Archives mensuelles : juillet 2021

Roland Petit à l’Opéra : histoires d’interprètes

Programme Hommage à Roland Petit. Palais Garnier. Représentations du vendredi 2 et du mercredi 7 juillet 2021.

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Rideau de scène du Rendez-Vous. Pablo Picasso

Un mois après les premières représentations, de retour à Garnier, on s’étonne du regard nouveau qu’on peut porter sur le Rendez-Vous. Ce ballet, un peu frelaté, un peu réchauffé, reprenait de l’intérêt dans deux distributions très différentes. Le 2 juillet, Florent Melac, qui nous avait paru bien pâle en Escamillo le 3 juin, incarnait le jeune homme du Rendez-vous de manière très juvénile et touchante : avec un joli mélange de clarté de lignes, de souplesse (ses attitudes qu’il projette vers sa tête sont presque féminines) et de sensibilité à fleur de peau, le danseur émouvait dans le rôle du puceau malchanceux à la recherche de sa première passion. L’ensemble de la distribution était d’ailleurs du même acabit. Le Destin de Nathan Bisson paraissait bien jeune lui aussi. Ainsi, pendant la rencontre à l’ombre du pilier du métro aérien, le jeune et son persécuteur partageaient une forme de gémellité : Florent Melac semblait interagir avec son propre cadavre. Roxane Stojanov, fine comme une liane dans sa robe noire, dégageait un parfum douceâtre et vénéneux. Le pas de deux dans ses intrications de bras et de jambes devenait un subtil jeu de nœud-coulant, sensuel en diable.

Le 7 juillet, la dynamique est tout autre. Alexandre Gasse n’est en aucun cas un jeune poète des Sylphides égaré dans un film néoréaliste comme Ganio ou un tendron en recherche d’amour. Son Jeune Homme est néanmoins absolument satisfaisant. Sa danse pleine, énergique et masculine lui donne un côté plus terre à terre. Il est le seul à montrer clairement comment la prophétie fatale l’isole des autres. Cela rend son association avec le bossu (le vaillant et bondissant Hugo Vigliotti qu’on aura vu les 4 fois dans ce rôle) plus intime et par là-même plus poignante. Aurélien Houette, qu’on avait déjà vu et apprécié dans le Destin, se montre absolument effroyable avec un sourire éclatant, dans une complète jouissance du mal et de la souffrance morale qu’il inflige. La connexion avec Alexandre Gasse est évidente : on sent ce dernier complètement agi par son partenaire et réduit à l’état de marionnette. Amandine Albisson, en Plus belle fille du monde, se montre sensuelle dès son entrée. Soyeuse comme sa robe, elle n’est pas une jeune fille et clairement une « professionnelle ». Le pas de deux entre elle et Gasse prend la forme d’une parade amoureuse. Il y a l’approche et les préliminaires, les premiers frottements qui conduisent à l’acte sexuel. Les poses suggestives suivies de pâmoisons voulues par Petit évoquent l’acte lui-même. Le coup de rasoir ne figure rien d’autre que l’orgasme. On frissonne quand on était resté de marbre avec la distribution de la première.

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Le Jeune Homme et la Mort. Décor. Paysage après la bataille.

Etonnamment, l’alchimie qui manquait au couple Renavand-Ganio dans Le Rendez-vous était justement au rendez-vous du Jeune Homme et la Mort. Mathieu Ganio mettant l’accent sur la pesanteur dans tous les nombreux moments de musculation du ballet (soulèvement de la chaise, traction de la table) rend palpable le poids du destin qui pèse sur le lui. Alice Renavand, quant à elle, déploie un legato dans les ralentis qui matérialise à l’avance la conclusion inéluctable du ballet. Le couple ménage des temps d’attente très sensuels (la pointe sur l’entrejambe du danseur ou la pose de la danseuse en écart facial, accrochée face au bassin de son partenaire). Alice Renavand souffle très bien le chaud et le froid. Mathieu Ganio répond à ces sollicitations contradictoires avec une belle expressivité. A un moment, tapant du pied, il a un mouvement d’imprécation avec ses deux paumes de main ouvertes ; une invite de la femme et ses mains se décrispent évoquant désormais une supplique avant de se tendre, avides vers l’objet de son désir… Après une dernière agacerie explicite de la femme en jaune, son jeune homme se rend compte du jeu pervers de sa partenaire. Il ressemble désormais à une phalène qui essaierait d’échapper à l’attraction de la lanterne qui la tuera. Ayant assis le jeune homme sur sa chaise, Renavand ne pianote pas discrètement sur le dos de son partenaire comme le faisait Dorothée Gilbert avec Mathias Heymann. Elle martèle impitoyablement son clavier l’air de dire : « N’as-tu pas enfin compris ? ». Le couple Renavand-Ganio ne vous laisse jamais oublier la potence qui trône dans la chambre de l’artiste martyr.

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Carmen. Scène finale.

Carmen était sans doute la principale raison pour laquelle on avait repris des places pour le programme Petit et la distribution du 2 juillet était particulièrement attendue. Amandine Albisson comme Audric Bezard avaient déjà interprété les rôles principaux de ce ballet chacun avec un partenaire différent. Amandine Albisson m’avait séduit par son élégance très second degré dans un rôle trop souvent sujet à débordements le 2 juin face à Stéphane Bullion tandis qu’Audric Bezard m’avait donné le vertige par la violence assumée de son interprétation le jour suivant aux côtés de Ludmila Pagliero. Ces deux interprétations ne pouvaient s’accorder et on était curieux des ajustements que les deux artistes, qui nous avaient déjà conquis dans Onéguine ou La Dame aux camélias, allaient apporter à leur vision du rôle. Et le petit miracle attendu a eu lieu. Amandine Albisson incarne ainsi, sans perdre de sa subtilité, une Carmen beaucoup plus sûre de sa féminité et manipulatrice. Don-Bezard reste dévoré de passion mais celle-ci est plus saine et peut être aussi plus poignante car elle est davantage guidée par un sincère attachement amoureux que par un simple désir de possession. Dans la scène de la chambre, il dévore sa Carmen des yeux lorsqu’elle remet ses bas avec une affectation calculée et regrette immédiatement son geste après l’avoir jetée au sol. La dernière partie du pas de deux y gagne en tendresse et en sensualité. La scène de l’arène enfin ressemble plus à une querelle d’amants qui tourne mal (la Carmen d’Albisson ne considère jamais sérieusement le bellâtre Escamillo, subtilement délivré mais avec gusto par Mathieu Contat) : les coups de pieds et les baffes pleuvent des deux côtés dans un crescendo de violence impressionnant. Le coup de couteau final et la dernière étreinte laissent un Don José hébété, comme s’il prenait conscience de sa désormais inéluctable incomplétude.

La salle ne s’y trompe pas qui récompense le couple par une véritable ovation.

Aurais-je dû en rester à cette incarnation d’exception ? Voilà ce que je me demandais le 7 juillet pendant la scène des cigarières. Hannah O’Neill et Florian Magnenet parviendraient-ils à emporter mon adhésion après le couple Albisson-Bezard ? La réponse est oui. Magnenet comme O’Neill prennent le parti de la clarté technique, du classicisme et de l’élégance. Don Florian, dans sa première variation, s’emploie même à accentuer sa partition très exactement sur les éructations « l’aaaamour » du corps de ballet. Pour sa variation de la taverne, Hannah-Carmencita prend le parti de jouer « cygne noir ». Elle porte beaucoup de paillettes sur ses cheveux et s’emploie à finir de les éparpiller en s’époussetant le dessus de la tête avec son éventail. Pour la scène de la chambre, les deux danseurs nous transportent dans le temps. Lorsque le rideau jaune s’entrouvre, il est clair qu’on n’en est pas aux délices de la première nuit d’amour. L’ambiance est clairement morose entre les deux amants et on assiste à une dispute suivi d’un fragile rabibochage. O’Neill ne baisse la garde qu’après les baisers et, s’il n’est pas dénué de sensualité, l’acte sexuel évoqué par la fin du pas de deux sent la lassitude des corps et des âmes.

Faire de Don José un voleur et un meurtrier aura été pour Carmen un travail de longue haleine. Dans sa courte variation du poignard, Magnenet semble encore adresser une prière à l’arme blanche, à moins que ce ne soit une supplique à Dieu. Durant la Scène de l’arène le Don José de Magnenet menace-t-il sérieusement la Carmen d’O’Neill ? Il se laisse certes emporter par sa colère mais la scène devient comme une scène chambre poussée à l’extrême. Carmen prend conscience du danger avant son amant. Poignardée, elle frétille des pieds comme une bête prise au piège. Don José fixe les mains de sa victime, hébété. Il réalise seulement quand elles se détachent de ses mains et tombent au sol, inertes, qu’il a tué. Carmen aurait-elle réussi au-delà de ses espérances son œuvre de dévoiement d’une âme pure ?

Même les programmes un peu bancals, ainsi celui d’Hommage à Roland Petit à l’Opéra, peuvent ainsi, à la revoyure, réserver quelques bonnes surprises quand il sont portés par des artistes inspirés…

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Roméo et Juliette : vin et champagne

P1180002Au soir du 29 juin, première de la distribution réunissant Dorothée Gilbert et Hugo Marchand, j’ai eu quelques minutes d’absence. En voyant un puissant Tybalt fendre l’espace, je me suis demandé : « mais qui est ce petit jeune qui danse si bien et ressemble à Mathieu Ganio, aérien sur la place du marché, terrien et viscéral dans la danse des chevaliers? ». À l’entracte, un coup d’œil à la feuille de distribution m’ôte les écailles des yeux : c’était Mathieu Ganio.

À ma décharge, je n’ai, depuis quelques jours, plus tout mon esprit, tant l’entêtante musique de Prokofiev trotte en permanence dans ma cervelle. La faute en est, principalement, à l’allant et à la truculence que met le corps de ballet à rendre les scènes de marché qui parsèment les deux premiers actes. Quand la musique – et la chorégraphie avec elle – fait prout, ils rendent tout ça l’air de rien, et la trivialité passe comme une lettre à la poste.

Dans le rôle de Mercutio, Pablo Legasa donne une prestation du même tonneau : suprêmement élégant, même dans la pitrerie. Un des grands plaisirs de la représentation du 29 juin tient d’ailleurs à l’excellence du trio des « O » composé par Hugo Marchand, Fabien Revillion (Benvolio) et Pablo Legasa. Voilà trois Roméos, dont deux virtuels (Revillion comme Legasa pourraient danser le rôle), dont on se prend à imaginer l’interprétation, et dont on jouit de l’interaction : le grand, le blond et le frisé sont d’apparence disparate, mais ils ont en commun le style, et, miraculeusement, tout fonctionne.

Quand il suit sa Rosaline (Fanny Gorse), Hugo Marchand donne l’impression de chercher sa voix : on dirait un outsider qui tente de s’incruster dans le groupe en imitant ses membres. C’est précieux, mais c’est une danse de gentil suiveur. La transfiguration que suscite la rencontre avec Juliette n’en est que plus spectaculaire : il est comme galvanisé, enchaînant les sauts avec une fougue inattendue. La Juliette de Dorothée Gilbert opère aussi un changement à vue : elle dansait poliment avec Pâris, et la voilà comme aimantée par le regard de Roméo.

Le partenariat Gilbert-Marchand se distingue par la lisibilité des intentions dramatiques : c’est si fin, si précis qu’on croirait les entendre parler ; ils rendent saillant chaque détail de l’intrigue et de la progression dans le sentiment amoureux, sans pour autant appuyer car ils passent bientôt au suivant. Le spectateur en sort bouche bée : tout prend sens, mais tout est fluide et poignant.

Dès le pas de deux dit du balcon, le spectateur tressaille en anticipant la suite : quand Dorothée-Juliette, après l’avoir quitté, revient vers Roméo-Hugo, il se relève sur ses genoux comme si son aimée lui faisait retrouver l’air. L’interprétation fait signe vers le drame, ce qui satisfait le spectateur-pleureur (celui qui sait déjà, par exemple, à la première alerte cardiaque de Giselle, que tout ça va mal finir).

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Par contraste, le couple formé Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann paraît moins déjà marqué par la tragédie (soirée du 3 juillet) : il y a plus de légèreté sensuelle chez lui, plus d’insouciance chez elle, à tel point que la première interaction entre les deux personnages n’emporte pas d’emblée l’adhésion, tant le souvenir de la parade amoureuse de Dorothée Gilbert, qui arrive à ne quasiment pas quitter son Roméo du regard, même quand elle échange quelques pas avec Mercutio et Pâris, reste présent à l’esprit. Mais bientôt le naturel du partenariat entre Myriam O.-B. et Mathias H. enchante, et ceci jusqu’à la fin.

Lors du pas de deux de l’acte III dans la chambre de Juliette, Heymann et Ould-Braham rendent palpables le souvenir du pas de deux du balcon. C’est comme une réminiscence douloureuse : le même enchaînement est répété, mais cette fois, il se colore d’un grand demi-plié en effondrement de la ballerine dans les bras du danseur.

S’il fallait comparer les deux distributions-vedette, on parlerait d’amour-passion dans un cas, et d’amour-bisous de l’autre ; de ligne claire chez Marchand-Gilbert, et de danse moussue chez Ould-Braham-Heymann. Les uns sont un vin, les autres un champagne ; les premiers sont superbes, les seconds adorables. Pourquoi choisir ?

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Roméo et Juliette : course en solitaire

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Roméo et Juliette : Osiel Gouneo (Roméo) et Valentine Colasante (Juliette)

Roméo et Juliette, Rudolf Noureev. Ballet de l’Opéra de Paris. Représentation du jeudi 24 juin 2021.

C’est toujours avec émotion que je retrouve une production d’un grand ballet dans une chorégraphie de Rudolf Noureev. Personnellement je suis « né à la danse » avec elles et chacun des détails, même ceux que j’ai dû apprendre à aimer, sont aujourd’hui chéris. Aussi, la déception est cuisante quand on n’adhère pas, comme cela a été mon cas l’autre soir. L’Opéra recevait un invité, Osiel Gouneo, pour danser Roméo aux côtés d’une Juliette maison, Valentine Colasante, dont c’étaient les débuts dans ce rôle en tant que danseuse étoile de l’Opéra de Paris.

Tout commence par la production, un tantinet boursoufflée mais habituellement pas sans grandeur d’Ezio Frigerio (décors) et de Mauro Pagano (costumes). Las, les lumières riches et translucides de Vinicio Cheli, remontées ici par Jacopo Pantani, n’y sont pas. Il y a certes toujours une certaine réticence dans la Grande boutique à utiliser des spots suiveurs mais ici, le parti-pris semble avoir été porté trop loin. Le ballet se joue trop souvent dans la pénombre. La scène de rixe de l’acte 1 en souffre particulièrement. Le duc de Vérone sur sa sedia gestatoria rentre et sort ni vu ni connu. Durant la scène 2, l’amant qui appelle la nourrice de Juliette passe inaperçu. La danse « des chevaliers » parait terne. Surtout, les décors inspirés des vues idéales de cités de la Renaissance et leurs ciels à la Mantegna apparaissent éteints et plats.

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Jeremy-Loup Quer (Benvolio) et Marc Moreau (Mercutio)

Mais il arrive parfois que le feu des artistes pallie ce que les éclairages n’offrent pas. Ce n’était pas le cas au soir du 24 juin. Osiel Gouneo, un danseur cubain aujourd’hui fixé au Bayerische Staatsoper qu’on avait déjà vu à deux reprises sur scène (avec l’English National Ballet et avec le ballet de Cuba), ne nous a, encore une fois, pas fait grande impression. Doté d’un bon temps de saut mais de réceptions un peu sèches, d’un pied à bonne cambrure mais pas toujours très tendu, il paraît, dans la chorégraphie intriquée de Noureev, souvent entre deux positions. Les poids du corps sont souvent faux, ainsi dans ces développés en quatrième croisée de la première entrée de Roméo où le danseur doit projeter son haut du buste très en arrière avant de piquer loin en arabesque. Spécialiste de la pyrotechnie cubaine – des prouesses impressionnantes entrelardées de longs temps de placement – Osiel Gouneo n’était peut-être pas montré à son avantage dans le plus noureevien des ballets de Noureev, où tout est dans un flot continu de pas de liaison. Une Bayadère ou un Don Quichotte aurait peut-être un meilleur spectacle d’intronisation à l’Opéra. Son style dénote donc avec ses partenaires formés à cette école : Audric Bezard en Tybalt bougon et très « cravache », Marc Moreau en Mercutio acéré et primesautier ou Jeremy-Loup Quer en Benvolio conciliateur.

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Valentine Colasante (Juliette), Audric Bezard (Tybalt) et Sara-Kora Dayanova (Lady Capulet)

Du coup, le personnage d’Osiel-Roméo a du mal à sortir. Le garçon est souriant et sympathique mais sa psychologie reste la même d’un bout à l’autre du ballet. Dans sa scène de désespoir à l’annonce de la mort de Juliette par Benvolio, le danseur saute très haut en l’air avant d’être réceptionné par Jeremy-Loup Quer au lieu de se projeter violemment en arrière, mettant l’accent sur la technique plutôt que sur l’expression.

D’un petit gabarit, son partenariat avec Valentine Colasante, plus grande que lui quand elle est sur pointes, est certes très travaillé et au point mais ne parvient jamais à être lyrique ou même signifiant.

C’est dommage, Valentine Colasante à l’étoffe d’une très grande Juliette dans la veine des héroïnes non-romantiques voulues par Noureev. La danseuse dégage dès la première scène une grande maturité. Sa scène de « folie » devant le corps de Tybalt est d’une vraie puissance dramatique de même que sa confrontation avec ses parents à l’acte 2. Sa volonté têtue et sa détermination deviennent toujours plus évidentes au fur et à mesure qu’on approche de l’inéluctable dénouement : une vraie course au tombeau. Course hélas solitaire…

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Roméo et Juliette. Valentine Colasante et Osiel Gouneo. Saluts.

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A Toulouse : Kader Belarbi recommence son cirque

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Ballet du Capitole. Les Saltimbanques. Ruslan Savdenov au centre et la compagnie. Photographie David Herrero

À Toulouse, Kader Belarbi, peintre à ses heures, avait mis cette saison martyre 2020-21 sous le signe de l’art pictural. Si finalement Toulouse-Lautrec attendra le début de la saison prochaine, Les Saltimbanques, hommage aux toiles de Picasso sur le thème des gens du cirque et de l’Espagne a pu, on s’en réjouit, être représenté à La Halle aux Grains. Bâtiment circulaire, la Halle aux Grains est le plus souvent utilisée par le ballet du Capitole de manière frontale. Ici, le thème du chapiteau permettait de briser ce vieux code du théâtre occidental pour présenter un spectacle à presque 360° : dans cette œuvre hybride, à mi-chemin entre cirque, théâtre revue et danse, nos « bateleurs » (titre de la toile de 1905 inspiration première du spectacle) présentent certains numéros en trois groupes simultanés afin de contenter l’ensemble du public.

Comme toujours chez Belarbi, la scénographie (Coralie Lèguevaque), les lumières (Sylvain Chevallot) et les costumes, qui citent aussi bien l’œuvre de Picasso que les Ballets Russes de la grande époque (Elsa Pavanel), sont non seulement très beaux mais très « pensés ». Le Velum translucide à demi-suspendu qui vous accueille à votre entrée dans la salle deviendra successivement sol de danse, sac de camping collectif, rideau de scène, chapiteau, demi-orbe translucide comme un ciel étoilé ou encore manteau pour la statue du Commandeur. Il y a un jeu permanent entre l’ombre et la lumière, l’usé et le clinquant, le loufoque et le grave.

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Ballet du Capitole. Les Saltimbanques. Simon Catonnet (Arlequin). Photographie David Herrero

On peine à définir cette œuvre. Ce n’est pas un ballet à proprement parler : les danseurs dansent, certes, mais font aussi de l’acrobatie, déclament – mention spéciale à l’Arlequin de Simon Catonnet, meneur de revue omniprésent, à la diction impeccable et au coffre indéniable – chantent ou encore jouent de la musique (avec des cuillères, des casseroles et des plats en inox). Les Saltimbanques n’est pas une œuvre narrative en ce qu’on ne suit pas une histoire, mais chaque danseur incarne un personnage qui a un nom précis (ainsi Alexandra Sudoreeva, est Rosalia, l’acrobate toujours à la bourre et la larme à l’œil) et à même parfois une filiation.

La partition de Sergio Tomassi, qui joue de l’accordéon en compagnie de la troupe, est également sous le signe de l’hybridation, entre art forain et bruitages. Certaines ambiances musicales ne sont pas sans évoquer les œuvres de Nino Rota pour les films de Fellini.

La structure du spectacle ne se laisse pas appréhender facilement. La première impression – c’est sans doute voulu – est celle du foutraque. On alterne les séquences de groupe (l’entraînement des filles aux éventails tonitruants, la poétique scène des garçons aux ballons gonflés à l’hélium) et les passages plus individuels (impressionnant concours de pyrotechnie technique à pieds flexes entre « les Zanni », Amaury Barreras-Lapinet et Philippe Solano, gonflé à bloc). Les artistes soufflent également le chaud et le froid. Les scènes brillantes de revue sont suivies de passages plus introspectifs et graves. Le gros bouffon – un des personnages de la « famille de saltimbanques » de 1905 – , Ramiro Gomez Samon dans un costume rouge à bourrelets intégrés que ne renierait pas la Maguy Marin de Groosland, écrase ses chairs adipeuses en roulant sur un cube aux sons les plus rauques de l’accordéon. Il finit par éclater de rire nerveusement – ou sont-ce des sanglots ? – et se rouler derrière le rideau de scène. Ses collègues commencent alors une parade des plus joyeuses.

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Ballet du Capitole. Les Saltimbanques. Ramiro Gomez Samon. Photographie David Herrero

En fait, la première partie du spectacle additionne l’entraînement des artistes et la grande parade pour attirer le passant – Les Zanni interprètent par exemple leur numéro dans une arène improvisée figurée par une corde tenue par le reste de la troupe assemblée en cercle autour des deux danseurs. À un moment aussi, la troupe en cercle, tournée vers la salle, interprète une touchante pantomime d’invite à l’intention du public : les hasards du placement nous situent en face de Jérémy Leydier qui ravive le vif souvenir de son Kiki La Rose d’il y a deux ans dans cette même salle.

On en reçoit plein les mirettes. Cela ne va pas sans certaines longueurs. L’attention s’étiole un tantinet durant le duo entre Pierrot et l’écuyère et dans la scène d’entraînement suivante autour du brocs d’eau. Il faut ensuite se remobiliser pour le solo du gros bouffon puis son duo avec la Ballerine (Natalia de Froberville). La première partie s’achève par l’un des numéros les plus réussis de la pièce : le duo entre Achille le Clown (Alexandre Ferreira), à demi-caché par une chemise surmontée d’un cou surdimensionné et d’une tête grotesque et Gigi (Kayo Nakazato) clown à la robe-cerceau affublée pour l’occasion d’un masque cubiste. Le grand échalas et sa rotonde compagne ont toutes les peines du monde à imbriquer comme il faut leurs formes antithétiques. C’est tour à tour drôle, grotesque et touchant.

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Ballet du Capitole. Les Saltimbanques. Alexandre Ferreira et Kayo Nakazato. Photographie David Herrero

La deuxième partie, celle du spectacle sous chapiteau, est donc plus structurée en termes de numéros puisqu’on assiste au spectacle lui-même. L’alternance des scènes plus directement inspirées du cirque et celles s’appuyant davantage sur la technique classique est très équilibrée : Le trio d’Arlequin, du Vieux et de Pierrot appartient à la première veine ; le charmant passage de la ballerine qui couine (Natalia de Froberville) avec ses 4 acrobates-servants appartient à la seconde. La gestuelle, à la fois mécanique et charnelle, est captivante, et la petite musique qui l’accompagne vous reste dans l’oreille. Julie Charlet fait un charmant mais trop court numéro d’équilibriste sur estrade roulante puis « sur partenaires ». On en redemande. Les deux clowns (Ferreira et Nakazato) aux cœurs de baudruche font rire la salle. Marlen Fuerte, Vera, la dompteuse dominatrix, dans une arène de cordes lestées de ballons descendus des cintres, est presque plus animale que ses partenaires (Solano et Barreras-Lapinet en équidés) : qui essaye de dompter qui ? Portée par ses partenaires, Marlen-Vera semble manger l’espace avec des grands jetés « roquettes ». Même dans les gradins, on ne se sent pas en sécurité.

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Une fois encore l’intimité de l’artiste se rappelle au public dans une scène dont on se demande si elle est disruptive dans le spectacle présenté ou un numéro supplémentaire prévu au programme. Le vieux saltimbanque, Pepe la Matrona (Rouslan Savdenov), une figure jusqu’ici prostrée et assez énigmatique qui convoque l’image de la hideuse statue de Petrouchka posée sur la tombe de Nijinsky au cimetière de Montmartre, ouvre les vannes de son costume et se vide de son sang (du sable rouge) sur scène avant d’être recyclé par ses collègues en statue du Commandeur pour la parade finale. N’est-ce pas cela qui fascine dans le cirque, cette porosité entre le monde des lumières et celui des misères ?

On ressort pourtant de la Halle aux grains non pas mélancolique mais heureux et groggy. Comme au cirque, on a entendu des enfants rire et commenter le spectacle dans la salle et, autour de la Halle aux grains, les adultes s’essayent à des petits ronds de jambe en chantonnant des passages de la musique.

Succès, s’il en est !

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