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Béjart à l’Opéra : une question d’interprètes

P1190185Dans les ballets de Maurice Béjart, il n’y a jamais eu, de l’aveu même du chorégraphe lui-même, grand-chose de novateur en termes de technique. Comme souvent, les grands moments de renouveau dans le monde du ballet ne se jouent pas sur le dépassement des limites physiques de cet art mais sur un nouvel éclairage ainsi que sur des métissages réussis. Balanchine a exploré et poussé à l’extrême le ballet symphonique déjà en germe dans la Belle au bois dormant de Tchaïkovski-Petipa tandis que Lifar poussait à ses limites les volutes décoratives des Ballets russes. Plus tard, Forsythe a ajouté la structure en boucle des enchaînements ainsi que des départs de mouvements inspirés de la kinésphère labanienne au vocabulaire du ballet.

Dans un sens, Béjart ne va même pas aussi loin que ces novateurs d’un art séculaire. Chez lui, ce sont les sujets abordés, les mises en éclairages de thèmes anciens, l’ancrage dans les thématiques du présent qui ont fasciné les foules. Ce principe a rencontré ses limites. Après les années 80, Maurice Béjart a perdu son flair de l’air du temps et ses créations sont devenues redondantes et fastidieuses. C’est l’époque où je suis devenu balletomane… Autant dire que le chorégraphe ne fait donc pas partie intégrante de mon panthéon chorégraphique.

Pourtant, à la différence de l’œuvre de Lifar qui est « d’une époque » dans le sens noble du terme, certains ballets de Béjart ont acquis une sorte d’intemporalité. La simplicité des procédés aussi bien chorégraphiques que scéniques provoque toujours l’adhésion du public pour peu qu’elle soit transmise par des danseurs inspirés.

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Oiseau(x) de feu : le difficile équilibre entre la force et la vulnérabilité

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L’Oiseau de feu. Soirée du 28 avril. Grégory Dominiak (le Phénix) et Francesco Mura (l’Oiseau)

L’Oiseau de feu est un ballet qui se veut une métaphore de l’esprit révolutionnaire (les huit partisans desquels émerge l’oiseau au troublant académique rouge portent des tuniques qui ne paraîtraient pas déplacées dans Le Détachement féminin rouge) mais qui n’échappe pas complètement à la métaphore christique, avec sa lumière pourpre reçue des cintres comme on serait touché par l’Esprit saint. Il a été créé en 1970 par Mickaël Denard alors que ce dernier n’était que premier danseur. Devenu étoile entre temps, Denard a immortalisé en 1975, pour la télévision française, deux extraits de son rôle. Il exsudait à la fois la force (la clarté des pieds dans les brisés de volée de la première variation) et l’abandon (le relâché de l’arabesque – première variation – ou les bras repliés au sol avec cette suspension digne des amortisseurs d’une DS – deuxième variation). Il présentait aussi un curieux mélange de détermination (le regard magnétique planté dans le public) et de langueur (les roulés au sol de la variation finale entre agonie et orgasme).

Mickaël Denard nous a quittés en février dernier. La saison prochaine, aucune soirée d’hommage n’a été programmée. Sans doute faudra-t-il à l’Opéra trois années, comme pour Patrick Dupond, avant de réagir. Un petit film d’hommage, utilisant l’archive de l’INA aurait néanmoins pu être concocté pour ouvrir cette soirée. Mais peut-être valait-il mieux ne pas convoquer le souvenir de cette immense interprétation au vu de ce que la maison avait à présenter sur cette saison. En début de série (le 28 avril), Francesco Mura ne s’est en effet guère montré convaincant en Oiseau. Le danseur, très à l’aise dans la veine « héroïque » (son Solor avec Ould-Braham nous avait séduit) manque de ligne pour rendre justice à la chorégraphie. Son arabesque est courte et forcée. La chorégraphie semble plus exécutée qu’incarné. L’élégie est cruellement absente. Gregory Dominiak paraît plus efficace en oiseau phénix. Mais c’est Fabien Revillion dans l’uniforme gris des partisans qu’il faut regarder pour voir véritablement un oiseau de feu.

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L’Oiseau de feu. Soirée du 18 mai. Yvon Demol (le Phénix), Mathieu Ganio (l’Oiseau)

Plus tard dans la série (le 16 mai), Mathieu Ganio interprétait à son tour l’Oiseau. En termes de lignes, on tutoie l’idéal. Le créateur du rôle même n’approchait pas cette facilité physique. Les temps levés avec rond de jambe 4e devant de l’Oiseau sont un plaisir des yeux. Mais Ganio manque absolument de cette sauvagerie qui évoquerait le Leader et qui rendrait plus émouvant par contraste les passages de la chorégraphie où le danseur joue sur le registre de la vulnérabilité. Dans la variation de la mort, Denard, le buste penché et montant une jambe en attitude seconde reste menaçant, ce n’est que lorsqu’il casse la ligne du cou et dépose sa tête sur l’épaule droite qu’on réalise que la bête est blessée. Avec Ganio, on a plutôt l’impression d’assister à la mort de la Sylphide…

Qui aurait pu rendre justice à ce rôle iconique ? On a bien quelques noms en tête mais ce ne sont pas ceux qu’on a vu apparaître sur les listes de distribution.

Le Chant du Compagnon errant : duos concertants

Ce ballet, déjà présenté lors de l’hommage à Patrick Dupond, montre un Béjart osant faire danser deux hommes ensemble tout en évitant l’écueil de l’homo-érotisme trop marqué. Dans le Chant du Compagnon Errant, sur le cycle de lieder du même nom de Mahler, le soliste en bleu symbolise la jeunesse et ses illusions tandis que le soliste rouge est le destin ou, mieux encore, la mort qui attend son heure et avec laquelle il faut apprendre à composer. Le ballet, composé pour Rudolf Noureev et Paolo Bertoluzzi, a depuis souvent été dansé par des stars de la danse. Il nécessite non seulement des personnalités individuelles marquées mais aussi une vraie connexion entre les deux interprètes.

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Le Chant du Compagnon errant. Soirée du 28 avril. Antoine Kirscher et Enzo Saugar

La distribution du 28 avril ne provoquait pas à priori l’enthousiasme sur le papier. Antoine Kirscher, promu premier danseur à l’issue du dernier concours de promotion annuel, s’est montré d’une grande faiblesse dans le pas de trois du Lac des cygnes en décembre. Enzo Saugar, distribué sur le soliste rouge est peu ou prou un inconnu. Il est quadrille. Il a réalisé un beau concours où il a été classé sans pour autant être promu coryphée.

Mais à notre plus grande surprise, le résultat a été plus que satisfaisant. Les deux danseurs ont une beauté des lignes qui emporte l’adhésion car ces dernières s’accordent parfaitement en dépit de leur différence de gabarit (Kirscher est plutôt frêle, notamment des jambes, et Saugar déjà très bâti). Produits de leur école, les deux interprètes accentuent les lignes avec toujours ce petit plus qui les rendent plus profondes et conséquemment plus signifiantes. Ils partagent aussi et surtout une musicalité jumelle. Ils répondent avec acuité et nuance à la musique et au timbre du baryton Samuel Hasselhorn. Antoine Kirscher garde ses fragilités mais n’en paraît ici que plus juvénile. Enzo Saugar ressemble à une Statue du Commandeur, à la fois protectrice et implacable. On passe un très beau moment.

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Le Chant du Compagnon errant. Soirée du 16 avril. Germain Louvet et Marc Moreau.

Le 18 mai, le duo étoilé n’était pas nécessairement très assorti physiquement. Germain Louvet (en bleu) est tout liane et Marc Moreau tout ronde bosse. Louvet, avec sa pureté de lignes, son ballon et sa batterie limpide portraiture parfaitement la jeunesse insouciante. Moreau, dans le deuxième mouvement s’oppose intelligemment en déployant une énergie concentrée et explosive là où, dans la même combinaison de pas, Louvet était tout soupir. La confrontation entre l’homme et son destin a bien eu lieu même si on ressent toujours une certaine réticence quand les danseurs sont l’un à côté de l’autre. Mais peut-être le fait que le baryton, Thomas Tatzi, criait tous ses aigus a pu nous rendre moins réceptif au couple d’étoiles qu’aux deux outsiders de la soirée du 28 mai.

Boléro(s) : Bottom, Middle and Top

Le Boléro est un de ces coups de génie comme il peut en arriver parfois dans le ballet ; c’est à  dire que la modernité et l’intemporalité de l’œuvre repose sur des ressorts très simples ancrés dans l’Histoire de la discipline. Boléro était dès l’origine un Ballet. Conçu en 1928 pour Ida Rubinstein, transfuge des Ballets russes de Serge de Diaghilev, et pour sa compagnie, le ballet se situait dans un bouge espagnol où une beauté exotique montait sur une table pour danser et déchaîner la passion des mâles. Ravel s’était résigné à cette interprétation par défaut, lui qui voyait une danse d’ouvriers sortant de l’usine, l’ostinato figurant sans doute le rythme obsédant de la chaîne de production. Même le titre a sans doute été déterminé par défaut. La partition de Ravel se compte à trois temps quand un Boléro authentique se compte à quatre.

En 1961, à la Monnaie de Bruxelles, Béjart revint en quelque sorte au ballet original de Nijinska-Rubinstein en plaçant sur scène une immense table basse rouge, disponible dans les magasins du théâtre, et une pléthore de chaises de la même couleur. À l’époque, c’est une femme, Duška Sifnios, qui « succédait » à Rubinstein au centre de la table. Les garçons tout autour faisaient tomber la cravate et desserraient les cols au fur et à mesure que l’imperturbable oscillation en développés fondus se perpétuait. Aujourd’hui, l’interprétation du Boléro est devenue beaucoup moins anecdotique et plus musicale. Le chorégraphe comparait « la », et bientôt « le », soliste central à la mélodie et le corps de ballet (un temps alternativement masculin ou féminin, mais la forme masculine semble s’être imposée) à la masse orchestrale.

Un autre indice de la puissance de cet opus béjartien vient justement du fait que le rôle, loin d’être univoque, est un medium parfait pour faire ressortir les qualités profondes d’un interprète (et parfois malheureusement aussi ses faiblesses). On aura été plutôt chanceux ces fois-ci. Chacun des danseurs qu’on a pu voir attirait l’attention sur un aspect particulier de la chorégraphie ainsi que sur une partie de leur corps.

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Boléro. Soirée du 28 avril. Hugo Marchand

Avec Hugo Marchand qui ouvrait le bal, ce sont les jambes que l’on regardait. Ses oscillations en petits fondus, énergiques et imperturbables, étaient véritablement hypnotiques. Élégiaque et androgyne, présence presque évanescente en dépit de sa taille conséquente, Marchand avait bien sûr des bras mousseux mais on était fasciné par la musique du bas du corps dont la mélodie semblait littéralement émaner.

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Boléro. Répétition publique du 5 mai. Audric Bezard.

À l’occasion du cours public donné à Bastille (le 5 mai), il nous aura été donné d’assister à un filage du ballet, sur bande enregistrée et sans corps de ballet, avec Audric Bezard. Lors de cette découverte inattendue, l’attention se porte sur le buste aux contractions reptiliennes et sur les bras puissants et sensuels du danseur. Là où Marchand était la musique, Bezard, semblait ouvrir tous les pores de sa peau afin d’en absorber l’essence et pour lentement s’en repaître ; une bien belle promesse que le danseur a très certainement concrétisée lors des représentations complètes

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Boléro. Soirée du 18 avril. Ludmila Pagliero entourée de Gregory Dominiak, Florent Melac et Florimond Lorieux

Avec Ludmila Pagliero, le 16 mai, on recentre toute son attention sur les mains, immenses et comme démesurées de l’interprète qu’on n’avait jamais remarquées auparavant… La danseuse, qui apparaît étonnamment juvénile (elle qui habituellement paraît si femme) déploie une sorte de soft power. Sinueuse et insidieuse comme la mélodie, Pagliero ne paraît plus tout à fait humaine. Au moment où les garçons commencent à entourer la table en attitude, poignets cassés, on croit deviner une architecture arabo-mauresque dont la danseuse serait la coupole ornée d’un croissant.

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Au final, la soirée se terminait donc à chaque fois sur une note ascendante. L’hommage à Maurice Béjart, en dépit du bémol de mes distributions sur l’Oiseau de feu peut donc être considéré comme une réussite. C’est que les trois ballets choisis, qui ne sont pas isolés dans l’œuvre du chorégraphe décédé en 2007, justifient à eux seuls la place majeure qu’il tient dans le concert des chorégraphes du XXe siècle.

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The Dante Project: McGregor en trois dimensions

IMG_20230522_073753Palais Garnier, représentations des 3 et 15 mai – Ballet de l’Opéra de Paris; Musique et direction d’orchestre : Thomas Adès, Chorégraphie : Wayne McGregor, Décor et costumes: Tacita Dean; Lumières; Lucy Carter, Simon Bennison; Dramaturgie: Uzma Hameed

The Dante Project a été créé à Londres à une époque où il fallait montrer patte blanche sanitaire à chaque poste-frontière. Je m’étais donc contenté, pour découvrir la création de Wayne McGregor, du streaming proposé sur le site de Covent-Garden. Mauvaise idée : l’œuvre ne prend pas sens sur écran plat. La partition de Thomas Adès et les créations de Tacita Dean, également monumentales, ont besoin d’espace pour se déployer. Mais surtout, le projet d’ensemble – de la dramaturgie aux lumières, de la chorégraphie aux décors, de la musique aux costumes – ne se laisse vraiment appréhender que dans sa globalité. Aussi vaut-il mieux, pour découvrir pleinement cette création, ne pas se placer trop près de la scène, et résister à la tentation des jumelles : dès qu’on se focalise trop sur un détail, on est sûr de rater quelque chose.

Nous voilà conviés à un voyage en trois temps (Inferno, Purgatorio, Paradiso), dans des ambiances radicalement distinctes. Le pèlerinage dans les cercles de l’Enfer est à la fois éprouvant et impressionnant ; on se sent comme écrasé par le décor – un dessin à la craie reflété par un miroir, qui selon l’éclairage, semble une forêt, une grotte, une montagne ou un immense glacier – sous le regard duquel évoluent des fantômes dont on peine parfois à reconnaître les visages. Cette partie, créée en premier par McGregor, est sans conteste la plus réussie, en tout cas la plus variée du point de vue des rythmes et des humeurs, tant musicales que chorégraphiques. On y rencontre des exilés, des passeurs, des voleurs, un Ulysse rampant et tout caoutchouteux (incarné par un remarquable danseur non identifié dans la feuille de distribution du 3 mai, puis par l’étonnant Loup Marcault-Derouard le 15 mai), des couples au destin tragique (Paolo et Francesca, Didon et Énée), quatre femmes en colère qui se donnent d’impressionnants coups de tête, des devins assez drolatiques, un chemin de croix qui donne lieu à de poignantes figures au sol, un Pape, un grand pas sur une musique de cirque qui donne lieu à une étonnante battle de fin de classe, et, bien sûr, Satan (qui prend la forme, selon les distributions, de Valentine Colasante ou Roxane Stojanov).

Le personnage de Dante, manifestement torturé, est à la fois acteur et spectateur, alternativement au bord du cercle tracé au sol, et puis dedans. Chaque séquence, dans une logique plus atmosphérique que narrative, donne à ressentir une douleur, une tension, une torsion des sens, de l’esprit et du corps. On reconnaît aisément la gestuelle de McGregor, faite d’excès, de profusion et de vitesse, mais contrairement à d’autres pièces du chorégraphe, où l’esbroufe m’a souvent semblé prendre le dessus, les évolutions des danseurs paraissent canalisées par le sens, et on écarquille les yeux pour mieux ressentir, si ce n’est comprendre. La musique d’Adès, qui ne craint ni le pastiche ni les ruptures de style, et se relève orchestralement très riche, contribue sans conteste à cette réussite : quand la partition fait boum-boum, McGregor sombre trop facilement dans le mécanique, alors que si l’on lui donne un ligne mélodique à étirer, il sait aller au-delà de ses tics chorégraphiques.

La création de McGregor est une coproduction asymétrique entre l’Opéra de Paris et le Royal Opera House (à part la confection des costumes, tout vient de Londres), et elle a été clairement réglée sur le corps des danseurs du Royal Ballet, avec notamment un rôle sur-mesure pour Edward Watson, qui a fait ses adieux à la scène dans le rôle de Dante. On n’était pas sûr que les danseurs parisiens pourraient soutenir la comparaison. Eh bien, ils s’en sortent plutôt bien : sans avoir la longiligne figure émaciée du créateur du rôle, Germain Louvet comme Paul Marque s’approprient le rôle avec une visible intensité dramatique (en cela, Louvet est sur la lancée de son très poignant Compagnon errant, tandis que Marque déploie une facette inédite de sa présence scénique).

Le seul élément qui ne fonctionne pas vraiment est le partenariat entre Dante et son prédécesseur en poésie Virgile, incarné à Londres par l’excellent Gary Avis : à Garnier, on a choisi d’apparier Louvet avec Irek Mukhamedov : la prestation de ce dernier, sans être embarrassante, est tout de même un poil pataude, ce qui nuit à la fluidité des pas de deux entre Dante et Virgile. De son côté, Paul Marque danse avec un Arthus Raveau qui, même vieilli par son collier de barbe, reste bien juvénile : du coup, le partenariat manque de densité.

En Inferno, tout est poussière et fumée (la craie qui recouvre certaines parties du corps des danseurs  se répand au sol au gré de leurs roulades). La séquence du Purgatorio nous transporte dans une ambiance lumineuse et méridionale, sous le regard d’un grand arbre aux feuilles vert tendre. À une mélopée d’inspiration orientale, correspond une gestuelle apaisée, enroulée et fluide. Ce monde est placé sous le signe de l’amour, Dante – dont le personnage se démultiplie – se remémorant ses trois rencontres avec Béatrice (enfant, jeune et adulte). À la première vision de l’œuvre, le souvenir des fureurs de la première partie m’avait fait trouver ces réminiscences bien pâles. L’impression est toute autre la deuxième fois, et sans doute Léonore Baulac y est-elle pour quelque chose : elle enlace le torse de Paul Marque de son bras avec une fougue qui nimbe de sensualité et de nostalgie toute la suite du pas de deux. La séduction opère et on oublie la technique (là où Hannah O’Neill, plus hiératique, ne fait pas oublier l’acrobatie qu’elle compose avec Germain Louvet).

Pour le Paradiso, Tacita Dean n’a pas réalisé un tableau, mais une vidéo de 30 minutes, diffusée sur un écran au-dessus de la scène. Et il faut faire l’effort de regarder l’ensemble : c’est la connexion entre la vidéo, la danse et la musique, toutes placées en ostinato sous le signe du cercle, qui fait la qualité hypnotique de cette dernière partie. Faisant écho à la musique, la vidéo et les lumières font une boucle qui se répercute sur les danseurs, dont les justaucorps en blanc satiné sont faits pour refléter la couleur. Si l’on ne regarde qu’en bas, ces changements de lumière paraissent très chromo. Mais si on voit l’ensemble, le motif d’ensemble séduit. Et on se rend compte aussi que les évolutions des « corps célestes », bien que dominées par la figure du tourbillon, sont bien plus variées qu’il n’y paraît. Il y a beaucoup à danser pour le corps de ballet dans ce Dante Project, qui est sans doute, à ce jour, la création la plus aboutie de Wayne McGregor et ses comparses.

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Balanchine: au milieu de l’Atlantique

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Who Cares? Décors Paul Gallis (détail).

Deux parties, deux ambiances. À vol d’oiseau, le trajet entre Saint-Pétersbourg (Ballet impérial) et New York (Who Cares ?) vous fait passer l’entracte quelque part au milieu de l’Atlantique. La première pièce du programme Balanchine, qui est en partie un brouillon des créations postérieures de George, m’a d’abord fait l’effet d’un exercice de style. Le soir de la première, Ludmila Pagliero et Paul Marque semblaient en démonstration pour le Balanchine Trust : « T’as vu ? Je fais tout, même les bizarreries, comme tu m’as dit ! ». C’est à la fois impressionnant de maîtrise, et bien froid. Le lendemain, Héloïse Bourdon et Audric Bezard, techniquement moins à l’aise, racontent une histoire – intrigue de cour et un peu de cœur –, et ce souffle de tension amoureuse fait qu’on cesse de regarder sa montre pour vérifier la différence entre temps objectif et temps ressenti (9 février). Quasiment un mois plus tard, Hannah O’Neill et Marc Moreau, étrennant leur étoile nouvelle, font revenir la pièce sur le versant formel. Las, à un moment, le cavalier fait tourner sa cavalière de manière un peu trop penchée, et  par la suite, sa tension devient douloureusement visible. Souhaitons que l’étoilat permette à damoiseau Moreau de dompter le stress (4 mars).

Dans Who Cares ?, il m’a fallu attendre la deuxième représentation pour voir le style qui manquait à la première, du côté des filles : Charline Giezendanner, dans Do Do Do, a le déhanché et le roulement d’épaule jazzy. C’est discret, chic et charmant. Non contente d’entraîner Gregory Dominiak dans son sillage, elle donne in fine l’impression, par des retirés musicalement impérieux, de donner elle-même le tempo à l’orchestre. C’est grisant (soirées des 9 février et 4 mars). Il faudrait plusieurs Charline pour donner du peps aux évolutions du corps de ballet féminin. Il y a aussi Dorothée Gilbert, flirteuse en chef dans The Man I Love : la ballerine a le déhanché balanchinien voluptueux, mais sans ostentation : cet art d’être le style sans le montrer est délicieux (9 février). On retrouvera la même impression, en moins canaille, chez Ludmila Pagliero (4 mars).

Côté garçons, Germain Louvet donne l’impression d’être une projection des fantasmes des trois filles avec lesquelles il danse : c’est l’homme idéal, celui qui n’existe que dans tes rêves, mon chou (8 février). Jeremy-Loup Quer (9 février) comme Mathieu Ganio (4 mars), ont une présence plus réelle. On s’amuse à voir dans les trois filles qu’ils courtisent autant de new-yorkaises : pour Quer, l’amoureuse (Mlle Gilbert), l’impétrante (Roxane Stojanov, Embraceable You), la pétulante (Bianca Scudamore, Who Cares ?). Pour Ganio, celle qui fait ses premiers pas dans le monde (Mlle Pagliero), l’intello qu’on croise au Metropolitan Museum (Laura Hecquet), et la libérée, celle qui virevolte dans Central Park (Hannah O’Neill).

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Balanchine in Paris.  “Alas…it’s a bore.”

Ballet Imperial/Who Cares? Paris Opera Ballet, February 10, 2023.

I had a great time during intermission, which bodes ill for what will follow.

This double-bill ballet evening supposedly counterpoints “masterpieces” from contrasting moments in time — 1941 and 1971. Yet the two pieces, new to the Paris repertoire, were danced almost interchangeably in terms of rhythm, attack, and, indeed, inventiveness. After an exhausting series of Swan Lakes during December and January, how on earth did the once perfect but a now obviously under-rehearsed corps manage to be consistently out of line almost throughout these two little “easy” American ballets? I did everything possible not to groan aloud.

« Look at all the captivating fascinating things there are to do”

“Name two”

“Look at all the pleasures

All the myriad of treasures we have got.”

“Like What?”*

Sometimes these days, Balanchine ballets can seem like dusted off museum pieces that refuse to come to life. But as Balanchine knew, anything can come alive if the music is right. Ah music. All music has an emotional (albeit not necessarily narrative) arc. Perhaps part of my “meh” reaction to this double-bill might be laid at the doorstep of the Orchestre de l’Opéra national de Paris under Mikhail Agrest’s restrained baton: schoolroom tidy for the Tchaikovsky piano concerto, then utterly lacking a drop of razzamatazz for the Gershwin.

Ballet Imperial, aka Tchaikovsky Piano Concerto #2 in the US

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Fred Astaire and Lucille Bremer. « This heart of mine ». Ziegfield Follies. 1946.

You can see every tree almost saying “Look at me!”

“What color are the trees? “ “Green!”

“What color were they last year?” “ “Green!”

“And next year?” “Green!”

“It’s a bore.”*

No concerto – even if you re-re-name it Number Two for NYCB after having gotten rid of the sets and costumes for that original thing first entitled “Ballet Imperial” – is ever about “I show up, play fancy, and then go home.” Alas, that was the feeling that dominated both in the pit and on stage on Friday night.

With the exception of the always just-right and delicious Marine Ganio  [who can lay claim to the title of most overworked and underrated dancer in the company], the other minor soloists proved cautious, self-conscious, or just plain stiff (special mention to Silvia Saint Martin).

Oh and yes, there she was. Ludmila Pagliero was all pulled up: a pliant partner, a soloist lit from within, with nowhere to go during so much of the dull and predictable choreography.

But Paul Marque came to the rescue and caressed his ballerina in masterful gently-landed lifts [even that super-awkward one in attitude front where she falls back and then hops on pointe with bended knee. It’s always been an ugly one]. Marque was marvellous in returning his partner to the ground as if she were as light as an autumn leaf. You could sense that he had his own narrative thing going on and bravo to him.Marque did his responsive best as the token male who represents one finger in the cat’s cradle/labyrinth of females-with-connected-hands movement. Just how many times did Balanchine do this “signature move” in his works?  I would have preferred that the Paris Opera Ballet offer “Theme and Variations,” which uses the same themes and patterns but which has a spine. That ballet would have given the blossoming Paul Marque more of a chance to shine.

This thing called Ballet Imperial went on and on and nowhere. Some fouettés were offered up at some point. Woo-hoo?

*

 *                                                     *

Who  Cares?

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Fred Astaire & Eleanor Powel « Begin the Beguine ». Broadway Melody of 1940.

“Don’t you marvel at the power of the mighty Eiffel Tower?”

“How many stories? “ “Ninety!”

“How many yesterday?” “Ninety!”

“How many tomorrow?” Ninety!”

“It’s a bore.”*

A backcloth with a vaguely New Yorker-style cover illustration of skyscrapers is now a dated cliché. But at least it was less hard on the eyes than that dull cyclorama, predictably blue and bland since early television recordings. (And which had been deemed sufficient for the previous ballet).

In 1971, this ballet claimed to pay homage to beloved Gershwin musicals of the past. And for a generation or two afterwards, often an audience member would hum along.

Clearly no youngster in this audience had ever heard of Gene Kelly or Fred Astaire [both still alive and venerated in 1971] or…George Gershwin. So did the under age fifty audience pay attention? Kinda.

OK there is nothing a conductor can ever do about the Balanchine’s beloved and somehow sublimely tacky orchestrator, Hershey Kay. Except maybe, give up and give in to that old “ba-da-boom” of Broadway melodies. Here George Gershwin’s jazzy swoop just bumbled along in the orchestra pit. If dancers have no air under their feet, they cannot fly.

The first part is a medley/mash up of relatable tunes, created to give kids in the corps about 15 seconds of fame. Their moments are totally fleeting, kind of as pointless as confetti. After the corps has sufficiently increased the running time  [which included some haplessly missed marks], Mr B. begins to unleash the mini-soloists. A loud “yes” goes out to the swoop and charm of Seohoo Yun and to the natural swing and flow of Roxane Stojanov .

Then all these other people show up. [Apparently, this has always been a ballet in two parts. To me it was always just shapeless].

“But think of girls!”

“It’s either yes or no

And if it’s no or if it’s yes

It simply couldn’t matter less.

It’s a bore.”*

 As to “the” Fred and Ginger/Gene and Cyd avatars… I preferred Léonore Baulac and Germain Louvet later, alone in their solos, rather than together. Don’t get me wrong, there is nothing wrong in what they do as a pair, lovely lines. They clearly like each other, dance to each other. But as far as a couple goes, you never sensed that shiver of desire. Alas this description applied to whomever the cheerful and charming Louvet ended up dancing with.  It’s weird, he’s a generous and well-meaning partner and fun to watch but here he just didn’t connect to anyone. Watching Louvet was like watching Eleanor Powell, an asteroid, a comet, doing her own marvellous things. Who remembers who her partners/satellites were? Who were Louvet’s? (F.Y.I. Baulac/Colasante/O’Neill).

Hannah O’Neill, on her own in “I’ll Build a Stairway to Paradise,” rode on whatever inflections she could glean from the lackluster conducting with poise and discretion.  Léonore Baulac’s solo “Fascinatin’ Rhythm” had snap but could have been bigger, in the sense of more openness out of the hip. Valentine Colasante’s “My One and Only” was luscious and beautifully outlined, but read as oddly unmusical, so unusual for her. (N.B.: leaden orchestra’s fault).  In his solo then, Germain Louvet, finally liberated from the females [and I am sure he doesn’t think about it this way, but is he just better when he dances unhindered?] proved very smooth, silkily, and jaunty. Nevertheless, he lacked that mysterious “something else” a Gene Kelly, or a Georges Guétary, or a Louis Jourdan, brought to their musicals back in the day.

I did not even try to score a ticket for another cast. Worse than that, I had come home from the theatre, written the above, printed it out, and put it in a drawer. Who’d care?

“Look at Paris in the spring when each solitary thing is more beautiful than ever before.”

“It’s a bore.”*

Quotes from *Lerner and Loewe, “Gigi.” Look up either the Broadway version from 1951 or the MGM version by Vincente Minelli from 1958.

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Balanchine à l’Opéra: sous la triste bannière étoilée

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Nomination. Le couple étoilé de Ballet impérial. Hannah O’Neill et Marc Moreau. 2 mars 2023

Commençons, une fois n’est pas coutume, par l’épilogue. Ma dernière soirée Balanchine de cette saison s’est achevée par une double nomination d’étoile. De manière assez inusitée, Alexander Neef et José Martinez sont montés sur scène à la mi-temps du programme. Le premier a annoncé d’abord la nomination étoile d’Hannah O’Neill puis, celle de Marc Moreau, les interprètes des deux rôles solistes principaux de Ballet impérial. Si la nomination de Mlle O’Neill était attendue depuis quelques temps et arrive presque tardivement, celle de Marc Moreau était une surprise. Le danseur est un vétéran de la compagnie qui a assez longtemps stagné dans la classe des quadrilles puis des sujets avant de passer premier danseur en 2019. Il y avait quelque chose d’émouvant à voir l’incrédulité puis l’effondrement joyeux du danseur à cette annonce. J’en ai presque oublié que je n’ai pas été tendre avec Moreau ces deux dernières saisons que ce soit dans Rhapsody d’Ashton, dans le Lac ou très récemment dans le soliste à la Mazurka d’Etudes. Marc Moreau est un excellent danseur mais, ces derniers temps, j’ai trouvé qu’il mettait beaucoup de pression et de contrainte dans sa danse dès qu’on lui confiait un rôle purement classique. C’est le syndrome, très Opéra de Paris, des danseurs qu’on laisse trop attendre et qui deviennent leur propre et impitoyable censeur. Cette nomination est donc à double tranchant. Soit elle libère enfin l’artiste (qui a montré l’année dernière ses qualités dans Obéron du Songe de Balanchine), soit elle finit de le contraindre. Et Marc Moreau n’a pas énormément de temps d’étoilat avant la date fatidique de la retraite à l’Opéra. On lui souhaite le meilleur.

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Cette double nomination aura mis quelques étoiles dans un programme bien peu étincelant par ailleurs.

Il présentait pourtant deux entrées au répertoire et donc deux nouvelles productions de ballet par le maître incontesté de la danse néoclassique au XXe siècle. Mais on peut se demander si ces additions étaient absolument indispensables…

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Ballet impérial. Pose finale. 16 février 2023.

Ballet impérial est un Balanchine de la première heure américaine. Il a été créé en 1941 pour l’American Ballet, alors toute jeune compagnie. Mais pour être un « early Balanchine », Ballet impérial est-il pour autant un chef-d’œuvre ? Disons plutôt qu’il a un intérêt historique. À l’époque de sa création, il fut ressenti comme très moderne. Le ballet symphonique, dont Léonide Massine était alors le grand représentant, avait le vent en poupe. Mais à la différence de Massine qui était tenté par l’illustration des programmes d’intention des compositeurs (comme dans la Symphonie fantastique de Berlioz), Balanchine proposait un ballet presque sans argument qui réagissait uniquement à la musique. De plus, en dépit de l’utilisation des oripeaux traditionnels du ballet (tutus-diadèmes pour les filles et casaques militaires-collants pour les garçons), le chorégraphe a truffé son ballet de petites incongruités qui marquent la rétine. Ainsi, la ballerine principale, placée en face de son partenaire qui avance, recule en sautillés sur pointe arabesque. À un moment, elle fait de petits temps levés en attitude croisée face à la salle qu’elle répète en remontant la pente de scène et dos au public. La deuxième soliste féminine, pendant un pas de trois avec deux garçons, est entrainée par ces derniers dans une promenade sur pointe en dehors. Les danseurs font alternativement des grands jetés tout en continuant à la faire tourner sur son axe.

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Alors pourquoi ce ballet n’entraine-t-il pas mon adhésion ? C’est qu’en dépit de ses qualités additionnées, Ballet impérial souffre d’un cruel défaut de structure, un peu à l’image du concerto n°2 pour Piano de Tchaïkovski sur lequel il est réglé. Le long premier mouvement, Allegro Brillante, commence d’une manière tonitruante et dévoile d’emblée toute la masse orchestrale avant de s’apaiser et d’additionner les thèmes. De même, Balanchine montre d’emblée l’ensemble de la compagnie. Au lever du rideau, huit garçons et huit filles placés en diagonale se font face. Après une révérence, huit autres danseuses entrent sur scène. Moins de trois minutes se sont écoulées et on a vu tout ce qu’il y avait à voir. Les ballabiles, habituellement point d’orgue dans les grands classiques et néoclassiques, se succèdent de manière monotone. À la fin de l’Allegro Brillante, la pose finale laisse penser que le ballet est teminé. Or il reste encore deux mouvements à venir. Ballet impérial est une œuvre sans montée d’intensité. Au bout d’un moment, l’attention s’effiloche. On se prend à faire la liste des inventions visuelles que Balanchine a réutilisées plus tard dans ses vrais chefs-d’œuvres.

Un autre problème vient aggraver encore ce manque de structure : la production. En effet, de 1941 à 1973, ballet impérial évoquait la Russie de Catherine II. Dans certaines productions, la Ballerine principale portait même une écharpe de soie censée être très régalienne, et lui donnant occasionnellement un petit côté « miss ». Il y avait un décor représentant les bords de la Neva à Saint Petersbourg. Mais en 73, Balanchine décida d’effacer toute référence nostalgique. Les tutus à plateaux et les uniformes masculins disparurent au profit de robes mi-longues de couleur rosée pour les filles et de simples pourpoints pour les garçons. Le ballet fut rebaptisé Tchaikovsky concerto n°2 et c’est ainsi qu’il est dansé dans la plupart des compagnies américaines aujourd’hui. Néanmoins, Ballet impérial, qui avait été donnée à d’autres compagnies (notamment le Sadler’s Wells, futur Royal Ballet) demeure avec tutus, diadèmes et casaques. Mais Balanchine, sans doute pour inciter à terme les compagnies à adopter la version 73, a exigé la suppression des décors. Et il faut reconnaitre que l’effet n’est pas des plus flatteurs. Sur une scène seulement habillée de pendrillons noirs et d’un cyclo bleu, pas même deux ou trois lustres pendus comme c’est le cas dans Thème et Variations pour suggérer un palais, les costumes de Xavier Ronze  pour la production de l’Opéra paraissent fort déplacés. Les garçons particulièrement semblent porter des pourpoints d’un autre temps et on se prend à remarquer combien ils sont en sous-nombre par rapport aux filles, marque d’une époque où, aux États-Unis, on comptait trop peu de danseurs suffisamment formés pour remplir un plateau. Ballet impérial, qui fut jadis un manifeste de modernité, apparaît ici comme une vieillerie.

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« Ballet impérial ». Corps de ballet. Saluts.

Qu’est-ce qui a poussé le ballet de l’Opéra à opter pour Ballet impérial plutôt que Concerto n°2 ? Dans ce dernier, les problèmes de structure de l’œuvre demeurent mais l’ensemble parait plus organique. Lorsque c’est bien dansé, avec une compagnie qui l’a dans les jambes, on peut même y prendre du plaisir. Ce fut le cas en 2011 lorsque le Miami City Ballet fut invité aux Étés de la Danse. On se souvient encore du trio formé par les sœurs Delgado et Renato Penteado.

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Or le ballet de l’Opéra, célébré encore universellement aujourd’hui comme un des meilleurs corps de ballet du monde, est loin de se montrer à la hauteur. Au soir de ma première, le 10 février, les lignes très géométriques voulues par Balanchine, alternant les carrés et les formations en étoiles qui s’entrecroisent, confinent au sinusoïdal. Ni les garçons ni les filles ne parviennent à l’unisson. L’une d’entre elles ne sait clairement pas où la prochaine mesure doit la porter. Cela s’est arrangé par la suite (15 février) sans jamais atteindre la perfection immaculée. Au soir de la représentation étoilée (2 mars), une danseuse rentre quand même dans une autre au moment d’un croisement de diagonale. Faut-il en imputer la faute aux répétiteurs ou la programmation ? Répéter en même temps Ballet impérial, Études (soirée Dupond) et Giselle pour la tournée en Corée du Sud peut s’avérer délicat même pour une compagnie de la taille du ballet de l’Opéra. Les jeunes quadrilles et surnuméraires, souvent « remplaçants de remplaçants » doivent apprendre tous les rôles et toutes les places afin, si besoin, de rentrer au pied levé. Dans un ensemble, les recours multipliés à ces jeunes artistes finissent par se voir nonobstant le talent et la bonne volonté que ces derniers déploient.

Au niveau des « principaux », le compte n’y est pas non plus le 10 février. En deuxième soliste, Silvia Saint-Martin, une autre de ces artistes talentueuses qui a beaucoup attendu et s’est mise à avoir une présence à éclipse, ne passe pas la rampe. Elle ne se distingue pas assez physiquement de la première soliste, Ludmila Pagliero, qui d’ailleurs ne semble pas au mieux de sa forme. Cette dernière rate par exemple à répétition une des incongruités balanchiniennes typique de Ballet impérial : les doubles tours seconde sur quart de pointe, jambe pliée, terminés en arabesque. Il est troublant de voir Pagliero, habituellement si sûre techniquement, achopper sur une difficulté technique. Plus dommageable encore, sa connexion avec le protagoniste masculin, Paul Marque, pourtant irréprochable, est quasi-inexistante. C’est regrettable. L’andante est le moment Belle au bois dormant acte 2 de Ballet impérial. Il préfigure aussi l’adage de Diamants (1967) : les danseurs s’approchent et se jaugent en marchant de côté chacun dans sa diagonale. Il y a même une once de drame dans l’air. La ballerine se refuse et le danseur doit faire sa demande plusieurs fois. Ici, rien ne se dégage de ce croisement chorégraphique.

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Ballet impérial. Ludmila Pagliero et Paul Marque.

L’impression est toute différente le 15 février. Hannah O’Neill est une deuxième soliste primesautière qui s’amuse avec ses deux compagnons masculins dans le fameux passage de la promenade-grand jetés. Cette posture joueuse contraste bien avec la sérénité élégante et la maîtrise régalienne du plateau déployées par Héloïse Bourdon en première soliste. En face d’elle, Audric Bezard sait créer le drame avec presque rien. Il y a une vibration dans l’air lorsque les deux danseurs s’approchent et se touchent. Bezard, plus imposant que Marque et de surcroît mieux accompagné d’un corps de ballet féminin plus à son affaire, met en valeur le passage où le danseur actionne comme un ruban deux groupes de cinq danseuses. Au soir du 10, le pauvre Paul Marque semblait s’adonner à un concours de force basque. Ce leitmotiv balanchinien, utilisé dans Apollon dès 1928, puis dans Sérénade (1934) ou enfin dans Concerto Barocco (1941) prend avec Bezard une dimension poétique. Le cavalier semble aux prises avec les fantômes de ses amours passées. Les deux « têtes de ruban », Caroline Robert et Bianca Scudamore s’imbriquent avec beaucoup de grâce en arabesque penchée sur son dos.

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Ballet impérial. Héloïse Bourdon et Audric Bezard

Le 2 mars, c’est d’ailleurs la damoiselle Scudamore qui endosse le rôle de la deuxième soliste. Elle le fait avec la légèreté et la facilité qui lui sont coutumières. Sa série de pirouettes sur pointe à droite et à gauche, reflétée par le reste du corps de ballet féminin est exemplaire. Hannah O’Neill, sans effacer chez moi le souvenir de Bourdon, sait se montrer déliée et musicale. C’est d’ailleurs elle qui maîtrise le mieux les redoutables tours sur quart de pointe. Nomination méritée donc. Marc Moreau, quant à lui, accomplit une représentation au parfait techniquement. Il est sans doute un peu petit pour sa partenaire mais gère plutôt bien cette difficulté notamment dans le passage aux reculés sur pointe. S’il a abandonné les gestes saccadés et coups de menton soviétiques qui nous ont tant agacé dans Études, il respire encore un peu trop la concentration pour emporter totalement mon adhésion. Avait-il eu vent d’une potentielle nomination ? En tous cas, c’est dans Who Cares ?, juste après avoir été nommé, qu’il a surtout montré son potentiel d’étoile de l’Opéra.

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Bianca Scudamore, Thomas Docquir et Florent Melac. La deuxième soliste et ses cavaliers

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Who Cares ?, justement. La deuxième entrée au répertoire de ce programme et sans doute la plus déplacée… George Balanchine était un homme malin. Arrivé dans un pays quasiment vierge en termes de ballet classique (même Michel Fokine s’y est cassé les dents quand il y a tenté sa chance), il savait à l’occasion caresser le public américain dans le sens du poil pour obtenir son soutien. Dans Square Dance, il présentait des danseurs sur des musiques de Corelli et Vivaldi dans des formations qui auraient pu être celles d’une danse de cour mais en les accompagnant des commentaires scandés d’un « square dance caller », il resituait tout le ballet sous une grange du midwest un soir de moisson. Dans Casse-Noisette, il faisait référence  à la danse arabe, dansée par une soliste féminine en tenue très légère, comme le passage « for the daddies » : il présentait aux maris et pères de familles accompagnateurs, morts d’ennui, l’évocation presque sans détour d’un spectacle de « burlesque » (un numéro d’effeuillage). Stars & Stripes, « le petit régiment » est un autre de ces ballets « américains » où la vulgarité assumée des costumes et de la musique suscite un enthousiasme facile. Who Cares ?, créé en 1970, est de cette veine. La musique de George Gershwin, avec qui Balanchine a travaillé brièvement à Broadway, est d’ailleurs augmentée et alourdie par l’orchestration sucrée d’Hershy Kay comme la musique de Souza pour Stars & Stripes. À la création, une critique toute à la dévotion du dieu vivant qu’était Balanchine (notamment Arlene Croce), a voulu y voir un chef-d’œuvre qui citait non seulement Raymonda (4 garçons en ligne font des doubles tours en l’air. Soit…), Apollon (car l’unique soliste masculin danserait avec trois danseuses solistes. Mais contrairement à Apollon, il n’en choisit aucune et elles ne dansent pas vraiment de concert) et Fred Astaire… Arlene Croce refusait cependant d’y voir un exercice de nostalgie du « Good Old Broadway » mais bien un ballet classique contemporain.

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« Who Cares? ». Saluts le 10 février.

C’est pourtant bien ce qu’est devenu Who Cares ?, un des numéros quasi-obligatoires de toute tournée d’une compagnie américaine à l’étranger. Dansé par le San Francisco Ballet, le Miami ou bien sûr le New York City Ballet, la pièce a un petit côté bonbon acidulé qui montre l’énergie et l’enthousiasme des danseurs américains ; leur « joie de danser » diront certains. Mais ces danseurs états-uniens, quoiqu’à un moindre degré aujourd’hui, sont baignés depuis l’enfance dans ce répertoire, qu’ils ont forcément rencontré à l’occasion d’un high school musical. Ils peuvent sans doute fredonner les paroles (lyrics) des chansons comme des Français le feraient pour La vie en rose de Piaf. Lorsqu’ils dansent, il y a un sous-texte. Le soir de ma première, dans le grand escalier à la fin du spectacle, une jeune femme disait à son amie : « je suis sûre d’avoir reconnu la musique de West Side Story ».

Les danseurs de l’Opéra pouvaient-il apporter autre chose que du mimétisme à Who Cares ? Non. Ils font de leur mieux mais soit cela tombe à plat (le 10 février) soit cela parait plaisant mais globalement insipide (le 2 mars). Comme pour Ballet Imperial, le Who Cares ? lasse par sa succession de tableaux à n’en plus finir. Il se termine néanmoins par une danse d’ensemble digne d’un final sur I Got Rythm.

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Entre deux moments de flottement, on peut trouver quelques éléments de satisfaction. Léonore Baulac (le 11 et le 15 février), dont c’est la rentrée cette saison, est fine, enjouée et déliée en soliste rose. Elle manque un peu de capiteux dans The man I love mais parvient à évoquer (le 15) une jeune Ginger Rogers aux côtés d’un Germain Louvet qui danse avec précision et légèreté mais ne varie pas d’un iota sa posture, quelle que soit sa partenaire. Les deux premiers soirs par exemple, il danse avec Valentine Colasante en soliste en parme pourtant aux antipodes de Baulac. Statuesque, sûre d’elle, femme puissante, elle se laisse voler un baiser avec délectation (Embraceable You). La soliste en rouge est tour à tour interprétée par Hannah O’Neill, un peu lourde le 10 et par Célia Drouy le 16 qui insuffle à son Stairway to Paradise une vibration jubilatoire communicative. Ceci n’empêche pas damoiseau Louvet de servir exactement la même – délectable – soupe à ces deux incarnations contrastées du même rôle.

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C’est sans doute le 2 mars que Who Cares ? a été au plus près de nous satisfaire. La salle et la scène étaient, dès le départ, comme électrisées par la nomination des deux danseurs étoiles. Le tableau des filles en violet dégageait une tension nerveuse assez roborative et le passage des petits duos des demi-solistes (filles en rose et garçons en violet) était sans doute le plus homogène des mes trois soirées. Jusque-là, on avait surtout remarqué Roxane Stojanov, la seule à avoir la dégaine requise, notamment pour son duo « Tu m’aimes, je te fuis. Tu pars, je t’aguiche » avec Gregory Dominiak. Le 2 mars, Camille de Bellefon et Chun-Wing Lam ont du feu sous les pieds dans S’Wonderful, Ambre Chiarcosso et Antonio Conforti sont adorables dans That Certain Feeling de même que Pauline Verdusen et Manuel Garrido.

Surtout, Marine Ganio est une superbe soliste rose. Son plié relâché est souverain et sensuel. Elle donne l’occasion à la nouvelle étoile Marc Moreau de montrer toutes ses qualités de leading man, sa réactivité à ses partenaires. Leur The Man I Love diffuse un sentiment d’intimité palpable même aux rangs reculés de l’amphithéâtre. Silvia Saint-Martin n’est peut-être pas aussi captivante dans Embraceable You que ne l’était Colasante, mais Moreau parvient à faire du baiser final un moment de complicité avec la salle. Héloïse Bourdon, le sourire accroché au visage comme un héros de guerre arbore sa médaille (on a encore étoilé une autre avant elle), est une danseuse rouge à la fois capiteuse et lointaine. Marc Moreau, le soliste au cœur d’artichaut, semble tournoyer autour d’elle comme une phalène attirée par un lampion. Il se dégage de leurs interactions un authentique charme un tantinet décalé…

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Mais une soirée réussie suffit-elle à justifier un tel programme ? L’Opéra annonce fièrement sur ses différentes pages qu’avec Imperial et Who Cares?, elle possède désormais 36 ballets de Balanchine. Mais que fait-elle de ce répertoire ? Depuis la brève direction Millepied, les Balanchine importés sont tous des œuvres secondaires du chorégraphe : Brahms Schoenberg Quartet, Mozartiana ou Le Songe d’une nuit d’été sont tous des ballets mineurs dans la production du maître, dépourvus de tension ou mal bigornés. Toute une jeune génération de balletomanes à l’Opéra n’aura connu de Balanchine que des œuvres mi-cuites. Pour eux, c’est une vieille perruque… Apollon musagète, Sérénade et Les Quatre tempéraments auraient dû être présentés en octobre 2020 mais 10 des 11 représentations ont été annulées en raison de la crise sanitaire. Or cela faisait déjà à l’époque une dizaine d’années que ces ballets n’avaient pas été dansés sur la scène de l’Opéra.
Un des – nombreux – chantiers de la direction Martinez sera de présenter à nouveau des œuvres dignes de l’authentique génie qu’était Balanchine ; des œuvres capables de porter les étoiles, actuelles, nouvelles et à venir vers de nouveaux cieux artistiques.

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Roxane Stojanov. Who Cares?. Saluts le 15 février.

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Hommage à Patrick Dupond : la deuxième est (presque) la bonne

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Etudes. Saluts le 22/02

J’suis snob. C’est de famille. Du temps de sa splendeur vocale, je n’ai pas pu entendre Jonas Kaufmann  chanter au festival de Salzbourg, mais j’ai une photo de ma tante avec le ténor un peu flou en arrière-plan qui nous a permis de faire croire à la terre entière qu’on y était. Pour l’hommage à Patrick Dupond, c’est pareil, j’ai   raté le gala du mardi 21 février avec le défilé des anciennes Étoiles, mais j’ai vu la même distrib’ le surlendemain, donc, c’est tout comme.

Blague à part, je n’ai pas regretté une revoyure au lendemain de la soirée du 22. Déjà, l’expérience prouve qu’on peut assister deux fois en 24 heures au défilé du Ballet sans éprouver la moindre lassitude. Mais surtout, pour les deux premières chorégraphies, c’était le jour et la nuit.

Le soir du 22, les solistes principaux de Waslaw comme du Chant du compagnon errant m’ont laissé de marbre : le lendemain, d’autres interprètes m’ont bouleversé. Dans le rôle de Waslaw, Marc Moreau fait preuve d’une poignante intensité (alors que la veille, Alexandr Trusch montrait surtout sa maîtrise de la gestuelle Neumeier). Son abattement final, lors de la mise au ban(c) vous fait un effet de plomb fondu à même le cœur. Dans le rôle du double torturé, Audric Bezard est bouillant de rage rentrée (rendant criante la profondeur du hors-sujet commis par Guillaume Diop la veille).

Au soir de mercredi, la compagnon errant et son acolyte m’avaient aussi laissé sur le bord du chemin. Je suis membre à vie du fan-club de Mathieu Ganio, mais il m’a paru bien trop élégant pour émouvoir : son style élégiaque fait merveille dans Robbins, mais s’avère trop propret pour Béjart. Et faute de percevoir une interaction forte entre lui et Audric Bezard (en rouge), tout dans la pièce m’a fait l’effet d’un exercice de style alternativement creux ou pompier.

Le lendemain, dans le même rôle du soliste en bleu, Germain Louvet ose une véhémence qui, d’emblée, emporte l’adhésion ; il fait de discrètes mais vives accélérations sur les tours, ce qui leur donne une dimension d’urgence et de course. Vers quoi ? L’abîme, la solitude, le lointain et la perte ? Germain Louvet, que j’ai plusieurs fois trouvé fade, frappe ici par l’intensité émotionnelle de son incarnation. On ne regarde plus la technique, on ne se demande plus si le cycle mahlérien a vraiment besoin d’une chorégraphie, on suit les tourments d’un personnage pétri de douleur. La complicité généreuse de l’échange avec Hugo Marchand s’avère, aussi, immédiatement attachante.

Avec deux distributions pour trois soirs, l’Opéra de Paris aurait pu aligner dans Études au moins deux étoiles féminines (sur sept en état de marche) et quatre étoiles masculines (sur quatre). Ça aurait eu quelque panache. Las, cette générosité à la Patrick Dupond ne semble plus de saison. Cependant, au soir du 22 février, ce ne sont pas tant les solistes qui m’ont chagriné que l’impression brouillonne donnée par le corps de ballet masculin lors du finale. Est-ce le manque de répétitions ou la jeunesse des interprètes ? D’un côté de la scène, sur quatre garçons, il y avait deux rythmes. L’impression d’ensemble est meilleure le soir du 23 (avec quelques danseurs plus aguerris que la veille dans le casting).

Quant aux solistes, comment résister au charme d’Héloïse Bourdon ? La ballerine folâtre avec esprit avec ses deux partenaires (damoiseaux Quer et Moreau). Quand elle réapparaît pour la séquence « Sylphide », on se frotte les yeux : est-ce bien la même danseuse ? Oui, mais elle apporte à sa partition un alanguissement tout liquide, et nous régale de poses délicieusement précieuses sans être maniérées.

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Héloïse Bourdon. Défilé.

Le 23 févier, Valentine Colasante, toujours techniquement très sûre, emporte moins dans le rêve, mais ne boudons pas notre plaisir : dans la pièce de Lander, la maîtrise, pour le spectateur, un effet directement jubilatoire. Paul Marque a une petite batterie si propre et si véloce qu’on n’en voit (presque) pas la difficulté. Dans le rôle du deuxième soliste masculin, Guillaume Diop rabote un peu les changements de cap de la mazurka. En fait, Marc Moreau, que Cléopold a trouvé un brin démonstratif, m’a davantage convaincu dans le rôle (soirée du 22).

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Valentine Colasante (défilé).

Au fond, le premier danseur, qui tire son épingle du jeu aussi bien dans Waslaw que dans Études, n’est pas loin d’être pour moi la petite révélation de la soirée Dupond.

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Marc Moreau. Etudes. « Petite » révélation.

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Kontakthof : le Ballet de l’Opéra est-il Pinavalent?

IMG_20221202_222324_2Opéra Garnier, représentation du 2 décembre

 Kontakthof (1978) est une pièce fondatrice. Elle a irrigué des pans entiers de la danse contemporaine d’aujourd’hui. Voir la mise en scène et la chorégraphie de Pina Bausch aujourd’hui, c’est, aussi, se rendre compte à quel point ses idées ont été imitées, poursuivies, accentuées – pour le meilleur et pour le pire – et parfois radicalisées par d’autres chorégraphes. Au jeu des citations, on pourrait trouver des correspondances à foison : pour ne prendre que deux exemples, le type qui danse avec une poupée gonflable dans Enter Achilles de DV8 (1995) et l’interminable cri de la mouette dans Die Befragung des Robert Scott de William Forsythe (1986) convoquent le souvenir de Kontakthof.

La pièce a aussi sa propre histoire, puisqu’elle a vieilli avec ses créateurs au gré des ans et au fil des tournées, mais a aussi été réinventée pour une distribution de personnes plus de plus de 65 ans, puis pour des adolescents.

Elle est à présent la troisième création de Pina Bausch à entrer au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris. Qu’apporte-t-elle cette nouvelle strate interprétative à l’œuvre ? Moins Tanz que Theater, Kontakthof est une pièce bien plus éloignée de l’ADN de la compagnie que Le Sacre du Printemps et Orphée et Eurydice. Et ça se voit.

Au soir de la première, je me suis dit en voyant arriver les danseurs : au moins, pour les garçons, ils n’ont pas commis la bévue de la dernière reprise du Sacre du printemps (un gars sur deux au moins donnait l’impression de n’avoir pas terminé sa puberté). Pour Kontakthof, tous les hommes ont, au moins, une gueule d’adulte. Les femmes, moins individualisées du point de vue physique, compensent un peu par la coiffure. Eve Grinsztajn a un look Marlene.

En tout cas, et quel que soit le sexe, aucun des 26 interprètes n’a la moitié du quart de la présence et du charisme des membres, actuels ou passés, de la troupe de Wuppertal. Il est vrai qu’ils sont inoubliables. On pourra objecter que tout le monde ne les connaît pas, que pleurer sur les interprétations du passé revient à regretter sa jeunesse, que la nostalgie est subjective et ne vous rend pas vos gambettes.

Il n’en reste pas moins que ça ne marche pas. Dans un décor de salle de bal, le dispositif de Kontakthof met aux prises hommes et femmes dans un jeu de parade, de séduction, de poursuite, de conflit, d’agression et de ronde dont la succession est censée vous prendre aux tripes. Et les danseurs de l’Opéra de Paris vous font ça tout joli. Comme s’ils articulaient en phonétique sans parler la langue. Ils ont à peu près saisi la dimension d’humour, mais pour le reste, quel manque de tension ! Au début de la pièce, il y a comme un étincelle qui déclenche la folie, et voilà les hommes, à califourchon sur leur chaise, qui traversent la scène pour rejoindre les femmes assises de l’autre côté (dans la seconde partie, la même scène se répétera à l’envers). On devrait avoir l’impression d’une aimantation irrésistible, et on les voit seulement agiter les bras sans effet d’attraction. Lors de la séquence suivante, très jazzy, il manque le poids et l’abandon… Les gestes – plus ou moins stylisés – d’agression des hommes envers les femmes ne sont pas assez incisifs pour glacer. Voilà des danseurs qui ont réussi à rendre Pina molle.

Un autre problème est que la pièce joue sans cesse à traverser le quatrième mur, et que Garnier ne s’y prête pas. Le décor de Rolf Borzik démarre derrière la fosse d’orchestre, dont l’espace est comblé, mais peu utilisé. Les danseurs sont trop loin de nous. Nous sommes trop loin d’eux, et on les entend mal. Ce n’est pas seulement une question de distance physique : la connexion émotionnelle a du mal à se faire. Chez Pina Bausch, c’est ça qui est beau et fait passer même les longueurs en semi-pénombre, le spectateur s’identifie aux personnages sur scène, se retrouve dans leur humanité, leur solitude, leur spleen. C’est particulièrement le cas dans Kontakthof, où, à plusieurs reprises, la lumière est faite dans la salle, abolissant la coupure avec la scène. Sauf qu’ici, le choix d’éclairer les loges et les baignoires souligne la hiérarchisation de l’espace au lieu de créer un collectif. Quand Awa Joannais demande des piécettes au parterre pour alimenter le cheval mécanique, quand Germain Louvet traverse le premier rang dans le noir, il faut plisser les yeux pour comprendre ce qui se passe. Et on n’est guère concerné au-delà des premiers rangs.

Les danseurs de la compagnie croient qu’ils peuvent tout faire. Erreur : avec Kontakthof, ils font moins bien que ce que pourraient proposer, par exemple, les membres du Ballet de Nancy. L’ancienne direction a cru qu’on peut tout programmer à Garnier. Erreur : il y a des œuvres qui y sont déplacées.

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Cérémonie des Balletos d’Or : 10 ans, pas encore l’âge de raison !

img_2143« Il revient, il revient ! ». En ce lundi 15 août, la rumeur se répand comme une traînée de poudre dans les couloirs de Garnier. En quelques minutes, elle passe du rez-de-chaussée à la rotonde Zambelli, tout en haut de l’édifice : Benjamin Millepied est dans les murs. Les petits rats qui traînent par-là (il y fait plus frais qu’à Nanterre) en font des yeux tout ronds. Quand déjà un autre bruit secoue l’atmosphère, dénoue les chignons et balaie les moutons des fonds de loge : « Elle revient, elle revient ! »

Mais qui donc ? Aurélie Dupont, pardi ! Elle a été aperçue marchant résolument vers le salon Florence Gould. Mais que vient faire l’ancienne directrice de la danse, dont les fonctions ont terminé il y a 15 jours ? Et pourquoi son prédécesseur est-il en France ? Il se murmure qu’il a imposé un mois de répétitions avant la création parisienne de son Roméo et Juliette. C’est bien curieux : par suite de reports répétés, le LA Dance Project pourrait danser le ballet les yeux fermés dans toutes les configurations. Serait-ce un alibi pour passer plus de temps dans la capitale  ?

Dès lors, les supputations vont bon train. « Elle a annulé sa démission » croit savoir une coryphée. « En fait, il nous aime tous, il veut nous retrouver », assure un quadrille représentant syndical, généralement bien informé de tous les processus de sélection réels, possibles ou imaginaires.

Chacun y va de son hypothèse, jusqu’à ce qu’une représentante de l’AROP détrompe son monde : « Mais non, voyons ! Benji et Rélie sont là pour la Garnier-party ! C’est le 10e anniversaire des Balletonautes, pour rien au monde ils n’auraient loupé ça ». Brigitte Lefèvre, notre maîtresse de cérémonie, renchérit : « moi-même, j’ai écourté mes vacances pour en être ».

Eh oui, la cérémonie de remise des Balletos d’Or de la saison écoulée marque aussi les 10 ans de notre petit site de papotages brillants. Et, dussions-nous être taxés d’immodestie, il faut admettre que c’est encore plus l’événement que précédemment. À telle enseigne que les mécènes officiels de l’Opéra ont tous proposé de nous parrainer (en compensation, cet article contient du subtil placement de produit).

Dix ans déjà ! On croirait que c’était hier. Et on n’a pas tellement changé : James se fait toujours tirer l’oreille pour écrire plus de 15 lignes et pas trop en retard, Cléopold se fait toujours tirer la barbe pour faire plus court, et Fenella est toujours si perfectionniste qu’on ne lui tire ses papiers de sous les doigts qu’avec des larmes. Mais le paquebot avance, vaille que vaille. « Et parfois on est les premiers à dégainer sur les grandes soirées », glapit James en feignant de consulter nonchalamment sa Rolex Daytona Rainbow.

Agnès Letestu, José Martinez, Eleonora Abbagnato, Manuel Legris, Clairemarie Osta, Benjamin Pech, Isabelle Ciaravola, Hervé Moreau, Marie-Claude Pietragalla, Jean-Guillaume Bart, Delphine Moussin, Josua Hoffalt, Marie-Agnès Gillot, Antoine-Alexandre-Henri Poinsinet et Alice Renavand, presque toutes les anciennes Étoiles de moins de soixante ans sont là. « Même celles qui ne sauraient pas ordonner un placard à balais ont fait le déplacement », remarque – un rien perfide – Cléopold en dégustant sa coupe de Moët & Chandon.

Les spéculations sur la future direction sont-elles de saison ? Comme l’explique Charles Jude, membre du comité de sélection : « on a publié une petite annonce, ça va être aussi rigoureux qu’un audit d’EY ». En plus, la date-limite pour les candidatures était le 12 août : il est donc un peu tard pour peaufiner son projet et peut-être même pour faire sa cour en mastiquant du saucisson Fleury-Michon.

Rien n’y fait : les échanges sur le sujet tournent à l’obsession. Du coup, seuls les récipiendaires prennent garde au processus de remise des prix. Audric Bezard est tout chiffon de l’avalanche de commentaires sur sa perruque en Demetrius. Germain Louvet nous félicite, au contraire, d’avoir dégenré le commentaire sexiste. Fenella lui tombe dans les bras : « enfin quelqu’un qui nous comprend ! »

Les Balletodorés en provenance du Sud-Ouest font masse, les habitués comme les nouveaux, tel Hamid Ben Mahi. Ce dernier glisse malicieusement qu’il a une formation classique. Federico Bonelli, depuis peu directeur du Northern Ballet, explique qu’il pleut souvent à Leeds et que la chaleur lui manque. Il n’en faut pas plus pour que tous ceux qui lui avaient demandé discrètement des conseils de gestion le regardent soudain comme un rival.

La compétition s’internationaliserait-elle ? Si John Neumeier est au-dessus de tout soupçon (le Ballet de Hambourg lui aurait garanti un directorat jusqu’à ses 90 ans), on s’interroge sur les intentions d’Hofesh Shechter et de Johan Inger, qui devaient pourtant avoir autre chose à faire. La présence de Johan Kobborg, venu accompagné de ses deux filles pour recevoir le prix du pas de deux au nom de son épouse Alina Cojocaru, est aussi jugée hautement suspecte.

Heureusement, les danseurs de la troupe, devenus philosophes depuis qu’ils ont vu les directions valdinguer plus vite que l’eau sur la scène du Boléro de Mats Ek, n’ont cure des tristes sires qui se regardent en chiens de faïence, et décident de mettre l’ambiance.

Celia Drouy fait des fouettés avec son trophée dans les bras, Mathieu Contat nous prouve qu’il peut aussi jouer de l’éventail. Francesco Mura s’amuse à sauter plus haut que Paul Marque pour gober des cacahuètes en grand jeté (seuls les anciens se souviennent que ce jeu désormais classique a été inventé par Sylvie Guillem en 2012). Bleuenn Battistoni et Hannah O’Neill leur prouvent qu’on peut faire la même chose en gardant le style. Les danseurs de Bordeaux, Toulouse, Biarritz et d’ailleurs entrent dans la danse, investissent tous les espaces mis à disposition par l’AROP, sifflent les bouteilles et dévorent les zakouskis. C’est la fête, on n’a pas tous les jours l’âge bête.

Poinsinet

Le trophée Balleto d’Or est une tête de Poinsinet en plastique doré à l’or fin.

Commentaires fermés sur Cérémonie des Balletos d’Or : 10 ans, pas encore l’âge de raison !

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Les Balletos d’Or de la saison 2021/2022

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Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

Après une année d’interruption due à la crise sanitaire, les Balletos d’Or reviennent pour la saison 2021-2022. L’attente était, bien sûr, à son comble ! On a décidé de limiter le nombre de prix  au quota habituel – pas question de tout dédoubler pour rattraper l’annulation de l’an passé –, mais aucunement de se restreindre en termes de distribution de baffes.

Ministère de la Création franche

Prix Création (ex-aequo) : Thierry Malandain relit Fokine dans L’Oiseau de feu (Malandain Ballet Biarritz) et dans Daphnis et Chloé (Ballet du Capitole)

Prix Recréation : John Neumeier pour son Dörnroschen (Ballet de Hambourg)

Prix de Saison : Kader Belarbi (Ballet du Capitole de Toulouse). Trois programmes seulement mais que des créations !

Prix Cher et Moche : conjointement attribué à Pierre Lacotte et Aurélie Dupont pour Le Rouge et le Noir, ratage en roue libre…

Prix Musical : Johan Inger pour Bliss sur la musique de Keith Jarrett

Prix Dispensable : Dominique Brun fait prendre un coup de vieux au Sacre de Nijinsky (Opéra de Paris)

Ministère de la Loge de Côté

Prix au Pied Levé : Mathieu Contat en Basilio de dernière minute (1er janvier 2022)

Prix Mieux vaut tard que jamais : Alice Renavand en Giselle

Prix Révélation : Bleuenn Battistoni. La Demoiselle d’honneur (DQ), Gamzatti (Bayadère), Giselle (Pas de deux des vendangeurs et bien plus…)

Prix Affirmation : Simon Catonnet (Ballet du Capitole de Toulouse) se révèle en danseur-acteur-chanteur (Yvette Guilbert. Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi).

Prix (se) de rôle  : Philippe Solano danse un Albrecht ardent face à la très romantique Jessica Fyfe

Ministère de la Place sans visibilité

Prix Tourbillon : Gianmaria Borzillo et Giovanfrancesco Giannini (Save the last dance for me au CND)

Prix Fusion : David Coria et Jann Gallois dans Imperfecto. Le Flamenco et la danse contemporaine se rencontrent (Théâtre National de Chaillot).

Prix Adorables : Margarita Fernandes et Antonio Casalinho (Coppélia de Roland Petit)

Prix Soulève-moi si tu peux : Sae Eun Park qui n’aide pas franchement ses partenaires sur l’ensemble de la saison.

Prix Mouvement perpétuel : Myriam Ould-Braham et Germain Louvet. Pas de deux du divertissement du Songe d’une nuit d’été de Balanchine.

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix l’Esprit volète : Hugo Layer. L’oiseau dans l’Oiseau de feu de Thierry Malandain

Prix La Mer : Sirènes de Martin Harriague

Prix Popeye : François Alu pour son spectacle Complètement Jeté

Prix Olive : La couleur d’Aurélie Dupont quand elle a nommé François Alu étoile

Prix Bête de scène : Hamid Ben Mahi pour ses solos autobiographiques Chronic(s) et Chronic(s) 2

Ministère de la Natalité galopante

Prix Pas de deux : Alina Cojocaru et Alexandr Trusch (Dörnroschen)

Prix Blind Date : La relecture de l’adage à la Rose de Fabio Lopez (La Belle au Bois dormant. Compagnie Illicite)

Prix La Muse et son Poète : Myriam Ould-Braham et Francesco Mura (La Bayadère)

Prix Séduction : Oleg Rogatchev, Colas ravageur dans La Fille mal gardée (Ballet de Bordeaux)

Prix (se) de la Bastille : Celia Drouy conquiert le plateau en amazone (Hippolyte, Le Songe d’une nuit d’été)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Capiteux : Alvaro Rodriguez Piñera (La Rose / La Sorcière) dans La Belle de Fabio Lopes et une mère Simone pas dénuée d’épines (La Fille mal gardée)

Prix du Poids : Paul Marque gagne en consistance dramatique depuis son Étoilat (ensemble de la saison)

Prix Coxinha (croquette brésilienne) : Kader Belarbi pour ses intermèdes dansés de Platée. Également attribué à l’inénarrable Catcheur (inconnu) et L’Oiseau de Carnaval (Jeremy Leydier).

Prix Pêche Melba : Ludmila Pagliero, délicieuse de féminité en Titania (Le Songe d’une nuit d’été)

Prix grignotage : Les chorégraphies d’Hofesh Shechter, plus captivantes par petits bouts dans « En Corps » de Cédric Klapisch que sur une soirée entière.

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Je veux ces couleurs pour mes robes : Lynette Mauro, créatrice des costumes de Like Water for Chocolate (Royal Ballet)

Prix Sorcière: Jason Reilly (Carabosse, Belle au Bois dormant de Stuttgart)

Prix Grelots : Les fantastiques costumes de danses basques de la Maritzuli Konpainia

Prix Rideau : Honji Wang et Sébastien Ramirez mettent le rideau du Faune de Picasso au centre de leur création (Ballet du Capitole)

Prix Fatal Toupet : la perruque d’Audric Bezard dans Le songe d’une nuit d’été de Balanchine.

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix de la Myopie invalidante : Aurélie Dupont privant Myriam Ould Braham d’un quota correct de dates en Giselle.

Prix Émotion : le dernier Roméo sur scène de Federico Bonelli

Prix Tu nous manques déjà : Davit Galstyan (Ballet du Capitole)

Prix I Will Be Back : Aurélie Dupont. Encore combien d’années de programmation Dupont après le départ de Dupont?

Prix Je vous ferai « Signes » : Alice Renavand, les adieux reprogrammés. Après sa Giselle, on préférerait qu’elle nous fasse Cygne…

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A l’Opéra : trois essences de Giselle

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Sans doute reçoit-on la preuve qu’un chef d’œuvre est absolu et intemporel lorsqu’il nous est donné d’admirer, au travers de trois soirées, trois ballerines mettre en lumière des aspects et des couleurs foncièrement différents d’un même rôle tout en dégageant l’essence intrinsèque du ballet. L’histoire même du ballet Giselle a commencé ainsi. Créé par la blonde et solaire italienne Carlotta Grisi, dans un costume pourpre et bouton d’or, il a été dramatiquement « augmenté » de l’interprétation d’une autre beauté blonde solaire mais autrichienne, Fanny Elssler, qui a donné à la scène de la folie qui clôt l’acte 1 une signifiance particulière. Après une longue éclipse en France (le ballet a été pour la dernière fois dansé en 1867 avant de ne revenir sur scène qu’en 1909, rapporté par les Russes de Serge de Diaghilev), le standard d’interprétation a été comme fixé dans le marbre par une russe aux cheveux de geai, Olga Spessivtseva, qui dans une petite robe bleue dessinée par Alexandre Benois, a tracé le portrait d’une jeune fille fragile et cardiaque. Dès lors, chacun a son avis mais il n’est pas rare d’entendre qu’unetelle ne peut danser Giselle parce qu’elle « est blonde », ou qu’elle « est grande », ou qu’elle « a l’air en trop bonne santé » : « Je ne la vois pas dans le rôle » est une tarte à la crème des discussions de Balletomanes et hélas parfois aussi, des directeurs de compagnie mal inspirés.

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P1180443Ma première Giselle (le 3 juillet en matinée) possédait à peu près toutes les qualités qu’on attend à priori d’une Giselle. Dorothée Gilbert est une brune point trop grande avec une vivacité de bon aloi au premier acte mais aussi des pommettes légèrement creusées qui peuvent être compatible avec le modèle consomptif de l’héroïne. La délicatesse des lignes et des attaches convient parfaitement au deuxième acte. L’ami James a déjà rendu compte de cette distribution, aussi ne m’étendrai-je pas sur tous les aspects de la représentation. Ce qui m’a frappé et ému dans cette matinée, c’est l’originalité du quintet matrimonial à l’acte 1. En effet, les cinq protagonistes semblaient réellement amoureux, qu’ils soient payés ou non de retour. Durant la première scène de confrontation, on avait le sentiment qu’il y avait eu un attachement amoureux entre Hilarion (Fabien Révillion, extrêmement émouvant) et Giselle. On sortait donc du schéma du lourdaud favorisé par la maternelle de l’héroïne et cela donnait un supplément d’âme et de drame à l’ensemble. De même, la Bathilde d’Aurélia Bellet semblait sincèrement attachée à son fiancé et, loin de l’habituelle distance hautaine qu’on nous sert souvent durant la scène de la folie, elle paraissait à la fois effondrée d’avoir été trahie tout en étant bouleversée par le destin de la jeune paysanne qui tombait en morceaux sous ses yeux. Hugo Marchand, dépeignait un prince totalement sincère, allant où son cœur le porte et ne réalisant sa faute qu’au moment où la mère de Giselle (Laurène Lévy) lui retire le poignet de sa fille morte sur lequel il versait des larmes.

Avec un tel acte 1, il ne restait qu’à se laisser porter durant l’acte 2. Hilarion-Révillion est mort avec le panache d’un héros romantique sous les coups de Myrtha (une Hannah O’Neill parfaite visuellement et techniquement mais à l’autorité un peu en berne) et Hugo Marchand, fidèle à son premier acte, fut un prince éploré n’ayant cure de sa cape et repartant avec une seule marguerite dans la main comme trésor lorsque Giselle (une Dorothée Gilbert aux équilibres flottés) l’aura laissé seul face à son destin.

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P1180470Le 4 juillet, avait lieu une prise de rôle bien tardive dans le rôle-titre. Alice Renavand, dont les adieux étaient programmés le 13 du même mois, est sans doute l’exemple même de tout le mal que peut faire le typecasting dans la trop courte carrière d’une artiste chorégraphique. Plutôt grande et respirant la santé, cataloguée contemporaine parce qu’après quelques années difficiles dans le corps de ballet elle a été choisie par Pina Bausch elle-même pour danser son Sacre, Alice Renavand a été peu vue dans des purs classiques. Elle a dansé Kitri en 2012 avec un très jeune François Alu. Elle a été Lise en 2018. Mais je ne souviens pas l’avoir vu distribuée en Odette-Odile ni en Aurore durant sa carrière. Elle a fait un très beau pas de deux du tabouret de Cendrillon lors des soirées de reprise post-premier-confinement en 2020. Sa prise de rôle-adieux dans Giselle pouvait paraître sur le papier un choix curieux. Et au final, il nous a fait amèrement regretter que l’Opéra se soit réveillé si tard pour donner sa chance à cette Giselle. Alice Renavand, dès sa sortie de la petite maison, respire à la fois la fraîcheur et le feu. On a peine à imaginer qu’il s’agit là d’une prise de rôle tant tout est inspiré et en place, aussi bien dramatiquement – elle dépeint une jeune fille légère, enjouée et insouciante – que techniquement (elle nous gratifie notamment d’une très belle diagonale sur pointe). Son prince parjure, Mathieu Ganio, un habitué du rôle, émerveille aussi par de petits détails d’interprétation comme lorsqu’il fait mine, au moment de toquer à la porte, de regarder par la fenêtre de la chaumière de toile peinte. Giselle-Renavand n’est pas en reste pour les petits détails subtils d’interprétation. La scène où Giselle touche la fourrure de la traine de Bathilde est absolument touchante. La jeune fille ne fait que l’effleurer avec déférence.

Sa scène de la folie, comme amplifiée par la réalisation de la trahison, est en revanche extrêmement puissante, notamment lorsqu’elle se jette dans la foule et percute Bathilde épouvantée (de nouveau Aurelia Bellet, ici dans une approche plus traditionnelle de son rôle). L’épisode de l’épée, entrecoupé de rires hystériques, est effrayant. On ne sait pas bien si cette Giselle va attenter à sa vie ou s’en prendre à quelqu’un. Albrecht-Ganio, comme prostré, se tient la tête entre les mains. Lorsque Giselle reprend brièvement ses esprits, elle se catapulte littéralement dans ses bras avant de s’effondrer comme une masse. On est sonné…

A l’acte 2, Renavand est moelleuse à souhait. Son visage aux yeux baissés n’est jamais fermé. Il y a une légèreté et un suspendu dans cette Giselle dès son premier tourbillon d’entrée. On s’émerveillera aussi dans le courant de l’acte de sa série d’entrechats voyagés. Quel ballon ! La rencontre avec Abrecht-Ganio est très émouvante. Renavand cisèle son lâcher de fleurs et Ganio mime à la perfection les tentatives manquée de saisir son doux spectre. Il y a un bel accord de lignes entre les deux partenaires. La pose finale de l’adage est quasi allégorique. Mathieu Ganio élude certes les entrechats six pour des sauts de basque mais sait les moduler pour demander toujours de manière plus véhémente sa grâce à Myrtha (une Roxane Stojanov en devenir, avec certes de jolies lignes et du ballon qui en feront une belle reine des Willis mais pour l’heure un manque d’autorité flagrant ; son dos n’exprimant rien). Lors de leur première confrontation, il offrait encore son poitrail à la reine mais c’est qu’il croyait qu’il rejoindrait Giselle dans la mort. Entre temps, le doux fantôme l’avait persuadé qu’il fallait tenir le reste de la nuit afin de les sauver tout deux ; on s’émeut notamment de la pantomime de la marguerite faite au dessus du corps effondré d’Albrecht. C’est l’Hilarion d’Axel Ibot qui a connu ce sort que, lui aussi, il appelait de tous ses vœux (sa pantomime au début de l’acte, pourtant noyé de fumigènes, est l’une des plus claires qu’il m’ait été donné de voir).

La représentation s’achève sur cette même note fervente et émouvante quand Ganio soulève une Alice Renavand sans poids puis effleure son tutu avant qu’elle ne disparaisse définitivement dans la tombe, sauvée par la preuve d’amour du fiancé qui a su racheter son parjure.

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img_2046Pour deux petites représentations dont une matinée, Myriam Ould-Braham clôturait la saison de Giselle le 16 juillet. Les voies du seigneur sont impénétrable et on se gardera bien de chercher les raisons qui ont fait qu’une danseuse émérite, qui a déjà brillé dans le rôle, s’est retrouvée seule dépouillée de ses dates afin d’en offrir 5 (ou plutôt 4 1/2) à Alice Renavand. Mais peut-être « ne la voyait-on pas dans le rôle » ? Il est vrai que Myriam Ould-Braham « est une charmante fille [blonde] aux yeux bleus, au sourire fin et naïf, à la démarche alerte […] », bien loin donc de la brune qui a le palpitant qui déraille. Mais tiens ? Ne viens-je pas de citer Théophile Gautier décrivant Carlotta Grisi, la danseuse pour laquelle il a inventé le ballet tout entier ?

Car c’est Carlotta Grisi que Myriam Ould-Braham évoque. Au premier acte, elle dépeint une Giselle à peine sortie de l’enfance. Lorsqu’elle sort de la chaumière, elle illumine la scène de sa présence rayonnante et de sa joie de vivre. On s’identifie à Albrecht (Germain Louvet, qui exprime parfaitement sa fascination face à la jeune fille. A l’Opéra de Paris, les princes sont légers mais sincères). La scène du banc est un charmant badinage amoureux où chacun rend coup pour coup. Albrecht donne un petit coup d’épaule mais Giselle s’esquive gracieusement et laisse le séducteur un peu pantois. Il y a de la « fille mal gardée » dans cette ouverture. Lorsque la marguerite dit « non », Myriam-Giselle la fait glisser discrètement au sol et semble s’en vouloir d’avoir joué à ce jeu idiot. Germain-Loys-Albrecht, en arrachant un pétale semble moins la berner que lui dire « allez, n’y pense plus ! ». Les nuages s’amoncellent ; Hilarion se plaint et menace (Florent Mélac, poignant amoureux transi), un malaise la prend, Berthe tonne et met en garde mais Giselle est heureuse et prête à tout quand il s’agit de son amoureux (la rentrée forcée à la maison est là encore très « Lise »). Elle reçoit le cadeau de Bathilde (Marion Gautier de Charnacé, très bonne, très noble) avec grâce et danse une variation de la diagonale impeccable (notamment pour ses équilibres tenus sans être « plantés » dans le sol).

Toute cette légèreté de ton préserve la surprise du dénouement tragique. La scène de la folie de Myriam Ould-Braham est saisissante. Debout au centre de la scène, pliée en deux et la tête dans les bras, elle regarde l’assemblée par le dessous. Sa pantomime est simplifiée à l’extrême. Elle fixe ses mains présentées en supination puis se tourne vers Albrecht, interrogatrice. Sa folie est plutôt une rage intérieure où les rires déréglés se mêlent aux sanglots. Pour la première attaque cardiaque, où Giselle reprend son pas avec Albrecht de manière désarticulée, Myriam Ould-Braham résiste à la musique et reste presque immobile puis précipite violemment le mouvement avant de s’effondrer. Tant de violence après tant de douceur. On a les larmes aux yeux…

A l’acte 2, la magie blanche coutumière de Myriam Ould-Braham opère comme toujours. Elle fait une très belle entrée avec son tourbillon aérien et des coupés-jetés parcourus jusqu’à l’envol. Tous ses équilibres sont suspendus. De très jolis petits ronds de jambes ébouriffent la corolle de son tutu qui semble alors la libérer de l’apesanteur. Son mouvement continu, jamais fixé dans une pose, renforce l’impression fantomatique. Ce doux spectre convient bien à la nature introspective et lyrique de Germain Louvet dans le rôle d’Albrecht. Il n’est jamais aussi bien qu’en partenaire même si on reste ébaubi de ses jetés aériens et de sa batterie cristalline. Son Albrecht semble accepter le sort que lui réserve Myrtha (Valentine Colasante, qui allie puissance du parcours et légèreté du ballon, implacabilité et qualité éthérée.). Giselle-Myriam semble transférer sa volonté de survie à ce prince d’abord résigné : Ould Braham est une Giselle qui retourne à la tombe un léger sourire sur les lèvres. Germain-Louvet n’emporte aucune fleur. Il touche la Croix de la tombe de sa bien-aimée comme pour y insuffler un peu de sa chaleur et de son amour… Un bel adieu inattendu.

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Voilà bien des raisons d’être satisfait. Trois Giselle, trois visions personnelles et pertinentes du même ballet, sans cesse repris, jamais usé, sans cesse renouvelé.

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