Créé en 1957 pour le New York City Ballet, Agon est une pièce dont la crue modernité est restée intacte jusqu’à nos jours. Les sonorités de la partition de Stravinsky, la bizarrerie des poses imposées aux danseurs, la structure défiant toute tentative de narration peuvent aussi bien mettre le spectateur en transe que le laisser sur le bord du chemin.
Lorsqu’il apprit qu’il était remplaçant sur cette création, Edward Villella se souvient avoir été rempli d’inquiétude :
Agon était probablement l’ouvrage le plus compliqué dans l’Histoire de la danse classique. J’étais encore en train d’essayer à m’habituer à la musique. C’est la première fois que je devais être exposé à ce style néoclassique sans concession [Agon appartient à la veine « black & white » de Balanchine, dansé en costume de répétition], une presque totale abstraction de la technique classique. Même un danseur expérimenté aurait eu du mal à suivre Agon ; pour moi, c’était un cauchemar.
La première fois que j’interprétai [ces mouvements], ils me parurent contre-nature, j’étais mal à l’aise avec eux un peu comme je le serais plus tard dans ma carrière avec la pantomime. Mais Balanchine disait « Les danseurs de ballet rendent le contre-nature naturel ».
Le nom même du ballet, un mot grec, pourrait résumer l’état d’esprit dans lequel se trouvait le pauvre Eddie Villella au moment de la création. En effet, s’il veut dire « combat » ou encore « concours », Agon est également la racine du mot agonie. Pourquoi un terme grec ? C’est que Balanchine et Lincoln Kirstein avaient voulu tout d’abord trouver une suite aux ballets à thème grec créés conjointement par Balanchine et Stravinsky (Apollon musagète, en 1928 et Orphée en 1948). Stravinsky se montra intéressé par un projet conjoint avec Balanchine mais les deux hommes ne trouvèrent pas de mythe qui les inspira tous deux. Le titre fut donc la seule partie du ballet faisant explicitement référence à la Grèce.
Clairement, le mot d’ordre était à la déconstruction. Stavinsky se sentait inspiré par un vieux recueil de danses de cours du XVIIe mais si le découpage de la partition comporte des noms évocateurs tel que gaillarde, sarabande, branle simple ou encore branle gaie, le résultat, à l’oreille, n’évoque pas immédiatement la musique ancienne. A première écoute, on distingue vaguement une structure tripartite scandée par des intermèdes de fanfares.
Le déroulement du ballet semble lui-même défier toute tentative de narration. La première partie commence par un acrobatique quatuor de garçons (particulièrement impressionnant quand ceux-ci basculent en arabesque penchés en équilibre instable sur leur talon, pied de terre en flex). Ils apparaissent d’ailleurs dos au public et semblent, une fois retournés, vouloir conquérir l’espace au-delà de la fosse d’orchestre. Ils sont bientôt rejoints par un double quatuor de filles. Puis, trois des douze danseurs restent alors en scène pour un pas de trois : deux filles et un garçon. Ce dernier exécute une variation sur une « sarabande » écrite pour un violon, un xylophone et deux trombones (une basse et un ténor).
La seconde partie du ballet commence par un second pas de trois dansé cette fois par deux garçons et une seule fille. Les garçons lancent la fille en l’air et semblent se la disputer comme un trophée. Cette dernière danse alors une curieuse variation, pleine de passages de l’en dedans à l’en dehors et de relevés sur pointes pimentés de fouettés arabesque le tout sur des accents de castagnettes. Les garçons quant à eux dansent de concert, faisant écho aux deux trompettes bataillant au même moment dans la fosse d’orchestre.
La troisième partie est occupée par un pas de deux, une sorte d’entorse à la structure « ancienne » de la partition (le pas de deux s’est développé dans le cadre du ballet d’action). Quelques unes des images les plus frappantes dans l’œuvre de Balanchine y sont condensées. La promenade sur pointe en arabesque penchée de la ballerine guidé par son partenaire rampant sur le dos est l’une d’entres-elles.
Le ballet s’achève enfin sur le retour du quatuor de garçons. Lorsque le rideau se baisse, ils tournent de nouveau le dos au public, comme figés dans la pose d’entrée du ballet.
Balanchine, qui aimait toujours brouiller les pistes écrivait :
[Le titre du ballet, Agon] devait être la seule chose grecque du ballet de même que le recueil de danse, point de départ, devait être la seule référence française.
Mais cela est-il si sûr ?
La partition de Stravinski, toute déroutante qu’elle soit, est fidèle à sa manière à la musique ancienne car elle joue avec la symbolique des nombres. Répondant au système dodécaphonique, elle est composée de douze parties auxquelles Balanchine a associé ses douze danseurs. Même avec l’entorse représentée par le pas de deux, les différents numéros évoquent les ballets à entrée à la mode jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Stravinski ne pastiche certes pas la musique ancienne comme il l’a fait dans Pulcinella. Il la démonte et la reconstruit, choisissant de mettre en avant tantôt les percussions (très présentes dans la musique ancienne) tantôt l’ornementation (elle aussi partie intégrante de ce type de musique).
En réponse à cela, Balanchine, greffe des incongruités sur la structure classique de ses pas, utilise certains maniérismes surannés de la danse romantique (la variation aux castagnettes) met sur scène enfin des pas réservés au travail de la classe (le grand écart pour les danseuses). Du coup, malgré toutes ses fascinantes bizarreries, le ballet de Balanchine et Stravinski ressemble étrangement à un ballet de cour. Les danseurs regardent droit dans la salle semblant défier le public ou chercher son approbation. Ils se figent à la fin de leurs numéros comme s’ils attendaient leur prix.
Souvent décrit avec raison comme un ballet « américain » pour l’énergie nerveuse qu’il requiert de la part des danseurs, Agon convient habituellement bien au ballet de l’Opéra et à sa façon très particulière de présenter le beau mouvement, comme s’il s’agissait d’une marque de courtoisie envers le public; une attitude qu’il a héritée des ballets de cour du XVIIe siècle.
Après la lecture de ces trois articles passionnants, j’attends maintenant vos comptes rendus! Je n’ai pas trouvé de places pour l’instant, mais je guette encore!