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Roland Petit à l’Opéra : histoires d’interprètes

Programme Hommage à Roland Petit. Palais Garnier. Représentations du vendredi 2 et du mercredi 7 juillet 2021.

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Rideau de scène du Rendez-Vous. Pablo Picasso

Un mois après les premières représentations, de retour à Garnier, on s’étonne du regard nouveau qu’on peut porter sur le Rendez-Vous. Ce ballet, un peu frelaté, un peu réchauffé, reprenait de l’intérêt dans deux distributions très différentes. Le 2 juillet, Florent Melac, qui nous avait paru bien pâle en Escamillo le 3 juin, incarnait le jeune homme du Rendez-vous de manière très juvénile et touchante : avec un joli mélange de clarté de lignes, de souplesse (ses attitudes qu’il projette vers sa tête sont presque féminines) et de sensibilité à fleur de peau, le danseur émouvait dans le rôle du puceau malchanceux à la recherche de sa première passion. L’ensemble de la distribution était d’ailleurs du même acabit. Le Destin de Nathan Bisson paraissait bien jeune lui aussi. Ainsi, pendant la rencontre à l’ombre du pilier du métro aérien, le jeune et son persécuteur partageaient une forme de gémellité : Florent Melac semblait interagir avec son propre cadavre. Roxane Stojanov, fine comme une liane dans sa robe noire, dégageait un parfum douceâtre et vénéneux. Le pas de deux dans ses intrications de bras et de jambes devenait un subtil jeu de nœud-coulant, sensuel en diable.

Le 7 juillet, la dynamique est tout autre. Alexandre Gasse n’est en aucun cas un jeune poète des Sylphides égaré dans un film néoréaliste comme Ganio ou un tendron en recherche d’amour. Son Jeune Homme est néanmoins absolument satisfaisant. Sa danse pleine, énergique et masculine lui donne un côté plus terre à terre. Il est le seul à montrer clairement comment la prophétie fatale l’isole des autres. Cela rend son association avec le bossu (le vaillant et bondissant Hugo Vigliotti qu’on aura vu les 4 fois dans ce rôle) plus intime et par là-même plus poignante. Aurélien Houette, qu’on avait déjà vu et apprécié dans le Destin, se montre absolument effroyable avec un sourire éclatant, dans une complète jouissance du mal et de la souffrance morale qu’il inflige. La connexion avec Alexandre Gasse est évidente : on sent ce dernier complètement agi par son partenaire et réduit à l’état de marionnette. Amandine Albisson, en Plus belle fille du monde, se montre sensuelle dès son entrée. Soyeuse comme sa robe, elle n’est pas une jeune fille et clairement une « professionnelle ». Le pas de deux entre elle et Gasse prend la forme d’une parade amoureuse. Il y a l’approche et les préliminaires, les premiers frottements qui conduisent à l’acte sexuel. Les poses suggestives suivies de pâmoisons voulues par Petit évoquent l’acte lui-même. Le coup de rasoir ne figure rien d’autre que l’orgasme. On frissonne quand on était resté de marbre avec la distribution de la première.

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Le Jeune Homme et la Mort. Décor. Paysage après la bataille.

Etonnamment, l’alchimie qui manquait au couple Renavand-Ganio dans Le Rendez-vous était justement au rendez-vous du Jeune Homme et la Mort. Mathieu Ganio mettant l’accent sur la pesanteur dans tous les nombreux moments de musculation du ballet (soulèvement de la chaise, traction de la table) rend palpable le poids du destin qui pèse sur le lui. Alice Renavand, quant à elle, déploie un legato dans les ralentis qui matérialise à l’avance la conclusion inéluctable du ballet. Le couple ménage des temps d’attente très sensuels (la pointe sur l’entrejambe du danseur ou la pose de la danseuse en écart facial, accrochée face au bassin de son partenaire). Alice Renavand souffle très bien le chaud et le froid. Mathieu Ganio répond à ces sollicitations contradictoires avec une belle expressivité. A un moment, tapant du pied, il a un mouvement d’imprécation avec ses deux paumes de main ouvertes ; une invite de la femme et ses mains se décrispent évoquant désormais une supplique avant de se tendre, avides vers l’objet de son désir… Après une dernière agacerie explicite de la femme en jaune, son jeune homme se rend compte du jeu pervers de sa partenaire. Il ressemble désormais à une phalène qui essaierait d’échapper à l’attraction de la lanterne qui la tuera. Ayant assis le jeune homme sur sa chaise, Renavand ne pianote pas discrètement sur le dos de son partenaire comme le faisait Dorothée Gilbert avec Mathias Heymann. Elle martèle impitoyablement son clavier l’air de dire : « N’as-tu pas enfin compris ? ». Le couple Renavand-Ganio ne vous laisse jamais oublier la potence qui trône dans la chambre de l’artiste martyr.

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Carmen. Scène finale.

Carmen était sans doute la principale raison pour laquelle on avait repris des places pour le programme Petit et la distribution du 2 juillet était particulièrement attendue. Amandine Albisson comme Audric Bezard avaient déjà interprété les rôles principaux de ce ballet chacun avec un partenaire différent. Amandine Albisson m’avait séduit par son élégance très second degré dans un rôle trop souvent sujet à débordements le 2 juin face à Stéphane Bullion tandis qu’Audric Bezard m’avait donné le vertige par la violence assumée de son interprétation le jour suivant aux côtés de Ludmila Pagliero. Ces deux interprétations ne pouvaient s’accorder et on était curieux des ajustements que les deux artistes, qui nous avaient déjà conquis dans Onéguine ou La Dame aux camélias, allaient apporter à leur vision du rôle. Et le petit miracle attendu a eu lieu. Amandine Albisson incarne ainsi, sans perdre de sa subtilité, une Carmen beaucoup plus sûre de sa féminité et manipulatrice. Don-Bezard reste dévoré de passion mais celle-ci est plus saine et peut être aussi plus poignante car elle est davantage guidée par un sincère attachement amoureux que par un simple désir de possession. Dans la scène de la chambre, il dévore sa Carmen des yeux lorsqu’elle remet ses bas avec une affectation calculée et regrette immédiatement son geste après l’avoir jetée au sol. La dernière partie du pas de deux y gagne en tendresse et en sensualité. La scène de l’arène enfin ressemble plus à une querelle d’amants qui tourne mal (la Carmen d’Albisson ne considère jamais sérieusement le bellâtre Escamillo, subtilement délivré mais avec gusto par Mathieu Contat) : les coups de pieds et les baffes pleuvent des deux côtés dans un crescendo de violence impressionnant. Le coup de couteau final et la dernière étreinte laissent un Don José hébété, comme s’il prenait conscience de sa désormais inéluctable incomplétude.

La salle ne s’y trompe pas qui récompense le couple par une véritable ovation.

Aurais-je dû en rester à cette incarnation d’exception ? Voilà ce que je me demandais le 7 juillet pendant la scène des cigarières. Hannah O’Neill et Florian Magnenet parviendraient-ils à emporter mon adhésion après le couple Albisson-Bezard ? La réponse est oui. Magnenet comme O’Neill prennent le parti de la clarté technique, du classicisme et de l’élégance. Don Florian, dans sa première variation, s’emploie même à accentuer sa partition très exactement sur les éructations « l’aaaamour » du corps de ballet. Pour sa variation de la taverne, Hannah-Carmencita prend le parti de jouer « cygne noir ». Elle porte beaucoup de paillettes sur ses cheveux et s’emploie à finir de les éparpiller en s’époussetant le dessus de la tête avec son éventail. Pour la scène de la chambre, les deux danseurs nous transportent dans le temps. Lorsque le rideau jaune s’entrouvre, il est clair qu’on n’en est pas aux délices de la première nuit d’amour. L’ambiance est clairement morose entre les deux amants et on assiste à une dispute suivi d’un fragile rabibochage. O’Neill ne baisse la garde qu’après les baisers et, s’il n’est pas dénué de sensualité, l’acte sexuel évoqué par la fin du pas de deux sent la lassitude des corps et des âmes.

Faire de Don José un voleur et un meurtrier aura été pour Carmen un travail de longue haleine. Dans sa courte variation du poignard, Magnenet semble encore adresser une prière à l’arme blanche, à moins que ce ne soit une supplique à Dieu. Durant la Scène de l’arène le Don José de Magnenet menace-t-il sérieusement la Carmen d’O’Neill ? Il se laisse certes emporter par sa colère mais la scène devient comme une scène chambre poussée à l’extrême. Carmen prend conscience du danger avant son amant. Poignardée, elle frétille des pieds comme une bête prise au piège. Don José fixe les mains de sa victime, hébété. Il réalise seulement quand elles se détachent de ses mains et tombent au sol, inertes, qu’il a tué. Carmen aurait-elle réussi au-delà de ses espérances son œuvre de dévoiement d’une âme pure ?

Même les programmes un peu bancals, ainsi celui d’Hommage à Roland Petit à l’Opéra, peuvent ainsi, à la revoyure, réserver quelques bonnes surprises quand il sont portés par des artistes inspirés…

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Roland Petit à l’Opéra : chercher la femme

img_8999Programme Hommage à Roland Petit. Ballet de l’Opéra de Paris. Palais Garnier. Représentations du mercredi 2 juin et du jeudi 3 juin. Réouverture de la saison.

Palais Garnier, rotonde du Glacier, 1er entracte

Cléopold (de fort méchante humeur, avisant James, planté devant un des bustes en marbre sur piédouche qui ornent la rotonde) : ah, vous voilà, vous ? Alors, bien dormi depuis la première hier soir ? Vous vous-êtes racheté une paire d’yeux ?

James (interloqué mais déjà amusé) : Bonsoir, Cléo, (appuyant sur le mot) et VOUS, je ne vous demande pas si vous avez bien dormi, car il est évident que vous vous êtes au moins levé de vos DEUX pieds gauches… Que me vaut l’honneur de votre insigne déplaisir?

Cléopold : Le Jeune Homme, MO-sieur, le Jeune Homme. Ou devrais-je plutôt dire LA Mort d’hier soir…

James : tut-tut ! Comme vous y allez… Tout de suite, le verre à moitié vide plutôt que le verre à moitié plein … Ainsi, je suis sûr que nous allons trouver des points d’accord sur le Rendez-vous. D’ailleurs, voici Fenella, qui saura jouer les conciliatrices …

Fenella : Hello Cléopold ! (puis, d’une manière plus pincée) … Oh, hi, James….

James (commençant à perdre de sa superbe) : … Fenella ? Vous aussi… (se reprenant) Bon, trouvons des points d’accord… Déjà, la première prévue au 28 mai reportée au 2 juin… C’est on ne peut plus « Opéra », non ?

Cléopold grogne, Fenella lève les yeux au ciel

Une première post-confinement retardée pour cause d’incurie dans la gestion des travaux (on avait oublié de tester valablement les cintres) …

Cléopold (fulminant) : 7 mois, ils avaient 7 MOIS !

James : et tout n’est pas encore réglé. Avez-vous remarqué ? La douche censée éclairer le chef d’orchestre tombe sur le 2e rang !  Mais qu’importe, après tant de mois de frustration, on accepterait volontiers d’essuyer les plâtres plutôt que d’attendre les retrouvailles un jour de plus.

Fenella : Et donc, ce Rendez-vous ?

James : Au jeu des comparaisons, le Rendez-vous est hors-catégorie puisque – sans doute du fait de la préséance donnée aux étoiles – Mathieu Ganio et Alice Renavand dansent encore ce soir. La reprise de cette pièce obéit à une logique esthétique paresseuse : ça vous a un petit air de carte postale signée Carné-Prévert, peut-être se dit-on que ça fait couleur locale, mais l’effet en est largement éventé.

Fenella : sans oublier Brassaï… Le Rendez-Vous, c’est ni plus ni moins un florilège de nostalgies du Saint-Germain-des-Prés d’après-guerre.

Cléopold : C’est une œuvre hybride… à la fois un peu musée et laboratoire de tous les grands ballets à suivre de Roland Petit (la femme fatale un peu sadique, la mort, le bossu, la figure masculine émasculée, les introductions de mouvements mécaniques etc…). Mais allez savoir… C’est surtout une reconstruction par Petit d’un ballet dont il avait lui-même oublié la chorégraphie. Allez savoir si les similitudes qu’on distingue ne sont pas plutôt une évocation-bilan de l’œuvre accomplie plutôt qu’annonciatrice de ce qui devait suivre après 1944. De toute façon, déjà en 1991, et en dépit des créateurs – Pensez ! Kader Belarbi et Marie-Claude Pietragalla, Cyril Atanasoff dans le destin, Jean Guidoni qui chantait les feuilles mortes – la seule raison d’être de cette reprise était le rideau de scène de Picasso dans le cadre d’un programme Picasso et la Danse…

Fenella : du coup, ici, cela fait un peu trop de la même chose. Ce qui m’agace toujours avec ces triple bill parisiens c’est qu’ils sont répétitifs : femme fatale + atmosphère + angoisse existentielle masculine = un programme varié.

(avec une moue) Les ballets de Roland Petit’s essayent toujours de nous faire prendre parti dans la prétendue guerre éternelle entre hommes et femmes…

Cléopold : Et puis, pour un hommage, c’est assez peu rétrospectif… J’aurai préféré voir Les Forains (un autre ballet qui joue sur l’atmosphère d’après-guerre) ou encore Le Loup ou l’Arlésienne… On serait resté dans le tragique mais on aurait moins soupé de la (appuyant les derniers mots avec une voix caverneuse) Femme Fataaaaaale.

James : bon, et cette unique distribution de reprise ?

Fenella : Les “types” était bien distribués. le bossu alerte et vivant d’Hugo Vigliotti qui interagissait avec la délicate, touchante sans être pitoyable, vendeuse de violettes de Victoria Anquetil, l’aisance fluide d’Ines McIntosh et Samuel Bray dans le jeune couple …

Cléopold : je vous suis tout à fait, Fenella…. Aurélien Houette, dans le rôle du destin, était une figure de mort-vivant tout à fait glaçante… (riant) J’ai pensé à la scène de mort-vivant de « Thriller »(Se reprenant) en plus subtil. Sa pantomime avait le tranchant de la lame de rasoir qui coupera finalement la gorge du jeune homme ensorcelé par « la plus belle fille du monde ».

Fenella (fronçant les sourcils) : Cléopold ! Vous empiétez sur mon territoire… Les parallèles pop-music, c’est MA spécialité…

James : Bon, et à propos de la « plus belle fille du monde »…

Fenella : Alice Renavand a fait preuve d’énergie, de poigne et de force mais n’est pas parvenue à me convaincre. Était-elle à contre-emploi ? Elle, qui peut être poétique, par exemple dans Kagayuhime, passe son temps à être distribuée comme la bitch de service.

Cléopold : je l’ai trouvée aguicheuse mais pas vénéneuse… Dommage… Ganio était un parfait jeune homme poète. Il a évité à la rencontre avec la « plus belle fille du monde » de tomber complètement dans le trivial. (soudain) Ah… La clochette…

(se tournant vers James) Bon, j’espère que nous serons moins en désagrément qu’hier au soir…

img_9279James :

Cléopold : Mais enfin James, qu’avez-vous donc à vous perdre dans la contemplation de ce buste en marbre d’une plantureuse actrice ?

James : plantureuse, vraiment ? Non, ce qui m’interpelle, c’est le cartel sur le socle…

Cléopold : … cartels qui viennent d’être refaits… Oh sapristi!!

James : Oui, pourquoi un buste de femme avec le nom d’un poète breton ? Vous pensez que l’Opéra a vraiment pris le grand tournant de la diversité et de l’inclusion ?

Cléopold (agacé) : Pourquoi ne suis-je pas étonné ? Il y a dû y avoir une inversion de plaque… Ce buste doit être celui de MADEMOISELLE Maillard, une cantatrice… Mais du coup, il est où le Maillard breton ?

James : J’ai cherché aux alentours et aux secondes loges un mec avec un placard de fille. Il faut élargir le périmètre…

Fenella : Rendez-vous dans les couloirs des troisièmes loges au prochain entracte ?

James et Cléopold : Deal !

Entracte 2, couloir des 3e loges

James (titubant, comme égaré) : ah mais ce Jeune Homme ! J’ai l’impression que la représentation d’hier était comme un brouillon de ce soir ! Mathias Heymann est, à n’en pas douter, l’interprète le plus remarquable de nos jours de ce rôle : c’est vraiment un peintre qui tourne comme un lion en cage dans son studio mansardé et mal isolé (il n’en existe plus, c’était un loyer « loi de 1948 »). Le danseur délaisse la joliesse, fait du bruit – lui qui est si chat, le voilà qui appuie ses réceptions –, montre une angoisse qui prend aux tripes.

Cléopold : Hier, Marchand n’était pas l’artiste, il était la peinture : physique de Raphaël et poses torturées de Saint Sébastien baroque. Oui, c’était beau mais Heymann … Heymann est captivant même couché sur un lit faisant de petits moulinets de l’avant-bras de manière machinale. Il parvient à donner l’impression d’un ralenti forcé qu’il utiliserait pour se calmer. Il installe dans cette chambre de carton-pâte un huis-clos étouffant. Le jeu avec la montre ! Viendra-t-elle? Elle est en retard !

Fenella : Le Jeune Homme de Marchand semblait émotionnellement et physiquement au bout du bout dès le début, ce qui peut être une interprétation valide. Mais cela ne laissait pas de place à la peinture de l’horreur montante qui s’empare de l’homme au fur et à mesure qu’il réalise son sort. Il a fait ce qu’il a pu mais sa partenaire … (pause) ne l’a pas porté.

Cléopold (regardant triomphalement James) : VOI_LÀ !!…

James : quelques secondes après l’entrée de Laura Hecquet, j’ai cru saisir la note qu’elle tenait (un personnage simplement sadique), et m’en suis désintéressé, pour ne regarder que le danseur.

Cléopold (s’exaltant de nouveau) : Il y avait une vitre blindée entre elle et son partenaire. Les ressorts du Ballet paraissaient donc cousus de fils … jaunes. Les interactions n’était plus poétiques et cruelles mais grand-guignolesques… un naufrage en direct ! Vous voyez, vous voyez, James qu’on NE PEUT PAS se contenter de regarder le jeune homme !

Fenella (inquiète) : Cléopold, calmez-vous, vous êtes encore au bord du malaise vagal ! C’est vrai que la monotone Mort de Hecquet manquait de poids. Dans son entrée, l’orchestre produit un boum boum emphatique pour donner plus de punch à ses grands développés; voilà un cas où il ne faut pas manquer d’être en mesure. Or, elle ne l’était pas.

Cléopold (encore fiévreux) : Ses premiers piétinés d’entrée … Coppélia, acte 2 qui aurait piqué la perruque de sa maman!

Fenella (d’une voix posée) : Sa domination manquait de jubilation, ce qui vidait le personnage de tout son vice. En fait, je ne pouvais m’imaginer comment à la base cet homme avait jamais pu la trouver captivante.

James : Je le concède, maintenant que j’ai vu Dorothée Gilbert avec Mathias Heymann, il ne peut y avoir de jeune homme et la Mort sans mort.

Cléopold : Gilbert entre, et on trouve à la fois l’implacable mais aussi la sensuelle mort, celle qui eut de la passion charnelle pour l’artiste. Alternent les moments de pure cruauté et d’intimité presque sexuelle. Au moment de montrer la corde à Heymann-jeune homme, elle tapote sur son dos comme si elle répétait sur son clavier la toccata de Bach qui sert de fond à ce drame fantastique.

James : cette ballerine parvient à donner de la sensualité à ses gants. Elle est à la fois câline et cruelle, sensuelle et brutale. Au jeu du chat et de la souris, elle est celle qui mène la danse : on le voit clairement lors du manège de sauts que fait le danseur autour d’elle : on dirait qu’elle le téléguide. Alternant caresses et coups de pied, elle est (ménageant son effet) une (a)mante religieuse.

img_9278Fenella : joli, James ! Mais au fait, nous sommes-là pour une chasse au trésor, non ? On cherche un monsieur avec une étiquette de cantatrice, c’est ça ?

James : Les bustes ici ne sont pas tous renseignés. Ils viennent pourtant d’être réinstallés. Et puis, ils ont l’air presque trop grands pour le décor… Un peu comme Marchand dans le décor du jeune homme et la mort…

Cléopold : Regardez, cette autre cantatrice, on croirait qu’elle a été gonflée à l’hélium… (plissant les yeux)  Oh, mais je vois un autre buste, là-bas, posé par terre, entre un escalier secondaire et la porte des toilettes. C’est peut-être notre Maillard… (s’approchant en compagnie de ses comparses) Ah non, c’est Théophile Gautier…

Fenella : Sic Transit Gloria Mundi

James : mais voilà que ça sonne… Rendez-vous à la sortie ?

Fenella et Cléopold : Deal !

Rez-de-Chaussée, Couloir d’entrée de l’orchestre, devant une vitrine à costume non éclairée

img_9004Fenella : Platée ! Voilà nous quittons l’Opéra sur un air de trans-identité !

James : A défaut d’avoir trouvé monsieur Maillard, cantatrice…

Cléopold (arrivant à son tour) : Bon, eh bien à défaut de cela… Je pense que nous serons enfin tous d’accord. Après cette soirée, nous avons « trouvé la Femme »…

Fenella (acquiesçant) : et l’Homme !

James : acheminons-nous vers la sortie, je n’ai pas envie d’être enfermé dans la maison et de me retrouver nez à nez avec Poinsinet. Il est d’une humeur encore plus détestable que vous ces derniers temps, Cléopold (ils se dirigent vers la sortie et se retrouvent sur le grand perron).

(Brisant enfin le silence) tout semblait plus en place, dans les ensembles de Carmen ! Et surtout, l’interaction entre les solistes m’a paru autrement satisfaisante le deuxième soir que le premier.

Cléopold : Je vous trouve bien dur avec la distribution d’hier. Certes, celle-ci m’a enchantée tandis que l’autre m’a plu mais…

James : Hier, j’ai vu des danseurs, aujourd’hui, des personnages. Stéphane Bullion me paraît irrémédiablement mou en Don José, et le flop qu’a fait à mes yeux sa variation d’entrée (où il est censé danser aussi aigu que sa navaja) a coloré toute ma perception : je suis resté de marbre devant Amandine Albisson, (regardant tour à tour l’œil acéré de ses deux interlocuteurs) ce qui est sans doute sévère, (reprenant) et je n’ai pas vibré lors du pas de deux central (lors de la réconciliation, on a l’impression que Bullion travaille ses abdos plutôt qu’il ne fait l’amour), et n’ai tressailli que lors de la confrontation finale (qu’il faut vraiment vouloir pour rater).

Fenella : L’interprétation de Bullion, déprimé et plus naïf qu’il ne le pense, était plus proche de Bizet que de Mérimée. On pouvait imaginer Micaela en train de hanter les coulisses et le persécuter avec le souvenir de sa maman à chaque fois qu’il quittait la scène. Il est malchanceux et en aucun cas un tueur né : une passive victime du destin plutôt qu’un danger pour Carmen.

(Réfléchissant) Si vous changiez de temps pour la chanson de Sting “Every breath you take” et passiez de “I’ll be watching you” (j’aurai un œil sur toi dans l’original) pour “I am watching you” (je te contemple) ces mots, beaucoup moins scabreux, pourraient sortir de la bouche de ce Don José.

Cléopold : je l’ai trouvé touchant. Chez Petit, le mec a vraiment raté son coup quand il a échoué à disqualifier le mâle au travers de son interprétation. En cela, Baryshnikov, fixé sur la pellicule avec Zizi Jeanmaire, est plus à côté de la plaque que notre Bullion national.

James : Huuuuuuum. Admettons. Et la Carmen d’Albisson ?

Cléopold : Je n’imaginais pas Albisson, avec son tempérament et son physique, singer l’espagnole. La Carmen d’Albisson m’a parue sensuelle parce qu’engageante. Taquine, mais pas perverse. Le délié, le moelleux du bas de jambe et la nervosité des adducteurs étaient là. C’était « La petite femme française »« La parisienne », entre Arletty des Enfants du Paradis, deuxième époque, et Zizi.

Fenella : Albisson a offert une sensuelle, sournoise et chic Carmen. La chorégraphie de Petit est assez explicite comme ça pour qu’une danseuse exagère encore les roulis du bassin et autres mordillés du petit doigt…

Cléopold : Vous savez quoi? Carmen-Albisson m’a fait penser à la chanson de Madonna, Material Girl, (chantonnant) “Some boys kiss me / Some boys hug me / I think they’re ok / If the don’t give me proper credit / I just walk away – aaay”

Fenella (outrée) : Cléopold! You did it again!

Cléopold (la bouche en cœur, faussement contrit) : ooops! (se reprenant) Plus sérieusement, j’ai aimé que tout semble être un jeu pour cette Carmen, y compris les deux tiers de la scène de l’arène.

James : Bon, certes. Mais ce soir… aux mêmes scènes qui m’avaient laissé froid, j’ai quasiment arrêté de respirer. Audric Bezard est un hidalgo acéré, qu’on dirait saisi par le destin. Ludmila Pagliero m’enchante par ses espagnolismes de garçonne libre. Surtout, une tension palpable règne dans toutes les interactions du couple : elle danse pour lui, ils s’affrontent et se réconcilient (les trois temps du pas de deux), et on a l’impression d’être des voyeurs.  La scène finale est saisissante, notamment la diagonale des coups de pied (le dernier donne l’impression de frôler le visage), à laquelle répond une série de baffes qui paraît réelle. Dans l’autre diagonale, celle où José-Audric étrangle Carmen-Ludmila, cette dernière désarticule ses bras (elle faisait ça déjà très bien dans Giselle).

Cléopold : Tout à fait. Bezard, après avoir été hier un Escamillo irrésistible de drôlerie et de ridicule contrôlé, est un Don José hyper masculin et macho, finalement peu sympathique. C’est un matamore qui croit contrôler le petit tigre Carmen-Pagliero mais qui perd à ce jeu. Sa variation est peut-être à peaufiner mais le final de la scène de la taverne avec ses jambes qui trépignent et le haut du corps parfaitement immobile, laissant le lent port de bras mettre en valeur ses mains prédatrices, est saisissant. Dans la scène de la chambre j’ai vu beaucoup de tension sexuelle dans ce couple mais pas d’amour. On devine déjà que DJ va tuer. Il l’aurait sans doute fait avec une autre femme. Peut-être seulement moins tôt… Bezard est un Don José très « violences faites aux femmes »…

Tout cela culmine avec la scène de l’arène. Les deux ex-amants rendent coup pour coup. une vraie corrida. On verrait presque le sang couler sur les flancs de la bête.

Fenella : La macha Ludmila Pagliero a engagé dès le début avec son Don José un combat pied à pied pour le contrôle de l’autre. Le mâle alpha de Bezard a suivi un bel arc dramatique. Il réalise peu à peu qu’il a trouvé sa parèdre. Carmen met en danger ses plus intimes certitudes : une perception de soi construite autour de ses succès de bourreau des cœurs.

 “What you want?/ Baby, I got it. / What you need? / You know I got it /All I’m askin’ for is[…]a little R.E.S.P.E.C.T. … ” Maintenant, imaginez combien l’hymne à la puissance des femmes d’Aretha Franklin deviendrait sinistre s’il était chanté par un homme ; du genre de ceux qui s’expriment avec leurs poings. Les mains de Bezard autour du cou de Pagliero, la propulsant en avant pendant les temps de flèche, m’ont terrifié !

Les comparses sont arrivés devant la bouche de métro Opéra.

James (qui consulte son smartphone) : AAAh !

Fenella et Cléopold : Quoi, quoi… James ?

James : En fin de série, Bezard redanse avec Albisson (s’adressant à Cléopold). Alors, comment croyez-vous qu’elle va s’en sortir, votre « petite femme de Paris » devant votre « prédateur »

Cléopold et Fenella : On veut savoir !

James : moi aussi… Deal !

(Ils s’engouffrent dans la station).

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Body and Soul : polyfourmis

Body and Soul – Chorégraphie de Crystal Pite, musique Owen Belton/Frédéric Chopin, – Opéra-Garnier, représentation du 26 octobre. 

Le dispositif texte-danse de Body and Soul, dont la première représentation a eu lieu samedi à Garnier, m’a fait penser à une planche du dessinateur argentin Quino (le père de Mafalda), où l’on voit la même image prendre une douzaine de significations différentes, selon la légende qui l’accompagne.

Dans la première scène de la création de Crystal Pite, une voix décrit les interactions entre « Figure 1 » et « Figure 2 » (François Alu et Aurélien Houette). En dépit du timbre suave de Marina Hands – ce qui se fait de mieux en termes de voice-over francophone féminine quand Anna Mouglalis et Irène Jacob ne sont pas libres –, la première occurrence du texte paraît platement redondante, mais on comprend rapidement, par le jeu des variations, que les mêmes mots peuvent évoquer une multitude d’atmosphères et raconter des histoires diamétralement opposées, en fonction de ce que la chorégraphie suggère.

Chaque « Figure » peut se démultiplier en une vingtaine de danseurs, un combat peut devenir un duo, un affrontement tête contre tête peut se transmuer en parade amoureuse (Marion Barbeau et Simon Le Borgne), ou en dernier adieu (Muriel Zusperreguy et Alessio Carbone). Body and Soul alterne scènes intimes et scènes de groupe, dont l’enchaînement construit durant le premier acte une narration ouverte – entre les scènes 7 et 8 j’ai cru voir chorégraphier un mouvement de protestation qui fait une victime, sans pouvoir assurer de la pertinence de mon interprétation – qui ne laisse pas d’intriguer.

Comme dans sa précédente création parisienne, la chorégraphe canadienne use du mouvement par vagues, qu’on peut aussi appeler le tombé de dominos. Couplé à une gestuelle également reconnaissable – la pulsation nerveuse de la main devant la poitrine, simulant un battement de cœur, irriguait déjà son Flight Pattern londonien – cela produit des effets de masse assez puissants, que j’ai tendance à trouver un peu kitsch.

Après l’entracte, la cohérence dramatique et atmosphérique du premier acte se décompose, avec une alternance entre la musique originale d’Owen Belton et la musique « additionnelle » constituée par des préludes de Frédéric Chopin, tels qu’enregistrés par Martha Argerich, et qui, pour l’amateur de ballet, évoquent Neumeier et Robbins. Chez Pite, les notes s’égrènent moins dans les jambes que dans le haut du corps. Aussi content soit-on de retrouver l’expressivité d’Éléonore Guérineau et Adrien Couvez, ou de voir Hugo Marchand raconter une histoire avec son torse et ses épaules, la succession des séquences ne tisse plus de récit lisible et les passages avec l’ensemble des danseurs se font anecdotiques. Et puis, on ne peut s’empêcher d’éprouver un malaise face à du Chopin amplifié : le message intime que véhicule le piano en est dénaturé, et la perception qu’on a des danseurs en est altérée.

Les lumières et le décor de l’acte III apparaissent d’une manière assez magique. Nous voilà dans un univers de science-fiction, avec des danseurs arachnéens – j’ai pensé aux populations autochtones de la planète Klendathu dans Starship Troopers – dont les mouvements donnent une couche supplémentaire d’interprétation au texte lu par Marina Hands. Pourquoi pas ? Mais voilà qu’apparaît Barbouille (pour ceux qui ne connaissent pas la famille de Barbapapa, c’est le fils à poil long), qui danse quelques instants dans le plus simple appareil. Puis, vêtu d’un pantalon pattes d’eph’ doré, et en compagnie de toutes les Arachnides, il se dandine dans un petit finale rock and roll dont la facilité m’a autant hérissé que le Carbon Life de McGregor. Mais qui tombe surtout comme un cheveu sur la soupe par rapport à tout ce qui précède. Apparemment, le public de la première a aimé.

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Mats Ek à Garnier : expériences contrastées

Les Balletotos sont chacun leur tour allés découvrir le programme Mats Ek (les 22, 25 juin et 2 juillet). Les hasards des distributions ont fait qu’ils ont vu trois fois la même Carmen. Seule Fenella a vu la deuxième pièce avec une autre danseuse que l’envahissante directrice de la danse. Elle choisit de ne parler que de cette expérience. Sa contribution est, en partie, traduite. Bonne lecture!

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JAMES

La rédaction-en-chef m’a commis d’office à la relation de la soirée Mats Ek, au motif que j’avais vu Sylvie Guillem dans Carmen il y a plus de 25 ans. L’ennui est qu’à part l’image de la star fumant le cigare à califourchon sur une grosse boule noire, je ne me souvenais pas de grand-chose. Qui plus est, il s’agissait de l’affiche du spectacle, et comme pour les photos d’enfance, on ne sait plus trop si on se souvient de l’événement ou de sa captation.

Toutefois, comme s’il suffisait de tirer le fil, des souvenirs qu’on aurait cru à jamais engloutis refont surface au fil de la représentation : le mouvement sinueux des bras et des mains du personnage de M. (alias Micaëla, rôle dansé, au soir de la première, par la toujours spirituelle Muriel Zusperreguy), la narration en boucle (la pièce démarre et se conclut par l’exécution de José), le second degré assumé dans la représentation d’une Espagne de pacotille. Les costumes scintillants qu’aucun Andalou ne porterait, le baragouin édenté hurlé par le Gipsy d’Adrien Couvez, le décor en forme d’éventail :  tout respire le presque-faux ou l’à-peine-juste, c’est comme on veut.

Comme Roland Petit, Mats Ek fait un puzzle de la partition de Bizet, et la recompose à sa guise ; parfois il en triture les lignes, pour faire surgir, d’un saut pris très staccato, un rythme inattendu. Inventivité et lisibilité immédiate, envolées contrecarrées d’un clin d’œil trivial, typification d’un trait des personnages, mouvement allongé qui se dégoupille en flexe : tout l’aimable savoir-faire du chorégraphe suédois éclate dans cette Carmen, de manière plus convaincante que pour d’autres œuvres narratives. Amandine Albisson prend le rôle-titre à bras-le-corps, joue bravache, froufroute sa traîne et meurt avec panache. Florian Magnenet peint un José fragile et torturé. Et puis il y a Hugo Marchand en Escamillo, qui après une entrée en scène explosive, fait tout à la fois montre de bravoure, d’histrionisme et d’humour, électrisant la scène (oui, « je suis fans, au pluriel », comme dit Agrado dans Todo sobre mi madre).

Après l’entracte, place à deux pièces par lesquelles Mats Ek renoue avec la création, qu’il avait annoncé quitter en janvier 2016. Another place, réglé sur la Sonate en si mineur de Liszt, nous transporte dans la veine intimiste du chorégraphe. On ne sait pas trop quelle histoire raconte le duo entre Stéphane Bullion et Aurélie Dupont, mais – le piano entêtant et diabolique de Staffan Scheja aidant – on suit sans barguigner, ni relâcher son attention, leur intrigant manège. L’art du chorégraphe est de ménager le suspense, et de pousser constamment à se demander ce qu’il va inventer. Si les places n’étaient si chères, on retournerait volontiers voir ce que Ludmila Pagliero et Alessio Carbone, interprètes dont on peut attendre bien plus d’expressivité, confèrent au pas de deux.

On est plus réservé sur le Boléro, qui présenté en fondu-enchaîné avec la pièce précédente, ne donne pas à voir l’idée poussée au paroxysme que suggère la musique. Il y a du métier, mais pas de tension qui monte.  À l’issue du crescendo, le monsieur à chapeau mou qui a rempli sa baignoire d’eau pendant quelque 15 minutes s’y plonge tout habillé. Plouf !

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CLEOPOLD

Le programme Mats Ek était sans doute l’un des plus prometteurs de la morne saison du ballet de l’Opéra de Paris. Pensez ! Deux créations par un grand maître qui, de surcroit, avait fait il y a deux ans sa tournée d’adieu avec sa femme, danseuse fétiche et muse, Ana Laguna. Dans le courant de la saison, on a appris que la sauce allait être rallongée par l’entrée au répertoire d’un des chefs d’œuvre du chorégraphe, sa Carmen datant de 1992. Alors qu’en-a-t-il été ?

Pour Carmen, qui ouvrait la soirée, Mats Ek a décidé d’utiliser la partition du compositeur russe Chtchedrine pour un ballet créé par Maïa Plissetskaïa (son épouse) en 1969. Le ballet original du chorégraphe cubain Alberto Alonso était une version délayée à la sauce soviétique de la Carmen de Roland Petit (des chaises, des masques, une arène, un zeste de sexe). Dans la partition de Chtchedrine, les thèmes de Bizet sont réorchestrés de manière parfois efficace mais le plus souvent outrancière. La partition laisse de la place pour la peinture de personnages escamotés dans la version plus condensée de Petit.

Mats Ek, dans sa version, donne ainsi une importance certaine au Capitaine (Aurélien Houette, marmoréen) qui rabaisse Don José et reluque l’héroïne, au Gitan, compagnon de Carmen qui braille en yaourt vaguement et drolatiquement ibérique (Adrien Couvez, qui sait ménager un moment d’authentique émotion lorsqu’il pleure la mort de l’anti-héroïne) mais surtout à M(ickaela) sorte de lien entre les différentes parties de l’histoire comptée en boucle (elle débute et s’achève par le peloton d’exécution de Don José). La gestuelle si particulière de Mats Ek se déploie dans ce rôle (Muriel Zussperreguy y est impressionnante de justesse) : avancées à petits pas glissés, suggérant la bigote, oscillation de la colonne vertébrale, bras de Piéta se refermant sur le dos de Don José. Pour le rôle titre, on retrouve d’autres aspects de l’esthétique du chorégraphe suédois. Carmen qui fume le gros cigare, exécute des sauts en attitudes déformées de la hanche et se retrouve souvent assise en position d’obstétrique.

Dans cette esthétique familière, la distribution soliste semble encore en devenir. Amandine Albisson, presque trop belle, donne un fini un peu extérieur à sa Carmen. Son caractère plutôt réservé, qui est l’apanage des ballerines, créé ici trop de distance pour ce rôle de femme capiteuse et trompe la mort. Hugo Marchand, en toréador, nous a paru également un peu dans le fini extérieur. Ses beaux sauts (il se retrouve à l’écart parfait sans qu’on devine d’où vient l’impulsion) impressionnent mais il lui manque la pointe de sex appeal qu’on attend d’Escamillo. C’est ainsi qu’en dépit du Don José benêt à souhait de Florian Magnenet, du corps de ballet énergique de soldats à bérets lançant frénétiquement des banderilles à foulard et de cigarière aux robes irisées comme des boules de Noël (Eve Grinsztajn très émouvante dans son lamento sur le corps de son capitaine de mari), on s’ennuie un peu à partir de la seconde idylle entre Carmen et son militaire dévoyé.

Après l’entrée au répertoire, venait la partie la plus ambitieuse du programme, les deux créations de l’ex-retraité de la chorégraphie mondiale. Another Place, sur la sonate en si mineur de Franz Liszt, est plutôt bien nommée en ce qu’il s’en dégage un sentiment de transposition dans un nouveau lieu (le plateau de l’Opéra et non plus comme souvent ces dernières années sur celui du TCE) d’une formule éprouvée. Sur scène, un couple, une table et un tapis rouge. On a vu et apprécié cette formule dans les incarnations qu’en ont donné, Mats Ek et Ana Laguna ou encore Ana Laguna et Mikhaïl Barychnikov. Sylvie Guillem a également beaucoup dansé dans ce genre de variations autour d’un quotidien sublimé par le bas, c’est à dire par l’entrejambe (dans Another Place, l’homme se retrouve à un moment la figure dans la raie des fesses de sa partenaire). Seulement voilà, si Stéphane Bullion, l’homme, essuie ses lunettes d’une manière touchante et maîtrise parfaitement les sauts « Ekiens » en se désarticulant en l’air, sa partenaire, Aurélie Dupont, nous laisse, encore une fois, sur le bord du chemin : le développé 4e devant sur jambe de terre pliée avec le buste couché sur la jambe en l’air, typique d’Ek et qui nous émeut presque immanquablement était ici tellement court de ligne qu’il en était dénué de signification. J’ai passé mon temps à essayer de transposer la chorégraphie sur le corps d’une autre danseuse, ainsi durant ce porté en arabesque très classique qui se rabougrit en l’air. Je saisis l’intention du chorégraphe, mais j’ai le sentiment de devoir finir sa phrase. Il n’y a décidément [PAS] de deux possible avec Aurélie Dupont. On plaint ce pauvre hère de Bullion dans sa solitude accompagnée de toute une vie (est-ce pour cela qu’il ne pianote sur la table, mimant le travail du pianiste, qu’au début de la pièce?).

Et ce pensum dure 33 longues minutes. Nous n’avons rien contre les redites chorégraphiques, mais il faut les donner à une interprète qui a quelque chose à dire.

Le Boléro, servi sans baisser de rideau après Another Place, à l’avantage de sortir un peu de l’attendu. Un vieillard habillé de blanc et coiffé d’un chapeau à large bords (Niklas Ek) remplit imperturbablement une baignoire de zinc avec son sceau d’eau, incarnant par là même l’ostinato de la partition de Ravel, tandis que de gros macaronis de nage tortillés (vaguement en forme de profil humain) descendent des cintres et dessinent, par le biais des éclairages, des motifs surréalistes au sol. La vingtaine de danseurs habillés de costumes noirs à capuche apparaît par groupes variés (la compagnie entière, en duos ou par doubles quintettes) et égrène le vocabulaire technique du chorégraphe sans l’appareil psychanalytique qui l’accompagne habituellement. A la fin, certains danseurs accomplissent de micro-agressions sur la personne du petit baigneur qui continue de remplir, imperturbable, sa cuve de Zinc. Pour le Final, l’ensemble de la compagnie gît au sol. Le vieil homme se plonge alors à la renverse dans son bain.

Et alors?? L’absence de message est-elle le message que veut nous transmettre Mats Ek dans sa réaction à une partition dont son compositeur disait que ce n’était pas de la musique ? Où doit-on penser que le chorégraphe révéré est revenu de sa retraite pour nous annoncer qu’il n’avait plus rien à dire?

 

 

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FENELLA

I saw exactly the same casts on July 2nd.  With one exception. And this “another woman” turned out to make all the difference: Ludmila Pagliero partnered Stéphane Bullion in Another Place rather than Aurélie Dupont. If James let loose not a single word about this pair in his piece, and if Cléopold merely found he pitied a touching and valiant Bullion, then there must have been a problem. The problem is called Aurélie Dupont. But I am not surprised. Many years ago, after witnessing Dupont’s stage presence in Sleeping Beauty, an American friend turned to me and hissed ,“This princess doesn’t need a prince. She’s so self-involved she can just kiss herself.” Why on earth did she think we needed her to hog the stage again, not just once but twice this season?

So, for once as far as which one of us gets what performance, I got the luck of the draw.

When Pagliero entered from downstage and began towards Bullion, her body, her back, her neck, all radiated the rapt and alert almost-stillness of a vibrantly curious bird-watcher or eager young detective. Something mysterious was already happening. Throughout this “solo for two” [as Ek calls them] these two never stopped questioning themselves as much as they questioned each other and made us root for them to find some kind of absolution. Their tender, yieldingly gentle and querying gazes remained locked throughout and the ways this made their bodies work in response were clearly visible up to the top of the house.

Lorsque Pagliero entra à l’avant-scène en direction de Bullion, son corps, son dos, son cou, tout irradiait la concentration et l’alerte immobilité du vibrant et curieux ornithologue ou du zélé jeune détective. […] Tout au long de ce « solo pour deux » [tel que l’appelle Mats Ek] ces deux-là n’ont jamais cessé de se questionner eux-mêmes autant qu’ils questionnaient l’autre et nous ont fait souhaiter qu’ils trouveraient une forme d’absolution. […]

The duet felt improvised, each phase and phrase of movement seemingly just then inspired by a look, a touch, or a sudden thought. Even when my mind knew that a combination was being repeated, my core knew otherwise. When she launched herself at the hilly outline of his body — for the moment having been reduced to a distorted blob entirely covered by a square of red carpet — her urgency perfectly illustrated how movement is metaphor: “Please let me into your head. Please? Yes, please!” They weren’t “Bullion and Pagliero.” They were “He and She.” Any couple’s lifetime together can turn out to be a magnificent sonata.

Le duo semblait improvisé, chaque phase, chaque phrase du mouvement apparemment inspirée par un regard, un contact ou une soudaine pensée. […]

Lorsqu’elle se lança sur les contours vallonnés [du] corps [de son partenaire] –alors réduit à une masse floue entièrement couverte par un carré de moquette rouge- son « urgence » illustrait parfaitement combien le mouvement est métaphore : « S’il te plait, laisse-moi entrer dans tes pensées ! Allez ! S’il te plait ! ». Ils n’étaient plus « Bullion et Pagliero ». Ils étaient « Lui et Elle ».

Toute longue vie de couple peut se changer en une magnifique sonate.

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Cendrillon de Noureev : le Noir et Blanc en Technicolor

Cendrillon, Prokofiev-Noureev. Ballet de l’Opéra de Paris. Représentations du 30/11/2018 et du 15/12/2018 (soirée)

De tous les ballets de Rudolf Noureev au répertoire du ballet de l’Opéra de Paris, Cendrillon est certainement celui qui est le moins aimé du public. C’est pourtant la seule des créations authentiques du directeur-chorégraphe pour la compagnie qui ne soit pas une relecture d’un grand classique à avoir survécu (Manfred et Washington Square ont depuis longtemps été mis au rebut). Pour ma part, j’ai toujours aimé ce ballet en dépit des quelques incongruités de sa production. Cendrillon, créé en 1987 pour la toute jeune Sylvie Guillem (un rôle qu’elle ne reprit jamais hélas après son départ de l’Opéra en 1989), est pourtant une quintessence du style Noureev. Dans sa conception même, le ballet parle exactement de ce qu’était Rudolf Noureev : un homme dont la vaste culture ne sentait pas le vernis d’une école mais était le résultat d’une insatiable curiosité doublée d’un admirable esprit de synthèse.

Cendrillon transposé à Hollywood ? C’est une idée maligne mais qui, en soit, pourrait avoir été trouvée par un lycéen dégourdi ou par un producteur de comédie musicale bankable à Broadway. Un esprit appliqué aurait alors décidé de faire référence à une période en particulier de l’histoire des studios américains et les clins d’oeil au cinéma auraient été un quizz pour cinéphile mais auraient aussi forcément gêné le développement de l’action aux entournures. Pour se libérer de ce danger, Noureev décide donc d’embrasser plutôt une mémoire collective du cinéma et d’assumer un certain nombre de raccourcis audacieux voire d’anachronismes. C’est ainsi que, lors du deuxième tableau (Cendrillon part dans Hollywood aux côtés du producteur-fée), le décor de Petrika Ionesco avec ses statues surdimensionnées de Betty Grable, la pin-up par excellence des années 40, servent de perspective forcée à une évocation presque exacte du décor de Metropolis de Fritz Lang (1927). Noureev aurait-il eu une culture cinéphilique imparfaite ? En fait, les références sont plus subtiles qu’il n’y paraît. La section tournages de cinéma du deuxième acte,  le numéro « Trivial Pursuit », qui présente une course à l’échalote explosive entre un prisonnier (en rayures rouges, la couleur utilisée à l’époque du noir et blanc pour évoquer le noir à l’écran ; pour faire rouge, il fallait porter du vert) et des policiers pas très doués, est une synthèse de  films de Buster Keaton (The Convict 1920), ou d’Harold Lloyd (Why Worry? 1923), pour le gag des barreaux écartés, et de Chaplin  (The Adventurer 1917), pour la  gestuelle et le comique des poursuites.  Au premier acte, l’héroïne endosse le frac de son père, et coiffée d’un chapeau melon fait un numéro qui, du moins le croit-on, évoque Charlot dans sa période de films muets. Pourtant l’hommage est double puisque la scène avec claquettes, cane et porte manteau est empruntée à Fred Astaire dans Royal Wedding (1951). Cet âge d’or hollywoodien s’étalant sur plus de trente ans d’histoire du cinéma peut donner le tournis au cinéphile. Pourtant, il y a une clé de lecture possible pour passer par-delà l’anachronisme : « Singin’ in The Rain », le célèbre film de 1954 avec Gene Kelly, Daniel O’Connor, Debbie Reynolds, Jean Hagen et Cyd Charisse. La scène des studios de cinéma n’est en effet pas sans évoquer celle du film où Don Lockwood traverse les plateaux et croise notamment des acteurs grimés en « sauvages ». Le bal des travestis n’est pas sans rappeler le rococo un tantinet outrancier des productions à costumes des films Lockwood & Lamont. De même, au premier acte, dans son numéro Charlie-Fred à claquettes, Cendrillon reprend l’un des gags de Cosmo Brown (la tentative manqué de séduction d’un mannequin de chiffon sur un canapé, elle-même citation d’un gag de films muets) dans le numéro « Make em’ Laugh ». Enfin, l’écharpe qui s’envole dans les airs à la fin du ballet et donne à l’ultime porté un petit air de logo de studio art déco n’est pas sans évoquer deux passages du film de Stanley Donen ; celui où Don déclare sa flamme à Cathy Selden et celui où le héros danse avec une version idéalisée et désincarnée de Cyd Charisse. Pour toutes ses raisons, on peut aimer la production de Cendrillon et pardonner quelques faux pas –toujours crânement assumés. On est dans du Noureev ou on ne l’est pas- : le décor de la maison, qui n’évoque décidément pas un « ciné-Food » même après réflexion, les costumes des saisons (même s’ils évoquent certaines toiles de l’Abstraction américaine contemporaine de Singin’ in the Rain) et enfin le costume du prince, enfant monstrueux des costumes de scène de David Bowie et d’Elton John.

Car ce qui est admirable surtout dans le ballet de Rudolf Noureev, c’est la façon dont cette chorégraphie, qui  se développe sous l’égide de cette énorme horloge à la fois machine des Temps modernes et caméra de cinéma vue aux rayons X, parvient à évoquer les films musicaux américains sans trahir une partition qui évite soigneusement toute référence au jazz même si elle suinte la nostalgie du monde occidental. Le rythme de valse domine dans Cendrillon, mais Noureev parvient par quelques inflexions disséminées à donner à la chorégraphie très classique un aspect de Chorus Line d’un film de Busby Berkley ou au divertissement dansé de The Gay Divorcee, le premier film consacré au couple Astaire-Rodgers. Quelques chaloupés, des roulements d’épaule pour un groupe de garçons en lamé-doré pourtant partiellement occultés par le reste de l’ensemble dans la scène aux studios, donnent le ton. Pour les solos, le prince doit faire avec des sortes d’entrelacés en l’air les jambes plus parallèles, spécialité que se disputaient Fred Astaire et Gene Kelly. Les pas de deux entre Cendrillon et l’acteur vedette ont des tournoiements et des pamoisons à la Fred et Ginger (l’acte 2, très « ballroom dancing »), même s’ils peuvent tirer parfois vers la scène de Central Park plus tardive entre Astaire et Charisse dans « The Band Wagon » (l’acte 3, aux portés plus horizontaux).

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Ce qu’on aime aussi dans cette chorégraphie, c’est le fait qu’en dépit du monstre sacré en devenir pour lequel elle a été créée -Sylvie Guillem-, elle existe par elle-même. Ce n’est pas une robe haute-couture qui ne va qu’à celle pour qui elle a été confectionnée.

Dorothée Gilbert et Hugo Marchand. 30 novembre 2018

Dorothée Gilbert (le 30/11), qui n’a pas la laxité impressionnante de Sylvie Guillem joue merveilleusement sur le phrasé et sur le dialogue entre les bras et les jambes. Cette poésie de la coordination fait merveille dans les passages en robe de souillon. Pour la scène du bal, on est touché par une entrée « sur la pointe des pieds » en dépit de la nuée de flashs. Dorothée Gilbert parvient à recentrer notre attention sur l’émerveillement du personnage. Ce n’est pas tant un « A Star is Born » qu’un « elle a des étoiles dans les yeux ». L’impression de merveilleux est appuyée par son partenaire, Hugo Marchand, qui fait une entrée vif argent (avec les grands gabarits, la vitesse maîtrisée fait toujours de l’effet). Mais ce qui touche dans cette rencontre avec Cendrillon, c’est la façon dont l’acteur-vedette se fige tel une belle statue, dans la contemplation de la nouvelle venue. Après le très beau manège de coupés-jetés métronomiques de sa variation, Hugo Marchand arrive un peu avant la fin de la musique dans un arrêt expressif en direction de Cendrillon. Le duo au tabouret reste ce qu’il faut sur la réserve. Ce n’est pas ainsi qu’on l’interpréterait lors d’une soirée de pas de deux. Mais tel qu’il est,  il a l’avantage de laisser une marge de progression dramatique aux personnages. Car ce sont sans doute les deux pas de deux de l’acte 3 qui sont les plus beaux pour les deux héros. Le premier, juste après la signature du contrat, est tout en suspension. Les accélérations finales n’en sont que plus bouleversantes. Dans le  pas de deux « du tournage », l’affolement des lignes et des bras culmine en une authentique transe amoureuse.

Silvia Saint-Martin et François Alu. 15 décembre 2018

Sylvia Saint-Martin, qui dansait le 15 décembre aux côtés de François Alu, trouve aussi sa voie dans la chorégraphie et le ballet de Rudolf Noureev. On avait quelques réserves. Ces deux dernières saisons, la danseuse semblait être devenue un peu sèche dans ses attaques. Pourtant ici, tout est oublié. La belle arabesque de mademoiselle Saint-Martin est déliée et sa danse est lyrique. Elle est surtout touchante dans les scènes « à la maison ». Elle négocie bien la scène « Charlot-Fred » (même si on tremble lorsqu’elle fait des appels du pied trop décidés pour le retour du porte-manteau. A l’acte 3, sa variation « du souvenir » est négociée très intelligemment. Elle masque ses petites limitations de suspendu par des accélérations donnant à l’ensemble un rythme haletant. En Cendrillon des studios, Sylvia Saint-Martin adopte une attitude modeste, presque en retrait. La qualité de sa danse parle pour elle. C’est cette délicatesse qui frappe aussi dans le double pas de deux de l’acte 3. Son acteur-vedette, François Alu, étant sur un tout autre registre, celui de la pyrotechnie insolente, on a le sentiment d’assister à un duo Gene Kelly-Debbie Reynolds (Don Lockwood-Cathy Selden) plutôt qu’à une rencontre Ginger et Fred. Les qualités explosives du danseur vont bien à l’acteur vedette. Le ballon et la précision de ses arrêts en fin de variation assoient l’autorité du personnage. Dans la variation de l’acte deux, ses posés coupés jetés donnent l’impression que la vedette elle-même est devenue une l’horloge. Pour le pas de deux du tabouret, cette énergie ne joue peut-être pas assez le jeu de la réflexivité de sa partenaire. En revanche, elle fait merveille à l’acte 3 dans la course aux bars. Alu dévore l’espace (ses grands jetés ne sont peut-être pas académiquement beaux mais leur suspendu est ébouriffant), danse avec passion avec toutes les potentielles récipiendaires de son trophée à strass et jette dédaigneusement les recalées comme si elles étaient des kleenex usagés.

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Dans ce ballet Noureev s’est surpassé dans la création de seconds rôles très chorégraphiés. Le trio sœurs-marâtre, pour un homme sur pointes et deux danseuses, contient d’excellents passages. La scène d’introduction avec l’écharpe, la leçon de danse puis les interventions comiques durant l’acte de l’audition sont techniquement redoutables : comment en effet battre l’entrechat 6 les genoux en dedans et les pieds en serpette et quand même faire preuve de brio? Pour la distribution du 30 novembre, le duo des méchantes sœurs ne fonctionnait pas vraiment. Myriam Ould-Braham qui interprétait la sœur en rose lors de la première s’était entre-temps blessée. Emilie Cozette la remplaçait, non sans qualités, mais l’alchimie avec Valentine Colasante n’était pas au rendez-vous. Du coup, Aurélien Houette paraissait trop violent en belle-mère. L’impression était toute autre le 15 décembre lorsque le danseur donnait la réplique au duo Aurélia Bellet – Charline Giezendanner. Les deux danseuses, inénarrables durant leur classe de danse–numéro de contorsionnistes, sont finalement des sœurs plus bêtes que méchantes.  L’énergie de Houette-marâtre, comme redirigée, devient une raison supplémentaire de rire. Le quatuor que ces soeurs forment également avec le directeur de scène et son assistant à l’acte 2 (Mathieu Botto et Hugo Vigliotti qui étaient également un bondissant prisonnier dans la séquence films muet le 30 novembre) est mené avec un sens du timing imparable. Les deux soirs, le chorégraphe était interprété avec un sérieux maussade très second degré par Pablo Legasa : roulis de poignets délicieusement efféminés et danse limpide comme de l’eau de source.

L’impresario-fée marraine, rôle créé par Noureev par et pour lui-même, était endossé lors de la distribution Gilbert-Marchand par François Alu. Son côté râblé accentué par le large manteau à col de fourrure, il respirait l’autorité. Son Groucho Marx de la section des Saisons était ce qu’il faut déjanté tout en restant absolument contrôlé d’un point de vue technique. Au soir de la distribution Saint Martin-Alu, Jeremy-Lou Quer met beaucoup d’autorité et de charme dans son producteur. Mais c’est au risque de faire penser pendant tout le premier acte que c’est lui l’acteur vedette.

Pour cette reprise, on s’inquiétait un peu de la santé du corps de ballet, qui n’avait guère abordé de grands classiques exigeants pour les ensembles depuis Don Quichotte en décembre 2017. On a été très vite soulagé. Le défilé des Saisons avait toute la fluidité requise. Les solistes de ces miniatures chorégraphiques ont toutes apporté une note personnelle. Au soir du 30, Giezendanner était crépitante en Printemps, Barbeau tout en relâché en été, Sylvia Saint Martin juste ce qu’il faut dionysiaque dans l’Automne et Fanny Gorse d’une grande élégance en Hiver. Le quatuor du 15 décembre ne déméritait pas non plus même si l’hiver d’Ida Viikinkoski manquait un peu de qualités aériennes. Mais ce qui marquait le plus, c’était la rapidité et la précision de la coda où les lignes parfaitement assorties des danseurs du corps de ballet n’étaient jamais en défaut. L’enchantement de la valse mauve avec ses formations en étoile, ses contrepoints, ses fugues a également eu lieu. A l’acte 3, la théorie de garçons en chasse dans les cabarets d’Hollywood fendait l’espace en diagonale avec une insolente facilité. Enfin, les douze garçons de l’horloge donnaient une forme de leçon à méditer. Leur première apparition à la fin de l’acte 1 avait une qualité incisive inusitée, comme si, à s’être frotté récemment à toute cette danse contemporaine, les danseurs avaient enrichi un passage jusqu’ici négligé de la chorégraphie de Noureev.

C’est peut-être cela la marque d’une chorégraphie réussie : laisser suffisamment de latitude pour que les nouvelles générations expriment ce qu’elles sont à un moment précis. La Cendrillon de Rudolf Noureev est de celles-là et j’ai assurément aimé ce que les danseurs m’ont dit d’eux.

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Cendrillon: vedettes en série

Cendrillon, Opéra de Paris, soirées des 27 et 29 novembre

La vraie vedette, c’est elle. Puissamment dramatique, elle porte l’action dès l’introduction, étonne par la multiplicité de ses thèmes comme des humeurs qu’elle évoque, sait jouer la stridence mais aussi l’infinie volupté. La musique de Prokofiev, sans doute la plus ambitieuse de ses partitions pour la danse, et d’une grande richesse orchestrale, est l’atout majeur du ballet. Et l’on reste étonné, à chaque nouvelle vision, de son adéquation à la transposition hollywoodienne opérée par Noureev. Au deuxième acte, lors de la séquence d’apparition de Cendrillon, annoncée par le crépitement des flashes des journalistes en frac, la musique a une surnaturelle transparence qu’on n’entendrait pas aussi bien si le chorégraphe, qui fait durer l’attente à plaisir, ne nous obligeait à imaginer la transfiguration de l’héroïne encore masquée par l’opacité de la vitre. La montée de l’émotion est si rondement menée que personne ne s’étonne de voir Cendrillon marcher sur le dos de ses admirateurs.

À vrai dire, le cœur du spectateur a déjà fondu au premier acte en regardant Dorothée Gilbert, vêtue de gris-souris, passer le balai et rêver avec la grâce suspendue, le naturel des épaulements et l’expressivité qu’on lui connaît. Mlle Gilbert, l’étoile la plus planante de l’Opéra de Paris à l’heure actuelle – boudiou tous ces tours finis en changement de direction ! –, a le visage et les mimiques d’une actrice de cinéma muet, et le rôle de la soubrette maltraitée qui signe miraculeusement un contrat à Hollywood lui va donc comme un gant. Le rôle de l’acteur-vedette sied aussi à Hugo Marchand, qui se coule naturellement dans sa partition « bigger than life », élégant et charmeur lors de sa première intervention, mais aussi un brin jazzy et rouleur de mécaniques lors des petits galops du troisième acte. Lorsqu’ils dansent ensemble, les deux personnages principaux frottent une allumette de sensualité qui tiendra en haleine jusqu’au pas de deux final. Lors du solo du 2e acte, Mlle Gilbert a des bras fascinants et danse comme sur un fil. Sa technique est une dentelle tellement subtile qu’elle passerait presque inaperçue. Injustice de la scène, quelques secondes plus tard, la variation masculine, bien plus payante, attire à M. Marchand des tonnes d’applaudissements.

Le chic et le comique du duo des méchantes sœurs a constitué un des plaisirs de la Première : Valentine Colasante et Myriam Ould-Braham sont irrésistibles, aussi bien individuellement qu’en complément l’une de l’autre. Elles excellent à bien-mal danser, avec des jambes d’une précision d’aiguille, et une jolie versatilité de style – on met même quelque temps à les reconnaître dans leur rôle déguisé, l’une en danseuse espagnole, l’autre en hôtesse chinoise, lors de la recherche de Cendrillon au début de l’acte III.

L’avouerai-je ? J’étais si content de la soirée du 27 novembre que je n’avais presque aucune envie de voir un autre couple de scène deux jours plus tard à Bastille. Cela aurait été dommage, car Ludmila Pagliero campe une jeune fille très touchante, donnant l’impression d’un papillon sortant de sa chrysalide (Mlle Gilbert, à l’inverse, est d’évidence une star dès le début). Et l’on se rend compte, lors de son apparition en fanfare, que Germain Louvet a vraiment le physique pour toute la petite batterie et les sauts « je donne l’impression de partir à gauche mais je vais à droite » que Noureev a concoctés pour l’acteur-vedette.

La distribution du 29 novembre permet aussi de revoir Charline Giezendanner dans la séquence des saisons, où elle incarne un délicieux printemps sautillant ; Marion Barbeau est toute alanguie en été (là où Émilie Cozette se montrait deux jours avant en péril technique et en défaut d’abandon). Dans la seconde distribution vue la semaine dernière, Mlle Cozette danse aussi l’une des sœurs, en compagnie d’Ida Viikinkoski ; le physique et la taille des deux danseuses sont trop proches pour que le duo comique fonctionne à plein.

Le spectateur attentif aura remarqué que le temps qui passe s’incarne fugitivement en une vieillarde chenue au moment où le producteur avertit Cendrillon de ne pas dépasser minuit. Et s’il est un rien sensible, il aura aussi versé une larme au moment où les deux sœurs et la mère (Aurélien Houette le 27, Alexandre Gasse le 29) battent Cendrillon comme plâtre, dans un accès de cruauté physique et mentale douloureux à voir. C’est juste avant la scène des retrouvailles, qui n’en console que plus.

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Orphée et Eurydice : saison des adieux

Orphée et Eurydice. Christoph Willibald Gluck. Opéra dansé de Pina Bausch. Palais Garnier. Samedi 24 mars 2018.

On a toujours, lors de retrouvailles avec Orphée et Eurydice de Pina Bausch, cette même expérience de la surprise sans cesse renouvelée. C’est paradoxal, sans doute. Je m’explique. Depuis que je le vis la première fois en 1993 à l’Opéra, avec la compagnie de Wuppertal, il m’est toujours resté des images fortes qui résumaient et encapsulaient, du moins le pensais-je, l’œuvre. Lors de cette première vision, j’avais fixé mon attention sur la madone aux roses rouges, très Thérèse de Lisieux et l’imagerie au final très chrétienne utilisée pour raconter ce mythe. Lors de la dernière reprise, c’était sur les sinuosités baroques de l’œuvre. Mais à chaque fois, c’est quelque chose de différent qui ressort. Pour cette reprise, ce sont les métaphores de la terre désolée qui m’ont servi de fil conducteur : le grand arbre couché et la cage de verre avec son tas de terre de la scène du Deuil ; chaque fil des Parques tissé par quelque arachnide qui asservit les damnés dans l’acte de Violence ; les canapés moussus du tableau de la Paix ; et enfin le pitoyable tas de feuilles mortes du final de Mort. Pour cette reprise, ces éléments de scénographie, occultant les danseurs ou bien dérangés par eux, m’ont évoqué une saison : celle des adieux.

Les adieux ? Ce sont bien sur ceux de Marie-Agnès Gillot, auxquels je n’assisterai pas. Cette soirée était-donc mon au revoir personnel à une artiste dont je garderai des souvenirs très mêlés, entre émerveillements et déceptions. Il était important que cette dernière « rencontre » soit la bonne.

Et pour cela, dans une pièce telle qu’Orphée et Eurydice de Gluck-Bausch, il faut que l’ensemble des interprètes vous soutienne sur une bonne moitié de l’œuvre puisque l’héroïne ne s’engage dans le premier pas de danse qu’à mi-chemin de la soirée.

On a donc commencé par avoir quelques doutes. En Orphée, Stéphane Bullion ne nous convainc pas d’emblée. Ses tressautements de désespoir pendant l’acte du Deuil ne sont peut-être pas assez incarnés et il semble une peu passif dans la scène aux Enfers. On a le sentiment qu’on lui a trop prodigué le conseil récurrent du « n’en fais pas trop ». Du coup, chez ce danseur plutôt introverti, cela se traduit par un côté précautionneux, voire marqué.

Heureusement, Muriel Zusperreguy réveille la première scène avec son « Amour ». Les torsions en huit bauschiennes, qui le plus souvent chez la chorégraphe suintent la souffrance psychologique, prennent instantanément et naturellement des accents jouissifs avec cette danseuse. Dans ce court passage (correspondant à une aria pour soprano) mademoiselle Zusperreguy ne se contente pas de montrer la voie au héros éploré par le truchement d’un chemin tracé à la craie, elle nous remet également sur le droit chemin de l’histoire.

Aux Enfers de Violence, notre destination, nous sommes également accueillis par un très beau trio de cerbères-bouchers : Alexis Renaud sculptural et impassible, Aurélien Houette aux qualités élastiques et Vincent Chaillet tranchant et impitoyable. La scène des désespoirs du corps de ballet présente une belle montée en intensité. Le tableau de Paix réserve également son lot de belles surprises. Il est introduit par Emilie Cozette, dans un rôle « demi-soliste » qui danse harmonieusement le thème de l’apaisement. Et puis paraît enfin Gillot-Eurydice. On est soulagé de la voir rendre le mouvement plein et les sinuosités habitées. Un soulagement après son Boléro exsangue. L’atmosphère de « l’asile aimable et tranquille » est instantanément plantée. À la fin de la scène, on remarque un joli moment où le chœur de ballet (admirable pendant toute la scène avec des ports de bras élégiaques et des portés d’une indicible tendresse) fait voler la gaze de la robe d’Eurydice comme celui d’une Victoire de Samothrace. Ce début de marche vers le monde des vivants est extrêmement touchant. Eurydice-Gillot s’approche d’Orphée tel un courant d’air et se love à son côté comme une colombe qui se serait posée sur son épaule.

Après l’entracte, dans le tableau de Mort, la transmutation d’Orphée-Bullion est spectaculaire. Le poète avait semblé traverser jusqu’ici la scène comme un somnambule. Du coup, on est cueilli par surprise par l’intensité dramatique des duos. Les spirales des corps s’entrechoquent. Des nœuds improbables se nouent. Stéphane Bullion devient souvent palpitant quand il se retrouve dans la situation du martyre qu’on écartèle. Lorsque, après une dernière étreinte, Eurydice s’effondre (après nous avoir captivés par sa variation d’imprécation et la fibrillation de sa robe rouge), Orphée se bute aux parois de tissus du décor comme un bateau ivre contre des falaises un soir de tempête.

La tempête, un état du temps idéal pour dire au revoir à Marie-Agnès Gillot.

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Play, ou l’inanité colorée

Play, Alexander Ekman (chorégraphie), Mikael Karlsson (musique) – Soirée du 6 décembre 2017

Première mondaine à l’Opéra de Paris. Le chorégraphe suédois Alexander Ekman présente Play, création festive qui tiendra jusqu’au 31 décembre à Garnier, et il a invité quelques amis. Apparemment, Aurélie Dupont a aussi convié bien des connaissances du monde de la couture. On les reconnaît à ce que, comme elle, leur goût vestimentaire peut soulever débat. En avant-scène, un quatuor de saxophones sonorisés entame son morceau (c’est de la « Musique live », dit la feuille de distribution) tandis que défile sur le rideau baissé le générique qu’on voit généralement à la fin des captations (et où l’on vous donne jusqu’au nom de l’assistant administratif de la directrice de la danse). Le signal est donné : nous n’assistons pas à une bête chorégraphie – d’où tu sors, Pépé ? – mais à une expérience plastique totale et interactive.

Lors de la première séquence – Jeu libre, avec tous les danseurs -, une instruction discrètement projetée en fond de scène donne la clef de chaque moment. Si c’est « Suivez-moi », tous les danseurs imitent le mouvement initié par l’un des leurs. Sous « Curiosité », chacun va chercher ce qui se cache derrière les portes. Une femme sur un cube voit les évolutions sur pointes de Marion Barbeau dupliquées par Simon Le Borgne, qui copie d’une main armée d’un micro tous les mouvements de jambes de sa partenaire (ça tape, ça martèle, ça glisse et ça feule). À ses risques et périls, elle parcourt toute la scène en passant d’un parallélépipède au suivant (non, Monsieur le Chorégraphe-Décorateur, ce ne sont en aucun cas des cubes).

Un garçon et une fille jouent fait rouler en tonneau Silvia Saint-Martin et Vincent Chaillet, tandis que plusieurs personnages à tête de globe rampent au hasard, et qu’Aurélien Houette, torse nu en grande jupe blanche à panier, fend l’espace, tel un astre lunaire. Il y a aussi un cosmonaute à drapeau blanc en fond de scène (peut-être un emprunt à La Bohème mise en scène par Claude Guth, présentée en ce moment même à Bastille ? Il faudrait vérifier). L’alternance d’assis-couché de la vignette Les Copains requiert de François Alu et Andrea Sarri des abdos de béton. Dans Devenir autre, quinze ballerines casquées d’une fine ramure de cerf sautent comme des amazones, poignet cassé, doigts écartés, comme hors d’elles-mêmes. La séquence finale de l’acte I voit des milliers de balles vertes se déverser sur scène ; les danseurs se vautrent et pirouettent dedans, les poussent dans la fosse d’orchestre, c’est visuel et amusant. Léger aussi. Certains moments de cette première partie ressemblent à des pastilles d’une parade de Philippe Decouflé. La différence est que chez le chorégraphe français, ces moments sont d’éphémères bulles de savon (et cette modeste évanescence fait précisément leur saveur). Et si l’on poursuit le parallèle, la création d’Ekman n’a ni la poésie visuelle, ni l’invention chorégraphique d’autres pièces de Decouflé, comme Shazam ! (1998) ou Octopus (2010). Il n’est pas interdit de faire du divertissement, c’est même un projet bien difficile, mais Ekman est un chorégraphe sans ombre. En cela, on pourrait dire qu’il est proche de la ligne claire de Mats Ek (un duo de l’acte II fait clairement surgir cette filiation), sans en approcher, même de très loin, la tendresse humaine. Ekman est plus plat, frontal,  monocolore.

On entend à l’entracte des spectateurs réjouis se gargariser de tout ce que cela a d’inattendu pour Garnier, par rapport au public, à la salle, aux habitués, au répertoire… (tout cela en clignant de l’œil). Ces balivernes ne m’échauffent même plus la bile. Il y a belle lurette qu’on programme, au moins une fois par saison, des créations conçues – avec des fortunes diverses –  « contre » la salle de l’Opéra-Garnier, comme Appartement (2005) de Mats Ek, Tombe (2016) et Véronique Doisneau (2004) de Jérôme Bel, (sans titre) (2016) de Tino Seghal, ou Wolf (2005, mémorable réussite – avec chiens sur scène et dépiautage de Mozart – des ballets C. de la B.). Bref, la provoc’ de programmation n’est pas neuve, mais surtout elle ne suffit pas.

Le deuxième acte se poursuit sur une tonalité plus sombre, moins énervante que le côté « joli mais creux » du premier. Une scène de théâtre / L’Univers est fondamentalement ludique se déroule sur fond de discours en anglais sur la danse, la musique, le jeu (on cesse vite d’y prêter attention), et juxtapose jusqu’au poncif mouvement classique sur scène latérale et mouvement moderne sur chaises en contrebas. La scène Les bougies / This is how I’m telling it now fait soupçonner qu’on prendrait un indéniable plaisir à Play si on acceptait tout bonnement que la danse y est accessoire ou seconde. On retrouve en deuxième partie certains des mouvements d’ensemble du premier, qui évoquent furieusement – en mode mineur – les parades des rugbymen néo-zélandais, tandis qu’Une scène d’usine (chacun tournant autour de son parallélépipède) ressemble à du Naharin sans le peps. Quand le rideau se baisse, on croit avec soulagement avoir gagné 15 minutes sur l’horaire indiqué. Mais après les saluts, nous voilà invités à tous retrouver notre âme d’enfant : quatre gros ballons lancés vers la salle rebondissent joyeusement et les danseurs qui se roulent dans la fosse d’orchestre lancent des petites balles jaunes dans le public. C’est le moment de sortir les portables et de faire une vidéo. Malheureusement seul le parterre et les premiers rangs de loge peuvent espérer toucher les baballes. Play hausse le jeu de préau à 125 ou 150 euros par tête de pipe.

Épluchant à nouveau la feuille de distribution, je découvre une autre invention conceptuelle digne d’intérêt : le chorégraphe bénéficie de l’aide d’une « conseillère stratégique et dramaturge » du nom de Carina Nidalen. C’est peut-être elle qui guide la trajectoire de certains ballons. Il me faut ce job.

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Danseurs-chorégraphes : un sur quatre


Soirée Bertaud, Valastro, Bouché, Paul – Soirée du 15 juin 2017

Les quatre danseurs-chorégraphes conviés à concocter chacun une pièce pour la scène du palais Garnier sont des interprètes talentueux. Leur nom, familier aux habitués, ne suffit pas à remplir la salle – au soir de la deuxième représentation, on comptait les places vides par dizaines. L’Opéra n’a d’ailleurs programmé que quatre dates, ce qui est un peu tristounet en termes d’exposition au public. Il n’y a sans doute pas de méthode-miracle (apparier une création avec une œuvre majeure du répertoire attire le chaland mais peut s’avérer cruel)…

Le pari – risqué à tous égards – d’une soirée de créations avait sans doute partie liée avec la promotion de l’Académie de chorégraphie lancée par Benjamin Millepied en 2015, et qui n’aura pas survécu à son départ. Comment ses membres ont-ils été accompagnés dans leur création, s’ils l’ont été ? Ont-ils discuté de leur projet avec William Forsythe, à l’origine mentor de l’Académie ? On n’en sait trop rien, et au fond on s’en fiche : c’est le résultat qui compte.

Renaissance, réglé sur le concerto pour violon n°2 de Mendelssohn, pourrait prétendre au titre de premier ballet macronien, puisqu’il se veut en même temps classique et moderne. Sébastien Bertaud veut combiner l’élégance de l’école de danse française avec le démembrement du haut du corps, sans parvenir à transcender ses influences (un patchwork de ce qui s’est dansé à Garnier depuis deux ans). Le cas n’est pas pendable (on peut être inspiré sans être original) ; je suis en revanche irrité par la superficialité du propos, et plus encore par le traitement de la matière musicale. Bertaud déclare avoir choisi le concerto de Mendelssohn « pour sa finesse et son élégance ». Mais cette pièce, certes brillante, est au contraire romantique et profonde. On doit peut-être ce contresens du chorégraphe au violon, monocolore et extérieur, d’Hillary Hahn (musique enregistrée).  « De plus, la virtuosité du violon, instrument à l’honneur, fait écho au travail des danseuses sur pointes », ajoute-t-il.

Je me suis pincé en lisant cette déclaration après coup, car j’ai passé les 30 mn que dure la pièce à fulminer contre la constante dysharmonie entre musique et pas. Bertaud met du staccato partout, transformant à toute force la ligne mélodique en rythme, comme fait un enfant impatient de terminer un puzzle, et qui en coince au hasard les pièces restantes. Le décalage atteint son comble au début de l’andante, moment de calme que le chorégraphe pollue de grands mouvements d’épaules. Le revers de toute cette agitation est l’absence de tout arc émotionnel (deux couples alternent dans l’adage, on renonce vite à se demander pourquoi ; et pourtant la distribution aligne quelques-uns des danseurs les plus sexy de la planète). Les scintillants costumes signés Balmain sont raccord avec l’œuvre : surchargés, mais sans objet. (Note pour ma garde-robe : la paillette grossit le fessier).

À l’agacement, succède l’embarras devant The Little Match Girl Passion de Simon Valastro, pensum expressionniste qu’on croirait tout droit sorti des années 1950. Voir Marie-Agnès Gillot tressauter sur une table est physiquement douloureux (rendez-nous Bernarda Alba !). Des nuages de fumée émanent des épaules du personnage dansé par Alessio Carbone (méconnaissable avec sa barbe à la Raspoutine), c’est déjà plus rigolo (et rappelle Teshigawara). Un personnage qu’on déshabille sur scène est électrocuté par une guirlande de Noël (on pense au Preljocaj de MC14/22 « Ceci est mon corps »).

Malgré un début manquant de tension, Undoing World de Bruno Bouché réserve quelques jolis moments, notamment à l’occasion d’un pas de deux entre Marion Barbeau et Aurélien Houette (Bouché, contrairement à Millepied, Peck, et bien d’autres, ne confond pas pause et vide), et on se laisserait presque aller à trouver poétique la bruyante valse des couvertures de survie, mais le propos s’alourdit par trop sur la fin (et Houette, devenu chanteur à message, aurait gagné à soigner son accent anglais).

Sept mètres au-dessus des montagnes repose sur un dispositif unique et lancinant : les danseurs émergent de la fosse d’orchestre, de dos, parcourent la scène avant de disparaître vers le fond, et refaire le parcours. Un écran en hauteur, occulté par intermittences, montre des images de tout ou partie de la distribution et de leur reflet dans l’eau, en plans de plus en plus rapprochés. La quiétude des motets de Josquin Desprez est contredite par l’impétuosité des treize danseurs ; mais ce décalage, loin d’être impensé comme dans Renaissance, fait le cœur du projet de Nicolas Paul. La tension est palpable : on ne sait ce que visent les personnages, ni ce à quoi ils semblent parfois vouloir échapper, mais l’ensemble semble frappé du sceau de la nécessité. Ce n’est pas bien joyeux, mais c’est la seule pièce vraiment maîtrisée et réussie de la soirée.

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Périples, de Cunningham à Forsythe

p1000169.jpgProgramme Cunningham/Forsythe, Palais Garnier

Il y a bien un quart de siècle – je ne sais plus si c’était lors de la soirée Chorégraphes américains en juin 1990 ou lors de l’invitation de la Merce Cunningham Dance Company en novembre 1992 – on pouvait assister dans l’amphi de Garnier à de bruyantes algarades entre partisans et contempteurs de Cunningham. Aujourd’hui, ceux qui se barbent consultent leur téléphone, et la nostalgie me saisit : à tout prendre, et même pendant le spectacle, une franche et sonore bronca me gênerait moins que cette monadique, fade et vide pollution lumineuse.

Le titre de Walkaround Time fait référence à ces instants où l’ordinateur mouline. À ces moments, – comme le dit facétieusement le chorégraphe – on ne sait pas trop bien si c’est la machine ou l’homme qui « tourne en rond ». Construite autour d’un décor inspiré de Marcel Duchamp, et décomposé par Jasper Johns, la pièce débute dans le silence, qui fait bientôt place à des bruits de pas sur le gravier, puis des bruits de vague ou de moteur. Il faut – ce n’est pas forcément facile – se laisser porter par la quiétude des premières séquences.

Nous voilà dans un ballet-yoga (cette discipline, comme le disent les bons professeurs, n’est pas une action mais un état), qui mobilise toute la grammaire corporelle de Cunningham, y inclus maints sauts de marelle, promenades de héron, portés ironiques et équilibres sur le souffle – ceux de la danseuse en lilas sont saisissants de contrôle. À mi-parcours, la « musique » de David Behrman laisse place à trois airs de tango, sur lesquels les neuf danseurs se délassent. Lors de ma première vision de l’œuvre (19 avril), la distribution réunissant majoritairement de tous jeunes danseurs (Mlles Adomaitis, Anquetil, Bance, Drion, Joannidès et MM. Aumeer, Chavignier, Le Borgne et Monié) en profite pour improviser un petit solo ou marquer une variation ; croyant que c’était encore du Cunningham, je vois dans certains mouvements glissés des garçons comme la préfiguration de la gestuelle d’un Noé Soulier… et m’attendris de cette lointaine connexion (en l’espèce imaginaire, comme le montre la même pause incarnée par l’autre cast, qui se borne à des assouplissements).

Je ne sais si c’est le fait de la première vision, ou parce que je ne mets pas de noms sur les visages, mais la distribution « jeune » m’a donné l’impression d’une abstraction parfaite, faite de changement de positions d’une précision quasi-clinique. L’autre distribution (pas entièrement différente, mais où l’on retrouve quelques figures plus familières – Mlles Laffon, Fenwick, Parcen, Raux, MM. Cozette, Gaillard, Meyzindi) interprète Cunningham de manière plus coulée, fondue.

Le Trio (1996) de Forsythe réunit une danseuse et deux danseurs en tenue bariolée (du genre qu’oserait à peine un touriste occidental en Thaïlande), qui pointent l’attention sur des parties de leur corps (hanche, coude ou cou) peu mises en valeur dans la danse, avant de se lancer dans un galop joueur ; les voilà rattrapés en route par des bribes de l’Allegro du 15e quatuor de Beethoven, d’un romantisme tardif annonçant tout le XXe siècle, et dont on a envie de chanter la suite dès que le disque s’interrompt (Forsythe est maître dans l’art de jouer avec la frustration). L’interprétation livrée par Ludmila Pagliero, Simon Valastro et Fabien Révillion a le charme de l’entre-deux : ils ont à la fois l’élégance de la période Ballet de Francfort et le dégingandé des créations pour la Forsythe Company. On s’amuse, en particulier, de la versatilité de Révillion, qui campait il y a quelques semaines un Obéron gourmand de ses plaisirs dans le Songe de Balanchine, et réapparaît comme métamorphosé en bad boy aujourd’hui (soirée du 19). Tout aussi remarquable, dans un style un chouïa plus contemporain, est le trio réunissant Éléonore Guérineau, Maxime Thomas et Hugo Vigliotti ; ces deux derniers ont un physique tout caoutchouc, et on les croirait capables d’assumer à la ville leur costume désassorti.

Dans Herman Schmerman (1992), le quintette de la première partie confirme la forme technique des danseurs de l’Opéra, qui négocient à plaisir l’alternance d’acéré et de chaloupé suggéré par la chorégraphie de Forsythe, irrigué par la musique de Thom Willems. Les filles savent comme personne donner l’impression que le mouvement part d’ailleurs qu’attendu (Mlles O’Neill, Vareilhes et Gross le 19, Vareilhes, Stojanov et Gautier de Charnacé le 22, Bellet, Vareilhes et Osmont le 4 mai) ; parmi les garçons, c’est grand plaisir de contraster les qualités de Vincent Chaillet (remarquable précision dans l’attaque) et celles de Pablo Legasa (aux bras ébouriffants de liberté). Dans le duo final, Eleonora Abbagnato et François Alu dansent chacun de leur côté au lieu de raconter une histoire ensemble (soirée du 19 avril). Aurélia Bellet joue la féminité désinvolte et un rien aguicheuse (22 avril, avec Aurélien Houette), et on se remémore alors – à l’aide de quelques vidéos facilement accessibles – l’interprétation de Sylvie Guillem ou d’Agnes Noltenius, qui toutes deux, menaient clairement la danse, traitant leur partenaire avec une taquine nonchalance. Hannah O’Neill et Hugo Marchand (4 mai) tirent le pas de deux vers quelque chose de plus gémellaire, et on reste bouche bée de leurs lignes si étendues. Tout se passe comme si, même quand chacun déroule sa partie en semblant oublier l’autre, une connexion invisible les reliait. La dernière partie – c’est incontestablement Marchand qui porte le mieux la jupette jaune – les conduit au bord de l’épuisement : les derniers tours au doigt, sur lesquels le noir se fait, marquent presque un écroulement dans le néant.

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