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Behind the Light de Cristiana Morganti : Pina et après ?

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Behind the Light. Cristiana Morganti. Photographie ©Antonella Carrara

Théâtre des Abbesses, 6 mars 2023.

D’emblée on comprend qu’elle ment. Arborant une triomphante tignasse, Cristiana Morganti nous promet de nous révéler très vite de quoi parle ce Behind the Light, afin qu’en substance on n’en sorte pas essoré de perplexité.  Sous-entendu, (si j’entends bien) comme dans certaines pièces contemporaines. Cette révélation à venir, promise d’entrée de jeu puis renvoyée dans l’instant qui suit  à « après une petite danse » est comme la colonne vertébrale de ce spectacle fait de digressions de tout ordre qui visent à retarder voire faire oublier l’échéance de la dite révélation.

En vraie artiste et bête de scène – Vingt ans passés chez Pina –   l’italienne Cristina Morganti, cinquante-cinq ans,  sait manipuler son public avec charme et talent.  C’est le sel même de sa pièce.  Les ruptures musicales, les tours de passe-passe « du coq à l’âne », les reprises surprise pour s’assurer que l’on suit, les loufoqueries, les confidences et les connivences avec un public qui se devrait d’être idéalement instruit de la geste à la fois contemporaine et classique. Confère une excellente parodie de Giselle.

Car si Cristiana s’épanche, en anglais, en français et en italien, sur le désastre de sa vie pendant et post Covid ( le travail avorté, spectacle annulé, la rupture, la mort, la maladie) elle nous parle aussi à travers son expérience, de la danse et des danseurs. L’âge des articulations, la prise de poids, les bobos, les exigences des programmateurs, de l’institution, des techniciens, des services de presse.

Behind the Light est un spectacle hérissé de piques mais qui résonne aussi de grands cris et de rires. Cristiana  possède un grand souffle de vie et une résilience rageuse, réjouissante et quasi cathartique.  Elle n’est pas moins avare d’autodérision qui nous entraine avec joie dans ses délires et qui est aussi une autre forme de manipulation lui permettant de se faire pardonner un certain manque de véritable cohésion chorégraphique et dramaturgique.

 A mi chemin, elle propose que l’on passe à la partie « échange avec le public » d’habitude venant à la fin du spectacle. Une femme lève la main. Quand Cristiana lui donne la parole, celle-ci crie : j’adore ! Cristiana la remercie. Mais bon, ce n’est pas une question. Il y en aura deux auxquelles elle réussira à répondre tout en trouvant une transition habile à la suite de son spectacle. Une zumba d’enfer, une danse assise sur une chaise mimant sur la musique d’Adam la niaiserie de l’ingénue Giselle. Une vraie réussite.

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Behind the Light. Cristiana Morganti. Photographie ©Antonella Carrara

Mais encore ? De quoi parle justement ce spectacle ? Comme prévu, elle ne nous le dira pas. Elle nous dévoile cependant une partie peut être essentielle de la réponse dans un dernier ‘sketch’ où assise sur une chaise dans une robe de satin noire, elle explique par le menu tout ce qu’elle ne peut plus faire à moins d’être accusée de plagiat de Pina Bausch. Vingt ans, ça marque. Dans son précédent one-woman-show de 2017, Jessica and me, elle nous livrait ses années passées à Wuppertal,  sa vie sous Pina.

Aujourd’hui, sur ce ring dépouillé, on sent la danseuse/interprète encore pétrie de Pina se débattre comme pour se délivrer de ce fantôme légendaire. Elle y parvient en partie grâce à la diversité des personnages qu’elle enchaîne à un rythme d’enfer. On était chez Pina assez vite cantonné à un seul rôle.

Et elle touche parfois à la grâce, comme dans ce dialogue entre deux danseuses dont l’une exhorte l’autre à plus de discipline et qu’elle mène seule sous forme de récitatifs empruntés aux opéras de Mozart.

A la fin, dans une ultime rupture, la fulgurante danseuse et comédienne s’efface progressivement jusqu’au noir total. La scène blanche paraphée durant un peu plus d’une heure de toutes ses danses et  ses délires nous fait l’effet d’une ardoise vierge. L’espoir d’un vrai nouveau départ ?

François Fargue.

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Kontakthof : le Ballet de l’Opéra est-il Pinavalent?

IMG_20221202_222324_2Opéra Garnier, représentation du 2 décembre

 Kontakthof (1978) est une pièce fondatrice. Elle a irrigué des pans entiers de la danse contemporaine d’aujourd’hui. Voir la mise en scène et la chorégraphie de Pina Bausch aujourd’hui, c’est, aussi, se rendre compte à quel point ses idées ont été imitées, poursuivies, accentuées – pour le meilleur et pour le pire – et parfois radicalisées par d’autres chorégraphes. Au jeu des citations, on pourrait trouver des correspondances à foison : pour ne prendre que deux exemples, le type qui danse avec une poupée gonflable dans Enter Achilles de DV8 (1995) et l’interminable cri de la mouette dans Die Befragung des Robert Scott de William Forsythe (1986) convoquent le souvenir de Kontakthof.

La pièce a aussi sa propre histoire, puisqu’elle a vieilli avec ses créateurs au gré des ans et au fil des tournées, mais a aussi été réinventée pour une distribution de personnes plus de plus de 65 ans, puis pour des adolescents.

Elle est à présent la troisième création de Pina Bausch à entrer au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris. Qu’apporte-t-elle cette nouvelle strate interprétative à l’œuvre ? Moins Tanz que Theater, Kontakthof est une pièce bien plus éloignée de l’ADN de la compagnie que Le Sacre du Printemps et Orphée et Eurydice. Et ça se voit.

Au soir de la première, je me suis dit en voyant arriver les danseurs : au moins, pour les garçons, ils n’ont pas commis la bévue de la dernière reprise du Sacre du printemps (un gars sur deux au moins donnait l’impression de n’avoir pas terminé sa puberté). Pour Kontakthof, tous les hommes ont, au moins, une gueule d’adulte. Les femmes, moins individualisées du point de vue physique, compensent un peu par la coiffure. Eve Grinsztajn a un look Marlene.

En tout cas, et quel que soit le sexe, aucun des 26 interprètes n’a la moitié du quart de la présence et du charisme des membres, actuels ou passés, de la troupe de Wuppertal. Il est vrai qu’ils sont inoubliables. On pourra objecter que tout le monde ne les connaît pas, que pleurer sur les interprétations du passé revient à regretter sa jeunesse, que la nostalgie est subjective et ne vous rend pas vos gambettes.

Il n’en reste pas moins que ça ne marche pas. Dans un décor de salle de bal, le dispositif de Kontakthof met aux prises hommes et femmes dans un jeu de parade, de séduction, de poursuite, de conflit, d’agression et de ronde dont la succession est censée vous prendre aux tripes. Et les danseurs de l’Opéra de Paris vous font ça tout joli. Comme s’ils articulaient en phonétique sans parler la langue. Ils ont à peu près saisi la dimension d’humour, mais pour le reste, quel manque de tension ! Au début de la pièce, il y a comme un étincelle qui déclenche la folie, et voilà les hommes, à califourchon sur leur chaise, qui traversent la scène pour rejoindre les femmes assises de l’autre côté (dans la seconde partie, la même scène se répétera à l’envers). On devrait avoir l’impression d’une aimantation irrésistible, et on les voit seulement agiter les bras sans effet d’attraction. Lors de la séquence suivante, très jazzy, il manque le poids et l’abandon… Les gestes – plus ou moins stylisés – d’agression des hommes envers les femmes ne sont pas assez incisifs pour glacer. Voilà des danseurs qui ont réussi à rendre Pina molle.

Un autre problème est que la pièce joue sans cesse à traverser le quatrième mur, et que Garnier ne s’y prête pas. Le décor de Rolf Borzik démarre derrière la fosse d’orchestre, dont l’espace est comblé, mais peu utilisé. Les danseurs sont trop loin de nous. Nous sommes trop loin d’eux, et on les entend mal. Ce n’est pas seulement une question de distance physique : la connexion émotionnelle a du mal à se faire. Chez Pina Bausch, c’est ça qui est beau et fait passer même les longueurs en semi-pénombre, le spectateur s’identifie aux personnages sur scène, se retrouve dans leur humanité, leur solitude, leur spleen. C’est particulièrement le cas dans Kontakthof, où, à plusieurs reprises, la lumière est faite dans la salle, abolissant la coupure avec la scène. Sauf qu’ici, le choix d’éclairer les loges et les baignoires souligne la hiérarchisation de l’espace au lieu de créer un collectif. Quand Awa Joannais demande des piécettes au parterre pour alimenter le cheval mécanique, quand Germain Louvet traverse le premier rang dans le noir, il faut plisser les yeux pour comprendre ce qui se passe. Et on n’est guère concerné au-delà des premiers rangs.

Les danseurs de la compagnie croient qu’ils peuvent tout faire. Erreur : avec Kontakthof, ils font moins bien que ce que pourraient proposer, par exemple, les membres du Ballet de Nancy. L’ancienne direction a cru qu’on peut tout programmer à Garnier. Erreur : il y a des œuvres qui y sont déplacées.

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Les Saisons de l’Opéra : Quel chorégraphe êtes-vous ?

Réception d’un Grand-Duc. P.E Mesplès

Après le classement des œuvres en fonction de leur fréquence et de leur état de conservation, passons à celui des chorégraphes. Si l’on additionne toutes « nos » 49 saisons (celles répertoriées par Memopera.fr depuis 1972, et jusqu’à la prochaine (dans sa configuration initiale), ils sont un peu moins de deux cents.

Pourquoi cette imprécision ? Parce qu’il y a des êtres hybrides. Par exemple, Jean Guizerix et Wilfride Piollet ont souvent créé ensemble, et parfois séparément. Cela fait, dans notre liste, trois entités créatrices, dont une siamoise. À l’inverse, le quintette formé par Anne Koren, Mathilde Monnier, Josef Nadj, Alain Rigout et François Verret forme un seul être collectif (crédité d’une pièce nommée LA, créée en janvier 1986 à la Salle Favart). François Verret, qui avait monté In illo tempore en 1981 (toujours dans le cadre des soirées du groupe de recherches chorégraphiques de l’Opéra) est compté en plus, mais pas les quatre autres.

Bref, il y a précisément 183 chorégraphes (individuels ou collectifs) dans notre liste, mais si l’on tient compte à la fois des noms qui sont comptés plusieurs fois et de ceux qui sont amalgamés dans un groupe, cela fait environ 200 personnes.

Comment les comparer ? Parbleu, grâce à des indices intelligemment construits ! Imaginez que vous êtes chorégraphe. Pour comparer votre réussite à l’Opéra de Paris avec celle de vos collègues, plusieurs possibilités s’offrent à vous :

  • Compter le nombre de fois où on vous a invité à saluer sur scène à l’occasion d’une création, d’une entrée au répertoire ou d’une reprise (généralement, ça n’arrive qu’une fois par série, au soir de la première, mais si vous êtes du genre Narcisse, ça peut être tous les soirs de représentation);
  • Recenser le nombre de vos œuvres au répertoire de la compagnie (car ce qui compte pour vous, ce n’est pas votre nom en haut de l’affiche, c’est votre postérité, et elle est mieux garantie si on présente un large éventail de votre talent plutôt qu’une parcelle) ;
  • Calculer quelle part de la recette du Ballet de l’Opéra vous revient en royalties (car enfin, vous ne vivez ni des fleurs qu’on vous jette, ni de l’admiration qu’on vous portera une fois dans la tombe).

Ces trois critères  –  vanité, reconnaissance et pépettes – sont bien sûr étroitement corrélés. Le premier est plus égalitaire que les deux autres (qu’importe que votre création ait été présentée trois fois au Studio Bastille, dans la brochure de la saison, que vous laissez négligemment traîner sur la table du salon, votre nom est à côté de celui de Balanchine).

Mais il y a un autre test, plus immédiat, plus sûr, et parfois plus cruel, par lequel évaluer votre statut de chorégraphe-au-répertoire-de-l’Opéra-de-Paris. C’est le passage devant le portier de l’entrée des artistes. Cette épreuve de vérité ne pouvant être franchie que par des personnes ayant vécu au XXe siècle, les créateurs de la période romantique et classique en sont exclus (exit Petipa, Ivanov, Bournonville, Coralli et Perrot, Saint-Léon, tous Immortels hors catégorie).

« Loups blancs » : Foyer de la Danse de l’Opéra de la rue Lepeletier. Gravure anonyme. XIXe siècle.

Le Loup blanc : on vous laisse passer dans vous demander votre badge, on vous salue par votre nom sans jamais l’écorcher. Tout le monde vous connaît, et c’est normal, vous êtes là tout le temps : on vous a programmé sans discontinuer sur l’ensemble de la période, pour un nombre appréciable d’œuvres, et une part à la fois stable et élevée de l’offre des saisons vous est réservée (figure 20). Vous êtes incontournable, et vous pouvez amener à Garnier votre caniche, même s’il fait ses besoins partout. Vous êtes, vous êtes (roulement de tambour) … Pierre Lacotte (dans cette catégorie, les quatre autres sont morts).

« Amis de la maison » : Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra » de Nestor Roqueplan

Les Amis de la Maison : un cran en dessous pas besoin de montrer patte blanche, mais n’essayez pas de passer le guichet avec votre animal de compagnie – les huit chorégraphes programmés au moins durant six septennats sur sept peuvent aisément se considérer comme des Amis de la Maison, ou des Intermittents de luxe : leur présence est un peu moins régulière,  et leur part dans l’offre beaucoup plus en dents de scie (pour le mettre en évidence, la figure 21 donne les pourcents par chorégraphe et non par période). On vous programme en moyenne une année sur trois, vous avez une dizaine d’œuvres au répertoire, vous êtes… John Neumeier, William Forsythe ou Carolyn Carlson.

Dans cette catégorie, l’hétérogénéité est plus marquée. En moyenne, les Amis de la Maison sont programmés au moins une année sur trois, et ont une dizaine d’œuvres au répertoire (cf. la figure 22). Mais outre l’exception Lander (présent pour une seule œuvre), ils se différencient au niveau temporel : Forsythe et Neumeier n’étaient pas présents en première période, Robbins, Lander et Béjart ont connu une éclipse passagère en milieu de période, tandis que pour Lifar, Carlson et Fokine, elle se situe dans la période présente… et s’apparente du coup à un crépuscule…

« Gloire déchue ». Les Petits mystères de l’Opéra. Nestor Roqueplan.

Les Gloires déchues : ceci nous amène à notre catégorie suivante, qu’on pourrait aussi appeler les Étoiles mortes. Vous avez connu votre heure de gloire, puis une chute brutale de faveur. À l’entrée des artistes place Diaghilev (Bastille n’est pas de votre époque), les plus anciens cerbères vous reconnaissent encore, mais les jeunes vous apostrophent de manière humiliante. Pas de doute, vous êtes une femme et/ou vous appartenez à l’univers soviétique, vous êtes…. Alicia Alonso (dont les productions de Giselle et de la Belle tenaient le haut du pavé dans les années 1970), ou Rosella Hightower (dont on a dansé la production de La Belle au bois dormant à 120 reprises entre 1981 et 1983), ou Vladimir Bourmeister (dont la version du Lac, créée à Moscou en 1960, a été dansée 129 fois entre 1973 et 1992), ou bien encore Iouri Grigorovitch, dont Ivan le Terrible a fait les beaux jours de la saison 1976-1977 (plus de 50 représentations en l’espace de 9 mois…).

« Nouveaux Lions » : Les petits mystères de l’Opéra. Nestor Roqueplan.

Les Nouveaux Lions : vous n’étiez pas là en début de période, mais vous percez à présent, et votre ascension symbolise peut-être le renouveau dans l’esprit de la direction de la danse (et sans doute la décadence pour les plus conservateurs des abonnés). Pour les plus précoces, vous avez entamé votre ascension dans le répertoire au milieu des années 1980, et pour les plus avancés dans la carrière, cumulez à présent une dizaine de saisons, et au moins une demi-douzaine d’œuvres. Vous êtes, vous êtes…., par ordre décroissant de présence cumulée sur les 28 dernières années : Angelin Preljocaj (7 œuvres, 18 saisons), Patrice Bart (2 œuvres, 9 années, mais absent en dernière période, contrairement à tous les autres), Jiří Kylián (13 œuvres, 14 saisons), Mats Ek (6 pièces, 11 saisons), Pina Bausch (2 œuvres, 10 saisons) Wayne McGregor (4 œuvres, 8 saisons), Anne Teresa de Keersmaeker (5 pièces, 5 saisons), Benjamin Millepied (6 pièces, 7 saisons)… Si, sans être jeune, vous entrez dans la catégorie ascensionnelle, vous ne pouvez être que… Frederick Ashton ou John Cranko, dont les œuvres n’entrent durablement et en force au répertoire que durant la période Lefèvre.

« Les éphémères » : Un petit tour et puis s’en va. « Karikari », Ludovic Halévy, 1886.

Les Éphémères : vous avez brillé de quelques feux, mais renaîtrez-vous de vos cendres ? On vous a vu dans les parages à peu près pendant une décennie, le temps de vous identifier à moitié (votre passage à l’entrée des artistes est donc plus ou moins fluide, ça dépend du cerbère). Deux à cinq de vos œuvres ont été programmées entre 2 et 6 fois, mais la dynamique semble arrêtée. Vous êtes… Trisha Brown, Edouard Lock, Jean-Claude Gallotta, Nicolas Le Riche, Douglas Dunn, Glen Tetley, Dominique Bagouet, Maguy Marin, Alwin Nikolais, Karole Armitage, Nacho Duato, Odile Duboc, ou encore Ulysses Dove…

Les Inconnus : c’est un peu la honte, mais personne ne vous reconnaît à l’entrée. Vous avez beau avoir revêtu vos habits du dimanche, dans les coulisses, on ne sait pas non plus à coup sûr qui vous êtes. Votre création, c’est « trois petits tours et puis s’en va » (une œuvre, une saison, mais rien depuis). Il va falloir intriguer sérieusement ou brûler des cierges pour qu’on vous reprogramme. Il y en a plus de 80 comme vous, et vous êtes presque perdu dans la masse. Qu’on ne s’y trompe pas ! Il y a parmi vous des gens reconnus dans le vaste monde (Birgit Cullberg, Christopher Wheeldon, Alvin Ailey, Thierry Malandain, Abou Lagraa, José Montalvo, Lucinda Childs, Philippe Decouflé, Karine Saporta), mais pas dans le microcosme un peu spécial qu’est l’Opéra de Paris. Bien sûr, si vous faites partie de la compagnie, vous entrez comme dans un moulin, mais on vous identifie comme danseur et non comme chorégraphe. Vous vous appelez peut-être Manuel, Marie-Agnès ou Mallory. Et si vous êtes dans ce cas, les soirs de spleen, il ne vous reste qu’une seule et amère consolation : vous comparer avec le dernier de la liste (Jérémie Bélingard, 0,0302% de l’offre de la saison 2016-2017 pour Scary Beauty).

"Inconnus": "On ne passe pas!". Le passage noir de l'Opéra de la rue Lepelletier.

« Inconnus » : Le passage noir de l’Opéra de la rue Lepeletier, purgatoire des refoulés à la porte de la concierge.

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Les Saisons de l’Opéra : 7 colonnes à la Une

À la suite de notre apéro de déconfinement, nous avons fait un sondage, et il appert que la lecture de nos courbes IBOC et IBAC donne le mal de mer. C’est normal, ça bouge tout le temps. Qu’à cela ne tienne, nous avons du temps libre, et pouvons raffiner autant que vous voudrez l’analyse des tendances programmatiques de la direction de la danse.

Un moyen commode de lisser les courbes consiste à cesser de scruter les évolutions d’une année sur l’autre, et de constituer de gros paquets composant au final de jolis graphiques aux couleurs pastel (choisies avec soin pour vos yeux délicats). En incluant la prochaine saison, et tout en remontant dans le passé autant que Memopera.fr le permet, notre petite base statistique englobe à présent 49 programmations. Quelle chance, c’est un carré : on peut donc traiter les données en sept périodes de sept ans chacune.

Mais pourquoi ce découpage complètement arbitraire ? On pourrait imaginer, par exemple, un regroupement par période directoriale (les années Noureev, les années Lefèvre, etc.). Cette piste pourra être explorée un jour. Mais pour l’instant, nous considérons que la direction de la danse est un mandat qui s’exerce par-delà la personnalité de ses titulaires, et dont il faut regarder les orientations sur le long terme. Par ailleurs, il y a parmi nous des nostalgiques de la IIIe République, qui a inventé le septennat.

En tout cas, les graphiques en sept colonnes sont beaucoup plus lisibles, tout en dégageant clairement les mouvements de fond, comme le montre la figure n°1.

Figure n°1

On y constate, sans équivoque, la baisse tendancielle du taux de classique dans les saisons proposées par la direction de la danse de l’Opéra de Paris. Une pente déjà mise en évidence via l’IBOC (Indice Balletonautes de l’Offre de Classique, qui amalgame les styles classique et néoclassique), mais qui gagne en netteté sur longue période : l’indice perd 8 points en quatre septennats (de 98% à 90% durant la période 1994-2001), puis 7 points lors des 14 années suivantes (à 83% entre 2008 et 2015), avant de décrocher nettement sur la période récente (67% en moyenne entre 2015 et 2021).

La représentation par blocs temporels donne aussi une lisibilité accrue à l’Indice Balletonautes de l’Antiquité Chorégraphique (IBAC), qui prend en compte l’âge des œuvres au moment de leur représentation. La figure n°2 montre clairement une rupture entre la période 1972-2001, durant laquelle plus de la moitié des œuvres présentées sont issues d’une tradition remontant au XIXe ou au premier XXe, et les vingt dernières années, où cette part décroche.

Figure n°2

Pour être précis, l’IBAC calculé ici n’est pas celui que nous avons originellement mis en avant. Il y a en effet deux manières de considérer l’âge d’un ballet, selon que l’on se réfère à la date de production ou à celle de la création dont le chorégraphe d’aujourd’hui s’inspire (la production Noureev de La Belle a 100 ans de moins que la création de Petipa). Plus que l’IBAC-Production, c’est donc l’IBAC-Œuvres qui mesure la part qu’une saison consacre à la présentation d’œuvres issues du passé. Ou, entre autres termes, son engagement en termes de transmission, de préservation ou de renouvellement du répertoire chorégraphique.

Sur ce point, force est de constater un gros dénivelé. Mais après la dégringolade du début du XXIe siècle, la période actuelle marquerait-elle une remontée ? C’est là qu’il faut y regarder de plus près, car – rappelons-le, bonnes gens – l’âge est une notion glissante. Il faut donc vérifier si, depuis la chute à 34% de l’IBAC-Œuvres en 2001-2008, la remontée lors des deux septennats suivants (36% puis 40%) est due à un retour d’intérêt pour les vieilleries, ou au vieillissement mécanique des œuvres du second XXe siècle.

Pour en avoir le cœur net, il faut ouvrir le capot et considérer la période de création des œuvres. La figure n°3 montre que la seconde hypothèse l’emporte : la part des œuvres issues du XIXe siècle ou auparavant plafonne aujourd’hui à 24% (contre 47% en 1972-1979), et celle des ballets du premier XXe siècle (dont le répertoire des Ballets Russes) se réduit comme peau de chagrin au fil du temps (2% à présent). Seule la part des créations lancées entre l’après-guerre et la chute du mur de Berlin (grosso modo) est stable sur longue période (14% en moyenne).

Il semble donc bien que ce soit la bonne tenue dans le répertoire de l’Opéra d’œuvres installées mais relativement récentes (Roméo et Juliette et Cendrillon de Noureev, L’Histoire de Manon de MacMillan, La Dame aux Camélias de Neumeier, ainsi que Le Sacre et Orphée et Eurydice de Pina Bausch) qui explique la remontée relative de l’IBAC-Œuvres sur la période la plus récente (les 6 œuvres citées représentent en moyenne 10% de l’offre pendant les saisons 2008-2015, et 7% pour la période actuelle).

Figure n°3

Prenons garde aux conclusions hâtives : oui, la part des œuvres vraiment récentes augmente clairement en dernière période (tout ce bleu qui s’étale de plus en plus à la droite du graphique), mais la tendance n’est pas complètement nouvelle par rapport au passé. Durant la première période (1972-1979), les œuvres postérieures à 1945 représentaient 44% de l’offre (additionnez le jaune et le gris de la première colonne de gauche, le total est le même que celui du bleu de la colonne de droite).

À ce stade, on peut énoncer plusieurs hypothèses : il se peut que l’Opéra élague son catalogue au fil du temps (lecture optimiste : ne survivent des époques antérieures que la crème de la crème de chaque période). Mais cela voudrait dire qu’après une phase un peu expérimentale, la part de chaque période se stabilise. Or, ce n’est pas le cas pour les deux périodes les plus éloignées de nous (en vert pomme et en vert pâle sur le graphique 3), dont la présence s’amenuise au fil du temps.

Puisque l’Opéra passe progressivement aux oubliettes la majeure partie des créations d’avant 1945, l’hypothèse pessimiste, celle de l’amnésie, ne saurait être écartée. À cet égard, l’évolution future de la part des œuvres de la période 1945-1970 (celle dont les créateurs et les interprètes d’origine ont pour l’essentiel quitté la scène), sera sans doute décisive.

[A suivre]

Illustrations extraites de « More Ballet Laughs » d’Alex Gard, 1946.

 

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Orphée et Eurydice : saison des adieux

Orphée et Eurydice. Christoph Willibald Gluck. Opéra dansé de Pina Bausch. Palais Garnier. Samedi 24 mars 2018.

On a toujours, lors de retrouvailles avec Orphée et Eurydice de Pina Bausch, cette même expérience de la surprise sans cesse renouvelée. C’est paradoxal, sans doute. Je m’explique. Depuis que je le vis la première fois en 1993 à l’Opéra, avec la compagnie de Wuppertal, il m’est toujours resté des images fortes qui résumaient et encapsulaient, du moins le pensais-je, l’œuvre. Lors de cette première vision, j’avais fixé mon attention sur la madone aux roses rouges, très Thérèse de Lisieux et l’imagerie au final très chrétienne utilisée pour raconter ce mythe. Lors de la dernière reprise, c’était sur les sinuosités baroques de l’œuvre. Mais à chaque fois, c’est quelque chose de différent qui ressort. Pour cette reprise, ce sont les métaphores de la terre désolée qui m’ont servi de fil conducteur : le grand arbre couché et la cage de verre avec son tas de terre de la scène du Deuil ; chaque fil des Parques tissé par quelque arachnide qui asservit les damnés dans l’acte de Violence ; les canapés moussus du tableau de la Paix ; et enfin le pitoyable tas de feuilles mortes du final de Mort. Pour cette reprise, ces éléments de scénographie, occultant les danseurs ou bien dérangés par eux, m’ont évoqué une saison : celle des adieux.

Les adieux ? Ce sont bien sur ceux de Marie-Agnès Gillot, auxquels je n’assisterai pas. Cette soirée était-donc mon au revoir personnel à une artiste dont je garderai des souvenirs très mêlés, entre émerveillements et déceptions. Il était important que cette dernière « rencontre » soit la bonne.

Et pour cela, dans une pièce telle qu’Orphée et Eurydice de Gluck-Bausch, il faut que l’ensemble des interprètes vous soutienne sur une bonne moitié de l’œuvre puisque l’héroïne ne s’engage dans le premier pas de danse qu’à mi-chemin de la soirée.

On a donc commencé par avoir quelques doutes. En Orphée, Stéphane Bullion ne nous convainc pas d’emblée. Ses tressautements de désespoir pendant l’acte du Deuil ne sont peut-être pas assez incarnés et il semble une peu passif dans la scène aux Enfers. On a le sentiment qu’on lui a trop prodigué le conseil récurrent du « n’en fais pas trop ». Du coup, chez ce danseur plutôt introverti, cela se traduit par un côté précautionneux, voire marqué.

Heureusement, Muriel Zusperreguy réveille la première scène avec son « Amour ». Les torsions en huit bauschiennes, qui le plus souvent chez la chorégraphe suintent la souffrance psychologique, prennent instantanément et naturellement des accents jouissifs avec cette danseuse. Dans ce court passage (correspondant à une aria pour soprano) mademoiselle Zusperreguy ne se contente pas de montrer la voie au héros éploré par le truchement d’un chemin tracé à la craie, elle nous remet également sur le droit chemin de l’histoire.

Aux Enfers de Violence, notre destination, nous sommes également accueillis par un très beau trio de cerbères-bouchers : Alexis Renaud sculptural et impassible, Aurélien Houette aux qualités élastiques et Vincent Chaillet tranchant et impitoyable. La scène des désespoirs du corps de ballet présente une belle montée en intensité. Le tableau de Paix réserve également son lot de belles surprises. Il est introduit par Emilie Cozette, dans un rôle « demi-soliste » qui danse harmonieusement le thème de l’apaisement. Et puis paraît enfin Gillot-Eurydice. On est soulagé de la voir rendre le mouvement plein et les sinuosités habitées. Un soulagement après son Boléro exsangue. L’atmosphère de « l’asile aimable et tranquille » est instantanément plantée. À la fin de la scène, on remarque un joli moment où le chœur de ballet (admirable pendant toute la scène avec des ports de bras élégiaques et des portés d’une indicible tendresse) fait voler la gaze de la robe d’Eurydice comme celui d’une Victoire de Samothrace. Ce début de marche vers le monde des vivants est extrêmement touchant. Eurydice-Gillot s’approche d’Orphée tel un courant d’air et se love à son côté comme une colombe qui se serait posée sur son épaule.

Après l’entracte, dans le tableau de Mort, la transmutation d’Orphée-Bullion est spectaculaire. Le poète avait semblé traverser jusqu’ici la scène comme un somnambule. Du coup, on est cueilli par surprise par l’intensité dramatique des duos. Les spirales des corps s’entrechoquent. Des nœuds improbables se nouent. Stéphane Bullion devient souvent palpitant quand il se retrouve dans la situation du martyre qu’on écartèle. Lorsque, après une dernière étreinte, Eurydice s’effondre (après nous avoir captivés par sa variation d’imprécation et la fibrillation de sa robe rouge), Orphée se bute aux parois de tissus du décor comme un bateau ivre contre des falaises un soir de tempête.

La tempête, un état du temps idéal pour dire au revoir à Marie-Agnès Gillot.

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Alone together (Balanchine/Teshigawara/Bausch)

Agon/Grand Miroir/Le Sacre du printemps.
November 3 & 4, 2017, at the Palais Garnier.

I’ve always hated it when the people around me peer in the dark at their programs, searching for the dancers’ names. Why not just look up and out at the dancers dancing? That was, alas, going on all around me during the entirety of Saburo Teshigarawa’s Big Mirror. The program could have easily listed: “the dancer daubed in pale green/in turquoise/in yellow… » That’s done for Robbins, no? Then the audience would at least have carried one name out the door with them: the one in drab grey shmeared all over with burgundy body-paint and – thankfully – allowed to keep her short brown hair un-dyed, is a dancer in the corps named Juliette Hilaire. She was all force, possessed with a ripe and percussive energy and strong sense of direction and intention that bounced back against a tepidly decorative score by Esa-Pekka Salonen (O.K. he wasn’t conducting this time).

The Teshigarawa, a new commission for the Paris Opera Ballet, is pretentious eye-candy. Nine dancers swirl around like droplets of paint, triplet-ing or quadruplet-ing or whatever, windmilling their arms non-stop like trees trying to shake off their last dead leaves for… exactly thirty minutes. Think Trisha Brown takes a small tab of speed. Some of the painted few get to mime conniptions from time to time, for whatever reason. Apparently, the choreographer read a bit of Baudelaire: a poem where music=sea=mirror=despair. I’m so glad the program book informed me as to this fact.

Then in the last minute to go, oh joy, some dancers actually touch, even catch at, each other. I guess some point was being made. I adore Jackson Pollock, but do not make me stand and stare for thirty minutes at one corner of a drip painting.

I was equally perplexed by the current incarnation of Pina Bausch’s normally devastating Rite of Spring. Nine containers of dirt dragged and spread across the stage during intermission – with the curtain raised – already sucks you into a strange canvas.

Yet, and I feel weird saying this: the casting wasn’t gendered enough. The women were great: lofty, loamy, each one a sharply drawn individual. Your eye would follow one in the massed group and then another and then another. Trying to choose between Léonore Baulac, Caroline Bance, and a stunningly vibrant Valentine Colasante got really hard. I found Alice Renavand’s richly drawn Chosen One (self-flagellating yet rebellious to the very end) more convincing than Eleanora Abbagnato’s extremely interiorized one.

But the men? Meh. If it’s Bausch, then the men should be as complex and fearsome as the heads on Easter Island. But here the men didn’t feel like a dangerous pack of wolves, not much of a pack/force/mob at all. They weren’t meaty, weighty, massively grounded.

One big point Bausch was making when she created this ballet way back in 1975 was that a group of men will congeal into a massive blob of testosterone when they decide to commit violence against any random woman. This is why the program never tells you which of the women will ultimately become the “Chosen One.” (Alas the Opera de Paris website does). The point is not who she is, but what she is: a female. Any of these women could die, all the men know it. That needs to be played out. The conductor, Benjamin Shwartz, can take part of the blame. The score of Rite has rarely sounded so pretty.

 

So in the end, I should have left the theater after each of the two enchanting renditions of Balanchine’s Agon that started the evenings. Oh, the men in this one! Audric Bezard eating through space with his glorious lunges, the feline force of his movements, and his hugely open chest. Mathieu Ganio bringing wry classic elegance to the fore one night; Germain Louvet connecting Baroque to jazz throughout each of his phrases the next. Florian Magnenet gave clarity and force to just a strut, for starters…

Dorothée Gilbert has a deliciously self-aware way with the ralenti, and infuses a slightly brittle lightness into her every balance. Her meticulous timing made you really hear the castanets. Her trio with Bezard and Magnenet had the right degree of coltishness. In the girl/girl/boy trio, Aubane Philbert brought a bounce and go that her replacement the next night utterly lacked.

And Karl Paquette, looking good, proves to be in marvelous shape as dancer and partner. In “the” pas de deux – the one created for Arthur Mitchell and Diana Adams — he made his ballerinas shine. He let a melting but powerful Myriam Ould-Braham unwrap herself all over him (that little supported pirouette into a fearless-looking roll out of the hip that whips that leg around into an attitude penchée, ooh, I want to keep rewinding it in my mind until I die). They gave a good teasing edge to their encounter, all healthy strength and energy, their attack within each phrase completely in synch.

With the luminous Amadine Albisson, he got sharper edges, more deliberation. Instead of teasing this partner, Paquette seemed to be testing the limits with a woman who will give nothing away. Here the image I won’t forget is when he kneels and she stretchingly, almost reluctantly, balances on his back and shoulder. No symbiosis here, no play, but fiercely well-mannered combat.

Diana Adams et Arthur Mitchell créateurs du Pas de deux en 1957

My Dear One is mine as mirrors are lonely. W.H. Auden « The Sea and the Mirror »

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Agon, Grand Miroir, Le Sacre : les intermittences du plaisir

Soirées Balanchine Teschigawara Bausch. Ballet de l’Opéra de Paris. Palais Garnier. Vendredi 3 novembre et samedi 4 novembre 2017.

Dans cette soirée Balanchine / Teshigawara / Bausch, pour laquelle on serait bien en peine de trouver un fil conducteur, l’un des points principaux de contentement est l’excellente tenue de la reprise d’Agon de Balanchine. Lors de la dernière série, en 2012, le ballet de l’Opéra en avait un peu trop raboté les aspérités. En 2017, on retrouve avec un plaisir paradoxal l’inconfort de ce ballet baroque cubiste car il est dansé avec beaucoup plus d’acuité. Des trois pièces, Agon a beau être la doyenne, celle qui utilise le plus l’idiome classique (entendez que les danseuses dansent sur pointe), elle reste cependant la plus exigeante. On sent que le public ne sait pas trop quoi faire de ce mélange de familier (grands écarts, pirouettes et grands jetés) et d’incongru (frappement de mains précieux, castagnettes mimées et roulades sur le dos impromptues). Ce qui semble le plus le déstabiliser sont les saluts formels que leur adressent les danseurs à la fin de leur variation, avec un soupçon de défi. Espérons simplement que la jeune génération de balletomanes, habituée ces derniers temps au Balanchine aimable radoteur de son propre style (les entrées au répertoire de l’ère Millepied), ne décidera pas de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Au soir du 3 novembre, la distribution était à la fois bien assortie et tout en contrastes. L’intérêt des trois groupes solistes résidait en effet dans la différence d’atmosphère qu’ils installaient. Le premier (un garçon, deux filles) était ainsi sur le mode « fête galante » mousseuse. Mathieu Ganio s’ingénie à arrondir les angles tandis que ses deux comparses, Hannah O’Neill et Aubane Philbert, frappent délicatement des mains dans leurs duos comme si elles craignaient d’abîmer leurs bracelets de perles visibles d’elles seules.

Le second mouvement (une fille, deux garçons) joue sur la séduction et l’agacerie. Le combat (une des traduction du titre du ballet) se dessine. Dorothée Gilbert, qui semble depuis la rentrée avoir subi sa révélation balanchinienne, est très « flirt » avec ses deux compagnons plutôt bien assortis, Audric Bezard et Florian Magnenet. Leur variation en canon compétitif – pour séduire la belle ou alors le public ? – se termine par une pose finale bien dessinée. Le style tacqueté de mademoiselle Gilbert convient bien à la variation dite des « castagnettes ».

Avec le pas de deux, on entre enfin dans le vif du sujet. Myriam Ould-Braham, claire et fraîche comme l’eau de source – ce qui la rattache au premier trio –, a certes décidé de se laisser séduire par son partenaire mais pas sans mener elle-même le jeu – ce qui rappelle le second trio. Elle ralentit ses développés pour en souligner la tension. Karl Paquette, galant, lui accorde la victoire non sans quelques révérences presque humoristiques.

C’est donc un peu une histoire de la danse qui se dessine sous nos yeux. Style chrétien (Ganio-Taglioni), style païen (Gilbert-Ellsler) et la synthèse des deux styles (Ould-Braham-Grisi).

Le 4 novembre, la distribution n’a pas cette cohérence interne qui enflamme l’imagination du spectateur. Elle n’est pas cependant sans qualité. A l’inverse de Ganio, Germain Louvet décide dans le premier trio  de souligner les aspérités de la chorégraphie, mettant l’accent sur le côté Commedia del arte : accentuation des flexes, regards pleins d’humour sur les ports de bras un peu affectés, piétinements inattendus qui contrastent joliment avec les passages classiques de la chorégraphie rendus dans toute leur pureté par le danseur. On espère alors, après avoir assisté à une histoire du Ballet, assister à une métaphore autour du genre théâtral. Mais Dorothée Gilbert danse sa partie exactement de la même manière que la veille et le duo formé par Amandine Albisson et Karl Paquette nous entraine plutôt vers la mythologie. Mademoiselle Albisson n’a pas l’hyper laxité d’une Myriam Ould-Braham mais elle met des accents et les tensions là où il faut. Elle est une belle statue animée (non exempte de sensualité) et Paquette ressemble du coup à un Pygmalion qui aurait du fil à retordre avec sa créature miraculeusement dotée de vie. Pourquoi pas ?

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La création de Saburô Teshigawara bénéficie d’un beau concerto pour violon contemporain du compositeur Esa-Pekka Salonen (2009) qui dirigeait d’ailleurs les cinq premières représentations. Le dispositif scénique est d’une indéniable beauté. Un carré de feuilles d’or (le miroir du titre ?) sert de sol à neuf danseurs aux couleurs de pierres semi-précieuses. La chorégraphie semble plus élaborée que le dernier opus de ce chorégraphe pour le ballet de l’Opéra qui nous était littéralement tombé des yeux. Sur l’ostinato du premier mouvement, ce sont des courses sautées avec ports de bras en spirale qui transforment les danseurs en des sortes d’électrons bigarrés qui s’entrecroisent et infléchissent leur course. Cette constellation colorée intrigue. Un horizon d’albâtre sert ensuite de décor à la danseuse blanche, Amélie Joannidès, pour un solo gracieusement torturé au milieu des autres danseurs bougeant au ralenti. On pense qu’une histoire va naître pour faire écho à celle que semble raconter l’orchestre. Voilà justement que Joannidès amorce un duo avec la danseuse rose-fuchsia, Juliette Hilaire (dense et captivante). Et puis ? Plus rien. L’habituelle succession de solo, duos, trios se déroule inlassablement jusqu’à la fin du ballet sans toujours atteindre la barre fixée par la richesse et la force de la partition. Ganio (en bleu), Louvet (en vert) ou Cozette (en jaune, mauvaise pioche) passent presque inaperçus. Et on s’ennuie.

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On patiente pourtant dans la perspective des retrouvailles avec le Sacre de Pina Bausch, la pièce la plus brutalement puissante du programme. Las, la direction d’orchestre de Benjamin Shwartz n’est pas à la hauteur de nos attentes. Elle manque cruellement de couleur et de force. On ne ressent pas ces roulements de tonnerre ou ces bourrasques venteuses qui vous happent habituellement dans la musique. Pour cette reprise, une nouvelle génération de danseurs investit le plateau couvert d’humus. Les jeunes femmes relèvent le défi avec brio. Leur groupe est d’une grande cohésion. On note avec plaisir les petites citations que Bausch fait du chorégraphe original de la partition. Paradoxalement, c’est plutôt le Faune de Nijinsky que son Sacre qui l’inspire (deux filles entrent main dans la main en marche parallèle, un homme puis une femme se couchent sur la tunique rouge). Les garçons convainquent moins. Question de maturité sans doute. Certains jeunes corps athlétiques ne sont pas encore ceux d’hommes mais d’éphèbes. Du coup, jamais ils n’ont en groupe ce côté mégalithe contre lesquels on craint de voir les filles se briser en mille morceaux. Il n’est pas certain non plus que Florent Melac ait encore l’autorité pour être l’Élu. Comble de malchance, le 3 novembre, Eleonora Abbagnato qui nous avait jadis fortement émus en Élue, s’agite en mesure, lance des râles de porteur d’eau sans transmettre le sentiment du drame. On remarque plus les autres élues putatives restées en tunique beige. Baulac, fragile et terrorisée, Colasante, puissante et rageuse et Renavand enfin. C’est cette dernière qui enfilait la tunique rouge le soir suivant. La danseuse fait onduler sa colonne vertébrale jusqu’au tressautement. Ses grands ronds de corps avec port de bras exsudent une sorte de terreur animale. L’Élue d’Alice Renavand menace, voudrait s’échapper avant d’enfin se résigner pour rentrer dans la transe finale qu’il la conduit à l’effondrement. Une fois encore, on ressort groggy et heureux.

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Wheeldon/McGregor/Bausch : Retour à la terre

P1050181Palais Garnier, lundi 7 décembre

La soirée Wheeldon/McGregor/Bausch appartient à ce type de programme qui a besoin d’un… programme pour justifier son existence. En s’y référant, on apprendra a posteriori pourquoi il s’agissait bien d’un hommage à Pierre Boulez. Le chef d’orchestre-compositeur a enregistré en 1962 une version de Sacre de Stravinsky qui fait toujours référence. Tout le monde (des amateurs de musique) sait ça. Pour en rajouter une couche, on vous martèle que Boulez a travaillé avec Pina Bausch sur une mise en scène d’opéra à la demande de Stéphane Lissner (mais avec qui ce géant de la direction d’Opéra n’a-t-il pas travaillé pendant sa longue carrière?). Pour recaser une pièce de 2001 qui traîne depuis cette date dans le répertoire de pas mal de compagnies anglo-saxonnes, on vous rappelle que Boulez était très ami avec son contemporain, le compositeur György Ligeti. Par mesure de prudence, sans doute, l’une des œuvres du maître devant être chorégraphiée, on vous sert enfin sa théorie de la « proposition ». Boulez dit avoir « dépossédé » René Char de son texte en écrivant « le marteau sans maître ». Toute œuvre originale s’appuyant sur une autre préexistante est en quelque sorte une « trahison » des intentions originales de l’auteur de l’œuvre première. Voilà qui est pratique…

Mais le programme, on ne le lit qu’après. Et voilà comment l’esprit vagabonde lorsqu’il s’ennuie.

Polyphonia, de Christopher Wheeldon navigue entre Agon (ouverture) et Symphony In 3 mouvments en passant par Violin Concerto et, pourquoi pas, Liebesliederwaltzer (tempo di Valse pour Pierre-Arthur Raveau et Lydie Vareilhes). Un peu d’ambiance jazzy, jamais rien d’offensant pour l’œil mais rien non plus qui l’accroche ou qui s’imprime au fond de votre rétine. Les pas-de-deux du couple principal, truffés de retournements, de passages entre les jambes se paraient d’un charme un peu étrange lorsqu’ils étaient dansés par la créatrice du rôle, Wendy Whelan, cette longue et sublime  mante religieuse. Amandine Albisson danse tout très bien, mais elle n’a pas les qualités requises pour remplir cette robe de haute couture. Qui les aura jamais maintenant que la danseuse new-yorkaise a cessé de le danser? Et puis son partenaire, Stéphane Bullion n’est pas Jock Soto. Il ne dépasse jamais le cap de la compétence.

On tente de s’attacher aux danseurs, tous très bien ; un peu plus à Axel Ibot qui semble avoir perdu tout lien avec le sol. Mais on oublie bien vite ce qu’on vient de voir. Au début des années 2000, Polyphonia, ce ballet « vous reprendrez bien un peu de Balanchine », a pu enchanter une critique américaine soulagée de ne pas avoir à s’avaler une énième création de Peter Martins. Mais cette esthétique en collage de références a déjà vieilli terriblement. Le recyclage a fait long feu.

Il revenait à Wayne McGregor de « déposséder » Anthèmes II des intentions d’origine de son créateur, Pierre Boulez, récipiendaire de cet hommage dansé. On ne croyait pas si bien dire… Effet coupure d’électricité avec bande sonore appuyée dans la salle, projections lumineuses sur le rideau de fer du Foyer de la Danse dans une esthétique Led-néons déjà vue à Londres, l’an dernier ; costumes arty qui font passer la tunique du Faune de Nijinsky à la moulinette constructiviste. Par dessus la musique de Boulez, on retrouve dans Alea Sands les sempiternelles passes du chorégraphe britannique : bras hyperactifs, popotins en l’air, têtes en bas, lancés-développés de jambe, si possible à 180 degrés, acrobaties furtives entre hommes et femmes, entre hommes, peu entre femmes. Quelle importance ? Les corps chez McGregor sont interchangeables, comme les musiques et comme les chorégraphies. McGregor est un défi à la critique. Il épuise votre vocabulaire et vous fait regretter que la langue française n’ait pas plus de mots pour décrire les nuances du vide. Un conseil, Wayne: débranche !

Et puis il y a le Sacre de Pina Bausch… On oublie tout ça pour voir… pour revoir, une fois encore, le carré de tourbe tâché de rouge par une nuisette fluorescente… Pour revoir ces danseuses et ces danseurs alternant des ports de bras en « S » renversés se faire seppuku pendant 35 petites et glorieuses minutes sur la pulsation inflammable et roborative de la partition de Stravinsky. On cherche avidement et avec inquiétude laquelle des filles passera la nuisette sanglante et fatidique. Car elles sont toutes là, tous rangs hiérarchiques confondus. Abbagnato s’approche du Meneur, Vincent Cordier, qui a pourtant fait ses adieux à la compagnie, marmoréen et charnel à la fois, figure du destin et victime offerte. Pourtant, c’est Renavand qui ce soir est l’Élue. Se muant en signe calligraphique de la souffrance, elle ne peut réprimer, parfois, des cris d’épuisement ; de rage, peut-être. Pourtant lorsque le Meneur, couché au sol dans une position d’orant, referme presque délicatement ses deux bras sur sa poitrine, Renavand se laisse doucement glisser sur le sol, son énergie entièrement consumée. La salle, qui semblait avoir passé la soirée sous sédatif, se réveille puis s’emporte. Comme moi, elle vote sans appel pour un retour à la terre.

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Charmatz at the Opéra : “Fate is a foolish thing…Take a chance”*

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The evil fairy’s costume from Nureyev’s « Sleeping Beauty, » trapped in a glass case. Her dancer spirit roamed the halls of the Palais Garnier.

20 danseurs pour le XXe siècle. Palais Garnier. September 30th

The public spaces outside the auditorium of the Palais Garnier are designed for circulation, a bit of people-watching, but certainly not for strap-hanging.

I feared getting around Boris Charmatz’s seemingly random collage of dance and dancers would feel like being stuck in the Paris metro. God, another accordionist. You rush to the car behind, but then get your nose crushed against the door. Moments later you find yourself waist-high in a school group. Then, abruptly, it all thins out and you are gawking at two boys rapping and doing back-flips in the aisle. Maybe, with luck, you get to sit.

That’s why I only took one chance on 20 Danseurs pour le XXe siècle as adapted for the Paris Opéra dancers. The Charmatz/Musée de la danse concept sounded borrowed from what has, in the space of twenty years, become a theatrical staple. Actors spread out throughout an a-typical space repeat scenes – fragments of a story – and are gawked at. You use your legs to trace a path, choose how long you want to stand in one doorway, and worry about what’s going on elsewhere. Chances are you will construct a narrative that makes sense to you, or not. I find this genre as annoying as where — just when you start to get into the novel you are eaves-reading – your seatmate hops off at her stop.

I was so wrong. Instead of a half-overheard conversation in a noisy train, here we were treated to an anthology of coherent one-page short stories. It was the hop-on-hop-off tour bus: only a three-day ticket lets you get to enough of the sights. But even one day in Paris is definitely worth the trip.

If, as Fred Astaire’s Guy Holden says, “chance is the fool’s name for fate,”* somehow I was fated (pushed and pulled?) to stopping off at those stations that housed tiny but complete narratives of sorrow. (A Balletonaut has told me I missed much happy, even foolish, fun. Next time, I’m travelling with him).

“How do you do? I am delightful”*

Perhaps the oddest thing for both conductor and passengers is finding themselves face to face. When the lights are out in a theater, the auditorium looks like a deep dark tunnel from the stage…not like these hundreds of beady eyes now within touching distance. And even we were uneasy: one wall had been broken down, but where to put eye contact? We did what we usually do at the end of each snippet: applauded and moved on. Very few dared to actually approach and speak to the ferociously focused dancers. Thank god joining in some kind of conga-line was not part of the plan. Instead:

I stumbled across Stephanie Romberg, loose and intense, unleashing all of Carabosse’s furious curse within the tiny rotunda of the “Salon du soleil.” As in each case here: no set, no costume. It felt almost obscene to be peeping at a body sculpting such purely distilled rage. Think: the crazy lady, with a whiff of having once been a grande dame, howling to herself while dangerously near the edge of the subway platform.

Myriam Kamionka’s luminous face and warm and welcoming persona then drew me over into a crowded curving corridor. Casually seated on a prop bench in front of a loge door, she suddenly disappeared into the folds of Martha Graham’s Lamentations. I wound up experiencing this dance from total stage left. Pressed between tall people, my cheek crushed against the frilly jabot of Servandoni’s marble bust, I felt like someone pretending not to be looking directly at the person collapsed on the station floor. And then I couldn’t stop staring. You could almost feel the air thicken as Kamionka drew us into her condensation of despair. Even the kiddies, just a few feet away, sat silent and wide-eyed and utterly motionless. As they remained for the next story: a savagely wounded swan in pointes and stretch jeans dying, magnificently.

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In search of air to clear my head I wound up behind two visions of Stravinsky’s Sacre. The view from the wrong end of the station, as it were, was so cool: this is the corps’ or the stagehands’ view!

In Pina Bausch’s version, Francesco Vantaggio pushed against the limits of the long and narrow Galerie du Glacier like a rocking runaway train. His muscular, dense, weighted, rounded and fully connected movement projected deep power, unloosed from the earth. When he repeated that typical Pina shape that’s kind of a G-clef – arms as if an “s” fell on its side (rather like an exploded 4th), body tilted off legs in passé en pliant – I thought, “man, Paul Taylor’s still alive. Get on the subway and go barge into his studio…now!” Yet when it was over, as he moved away and sat on the floor to the side to decompress and I was trying to catch my own breath back…I feared making eye-contact. (Forget about, like, just walking over and saying “Hi, loved it, man.” You don’t do that in Paris, neither above the ground nor underneath it).

Marion Gautier de Charnacé. Nijinsky's Rite of Spring

Marion Gautier de Charnacé possessed by Nijinsky’s Rite of Spring

Marion Gautier de Charnacé, on the outdoors terrace, then made the honking horns and sirens accompanying “The Chosen One’s” dance of death seem like part of the score. All our futile rushing about each day was rendered positively meaningless by the urgency of Nijinsky’s no-way-out vortex of relentless trembles and painful unending bounces. Even if she was wearing thick sneakers, I since have been worrying about this lovely light-boned girl repeatedly pounding her feet on a crushed stone surface over thirteen days. Make-believe sacrifice, yes. Shin-splints, no.

Finally I cast my eyes down from an avant-foyer balcony to spy upon Petroushka’s bitter lament of love and loss, as Samuel Murez – making it look as if his limbs were really attached by galvanized wires — let the great solo unfold on the Grand Escalier’s boxy turnabout. A moment of grace arrived. Two little girls framed within the opening to the orchestra level behind him could not resist trying to mirror his every movement. Not for us, but for themselves. As if they really believed he was a life-size puppet and were trying to invite him home to play. The barrier between audience and performer, between real and unreal, the prosaic and the magical, had finally given way. Too soon, it was all over. Time to wave goodbye.

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Beyond the rainbow: Samuel Murez conjures Petroushkins.

“Chances are that fate is foolish.”*

Back on the metro the next morning, I got a seat and quietly began to concentrate on my thoughts. But then at the next station that woman got on who still gives us no choice but to endure three stops’ worth of “Besame mucho” whether we want it or not.

* Quotes are from Fred and Ginger’s 1934 The Gay Divorcée, especially as mangled by Erik Rhodes’s enchanting “Alberto Tonnetti”

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Two Cigarettes In The Dark. C’est vous qui voyez…

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Cléopold : L’impossibilité de l’envol. Représentation du 3 septembre

Le décor? Une sorte de monumental appartement XIXe siècle, presque un monolithe, blanc immaculé, percé de trois grandes ouvertures rectangulaires. En fond de scène, une forêt tropicale, côté jardin une coursive avec aquarium à poissons rouges, côté cour, un cactus esseulé. Voilà pour le cadre.

L’œuvre? Très peu de danse à proprement parler. Une grande bringue en robe de soirée (Anna Wehsarg) initie bien une transe qui n’est pas sans rappeler le sacre du printemps – d’autant que la robe laisse immanquablement échapper sa modeste poitrine – mais sans ça, les danseurs de tout âge, taille et corpulence – très individualisés mais qui ont en commun la grâce de mouvement des danseurs classiques – sont plutôt dans le jeu et la gestuelle.

Il semble qu’il n’y a pas de trame. La – trop – longue pièce de 2h45 avec entracte (annoncé par deux danseuses, au cas où la moitié médusée du public n’aurait pas compris) est constituée de scénettes éclatées nous renvoyant à la désolante vacuité du grouillement social des humains.

On peut se sentir agressé. Au début un garçon – Pablo Aran Gimeno dans le rôle créé par Dominique Mercy – frappe la grande duduche à la robe traitresse parce qu’elle pleure puis menace la maîtresse de cérémonie fellinienne – la rauque et sensuelle Mechthild Grossmann qui tient le rôle depuis 1985 – qui nous avait accueilli d’un énigmatique « Entrez! Mon mari est à la guerre ». Mais on rigole bien aussi : un duo de gentlemen boit du champagne mais l’un le recrache en l’air comme la figure de bronze d’une fontaine baroque et l’autre le bave sur son plastron sans s’en montrer le moins du monde troublé. Et puis on peut enfin être touché, comme dans ce moment où un homme en slip désigne au rouge à lèvres certaines parties de son corps qu’un autre doit embrasser.

Et puis la gestuelle se fait parfois danse, à l’improviste, comme quand la très belle et élégante danseuse blonde Julie Shanahan, l’air angélique, est pourvue d’ailes et d’antennes par son solide partenaire qui, les bras croisés frémit des mains dans son dos. Mais ces petits moments de grâce sont systématiquement interrompus ou rendus nuls et non avenus. Peu avant ce duo, la « patronne » avait dit de sa voix rocailleuse un poème de Brecht où l’on faisait subir à un ange les derniers outrages.

De cette pièce où je suis entré à regret, qui semblait ne mener nulle part mais qui a su me retenir, mon esprit prompt à l’empathie a retenu un thème : l’impossibilité de l’envol. Une opulente danseuse (Aida Vainieri) s’assoit sur un tapis et dégaine à grande vitesse tout son répertoire de formules magiques de pacotille. La carpette reste en rade. La même s’enroule dans une couverture mais se soutient dans la position du hamac suspendu par la seule force de sa sangle abdominale. Un garçon tente de s’envoler de manière loufoque, d’abord en sautant en l’air tout en actionnant les pierres de ses briquets ou en plaçant sur sa tête un porte-manteau pour figurer les pales d’un hélicoptère. Un autre (Eddie Martinez) se lance, en chaussures vernies et smoking, dans des cabrioles. Mais son regard intense reste fixé à terre et ses efforts sont vains. Que reste-t-il aux hommes pour s’élever un peu? Dans une ultime et pathétique tentative, le sculptural Michael Strecker couvre son corps de peinture blanche à la bombe pour se fondre dans le décor.

On n’est pas transporté, c’est le moins qu’on puisse dire. On flotte, on surnage et on se sent mal à l’aise lorsque les danseurs acteurs viennent nous héler ou nous lancer des regards complices comme pour nous inclure dans l’espace stérile et nous signifier notre désolante appartenance à ce gargouillis humain, à ce cirque de la vie.

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Michael Strecker, Daphnis Kokkinos, Aida Vainieri, Tsai-Chin Yu, Ruth Amarante, Mechtild Grossmann, Eddie Martinez

James : Joyeux et tristes comme nous. Représentation du 5 septembre

On met apparemment dans un spectacle de Pina Bausch beaucoup de soi-même, et par suite personne ne ressent la même chose. À tel point que l’interprétation d’un même moment peut être aux antipodes, sans qu’on sache jamais qui a raison. Ainsi, dans la scène du tapis-abracadabra où Cléopold voit l’impossibilité de l’envol, ne peut-on aussi bien ressentir l’immensité de la croyance ? Et si l’on y pense, les deux lectures, l’une déprimante, l’autre attendrie, ne sont pas exclusives l’une de l’autre. À d’autres endroits, je vois du trivial quand ma voisine reconnaît du réel, ou vice versa.

Et le reste à l’avenant. Sans doute, tous tomberont d’accord sur la puissance atmosphérique de Two cigarettes in the dark. Pina Bausch joue avec les codes du music-hall, du cirque, et on peut se sentir dans l’univers qu’elle propose aussi bien qu’un poisson dans l’eau. Cela qui n’exclut pas les courants d’eau froide. Le tragique et le loufoque s’enchaînent, le cruel et le tendre s’entremêlent, le glamour de la robe ne protège d’aucun goujat, et l’on peut ajouter des pantoufles à ses talons haut.

L’œuvre oblige à une attention parfois douloureuse, comme quand il faut tendre l’oreille pour percevoir les premières mesures du mouvement lent du dernier quatuor de Beethoven. Et Bausch joue avec la frustration du spectateur : la phrase introductive, indéfiniment répétée, ne laissera jamais place au développement « cantante et tranquillo » qui nous aurait apporté paix et résolution. La Valse de Ravel, d’une esthétique plus grinçante et tourbillonnante, est en revanche donnée en intégralité ; quatre couples y avancent assis en se dandinant, avec des saillies qui donnent à voir des inflexions orchestrales que ni Ashton ni Balanchine n’avaient mises en relief. Vient ensuite – c’est presque la dernière séquence, où l’on range le foin, désosse des cintres à la hache et empile ce qui ressemble à du charbon – « Alles endet, was entstehet« , deuxième des trois Michel Angelo lieder d’Hugo Wolf. Cette poésie d’outre-tombe est l’une des dernières pages écrites par le compositeur, et ses paroles centrales (Froh und traurig, joyeux et tristes, nous les humains), sont peut-être une des clefs de la soirée.

Menschen waren wir ja auch

Froh und traurig, so wie ihr

Und nun sind wir leblos hier

Sind nur Erde, wie ihr sehet 

La pièce ne s’achève pas sur cette note sombre, mais sur le tube de Bing Crosby qui donne son titre à la pièce. Pina Bausch, pour acide que soient ses propositions, a le sens du spectacle et du rapport au public, qu’elle sait prendre à rebrousse-poil, mais pas trop. Le finale lumineux, bras ouverts en offrande, est comme un cadeau.

Fenella: If you don’t laugh, you cry. Représentation du 3 septembre

Oh, as I was young and easy in the mercy of his means,

Time held me green and dying

Though I sang in my chains like the sea.”

Dylan Thomas, “Fern Hill”.

Sit on the ground with your legs bent, splayed wide and sideways, head back, feet and mouth flexed, pointed, whatever.

Balanchine used that image, thankfully omitted from most current productions, for the birth of his “Apollo.”

Imagine a child’s – or man’s — perception of a woman breathing during childbirth. Begin to rock from one buttock to the other, tensing those muscles each time. Each time you repeat, twist your hip and grapple your foot forward or backward in a rocking motion. Advance, then retreat. Call for help from those abdominal muscles. Ask a man to join you, lock your hands at each side of his waist. Rinse, rethink, and repeat. You need to pause, and then the rocking movement does turn out to inscribe a three-quarter-time rhythm.

Call on your friends to join you in the operating room. Force them all to breathe at a steady rhythm with you. The position is absurd. What emotion will you attach to it?

A friend of mine calls even walking a challenge. Basically, each step forward or back means controlling how you fall and catch yourself.

Those of you who have given birth: imagine if your obstetrician had blared Ravel’s “La Valse,” from her IPod. While it may have made her relax, would it have made you feel as calm and detached as the Caterpillar in “Alice in Wonderland” or as frightened and as already dead as the couple on a sled in Edith Wharton’s “Ethan Frome?” (Note: If, like me, you have neither given birth nor died so far and intend to continue not to do so, we can live this vicariously thanks to dance-theater).

So where does life stop and dance begin?

Thus. Here lies Pina Bausch. Here lies the reason we are all drawn like moths to a flame to Pina Bausch’s imagination: I have never birthed much of anything, but once every few years I regularly do a full-body slam-bang into a lamppost while innocently walking. As my ears ring, as my body rattles from fore to front and my feelings – emotional and physical – go haywire…I never know whether to laugh at the slapstick or cry from pain. And that’s how each of us Balletonautes experienced “Two Cigarettes.”

For me, this very, very, long and disturbing piece – a youthful one, her company already born an old soul – indeed, the oldest people I know are the most vulnerable to the appeal of farce – seems built upon (between the three sides of the oppressive yet luminous set: aquarium/terrarium/lone cactus) the futility of trying to captivate and tame our illusions. Every day, we become entangled in what we presume to be our environment and adopt the seemingly appropriate stance of defense. We only realize too late that the real lamppost lurks inside of us rather than out there on the street.

One section sticks in my memory, nearing the end. That long, and for me an excruciatingly long, scene of “butt-waltzing” to the entire, entire, all of those sour minutes of Ravel’s “La Valse.” Sit down on the ground again, rock left and right while tensing your buttocks. How useless is that?

What begins as a funny visual gag then goes on and on and on. Every once in a while the male-female couples doubled together slowly slam into an obstacle: a staircase, a blank wall– no Charlie Chaplin-esque lampposts, alas, were included in the set. Then your abdomen begins to constrict, and you think about every pointless project you chew upon day by day, until you begin to feel not even like a caterpillar, but like a snail.

This really really not dance – yet performed by people who can control even a walk down to their fingertoes – made Cléopold yearn to fly, James want to run away and join the circus, and me long to float for hours on my back in salt water. To each his ideal: bird, or clown, or greenish dill pickle. Bausch and her dancers understand and have long captured how all of us, each in our own way, will always ache to free ourselves from the laws of both gravity and gravitas.

“And though thy soul sail leagues and leagues beyond,

Still, leagues beyond those leagues, there is more sea.”

Dante Gabriel Rossetti, “The Choice”

P1080689

Franco Schmidt, Anna Wehsarg, Michael Strecker, Eddie Martinez, Aida Vainieri, Tsai-Chin Yu

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par | 10 septembre 2014 · 8 h 30 min