Archives mensuelles : septembre 2020

À Lyon, Danser encore: Soli-facettes

Programme « Danser encore », Opéra de Lyon, représentation du 19 septembre

Tristes injonctions sanitaires obligent, il faut croire que la miniature sera le topos chorégraphique de l’année. Plusieurs compagnies – à Berlin, Amsterdam, Stuttgart, Hambourg ou ailleurs – ont construit leur programme de rentrée en jonglant sur scène avec les règles de distanciation physique actuellement en vigueur. Danser encore, qui ouvre la saison du ballet de l’Opéra de Lyon, n’échappe pas à la règle, mais s’en émancipe intelligemment, en faisant de sept solos l’occasion d’autant de rencontres entre chorégraphe et interprète.

Kristina Benz, Period Piece, (c) Charlène Bergeat

Kristina Benz, Period Piece, (c) Charlène Bergeat

Dans Period piece, réglée sur les Trois danses d’Henryk Gorecki, Jan Martens crée pour Kristina Benz  une partition qui mêle l’ancien et le nouveau. Après un début plutôt classique et un peu banal – la danseuse, vêtue d’une tunique courte faite de disques argentés, un costume qu’on croirait sorti tout droit du vestiaire de Paco Rabanne, enchaîne les manèges d’assemblés soutenus sur demi-pointes finis en retirés ; le même dessin en déglingué vers la fin sera beaucoup plus prenant –, l’attention s’aiguise rapidement avec un deuxième mouvement au démarrage minimaliste. Le mouvement, au début assez anguleux, se réfugie dans les bras, puis s’élargit jusqu’à gagner tout le corps. Suivant l’exemple du compositeur, le chorégraphe joue avec des réminiscences du Sacre – mouvements agraires entraînant le corps entier en torsion – tout en osant, sur des tutti orchestraux, concentrer le regard du spectateur sur de simples friselis des mains. Il y a du folklore et du mystère – tel mouvement de la danseuse est-il refus, rejet, offrande, abandon ? –, comme une sauvagerie qu’on tenterait d’apprivoiser.

Marco Merenda, Terrone, photo (c) Charlène Bergeat

Marco Merenda, Terrone, photo (c) Charlène Bergeat

Dans Terrone,  créé par Yuval Pick, Marco Merenda, regard noir, chemise blanche, jupon bleu sur pantalon crème, s’approprie le plateau avec une danse traditionnelle italienne, la pizzica, interprétée d’un air de défi, les yeux dardés vers le public. Le mouvement de base, très sautillé, s’enrichit d’une gestuelle obstinée, ostentatoire, un poil macho, mais aussi carnavalesque. L’ostinato folklorique – la pièce dure 20 minutes – fait un détour plus intimiste (sur le Ma rendi pur contento de Bellini, chanté par Pavarotti, puis, plus brièvement, par La Bartoli). À la fin de la pièce, la voix enregistrée de l’interprète donne – un poil trop clairement – les clefs autobiographiques de la pièce.

Avant la troisième pièce, les projos descendent des cintres, et une demi-douzaine de machinistes y ajoutent des filtres. On remarque à gauche, une boule à facettes qui fait un peu craindre de l’esthétique de la création à venir. En fait, rien de cet interlude technique – chaleureusement applaudi par le public lyonnais – n’est vraiment indispensable au Rite du passage créé par Bintou Dembélé pour Merel van Heeswijk. La chorégraphe, venue du hip hop, et à présent connue du public mainstream pour sa participation à la dernière production parisienne des Indes galantes, fait un contrepied, construisant avec les percussions de Drumming I (Steve Reich), une relation non pas rythmique, mais hypnotique. Une furieuse spirale semble emporter l’interprète, qui par moments, semble s’essayer à calmer le flux.

Yan Leiva, photo Charlène Bergeat

Yan Leiva, photo Charlène Bergeat

Une nouvelle intervention des services techniques (la scène est mise à nu et le restera jusqu’à la fin), distrait assez pour que le début de Komm und birg dein Antliz cueille le spectateur par surprise, et frappe par sa rayonnante simplicité. Sur le sixième des lieder  du cycle schumannien L’Amour et la vie d’une femme, Ioannis Mandafounis offre à Yan Leiva une pièce suspendue à fil, qui n’a l’air et qui est en fait un jeu ; la gestuelle, toute en enroulement, et qui emprunte à Forsythe, est servie par un interprète au lumineux sourire de sage barbichu.

Changement d’ambiance avec Deepstaria bienvenue, pièce malaisante mais très construite de Mercedes Dassy, où Maeva Lassere, maquillée comme une poupée et corsetée en une tenue ultra-sexuée, se tortille comme un papillon sortant de sa chrysalide, avant de s’échapper par la salle.

Julia Carnicer dans Cuerpo Real - Photo (c) Charlène Bergeat

Julia Carnicer dans Cuerpo Real – Photo (c) Charlène Bergeat

L’interrogation sur le corps dans l’espace irrigue aussi Cuerpo real, la pièce de Jone San Martin – autre chorégraphe passée, comme Mandafounis, par la Forsythe Company. Julia Carnicer, vêtue d’un kimono, d’un collant mauve et de chaussettes jaunes – un attirail faussement désinvolte qui ne masque pas, et au contraire met en évidence,  l’élégance du bas de jambe, la majesté du pied et l’expressivité de bras immenses – nous parle en exécutant quelques sauts et entrechats très école française. Sa voix, amplifiée et déformée, indique que dans 40 secondes, elle demandera au public de lui indiquer une direction. La salle joue le jeu, et voilà l’interprète dessinant des trajectoires avec son corps, comme mû par le bras pointé. Bras de cygne, pose de bayadère, récit d’une péridurale bienfaitrice avant l’accouchement : avec malice et drôlerie, par petites touches légères, le sublime et le quotidien se rejoignent dans la mémoire de l’interprète.

Seule pièce sur pointes – et dernière de la soirée – Azul (Kylie Walters) joue, comme les autres pièces, de l’affirmation solitaire-soliste, mais de manière beaucoup plus conventionnelle. Vêtue d’un simple string et maquillée jusqu’aux oreilles en idole bleutée, Anna Romanova danse en mode rock. La boule à facettes, c’était pour elle.

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A Biarritz, le Temps d’Aimer : la belle parenthèse [2]

Parc Mazon. Répétition publique de Mozart à 2. Patricia Velazquez et Joshua Costa. Photographie deOtero

Jour 2 : A la rue, à la scène

Cette année, crise sanitaire oblige, les manifestations du festival ont été regroupées légèrement à l’écart de l’hypercentre, dans un jardin public, le parc Mazon, doté d’un fronton. Reconnaissons que ça a l’avantage d’être « typique ». Et puis on peut y accéder en grimpant la corniche et goûter les vues surplombantes sur la plage des basques et ses surfeurs ou encore contempler, au loin, les silhouettes familières de la Rhune et des Trois Couronnes. Cela récompense du – petit – effort qu’il faut accomplir pour y accéder. Arrivé devant les grilles discrètes du parc, on décline son nom, on vous prend la température et vous recevez une petite contremarque numérotée qui vous permet de passer le grillage du stade fronton… écrasé de soleil.

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Les activités et représentations délivrées ici auraient dû être disséminées dans toute la ville et dans des lieux parfois emblématiques. C’est le cas de la gigabarre, donnée traditionnellement sur la promenade de la grande plage sous la direction de Richard Coudray, le maître de ballet du Malandain Ballet Biarritz. Adieu donc vue imprenable et vent rafraîchissant. Les participants sont invités à râper du chausson sur le bitume sous l’impitoyable soleil de 10 heures. Heureusement, Richard Coudray est à son affaire. Il délivre à la trentaine de participants, une classe dotée des essentiels – pliés, dégagés, ronds de jambe et battements – pimentée de commentaires pleins d’humour. La classe se termine par un « ballet » loufoque en trois parties sur … La Pastorale de Beethoven. On se prend au jeu. Les pas demandés sont en lien avec ceux travaillés à la barre; et puis, qui résisterait au plaisir de « grand-défiler » à la fin comme sur la scène de l’Opéra ?

La gigabarre est suivie au parc Mazon, dans le cadre des Rencontres en Herbes, d’un spectacle d’une compagnie amateur-préprofessionnelle, Horizon Danse : un groupe de jeune filles bien entraînées présente une pièce patchwork développant les basiques de la danse contemporaine.

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L’après-midi, sous un soleil de plus en plus écrasant, le public du parc Mazon est invité à s’assoir sur des sièges un tantinet surchauffés placés autour d’une curieuse structure métallique de 4 mètres sur 3, flanquée de quatre réverbères et partiellement close de barres placées à des hauteurs inhabituelles.

C’est à une expérience à 360° qu’il est convié. Sur de l’Electro percussive, les trois jeunes femmes  de la Compagnie Révolution, vêtues simplement d’un jean et d’un top noir, font leur entrée. Qui sont-elles ? Femmes en colère ou nymphettes effrontées, se défiant parfois les unes les autres ? Elles plantent leurs yeux dans ceux du public et s’abandonnent à des transes de boite de nuit surchauffée. Mais leurs saccades du corps, des épaules et des genoux sont effectuées perchées sur des pointes acérées qui font crépiter le dance floor. Le son acide des piétinés est réfracté par les deux frontons de pelote. La chorégraphie d’Anthony Egéa mêle à des références hip-hop les fulgurances pyrotechniques de la technique classique : l’une des danseuses effectue par exemple sur le sol métallique une série de tours fouettés à changement de spot qui vient tout droit du Grand Pas de Flammes de Paris. Le procédé n’est pas nécessairement nouveau : les piétinés nerveux ne sont pas sans évoquer Édouard Lock et l’ambiance danse classique hard de Karole Armitage. Mais il faut reconnaître que la pièce est efficace. L’immersion du public est effective et l’ambition panoramique est pleinement exploitée.

On ressort agréablement exalté – cela fait un peu oublier qu’on est également surchauffé – du Parc Mazon. Après une bonne marche, on retrouve, à l’autre bout de la ville, l’entrée du Colisée.

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Nash. « Cellule ». Photographie deOtero

On se prépare à passer du hip-hop à l’un de ses développements, le Krump, défendu ici par la danseuse et chorégraphe Nach. Sa pièce, Cellule, commence par la projection de détails d’une photographie d’un rassemblement d’hommes noirs sur fond sonore de musique électronique et de vociférations (s’agirait-il des pionniers du Krump?). La danseuse n’apparaît qu’après un blackout. Elle évolue sans musique dans une transe krump faite de douloureuses contractions du corps. Les bras font un va-et-vient ciel, épaule, genou, sol. La danse est scandée d’exhalations libératrices. On remarque particulièrement les mouvements de mains tour à tour invitants ou défiants accompagnés de murmures. C’est un curieux mélange d’agitations involontaires (dans la vraie vie sous l’effet d’une drogue quelconque ?) qui se muent soudain en de magnifiques ornementations dansées.

La mise en scène est soignée. On est particulièrement captivé par un solo à la lanterne de smartphone. La lumière de l’appareil créé des angles fantasmatiques sur le corps de la danseuse et dessine des ombres obsédantes sur les murs. Lors d’un striptease aussi corporel que spirituel projeté sur les murs, la jeune femme immobile entre en introspection. Un poème récité en voix off pendant une scène éclairée à la lanterne rouge parle de désir et d’addiction. C’est impudique et beau. Dans une dernière partie sur une pièce interprétée au piano, Nach exécute un émouvant salut chorégraphié avec des tranches de Tendresse entrelardés d’agressions Krump. On ressort secoué et conquis. On admire la façon dont la chorégraphe a su acclimater une danse de ghetto à la scène.

Nash. « Cellule ». Photographie deOtero

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Une petite heure plus tard, au Théâtre du Casino, on mesure d’autant plus le tour de force accompli par Nash tant le collectif (LA) Horde, avec son To Da Bone, peine dans son propre transfert de la battle Jump (une technique venue de Belgique) sur les planches du théâtre. La première scène n’est pas sans qualités. Utilisant la technique de jambe très rapide du Jump – des sortes de temps de flèche accompagné de martellements du sol –, les 9 danseurs, blousons et sneakers flashy, créent une partition percussive enrichie par certains solos et duos accomplis et scandés sur un autre rythme que celui du groupe. Mais même cette scène traîne en longueur. On ne sort pas de la démonstration de virtuosité et on reste sur le bord de la route. Comme dans A Taste of Ted ou dans Cellule, les danseurs racontent leur parcours – ici dans leur langue maternelle ou en Broken English –, il y a des projections et des fumigènes. Mais l’intérêt n’est pas soutenu. On voit pourtant l’énergie déployée. On se demande pourquoi elle ne se communique à la salle. Est-ce parce que la pièce était initialement programmée pour être vue en extérieur ? Ou est-ce que cette danse n’a pas encore accompli le chemin nécessaire d’hybridation qu’un Lil’Buck a par exemple parcouru avec sa technique jookin afin d’en faire prendre la greffe de la rue au théâtre ?

(LA) HORDE. « To Da Bone »> Photographie deOtero

Jour 3 : Épilogue

Retour au Parc Mazon. Il est midi, et le sol de la scène surélevée dressée devant le fronton ouest du Parc Mazon, sans doute brûlante, accueille une répétition publique du Malandain Ballet Biarritz. Trois pas de deux extraits de Mozart à 2 sont présentés au public. Avant d’entrer, on entrevoit, derrière le grillage du parc, Raphaël Canet et Nuria Lopez Cortés marquer élégamment leur pas de deux-agression. Le public essaye de s’installer dans les gradins ombrés plutôt que sur les chaises. On leur rappelle les règles sanitaires. Personnellement, on a fini par ne plus faire attention à la chaleur. D’ailleurs, ce raccourci chorégraphique d’une œuvre découverte et adoptée l’avant-veille nous met dans un état second.

Parc Mazon. Répétition publique de Mozart à 2. Raphaël Canet et Nuria Lopez Cortés. Photographie deOtero

À l’issue de ce moment suspendu, Thierry Malandain s’approche et demande si le public a des questions avant de le libérer. Il annonce qu’hélas, le ballet entier qui sera donné  pour la deuxième fois ce soir joue à guichet fermé. La nouvelle est tombée. L’Aquitaine est en zone rouge et la demi-jauge est de nouveau imposée aux théâtres. Certaines places vendues tardivement seront même remboursées pour satisfaire les nouvelles directives.

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La Belle parenthèse est refermée. On est à la fois reconnaissant de l’avoir vécu et en colère. Lundi, on contemplera de nouveaux les terrasses parisiennes surchargées où le port du masque n’est pas obligatoire et on fréquentera les transports en communs bondés aux heures de pointe. Doit-on en conclure que, comme les enseignants, les acteurs du spectacle vivant « ne sont pas nécessaires à la relance de l’économie » ?

Le Temps d’Aimer continue jusqu’au 20 Septembre avec notamment la venue des Ballets de Monte Carlo (Vers un Pays Sage / Altro Canto) et du Ballet du Capitole (Faune, Liens de Table, Fugaz, A nos Amours). Kader Belarbi sera le professeur de la Gigabarre.

 

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A Biarritz, le Temps d’Aimer : la belle parenthèse [1]

 » La Pastorale  » Photographie Olivier Houeix

C’est un parfait week-end de l’été indien. Biarritz et son décor hétéroclite est écrasée de soleil. La mer bat allègrement les rochers et elle est tolérablement chaude. C’est pourtant l’ombre qu’on est venu chercher, celle des salles de spectacle. Les plaisirs qu’on n’ose plus espérer, on essaye de ne pas trop les envisager… Et pourtant, après une belle marche sur la corniche et un bon coup de soleil à l’arrière du col du tee-shirt, on se retrouve devant la façade sans prétention du Colisée, la salle accueillant les représentations de petit format au Temps d’Aimer la Danse qui fête cette année sa trentième édition.

Les consignes sanitaires sont assez strictes : masque et gel hydro-alcoolique sont de rigueur. Mais au moins, on a des voisins avec lesquels on sait que l’on partage l’excitation des retrouvailles.

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Jour 1 : Appropriations

Le festival du Temps d’Aimer ne prétend pas jouer sur les thématiques. À l’image de la ville, il se veut divers et éclectique. Mais, on ne se refait pas, je n’ai pu m’empêcher de créer la mienne. La Compagnie l’Octogonale, constituée de Jérôme Brabant et de Maud Pizon, deux danseurs-pédagogues, avec son A Taste of Ted, propose un spectacle à la fois drôle, tendre et érudit qui semble d’emblée se mettre en frontispice de la suite de la soirée, constituée d’œuvres de Thierry Malandain, un chorégraphe féru d’Histoire.

Le principe de A Taste of Ted est simple ; il s’agit de poser un regard sur un célèbre couple de l’avant-garde dansée du premier tiers du XXe siècle, réunissant Ruth Saint Denis et Ted Shawn, dans un dialogue entre des reconstitutions de fragments de leurs danses conservées sur des films et les souvenirs enregistrés en voix off des choréologues-danseurs reconstructeurs et interprètes contemporains de ces danses. La pièce débute par le récit cocasse de l’apprentissage d’une pièce méconnue de Ted Shawn. Les deux danseurs, dans l’incapacité d’emprunter ou de copier le vieux film sur lequel elle était conservée, ont dû l’apprendre et la répéter dans la salle de lecture de la New York Public Library for the Performing Arts sous les yeux médusés des autres étudiants-chercheurs. Dans leur récit, les deux acolytes ne s’interdisent aucune irrévérence sur leur sujet. Les questions qui font mal ne les effraient pas. Ruth Saint Denis et Ted Shawn étaient spécialistes des danses « primitives » leur permettant de porter les oripeaux de différentes époques ou de différentes nations. Leur démarche serait-elle possible aujourd’hui ? Sans doute subiraient-ils les foudres de la Cancel Culture pour crime d’appropriation culturelle. À un moment, Jérôme Brabant, malicieusement, dit en substance à sa partenaire, « je pense que, moi qui suis exotique parce que je suis né à la Réunion et du XXIe siècle, j’ai plus le droit de danser cette danse chinoise créée par des Américains au XXe siècle que toi, qui es de la métropole », ce à quoi Maud répond « Au fait, les kimonos qu’on porte, c’est pas plutôt japonais ? ». La pièce, captivante dans son va-et-vient entre souvenirs personnels et reconstitutions dansée nous interroge également sur la pérennité de l’avant-garde ; de toutes les avant-gardes.

Les reconstitutions dansées présentées ne sont pas toujours flatteuses pour les deux monuments de la danse pionnière américaine que sont Ted Shawn et Ruth Saint Denis. On soupçonne même les deux danseurs de discrètement forcer le trait. La nature même de Jérôme Brabant, subtilement dégingandée, contrastant avec l’allure plus statuesque de sa partenaire, favorise d’emblée des situations comiques. Le pianiste et créateur musical Aurélien Richard, qui les accompagne au piano à queue, se prête aussi, avec délectation, à ce jeu de la dérision tendre. On rit donc de cette première danse reconstituée à la New York Public Library, avec ses conventions de film muet ou encore de cette danse égyptienne où les danseurs épousent les conventions angulaires de la peinture antique. On s’esclaffe enfin lors de la danse « chinoise en kimono » où les deux interprètes, à force d’agiter leurs éventails, finissent par évoquer des dindons. Le destin de l’avant-garde n’est-il pas de devenir le ringard du lendemain ?

Pourtant, ce qui fait mouche dans A Taste of Ted, c’est que, finalement, la danse a le dernier mot. Pour l’ultime reconstitution, les deux danseurs revêtent des costumes indiens – bracelets de cheville à clochettes et autres colliers de cauris. Et soudain, les principes de François Delsarte suivis par Saint Denis et Shawn vous sautent à la figure au son des talons martelant la scène sous l’impulsion du piano à queue utilisé comme un tambour. On comprend tout à coup ce que l’héritage des pionniers a pu apporter à la danse d’hier mais aussi à celle d’aujourd’hui.

« A Taste of Ted ». Maud Pizon et Jérôme Brabant. Photographie © deOtero

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Plus tard dans la soirée, à la Gare du Midi, on en voyait la concrétisation et l’aboutissement dans Beethoven 6, une réduction de la superbe Pastorale de Thierry Malandain, créée l’an dernier. Resserrée autour de la 6e symphonie du compositeur, sans décor, le ballet, avec son Perpetuum mobile de cercles, de rondes et enroulements, avec son écheveau de corps sans cesse miraculeusement démêlé, ses lacets de nymphes évoquant le faune de Nijinsky, lui-même suiveur de François Delsarte, montrait à quel point la modern dance a pu infuser et revivifier la danse classique puis néoclassique. Le panthéisme de la pièce convoquait aussi l’ombre tutélaire de la mère de tous les modernismes chorégraphiques occidentaux, Isadora Duncan. On peut toujours compter sur Thierry Malandain pour, avec du vieux, faire de l’intemporel.

En première partie de soirée, il présentait justement une pièce « historique », puisqu’elle n’avait plus été dansée depuis 1997, l’année où Malandain avait démarré le Centre Chorégraphique National à Biarritz. Le ballet, Mozart à 2, pourrait se présenter comme le In The Night du chorégraphe puisque, sur des pièces pour piano et orchestre de Mozart, ses six pas de deux déclinent les rapports de couple dans un lent crescendo vers l’harmonie.

Le danseur qui ouvre le ballet par une chorégraphie athlétique et nerveuse (Arnaud Mahouy), n’est ainsi pas sur la même page que sa douce et mutine partenaire, Clémence Chevillote. Raphaël Canet, séduisante brute, gifle la sienne qui lui rend sans plus attendre la monnaie de sa pièce (Nuria Lopez Cortés, aussi forte dans ses interactions avec son partenaire qu’elle est délicate dans ses solos). Dans le duo interprété par Mickaël Conte (le premier, car il remplace un de ses camarades au pied levé), l’homme semble encore dans son monde ; ses solos sont élégiaques (monsieur Conte fait de ses tours attitudes décentrés se terminant en écart des moments de poésie intériorisée). Cependant la petite musique des sentiments commence à se faire entendre entre lui et sa très belle partenaire, Irma Hoffren. L’alchimie se fait plus évidente et joyeuse entre Giuditta Banchetti et Michael Garcia. Leur duo pourrait s’appeler « La Découverte ». Caresses au sol, remontée glissée du garçon en seconde position au sol… On s’émerveille toujours de la fantaisie de Malandain dans ce genre de passage à terre. À un moment, la jeune fille s’accroche dans un angle géométrique à son compagnon placé en position de pont. Le couple semble alors faire un jeu de Tetris ; comme pour vérifier une dernière fois sa compatibilité. Avec le duo entre Joshua Costa et Patricia Velasquez, on approche de la plénitude du couple. La simplicité de dessin de la chorégraphie, l’abandon et la confiance dans les portés, inscrits dans la chorégraphie mais magnifiés par les deux danseurs en dépit de leur différence de taille, parle d’harmonie et de partage.

Mais l’acmé, on la trouve dans le dernier pas de deux entre Mickaël Conte et Claire Lonchampt (qui fait son retour sur scène après une longue absence). À un moment, perchée sur la cuisse de son partenaire pendant une sorte de promenade, la belle danseuse ressemble littéralement à une déesse tutélaire de l’amour partagé.

On est groggy. Les lumières du plateau scintillent, les danseurs sont dans une forme époustouflante, la salle est pleine et les applaudissements crépitent. On avait douté que cela puisse exister encore

Mozart à 2. Claire Lonchampt et Mickaël Conte. Photographie Olivier Houeix

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« Lil’Buck Real Swan » de Louis Wallecan : cercles et boucles

Lil’Buck Real Swan. Photographie Mathieu de Mongrand

Dans le documentaire de Louis Wallecan, Lil’Buck Real Swan, la clé de l’énigme sur le P’tit Gars (libre traduction de Lil Buck) , rendu immensément célèbre via la plateforme youtube par une vidéo en association avec le violoncelliste Yo Yo Ma où il réinventait la Mort du Cygne de Fokine, est donnée dès les premières minutes. L’art de Lil’Buck, le Jookin’, une technique dérivée d’une danse de gangs noir américains -la Gangsta Walk- est né dans la déprimante Memphis (une vue aérienne oblique du Central Business District un peu malingre de la ville annonce la couleur dès le premier plan du film) et cette technique vient des … rollers.

C’est en effet dans une institution née dans les années 80, le « Crystal Palace », un « roller rink » (un espace entre patinoire et vélodrome), que le jookin’ s’est inspiré puis détaché de ses racines ancrées dans la pauvreté et la violence urbaine. Tous les soirs, entre 1980 et 2016, une heure avant la fermeture de la piste de rollers, les patins étaient collectés mais les jeunes étaient autorisés à continuer leurs évolutions en baskets. On comprend mieux désormais ces glissés de godasses presque irréels jusque sur l’asphalte des parkings, omniprésents à Memphis, devant lesquels on reste bouche-bée. La vision des jeunes sur le skating rink encore chaussés de leurs patins est révélatrice. La mobilité de la cheville est celle que l’on sollicite lorsqu’on impulse des changements de direction à ses rollers, mettant alors la cheville dangereusement en dedans. Ajoutez à cela un peu de hip hop et de moon-walking et vous aurez la base, mais seulement la base, de l’art de Lil’Buck.

Le Jookin’ ajoute aux évolutions robotiques et acrobatiques du Break-Dance une souplesse et un jeu d’ondulations quasi liquides qui transforment les danseurs en une sorte de vague. Lil’Buck y a ajouté sa flexibilité exceptionnelle (notamment des chevilles et des genoux) et une force inusitée qui lui permet de rester plus longtemps que d’autres en suspension ou de multiplier les pirouettes sur la pointe de ses baskets.

Tout le parcours qui conduit le jeune natif de Chicago, résident du ghetto de Memphis, vers cette excellence est expliqué, notamment son détour vers la technique classique, au New Ballet Ensemble de Katie Smythe, pour obtenir cette force du pied, qui est sa marque distinctive ; l’amateur de ballet ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre Lil’Buck et Marie Taglioni. L’un et l’autre ne sont pas les premiers à monter sur pointe, mais les premiers à avoir poussé cette technique utilisée par d’autres au niveau de la signifiance esthétique. En cela, Lil’Buck Real Swan est bien un documentaire. Il propose son lot d’images d’archives et d’interviews. L’élégance du film est cependant de laisser d’abord la place au contexte, expliqué en voix off par le danseur lui-même, et de donner largement la parole à ses devanciers/inspirateurs, notamment Daniel, avant de montrer Lil’Buck lui-même dans ses œuvres. La nébuleuse jookin’ est difficile à appréhender. Il faut bien deux visionnages pour s’y retrouver…

Mais Real Swan n’est pas qu’un documentaire, c’est également un vrai film de danse parsemé de miniatures chorégraphiques impromptues exécutées par divers danseurs dans l’entourage ou la mouvance de Lil’Buck. On pense à cette scène où une jeune femme, après avoir expliqué la place du Jookin’ dans sa vie, présente un enchaînement à la fois break et smooth dans les espaces aujourd’hui désertés du Crystal Palace, ou encore cette scène quasi-onirique dans un parking souterrain où un danseur oscille aussi vigoureusement qu’élégamment à la croisée de piliers en béton et de murs tagués. Une voiture s’arrête ; la vitre se baisse ; saluts. Le véhicule passe son chemin. La danse reprend. Un deuxième homme arrive ; accolades. Dernières rotations serpentines. Clap de fin. On pensait être devant un documentaire et on vient d’assister à une sorte de ballet. La dernière scène du film, en traveling arrière, qui voit Lil’Buck esquisser une chorégraphie sur le capot d’une belle américaine est elle aussi un de ces moments de spectacle impromptu.

Mais ce qui touche surtout dans Lil’Buck Real Swan, c’est la forme même du film, sous le signe de l’ellipse : ellipse du skating rink sur lequel les patineurs tournoient incessamment ; ellipse du film lui-même qui suit Lil’Buck depuis Memphis, au Cristal Palace, à l’école de danse classique, à la rencontre avec ses idoles du Jookin’, jusqu’à son départ pour Los Angeles où il rencontre la gloire avec Yo-Yo Ma, la consécration française avec la fondation Louis Vuitton et l’inauguration du Bosquet des belles danses à Versailles, et enfin le retour à Memphis dans sa famille et à l’école de danse classique pour des sessions de transmission à la future génération. Déjà…

Cette structure permet au documentaire, tout en étant très informatif, de rester comme à distance de son sujet, comme pour préserver le mystère de l’artiste. Car Lil’Buck, sans doute en raison de son extrême réactivité à la musique, est un artiste métaphorique. Pendant les extraits du Petrouchka sur une réduction pour Piano de la partition de Stravinski donné à la fondation Louis Vuitton en 2016, le danseur s’offre comme une synthèse des trois personnages du drame : il est à la fois Petrouchka (dont il donne une fantastique relecture de la gestuelle dans la scène d’ouverture), le Maure (la dureté du ghetto dont il est issu) et la Ballerine (la grâce féminine de la technique des pointes). À travers cette histoire d’une poupée de chiffon qui se heurte à des murs, Lil’Buck est parvenu à évoquer les affres de la vie des jeunes du ghetto de Memphis (« A city built around struggle » selon le danseur) tout en offrant une revivification de la tradition classique.

 

Là encore, on se trouve renvoyé à la figure du cercle. La capacité de la danse classique à absorber quantité de styles anciens ou étrangers, ce jeu permanent de références, se trouve ici inversé. C’est le Jookin’ au travers le Lil’Buck qui absorbe la tradition classique. Mais sans doute pas pour longtemps. Le chorégraphe d’expression classique qui digèrera cette technique n’est pas encore connu (Benjamin Millepied, qui apparaît dans le film, en a vu l’intérêt mais n’a pas ce génie chorégraphique qui lui permettra d’en effectuer l’hybridation) mais il arrivera, on en est sûr. Tout est question de cycle.

Pour sortir d’un cercle vicieux (ici la désespérante époque des chorégraphes néo-classiques savants et barbants), il faut parfois, comme Lil’Buck, épouser la figure du cercle pour la transcender et créer une nouvelle boucle.

« Lil’Buck Real Swan », Louis Wallecan, 2019. 1h25. Sorti le 12 août 2020. Actuellement en salle

 

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