèce de [s]es rêves, laquelle s’apparente volontiers à celle qu’ont imaginée et dépeinte les artistes français du XVIIIe siècle ». La scénographie de Daniel Buren et les lumières de Madjid Hakimi construisent un paysage mental respirant avec l’influx symphonique.  Suivant Ravel, mais avec l’imagination du XXIe siècle, nous sommes conviés à une Grèce idéelle, géométrique plus que pastorale : le pré est figuré par un ovale numérique projeté au sol, des panneaux translucides et semi-réfléchissants évoluent et varient selon l’humeur, et l’intervention miraculeuse de Pan (libérant Chloé enlevée par les pirates) est figurée par un rouge pétaradant. À l’image de son scénographe, Benjamin Millepied a puisé son inspiration dans la matière sonore, fastueuse mais pas facilement chorégraphique, et il a bien fait : il y trouve variété, effluves d’algues (avec un très réussi pas de neuf pour les demoiselles lors du nocturne avec éliophone), prouesses barbaresques (la scène chez les pirates, qui permet à François Alu de casser la baraque en Bryaxis), et dans les pas de deux, un sens dramatique qui m’a toujours semblé faire défaut dans ceux qui lui ont été inspirés par des compositeurs minimalistes américains.

Dans le roman de Longus, charmant et plein d’humour, Daphnis et Chloé se connaissent depuis l’enfance (ils gardent chèvres et brebis ensemble) et, se découvrent l’un pour l’autre un tendre sentiment, sans savoir ni le nommer ni l’assouvir. Elle le voit nu (ça la déclenche), elle lui donne un bisou (ça le déclenche). Le livret vous épargne des kyrielles de péripéties traditionnelles, mais conserve la rivalité entre Daphnis (Hervé Moreau, lignes parfaites et lyrisme visible du dernier rang) et Dorcon (Alessio Carbone), ainsi que le rôle déniaiseur de Lycénion, qui apprend à Daphnis quoi faire avec une fille nue auprès de soi (le rôle est tenu par Eleonora Abbagnato, qui n’a aucun mal à faire l’initiatrice aux bras enveloppants).

Si Hervé Moreau fait aisément figure de berger innocent, Aurélie Dupont semble plus froide qu’ingénue. Rien d’étonnant à cela: dans le rôle de Mademoiselle Julie il y a quelques semaines, elle avait la sensualité d’une motte de beurre. La danse suppliante de Chloé face à Bryaxis, qui veut lui sauter dessus, manque d’éloquence. Heureusement, les retrouvailles avec Daphnis dégèlent la banquise : c’est l’effet Hervé Moreau, un réchauffement climatique à lui tout seul. Comme dans le Palais de cristal, un finale avec tout le monde achève brillamment une œuvre qu’on est impatient de revoir avec les deux autres distributions prévues à ce stade. Et puis, on ne se lassera pas de réécouter le lever du jour dirigé par Philippe Jordan.

8 Commentaires

Classé dans Retours de la Grande boutique

Le Palais de Cristal : symphonie cousine du vieux continent

Le Palais de Cristal; 1947.  Madeleine Lafon et Max Bozzoni (perles), Lycette Darsonval et Alexandre Kalioujny (Rubis), Tamara Toumanova et Roger Ritz (Diamant noir), Michel Renault et Micheline Bardin (Emeraudes).

Le Palais de Cristal; 1947. Madeleine Lafon et Max Bozzoni (Perles), Lycette Darsonval et Alexandre Kalioujny (Rubis), Tamara Toumanova et Roger Ritz (Diamants noirs), Michel Renault et Micheline Bardin (Emeraudes).

Les premières esquisses des costumes de Christian Lacroix sont apparues dans la presse il y a quelques trois semaines et des photographies des essayages la semaine dernière. On y voit juste assez (peu) de choses pour susciter la curiosité. Quel que soit le résultat, nous voilà au moins rassurés sur un point. Les couleurs ont été ré-infusées dans l’unique création de Balanchine pour le ballet de l’Opéra que la compagnie a gardé dans son répertoire.

Créé en juillet 1947 sur un ballet de l’Opéra encore meurtri par la période troublée de l’épuration, le Palais de Cristal marquait le grand retour de Georges Balanchine dans une maison qui ne l’avait pas toujours bien traité. En 1929, il avait été désigné maître de ballet de la compagnie et commissionné pour créer un ballet sur « Les créatures de Prométhée » de Beethoven. Tombé malade, il avait été remplacé par Serge Lifar, a priori juste pour cette création. Mais Lifar s’était accroché au poste et Balanchine avait été évincé. Balanchine ne pardonna jamais. Son premier mouvement fut de ce tourner vers Boris Kochno, l’ancien secrétaire de Diaghilev, ennemi personnel de Lifar, et de créer avec lui l’éphémère compagnie des ballets 1933. La compagnie fut un échec mais elle impressionna un jeune mécène, Lincoln Kirstein, qui invita une première fois Balanchine à tenter sa chance de l’autre côté de l’Atlantique.

En 1947, Balanchine était certes passé à autre chose. Il avait déjà fondé la School of American Ballet et la première de son « Ballet Society » (le nom initial du New York City Ballet) au City Center de New York était certainement déjà planifiée. Mais il dut néanmoins ressentir un certain contentement de revenir en docteur d’une maison qui l’avait snobé dix-sept ans auparavant. Lifar y était encore persona non grata et tous ses ballets étaient encore bannis du répertoire. La compagnie avait perdu deux de ses étoiles féminines phares. Yvette Chauviré avait claqué la porte pour suivre Lifar et Solange Schwarz avaient été rayée définitivement des listes. Il incombait donc à Balanchine de redonner confiance au ballet de l’Opéra. Balanchine apporta dans ses malles « Sérénade », « Le Baiser de la Fée » et « Apollon Musagète » qu’il avait jadis créé sur Lifar. Ce dernier ballet, remonté pour Michel Renault, était affublé de costumes hollywoodiens à vous faire trouver sobres ceux de la création de 1929 où Coco Chanel avait pourtant coiffé les muses de bonnets de bain fleuris. Balanchine était beaucoup plus pragmatique que son historiographie américaine a bien voulu le présenter. Il est ainsi fort probable que l’élimination des couleurs du Palais de Cristal pour la version new yorkaise de mars 1948 (renommée pour l’occasion Symphony in C) a plutôt répondu à des considérations financières qu’artistiques. Balanchine avait par contre l’habitude d’habiller a posteriori ses choix pragmatiques d’une panoplie d’aphorismes qui est maintenant devenue la vulgate : « black and white ballet », « Storyless ballet », « Ballet is woman » sont presque apocryphes mais sont devenus des credo incontournables depuis la mort du maître en 1983.

Le Palais de Cristal est donc, dans ce contexte normatif prégnant, très fragile. En créant le Balanchine Trust, Mr B. a donné ses ballets à ses principaux interprètes. Or, Palais de Cristal ne fait pas réellement partie de l’héritage. Le ballet appartient à l’Opéra et s’il est remonté, à la différence des autres Balanchine, il ne nécessite pas le copyright du Balanchine Trust. Les répétiteurs du « Palais » sont des maîtres de ballet de l’Opéra (en 1994, il s’agissait de Patrice Bart et Viviane Descoutures). Ceci n’empêche pas le Balanchine Trust de faire pression. Lors de la saison 2003-2004, c’est le Palais de Cristal qui avait été annoncé dans les brochures de saison et nous avions finalement écopé de la Symphony in C (en Ut).

Car passer de Palais de Cristal à Symphonie en Ut n’est pas qu’une question de chiffons. Les deux ballets ont un proche lien de parenté mais ils sont loin de tendre vers la gémellité. En fait, ce serait un peu comme comparer le Français métropolitain avec celui des Canadiens. Les deux langues ont une base commune mais leur évolution les a assez considérablement éloignés. Symphony in C a été altéré par Balanchine lui-même depuis 1948 et Palais de Cristal également en fonction des artistes qui le dansaient. Comparer les deux versions offre une fascinante plongée dans la question de la tradition chorégraphique en général. Voici une liste (loin d’être exhaustive) des différences entre les deux versions.

Sasha Kalioujni exécutant un saut dans le costume rubis du Palais de Cristal. Foyer de la Danse, 1947.

Sasha Kalioujny exécutant un saut dans le costume rubis du Palais de Cristal. Foyer de la Danse, 1947.

Le Premier Mouvement (Allegro Vivo – Rubis). Les changements sont nombreux. Dans ce mouvement déjà créé pour les très forts techniciens qu’étaient Lycette Darsonval et Alexandre Kalioujny (champion de saut en hauteur à ses heures), on sent que Balanchine disposait d’un vivier de demi-solistes plus fourni que celui de sa jeune compagnie new-yorkaise. Leur rôle est donc plus développé. À un moment, les deux filles effectuent une remonté en arabesques relevées sur pointe encore compliquées de raccourcis. Les comparses masculins font des sissonnes croisées qui sont réservées au soliste principal dans « in C ». La ballerine accomplit des difficultés techniques (tours arabesques relevés sur pointe ou encore des fouettés rajoutés par la suite) là où la ballerine de la Symphonie en Ut se contente d’exécuter des échappés. La pose finale est en attitude croisé autour du partenaire quand elle est devant ouvert dans version new-yorkaise.

Tamara Toumanova et Roger Ritz. Diamant Noir. Photo Serge Lido.

Tamara Toumanova et Roger Ritz. Diamant Noir. Photo Serge Lido.

Le deuxième mouvement (Adagio – Diamant noir) est sans doute celui qui est le plus altéré par rapport à la version devenue traditionnelle de par le monde. Créé pour la très belle Tamara Toumanova, il est à base de suspensions et d’équilibres. Comme dans le premier mouvement, les pas diffèrent notamment à un moment où la ballerine effectue des changements de pieds sur pointes et des échappés s’achevant en grands pliés que Balanchine réutilisa ensuite sur le mode parodique pour Tarantella (dans « In C », la ballerine fait de petits développés sur le coup de pied en croix). Mais ce sont les lignes de force mêmes du passage qui sont transformées. Alors que Symphony in C est plutôt dans la verticalité et la pâmoison de la ballerine aux bras de son partenaire, le Palais de Cristal fait de la soliste féminine un gracieux ruban qui s’enroule et se déroule autour de son prince. On capte au passage des passes presque lifariennes quand la ballerine est soutenue en développé devant, complètement décalée sur sa jambe de terre ; autant de particularités qui ont disparu dans « In C ». De même, le danseur principal ne tourne par autour de la danseuse en équilibre sur un développé à la seconde mais autour d’une partenaire en équilibre arabesque. Il faut par contre faire son deuil de certains passages devenus iconiques comme ce moment où la ballerine tombe en arrière puis en avant dans les bras de son partenaire en effectuant des grands ronds de bras s’achevant en couronne (entre 1’50 » et 2’15 sur cette captation avec la très lyrique Allegra Kent).

Au troisième mouvement (Allegro Vivace – Émeraudes), jadis créé pour Micheline Bardin et Michel Renault, le corps de ballet entre en deux lignes parallèles là où il se croise en diagonale dans la version new-yorkaise. Les solistes principaux exécutent des tombés tour en l’air en petite seconde remplacés plus tard dans « in C » par des tours en l’air sur le coup de pied. Par contre, les très célèbres pirouettes de la soliste féminine qui s’achèvent en arabesque penchée sur l’épaule du soliste masculin agenouillé, sont conclues, dans la version « Palais de Cristal », par des développés croisés devant. La pose finale est en revanche une arabesque penchée pour le Palais et une quatrième devant pour In C.

Le quatrième mouvement et final (Allegro Vivace – Les Perles). Les évolutions des solistes féminines sont à bases de très coquettes marches avançant et reculant pour présenter la pointe du pied dans le Palais tandis qu’elles sont plus à base de tours et d’enveloppés dans In C. Le dessin des ensembles est plus en arc-de-cercle que linéaire et les garçons du corps ont un rôle plus important.

Mais au fond, écoperons-nous d’un Palais de Cristal restauré ou – oh sacrilège ! – d’une Symphonie en Ut colorisée?

La réponse samedi 10 mai.

Commentaires fermés sur Le Palais de Cristal : symphonie cousine du vieux continent

Classé dans Hier pour aujourd'hui

Orphée et Eurydice : sinuosités baroques

Rideau GarnierOrphée et Eurydice (version allemande 1774). Musique Christoph Wilibald Gluck. Chorégraphie : Pina Bausch (1975). Décors, costumes et  lumières : Rolf Borzik. Ballet de l’Opéra de Paris. Représentation du lundi 5 mai 2014.

Dans Orphée et Eurydice de Pina Bausch, les corps dansants vous emportent dans le sillage de leurs infinies sinuosités au travers de la scénographie étrange et baroque de Rolf Borzik. Les Pleureurs et pleureuses au bras étirés épousent dans leur mouvement rotatoire les courbes du « s » sous les yeux d’Eurydice, impassible, le teint cireux, comme ces vierges des églises siciliennes dans leurs atours surchargés. Et pourtant, on chercherait en vain la dorure d’un autel baroque. L’espace est froidement délimité par des panneaux blancs translucides et les costumes sont noirs. Seul l’éclat rouge sanglant d’un bouquet sur le linceul blanc de la défunte vient déroger à la monochromie ambiante. Un arbre déraciné animé des convulsions élégiaques des danseurs rappelle que tout dans ce monde n’est pas minéral. Au tableau des violences, l’aliénation des âmes en peine est figurée par des fils arachnéens attachés à des chaises hautes surdimensionnées, formant une véritable forêt de grilles. Les dos des suppliciés se courbent par-dessus la poitrine, implorants, devant un trio de gaillards en tablier de cuir figurant Cerbère, l’antique gardien infernal de la mythologie grecque. Les tentatives de vaine fuite sont exprimées par des sortes de sissonnes sur place, accompagnées de moulinets des bras, à la fois aériennes et statiques. Là encore, le mélange des références antiques à celles de l’enfer chrétien vous rejette dans la sphère baroque.

C’est le tableau « Paix » qui s’approche le plus de l’idéal de pureté classique. Dans une paisible clairière en arc de cercle meublée de panneaux de verre et de canapés couverts d’excroissances végétales, les mouvements des âmes heureuses sont encore à base de cercle mais la sinuosité en « S » a disparu. Les amples couronnes semblent s’ouvrir vers le ciel.

Le tableau « mort » est du ressort des interprètes principaux : les deux danseurs et leurs parèdres chanteuses. Cela peut donc être un enchantement ou la perspective d’un interminable ennui.

Et c’est l’aspect éminemment positif de cette soirée. L’ensemble des interprètes danseurs de cette reprise étaient justes dans leurs intentions et vrais dans leur rendu du chef d’œuvre de Pina Bausch. Jamais jusqu’ici la compagnie de l’Opéra n’avait réussi à effacer la forte impression qu’avaient suscité en moi, à Garnier, en février 1993, les interprètes du Tanztheater Wuppertal dans Orphée et Eurydice.

L’Orphée de Florian Magnenet rayonnait d’un éclat laiteux, presque lunaire. Il ressemblait à un saint d’une peinture maniériste perdu au milieu d’un tableau de Caravage. La lenteur de sa marche, ses chutes ralenties dans des angles imprévus mais surtout la qualité de son statisme, jamais inerte, étaient tout simplement fascinants. Sa partenaire, Alice Renavand avait par bonheur retrouvé cette qualité fragile et mousseuse qui la caractérisait parfois mais qui lui faisait cruellement défaut depuis la saison dernière. La confrontation de ces deux artistes était poignante sans paroxysme expressionniste pour leur remontée des enfers : fluidité dans l’abandon pour elle et mouvements introvertis pour lui.

Pour ajouter à notre bonheur, Charlotte Ranson était un putto baroque à souhait. Ses moulinets des avant-bras évoquaient à ravir les ornementations de poignets de la danse de cour.

Et puis, doit-on l’avouer, ce qui nous avait toujours le plus manqué dans l’interprétation d’Orphée par le ballet de l’Opéra, c’était des « Cerbères ». En 1993, avec les danseurs de Wuppertal, le contraste entre la fragilité des suppliantes et la brutalité des bourreaux nous avaient saisi aux tripes. L’autre soir, le trio mené par le dense et sculptural Vincent Cordier était tout simplement juste. Cordier fait claquer le cuir comme personne et module son partnering avec subtilité. Son port de bras au dessus du corps des Eurydice, loin de la violence déployée dans le deuxième tableau, avait ainsi l’accent désolé et plaintif d’une oraison funèbre.

10 Commentaires

Classé dans Retours de la Grande boutique

Orphée et Eurydice : a plot summary

P1070147An opera by Christoph Willibald Glück (1762)
Staged and choreographed by Pina Bausch (1975)
Sung in German, danced by the Paris Opera Ballet

Orpheus – a musician so gifted that the sound of his lyre and arc of his voice can make rivers change course, wild animals lie down to be petted, and rocks cry — dares to journey to the underworld in search of his beloved wife, Eurydice. This, one of the greatest love stories of ancient Roman mythology, provided the plot for not only the very first opera created in 1607 – Monteverdi’s Orfeo — but has inspired more than one hundred other operas or ballets.

Pina Bausch’s modern and expressive take on Glück’s richly emotional score solves the conundrum of how to return ballet to its rightful place in an operatic evening. Bausch took dance too seriously to provide mere divertissements. Here she blesses each singer with a danced double, as in Glück’s original version: bodies and voices interact and complete each other. This intricate coupling of song and movement creates a symbiosis that you could say resembles a great marriage. One that has, already, lasted much longer than the brief and tragic one of Orpheus and Eurydice…

PART ONE: (1 hour 20 minutes)

FIRST TABLEAU: Mourning
Her snowy wedding veil now a shroud, Eurydice had died from a serpent’s bite on her wedding day. In her motionless arms: red roses symbolizing her husband Orpheus’s passionate love. Orpheus, devastated by grief at the loss of his turtle-dove, refuses to be consoled by the nymphs and shepherds who mourn with him.

But Orpheus is the greatest singer on earth. Despite daring to speak of the cruelty of the gods, his cries of despair sound so beautiful that they soften the hearts of these very same gods. Love arrives with a message: Orpheus will be allowed into Hades. If his music can disarm the guardians of the gates of Eternity, then he might be able to do what no living being had ever done: bring his wife back from the realm of the dead.

But there is one condition. Should he succeed in wrenching his wife from the arms of death, Orpheus must not look at her – nor explain why — before they have returned to this earth.  Orpheus is suddenly worried for he has never lied, or been less than utterly honest, to Eurydice before.

SECOND TABLEAU: Violence
Orpheus enters a horrible dark and smoky cave by the river Styx, where the waters of woe pour into those of lamentation… and soon dissolve into the stream of oblivion. His wife just beyond reach, Orpheus must confront the three-headed guardian of the Underworld, the hound Cerberus (three male dancers in leather butcher’s aprons) and a swarm of Furies. You may be surprised that these screeching female avengers destined to torment sinners move about more like merely nervous and tired souls yearning for rest. That is because in Ovid’s vivid description, Orpheus proves the only mortal to make the implacable Furies not only relent, but weep. So if at first sight the Furies scream “no!” they do finally allow Orpheus to pass, swayed by how his beautiful music embodies the power of such loving devotion.

THIRD TABLEAU: Peace
Orpheus and Eurydice are reunited in the Elysian Fields, that exquisite and peaceful meadow in paradise where “blessed spirits” enjoy an eternity free from those violent human emotions that make us suffer so in mortal life. (The French term for this place is Les Champs-Elysées). Having already taken a drink from the river of forgetfulness and feeling rather blissed out, Eurydice is startled by how Orpheus seems both panicked and utterly cold at the same time. Did he come all this way only to turn away from her? Why, then, should she abandon this new « life? »

INTERMISSION (20 minutes)

PART TWO: (30 minutes)

FINAL TABLEAU: Death
As she is being led back to earth Eurydice, unable to understand why Orpheus stubbornly refuses look at her, can only imagine that it must be because he no longer loves her. In that case, she would rather be dead. Her despair grows, and Orpheus struggles to maintain his self-control.

This situation always makes me think of a very long car ride, where you are stuck in the back and wind up wanting to strangle the driver, there, in the front, with his back to you, who has been feeding you monosyllables for hours. Even if that means wrecking the car in the middle of Idaho. And I’m not the only one who feels this way. Now is the time for you to re-view Jean Cocteau’s dark-hearted film.

Alas, unable to stand it any longer, Orpheus suddenly turns to face Eurydice, to reassure and embrace her. At that very instant she falls dead, this time forever. Orpheus loses the will to live, even to move. In a poignant and emotionally raw final tableau, he allows death to take him too.

NOTE:

The opera’s libretto provides a happy end, where human frailty is forgiven and love conquers all. Bausch decided to cut Glück’s last two scenes. Her somber finale, with music from the lament we heard at the outset, is probably more suited to our pessimistic times, and rhymes well with the choreographer’s feral sensitivity to the complexity of life and love.  Her company in Wupperthal was/lives on as a coven of strong women who make big statements, most often in clad in those dresses that swish and swoop and make you move differently from normal – one way to signify the female in all her power.  Her men embrace extremes: clad in suits, or leather, or almost nothing at all.  They are either grindingly dominant or utterly fragile.  Bausch understood how, while we like to dream of love, too often we suffer from the urge to tear each other (and ourselves) apart. The Paris Opera Ballet is the only company outside Bausch’s own to have been deemed capable of doing justice to not just one but two of her masterpieces — the other being her pungent and loamy Rite of Spring, which will hopefully soon return to the repertoire.

4 Commentaires

Classé dans Hier pour aujourd'hui