Archives de Tag: Guillaume Diop

Hommage à Patrick Dupond : la deuxième est (presque) la bonne

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Etudes. Saluts le 22/02

J’suis snob. C’est de famille. Du temps de sa splendeur vocale, je n’ai pas pu entendre Jonas Kaufmann  chanter au festival de Salzbourg, mais j’ai une photo de ma tante avec le ténor un peu flou en arrière-plan qui nous a permis de faire croire à la terre entière qu’on y était. Pour l’hommage à Patrick Dupond, c’est pareil, j’ai   raté le gala du mardi 21 février avec le défilé des anciennes Étoiles, mais j’ai vu la même distrib’ le surlendemain, donc, c’est tout comme.

Blague à part, je n’ai pas regretté une revoyure au lendemain de la soirée du 22. Déjà, l’expérience prouve qu’on peut assister deux fois en 24 heures au défilé du Ballet sans éprouver la moindre lassitude. Mais surtout, pour les deux premières chorégraphies, c’était le jour et la nuit.

Le soir du 22, les solistes principaux de Waslaw comme du Chant du compagnon errant m’ont laissé de marbre : le lendemain, d’autres interprètes m’ont bouleversé. Dans le rôle de Waslaw, Marc Moreau fait preuve d’une poignante intensité (alors que la veille, Alexandr Trusch montrait surtout sa maîtrise de la gestuelle Neumeier). Son abattement final, lors de la mise au ban(c) vous fait un effet de plomb fondu à même le cœur. Dans le rôle du double torturé, Audric Bezard est bouillant de rage rentrée (rendant criante la profondeur du hors-sujet commis par Guillaume Diop la veille).

Au soir de mercredi, la compagnon errant et son acolyte m’avaient aussi laissé sur le bord du chemin. Je suis membre à vie du fan-club de Mathieu Ganio, mais il m’a paru bien trop élégant pour émouvoir : son style élégiaque fait merveille dans Robbins, mais s’avère trop propret pour Béjart. Et faute de percevoir une interaction forte entre lui et Audric Bezard (en rouge), tout dans la pièce m’a fait l’effet d’un exercice de style alternativement creux ou pompier.

Le lendemain, dans le même rôle du soliste en bleu, Germain Louvet ose une véhémence qui, d’emblée, emporte l’adhésion ; il fait de discrètes mais vives accélérations sur les tours, ce qui leur donne une dimension d’urgence et de course. Vers quoi ? L’abîme, la solitude, le lointain et la perte ? Germain Louvet, que j’ai plusieurs fois trouvé fade, frappe ici par l’intensité émotionnelle de son incarnation. On ne regarde plus la technique, on ne se demande plus si le cycle mahlérien a vraiment besoin d’une chorégraphie, on suit les tourments d’un personnage pétri de douleur. La complicité généreuse de l’échange avec Hugo Marchand s’avère, aussi, immédiatement attachante.

Avec deux distributions pour trois soirs, l’Opéra de Paris aurait pu aligner dans Études au moins deux étoiles féminines (sur sept en état de marche) et quatre étoiles masculines (sur quatre). Ça aurait eu quelque panache. Las, cette générosité à la Patrick Dupond ne semble plus de saison. Cependant, au soir du 22 février, ce ne sont pas tant les solistes qui m’ont chagriné que l’impression brouillonne donnée par le corps de ballet masculin lors du finale. Est-ce le manque de répétitions ou la jeunesse des interprètes ? D’un côté de la scène, sur quatre garçons, il y avait deux rythmes. L’impression d’ensemble est meilleure le soir du 23 (avec quelques danseurs plus aguerris que la veille dans le casting).

Quant aux solistes, comment résister au charme d’Héloïse Bourdon ? La ballerine folâtre avec esprit avec ses deux partenaires (damoiseaux Quer et Moreau). Quand elle réapparaît pour la séquence « Sylphide », on se frotte les yeux : est-ce bien la même danseuse ? Oui, mais elle apporte à sa partition un alanguissement tout liquide, et nous régale de poses délicieusement précieuses sans être maniérées.

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Héloïse Bourdon. Défilé.

Le 23 févier, Valentine Colasante, toujours techniquement très sûre, emporte moins dans le rêve, mais ne boudons pas notre plaisir : dans la pièce de Lander, la maîtrise, pour le spectateur, un effet directement jubilatoire. Paul Marque a une petite batterie si propre et si véloce qu’on n’en voit (presque) pas la difficulté. Dans le rôle du deuxième soliste masculin, Guillaume Diop rabote un peu les changements de cap de la mazurka. En fait, Marc Moreau, que Cléopold a trouvé un brin démonstratif, m’a davantage convaincu dans le rôle (soirée du 22).

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Valentine Colasante (défilé).

Au fond, le premier danseur, qui tire son épingle du jeu aussi bien dans Waslaw que dans Études, n’est pas loin d’être pour moi la petite révélation de la soirée Dupond.

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Marc Moreau. Etudes. « Petite » révélation.

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Hommage à Patrick Dupond : une grand messe en mal de desservants

Voici donc qu’a eu lieu le très attendu hommage à Patrick Dupond : trois soirées dont une de gala hors de prix (j’ai passé mon tour), une plaquette hagiographique truffée de jolies photographies qui élude complètement la question des rapports difficiles qu’a entretenus le danseur avec « sa » maison (son renvoi se réduit à « 1997 : un conflit avec l’Opéra entraîne son départ ») mais un programme somme toute bien construit.

Le fait est à relever et à saluer. Les hommages ne sont pas, loin s’en faut, la spécialité de la Grande boutique.

Ici, s’adjoignaient en effet à un très joli film d’introduction par Vincent Cordier et au Grand défilé de la troupe trois ballets intimement liés au souvenir du flamboyant météore que fut Patrick Dupond dans le firmament chorégraphique : Vaslaw, créé en 1979 pour le tout jeune danseur par John Neumeier, Le Chant du compagnon errant, évoquant le fort lien personnel et artistique que Dupond entretint avec Maurice Béjart et enfin Études d’Harald Lander, le rôle du soliste à la Mazurka ayant été un des grands rôles du bouillant et facétieux interprète.

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Grand défilé du corps de ballet. Mercredi 22 février.

Cela étant dit, cette soirée d’hommage, dès le défilé, montrait les failles actuelles de la compagnie. C’est en effet une cruelle ironie du sort qu’alors qu’on célèbre le danseur même qui a révélé au monde, par sa médaille d’or et son grand prix au concours international de Varna en 1976, qu’il y avait d’excellents danseurs à Paris, que les rangs des étoiles masculines aient été si décimés. Quatre étoiles à mettre sur scène, c’est bien peu pour une compagnie de 154 danseurs.

Et la suite du programme n’a fait que confirmer cette impression.

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Vaslaw. Mercredi 22 février 2023. Saluts

Pour Vaslaw, par exemple, la compagnie a dû faire appel à Alexandr Trusch, un vétéran de Hambourg, pour interpréter le soliste blanc créé par Dupond.

Vaslaw est un ballet un peu à part dans la somme des ballets que John Neumeier a créés autour de la personnalité de son idole, Nijinsky, dont il collectionne les memorabilia et artefacts depuis de nombreuses années. Au fur et à mesure, ces différentes pièces sont devenues de plus en plus biographiques et narratives. Ici, le lien avec l’immense icône de la danse est plus ténu. Il n’y a pas d’argument. Sur des pièces de Bach qu’aurait voulu chorégraphier Nijinsky, mais qu’il n’a jamais touchées, quatre couples et un soliste en vert égrènent un art du pas de deux néoclassique. Le personnage principal n’est finalement pas celui qu’on croit car Vaslaw (en blanc) est très statique. Il reste posé au sol dans des positions de gymnaste, avec beaucoup d’écarts, ou fait des poses plastiques (une référence au spectre de la Rose et quelques poignets cassés à la Faune) lorsqu’il est debout. Les fulgurances chorégraphiques sont très subreptices. John Neumeier, plutôt que de paresseusement se reposer sur la technique explosive du jeune Dupond, a intelligemment voulu  montrer son incroyable charisme.

Les pas de deux réagissent à la musique. Le premier, très calme, met l’accent sur les lignes. Roxane Stojanov et Florent Melac s’y montrent très à l’aise et installent un climat de plénitude. Le deuxième, très dynamique, avec des sauts en l’air pour la fille, va bien à Hohyun Kang et Andrea Sarri. Le couple est vraiment charmant. Si le troisième pas deux dans la même veine badine que le précédent (Hannah O’Neill et Daniel Stokes) marque moins, le quatrième qui se mue en pas de trois avec Vaslaw, défendu par Arthus Raveau (en belle forme) et Naïs Duboscq (charmante de fraîcheur), séduit.

Las, avant ce pas de deux à trois, Guillaume Diop a saccagé la variation la plus célèbre du ballet (choisie jadis moult fois lors des concours de promotion), celle au poing dans le sol. Neumeier a en effet dissocié le corps et la psyché de Vaslaw. Si le soliste en blanc, sans être prostré comme plus tard Nijinsky, semble être déjà rentré en lui-même, le ou la soliste en vert (la variation est en effet dégenrée) exprime les affres et aspirations du plus mythique des danseurs-chorégraphes. Guillaume Diop passe malheureusement complètement à côté de sa partition, rendant mignarde et narcissique l’ensemble de la variation. Il faudrait veiller à ce que le plus étoilable des garçons de la compagnie ne verse pas dans une insipidité de joli garçon content de lui. Certes Guillaume Diop est jeune mais Patrick Dupond était plus jeune encore quand Neumeier a créé ce ballet sur lui.

C’est d’autant plus dommage que ce trou d’expression à un moment crucial du ballet m’a empêché de vraiment adhérer à la proposition de l’invité hambourgeois, dont on voit bien pourtant qu’il maîtrise les clés du vocabulaire du maître de Hambourg. Trusch paraissait curieusement parachuté au milieu des danseurs parisiens.

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Le Chant du compagnon errant. Audric Bezard et Mathieu Ganio.

J’ai toujours associé Le Chant du Compagnon errant à Patrick Dupond. En 1985, lors de l’émission du Grand échiquier de Jacques Chancel qui lui était consacrée, il avait dansé la section finale avec son ami de toujours, Jean-Marie Didière. Il interprétait le soliste principal en bleu et Didière le soliste en bordeaux. En 1990, à l’occasion de la Carte Blanche à Jean Guizerix (un autre trait de la générosité d’intentions de la direction Dupond que cette soirée consacrée à une étoile sortante, tellement plus parlante que les ovations à pétales qui sont devenues la tradition aujourd’hui), Patrick Dupond avait endossé le rôle du second soliste face à Rudolf Noureev. Le directeur entrant rendait ainsi une forme d’hommage au sortant. Dans le petit film de Vincent Cordier, un extrait des saluts à la suite de cette représentation montre Noureev faisant un geste en direction de Dupond. Celui-ci recule d’abord et Rudy répète ce geste comme pour dire avec humour, « viens, idiot ! Je ne vais pas te manger ! » C’était absolument émouvant. Le Ballet est enfin rentré au répertoire en 2003. En 2007, il fut repris à l’occasion d’une très forte soirée d’adieux pour Laurent Hilaire. C’est Manuel Legris, son binôme-rival-parèdre de toujours dans la compagnie, qui l’entrainait vers les ténèbres du fond de scène.

« Compagnon errant » est un résumé du travail béjartien. Sur la partition du même nom de Gustav Mahler, Béjart, comme tous les grands réformateurs du ballet – Balanchine avant lui et Fosythe après – égrène des enchaînements somme toute très classiques, presque extraits de la classe, arabesques, ports de bras, souvent en position croisée, changements de direction, mais mis dans une lumière nouvelle. Ainsi, des développés-seconde se terminent en grands plié sur un pied en demi-pointe. Les développés-quatrième se font en miroir inversé (l’un des partenaires faisant des arabesques dans la même diagonale).

Le soliste principal en académique bleu commence le ballet seul sous le regard du soliste rouge. Puis les deux danseurs dansent en parallèle ou en canon. Ils interagissent enfin dans des parades de séduction, puis dans des duos conflictuels. Rien d’explicitement homo-érotique ici. Le Chant du compagnon errant est tout centré autour de l’acceptation d’une compagne crainte par-dessus tout : la Mort. D’abord ignorée, puis courtisée, puis enfin combattue avant d’être enfin acceptée comme une nécessaire et ultime partenaire. Dans le rôle du soliste bleu, Mathieu Ganio a cette qualité solaire et éternellement juvénile qui rend ce dialogue avec la mort poignant. Audric Bezard est parfait dans le rôle de la Mort. Il a au début ce côté impavide qui inspire l’admiration et la crainte. Il est séduisant et dangereux à la fois. Ses talents de partenaire le rendent également doux et attentionné. Personnellement, j’ai été interpellé par ce duo.

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Etudes. Héloïse Bourdon

Études est également un rôle qui a marqué la carrière de Patrick Dupond. La variation de la Mazurka faisait notamment partie de son programme de deuxième tour à la compétition de Varna en 76. Il y fit, selon ses dires, « le gadin le plus brillant de toute l’histoire de la danse ». Obligée de se retirer dans un gymnase au sol glissant en raison des conditions météo, la compétition avait vu une hécatombe de chutes conduisant certains compétiteurs à se blesser irrémédiablement. Invité à recommencer le jour suivant dans le cadre habituel du théâtre de verdure, Dupond avait reçu entre temps les conseils (pas forcement utiles selon lui) du créateur du rôle en 1948, John Gilpin.

Pour cette soirée d’hommage, la première question qui se posait était de savoir si le corps de ballet de l’Opéra, qu’on a trouvé un peu à la peine sur Ballet impérial lors des premières représentations du programme Balanchine, allait être à la hauteur de mes souvenirs. Le soulagement est venu très vite. Le ballet de Lander, au répertoire depuis 1952 (Lander était alors maître de ballet à l’Opéra), est toujours dans les jambes de la compagnie, surtout chez les filles. Dans la section de « la barre des tutus noirs », la série des ronds de jambes et des petits frappés est tirée au cordeau. Les séries de pirouettes des tutus blancs passent bien ainsi que toute la batterie, filles et garçons confondus. Le final aux diagonales de grand jetés, d’emboités et de coupés jetés (hormis pour un garçon qui semble avoir commencé du mauvais pied en coulisse) a l’élan et le brio nécessaire.

Dans le trio d’étoiles, Héloïse Bourdon est parfaitement à son aise. Elle irradie une sérénité et une détente dans sa danse, même dans les passages les plus techniques, qui provoque immanquablement l’adhésion. Dans le passage de « La Sylphide » (un épisode historique rajouté par Lander pour l’entrée au répertoire de l’Opéra), la danseuse ébauche même une narration.

Hélas, elle est seule. Les interactions avec ses partenaires ne passent pas la rampe. Jeremy-Loup Quer a une jolie ligne et passe tolérablement les difficultés techniques mais il lui manque une pointe de brio dans ce ballet où tout doit être pyrotechnique. Marc Moreau confirme l’impression qu’il nous avait donnée dans le Lac des cygnes en décembre dernier. Dès qu’il y a un enjeu technique, il se met en mode hyper-contrôle. Il croit rattraper le manque de moelleux qui en découle en jouant au matamore qui se prendrait pour un chef d’orchestre. Avec ses mains et ses ports de tête, il souligne les tutti d’orchestres d’une manière un peu ridicule surtout dans la Mazurka, jadis cheval de bataille du danseur qu’il est censé célébrer. Voilà une curieuse manière d’évoquer la mémoire du grand danseur à la souplesse de chat que fut Dupond.

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Le nouveau directeur de la danse, lui-même étoile hors pair, a décidément une première mission à accomplir : redonner confiance et force aux excellents danseurs masculins de l’Opéra visiblement en perte de repères.

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Patrick Dupond dans « Boléro » de Maurice Béjart. Photographie Mickaël Lemoine

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Le Lac des cygnes 2022 : un temps du bilan

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Pourpoint de Rudolf Noureev pour Siegfried (1989)

Lac d’indifférence

Le saviez-vous? L’opéra de Paris rend hommage à Rudolf Noureev. En effet, le 6 janvier dernier précisément, cela a fait 30 ans que le mythique danseur, chorégraphe directeur nous a quitté.

L’Opéra de Paris restant l’Opéra de Paris, c’est bien entendu un hommage en pente descendante. Les 10 ans de la disparition de Noureev avaient été l’occasion d’une prestigieuse soirée de gala ; les 20 ans d’une soirée que Les balletotos avaient qualifiée « d’enterrement de seconde classe ».

Pour cette nouvelle décennie qui s’achève, tandis que la bibliothèque de l’Opéra célébrait les comédies (beaucoup)-ballets (trop peu) de Molière, les vitrines des espaces publics exposent depuis quelques semaines des costumes des grandes productions Noureev de ballets. La plupart d’entre eux sont des avatars récents disponibles au central costumes, souvent moins fouillés et luxueux que leurs ancêtres de la création des productions. Raymonda acte 3, à qui on a maladroitement voulu donner la position iconique de « la claque » et qui a plutôt l’air de se gratter la caboche, n’est finalement qu’une pâle copie du costume de la production de 1983, qui ressemblait de près à une carapace en or repoussé.

Mis à part deux costumes de Washington Square, le seul artefact « d’époque », est le pourpoint de Rudolf Noureev dans son Lac des cygnes, porté, selon l’affichette, en 1989, l’année de son départ de la direction de la danse.

Le Lac des cygnes… justement le seul ballet de Noureev présenté pour cette saison 2022-2023 qui marque les 30 ans de sa disparition. Le seul ballet d’ailleurs qu’on peut qualifier de « grand classique » qui sera au programme tout court. C’est Kenneth MacMillan, lui aussi disparu il y a trois décennies, qui semble donc à l’honneur avec deux ballets dont une entrée au répertoire. Ceci est certes dû au hasard des reprogrammations post-Covid, mais avouons que l’effet est assez fâcheux.

« L’ardoise magique-Opéra » face à son répertoire chorégraphique serait-elle en marche? Selon la blogosphère, José Martinez aurait déclaré juste après sa nomination, « il n’y a pas qu’une version du Lac des cygnes ». Des dires non vérifiés. Dans une intervention plus récente sur France Musique, l’étoile-directeur se montre d’ailleurs plus attaché que cela à l’héritage Noureev ouvrant même la perspective d’une reprise de Casse-noisette ; mais sait-on jamais ?

Autant dire que nos Balletotos se sont jetés sur la série de Lacs programmée en décembre comme de pauvres affamés. Ils ont assisté à sept représentations et ont en conséquence pu voir chacune des cinq distributions officielles proposées par la maison. Tout le monde n’a pas commenté sur toutes les distributions. Nous rétablissons donc ici une certaine diversité des points de vue.

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Duos lacustres

Cette reprise a été marquée par la verdeur des Siegfried, la compagnie étant cruellement en défaut d’étoiles masculines disponibles.

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Le seul duo étoilé aura finalement été celui de la première, réunissant Valentine Colasante et Paul Marque, qui avaient chacun dansé les rôles principaux lors de la mouture 2019. James, féru des premières, a donc ouvert le bal le 10 décembre et a salué un couple « crédible dans l’incarnation,  émouvant dans le partenariat ». De son côté, le 22 décembre, Cléopold a aimé le cygne « animal et charnel » de Valentine Colasante, « moins oiseau que femme, se mouvant avec la douceur d’un duvet de plumes ». Fenella a également été séduite par le cygne de Colasante. Elle note que, dans le prologue, « les bras de la ballerine, battent devant et derrière en un mouvement  circulaire qui lui donne un air d’affiche Art nouveau peinte par Mucha ». À l’acte 2, elle rejoint Cléopold dans sa vision très terrienne du cygne : « très difficile d’expliquer combien Colasante est à la fois ancrée et légère », son oiseau « est pris dans l’entre deux, comme s’il était en train de se noyer ». L’Odette de Colasante serait une « reine de douleur », aux plumes coupées, qui a déjà perdu tout espoir de s’envoler ».

Tous nos rédacteurs s’accordent pour célébrer la maturité artistique et scénique acquise par Paul Marque depuis la dernière reprise du Lac. « Il n’a désormais plus besoin de (très bien) danser pour être remarqué. Il insuffle aussi bien dans sa danse que dans sa pantomime de la respiration ». Fenella apprécie la façon dont il utilise tout son corps avec « une énergie pleine et ouverte à l’image de ses arabesques, cambrées, prises de la hanche, qui expriment une forme d’attente douloureuse ou de prescience».

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Pablo Legasa (Rothbart), Dorothée Gilbert (Odette-Odile) et Guillaume Diop (Siegfried)

La deuxième distribution, quant à elle, réunissait Dorothée Gilbert, ballerine déjà confirmée dans le rôle et le très jeune et très en vue Guillaume Diop. James, le 14 décembre et Cléopold le 23 apprécient tous deux la distribution à des titres différents. Le premier célèbre surtout la ballerine, trouvant le danseur un tantinet trop « jouvenceau » dans le rôle, tandis que le second passe au-dessus de ce déséquilibre de maturité grâce au Rothbart éminemment freudien de Pablo Legasa.

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Jack Gasztowtt, Myriam Ould-Braham et Marc Moreau. Saluts.

Le troisième couple, vu le 16 décembre, est celui qui a peut-être le moins séduit. Myriam Ould-Braham dansait avec le premier danseur Marc Moreau en remplacement de son partenaire de prédilection, Mathias Heymann, initialement prévu. Cléopold n’a pas adhéré au sage et minéral prince de Moreau et a tonné contre le cygne noir sans charme ni abatage de sa danseuse favorite. Il réalise à l’occasion qu’il ne peut pas vraiment croire au cygne blanc s’il n’y a pas de cygne noir. Fenella rejoint plus ou moins notre intransigeant barbon. Selon elle, « Siegfried-Moreau n’aspire pas à la vie. En clair, Freud dirait qu’il est refoulé ». À l’acte 2, « il réagit néanmoins d’une manière quasi viscérale au moment où Odette Ould-Braham pose ses mains sur son avant-bras ». À l’acte 3, « il essaye d’enflammer la salle, mais se retrouve face à un cygne noir qui a éteint la lumière […] Plus de délicieuses œillades comme lors de la dernière série de Lac, juste … la mire ». Moins sévère, James écrit : « Même en méforme, Myriam Ould-Braham émeut par l’éloquence de ses bras, la douceur de ses regards et la délicatesse de son partenariat avec Marc Moreau ».

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Thomas Docquir (Rothbart), Héloïse Bourdon (Odette-Odile) et Pablo Legasa (Siegfried).

Le duo le plus attendu de la série, entouré de folles (et sommes toutes irréalistes) rumeurs de nomination, réunissait pour une unique date, le 26 décembre, deux premiers danseurs initialement non prévus sur les rôles principaux. Héloïse Bourdon, peu vue ces dernières saisons, retrouvait un rôle qui lui avait déjà été donné lorsqu’elle n’avait que 19 ans. Elle dansait aux côtés de Pablo Legasa dont c’était la prise de rôle.

Cléopold a été conquis par l’intensité dramatique du couple, par la maîtrise sereine de la ballerine ; un peu moins par les petits arrangements que le danseur  s’est ménagé dans la chorégraphie aux deux premiers actes. James de son côté dit : « c’est la ballerine qui m’impressionne le plus : outre le physique, si éthéré qu’il en devient idéel en cygne blanc, il y a le mélange de grâce et de force (technique) qui vous tient en haleine. En Siegfried Legasa, on voit pleinement les promesses, mais l’interprète m’a  donné parfois la déroutante impression de ne pas aller au bout de ses effets ». De son côté, Fenella écrit, « dès le prologue,  Bourdon rend extrêmement clair qu’elle a été atteinte par un tir de flèche ». À l’acte 2, « le corps de la ballerine est confus de la meilleure manière qui soit, à la fois cherchant à aller vers son prince mais s’en trouvant toujours éloigné par l’appel du magicien ». Notre rédactrice se montre fascinée par « le phrasé, les sauts silencieux, les élégantes lignes et l’intelligence dramatique » de Pablo Legasa. « Le solo méditatif de l’acte un ? Vous auriez pu entendre une épingle tomber ».

À l’acte 3, le cygne noir d’Héloïse Bourdon est décrit par Fenella comme « félin, contrôlé, très aguicheur et enjoué tandis que Legasa bondit de joie ».

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Amandine Albisson et Jeremy-Loup Quer

Enfin, les Balletotos ont commencé l’année en finissant la série du Lac. C’était avec la dernière distribution réunissant Amandine Albisson et Jeremy-Loup Quer.

James, qui a écrit sur ce couple, se montre plus réceptif au cygne d’Albisson qu’il a pu l’être dans le passé même celui-ci n’est toujours pas « son cygne de prédilection » car il lui trouve « trop d’épaules ». Un peu échaudée par cette formulation, Fenella écrit « L’Odette d’Albisson est plus qu’une nageuse. Elle brasse frénétiquement l’eau en arrière lorsqu’elle rencontre le prince. Et comme quelqu’un en hyper-oxygénation, son cygne ensuite ralentit le mouvement comme pour essayer de suspendre le moment où le prince lui jure son éternel amour ». Fenella apprécie également la fibre presque « maternelle » que déploie la danseuse, « qui fait tinter la lecture freudienne de Noureev ».

Comme James, Fenella reconnaît la maîtrise technique de Jeremy-Loup Quer mais trouve son Siegfried « passif, presque masochiste ». Cléopold, de son côté, apprécie chez Quer « sa batterie très ciselée et ses lignes très Opéra ». Le danseur le laisse néanmoins froid durant les deux premiers actes et une grande partie du troisième où il n’a d’yeux que pour l’Odile « chic et charme » d’Amandine Albisson. Néanmoins le désespoir de Siegfried-Jeremy, « quand il pose ses mains sur sa tête puis mime à sa mère ‘J’ai juré !’ avant de s’effondrer comme une masse » entraîne notre exigeant rédacteur dans le quatrième acte. À l’instar de ses collègues, Cléopold est très ému par le dénouement du ballet, lorsque Odette est retournée sur l’escalier de fond de scène : « pendant la dernière confrontation entre Siegfried et Rothbart, Albisson n’est pas debout en train de faire des piétinés. Elle se tient agenouillée dans la position de la mort du cygne et on ne peut détacher son regard d’elle. Seule la dernière passe entre Quer et le Rothbart de Thomas Docquir, très violente, nous arrache à sa contemplation ».

ROTHBART(S)

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Pablo Legasa : Rothbart

La version Noureev du Lac des cygnes se caractérise notamment par un développement du rôle du magicien Rothbart qui a été fondu avec le précepteur Wolfgang de l’acte 1. À l’acte 3, quittant une sa grande cape, le magicien s’immisce dans le pas de deux et il est gratifié d’une variation rapide brillante truffée de pas de batterie et de tours en l’air enchaînés. Le rôle de Rothbart ne se limite néanmoins pas à cette brève explosion de technique. Le danseur qui l’incarne doit installer le doute dans l’esprit du spectateur dès l’acte 1.

Autant dire qu’il faut distribuer des danseurs avec une certaine envergure. Jadis créé par Patrice Bart, Rothbart a été endossé par Noureev lui-même. Par la suite, Wilfried Romoli l’avait fait sien. Dans la période la plus récente, François Alu l’a dansé avec succès. Il était d’ailleurs prévu sur cette reprise avant sa démission – pas si – surprise.

À l’instar du casting des Siegfried, le double rôle du magicien aura été interprété par pas mal de nouveaux venus. Jeremy-Loup Quer, notre Siegfried  du 1er janvier faisait presque figure de vétéran du rôle de Rothbart pour cette mouture 2022. Le danseur, « plein d’autorité sereine en précepteur et menant très bien sa variation avec une pointe d’acidité » selon Cléopold, « cornaque Siegfried-Marque » selon James. « Jeremy-Loup Quer [à la fin de l’acte 1] passe sa main autour du col de son élève, juste à la lisière entre le tissu et la peau, comme s’il lui posait un collier. L’effet est glaçant ».

Voilà un effet qui n’a pas particulièrement attiré l’attention de Cléopold qui a vu Quer un autre soir. Il remarque cependant un geste similaire accompli par le Rothbart de Pablo Legasa qui selon lui, fut le magicien le plus abouti de cette reprise.

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Jack Gasztowtt : Rothbart le 16 décembre

Jack Gasztowtt, qui officiait aux côtés de Myriam Ould Braham et de Marc Moreau (16 décembre) atteint les prérequis techniques du rôle mais ne convainc pas forcément dramatiquement. Cléopold le trouve inexistant à l’acte 1 et regrette le manque de connexion du trio à l’acte 3. Plus réceptive, Fenella le compare à un « calme et malsain accessoiriste » à l’acte 1, et trouve qu’à l’acte 4 « il essaye de ressembler à la chauve-souris de la Nuit sur le Mont Chauve de Fantasia. C’était mignon » … Praise indeed !

Thomas Docquir était notre Rothbart pour deux distributions : Bourdon-Legasa et Albisson-Quer. Encore sous l’émotion du Rothbart de Legasa, Cléopold trouve les contours dramatiques du Rothbart de Docquir imprécis le 26 mais se montre plus convaincu le 1er janvier notamment lors du combat final de l’acte 4. Fenella trouve également que le jeune danseur a grandi dans son rôle le 1er janvier : « Dès le prologue, son Rothbart glisse au sol comme un danseur géorgien et ses battements d’ailes ont gagné en autorité. Lorsqu’il apporte l’arbalète à la fin de l’acte 1, c’est plus comme s’il donnait au prince le mode d’emploi pour mettre fin à ses jours. Un vrai coup de poignard au cœur ».

De son côté, selon James, « seul Thomas Docquir n’a presque pas flanché sur une des réceptions de la redoutable série de double-tours en l’air de l’acte noir ».

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Thomas Docquir : Rothbart les 26 décembre et 1er janvier.

Accessits, confirmations, admiration : cette saison de Rothbart est globalement une bonne cuvée qui murira bien.

Peut-on dire la même chose des…

Pas de trois de l’acte 1

Il semblerait que nos trois rédacteurs n’aient jamais vraiment trouvé leur combinaison idéale. James écrit : « Dans le pas de trois, Roxane Stojanov manque de charme, mais Axel Maglioano impressionne par ses entrelacés et son manège, tandis qu’Hannah O’Neill livre sa variation avec style (10 décembre). Quelques jours plus tard, le trio formé par Aubane Philbert (en avance sur la musique), Silvia Saint-Martin (essoufflée sur les temps levés de la coda) et Antoine Kirscher (qui finit une réception en sixième) se montre techniquement à la peine le 14 décembre. Ce sera mieux un autre soir (le 26) ».

Cléopold s’est montré aussi peu conquis. Le 16, il ne l’est pas par le trio Sarri-Scudamore-Duboscq et l’a écrit. Fenella, qui ne partage pas son avis, les a trouvé « légers comme des plumes ; Scudamore avec du souffle sous les pieds, et Sarri et Duboscq se répondaient l’un l’autre ». Le 22 est le soir où Cléopold se montre le plus satisfait : « Sarri est plus posé que le 16, Stojanov a une danse enjouée et musicale. Enfin O’Neill est très féminine et primesautière ». Pour les trois dernières dates cléopoldiennes, Antoine Kirsvher dansait « le rôle du monsieur », toujours trop tendu et sec pour séduire.

Fenella aura également beaucoup vu le nouveau premier danseur et le moins qu’on puisse dire, c’est que le charme n’opère pas. Le 1er janvier, elle nous dit « Kirscher veut trop vendre sa soupe. Ç’en est laid. Mains tendues et écartées, réceptions bruyantes, amusicalité occasionnelle et lignes approximatives». N’en jetez plus ! Dommage, car pour cette matinée ultime, notre rédactrice a un coup de cœur pour les demoiselles : « Inès McIntosh est un trésor ; féminine avec de longues lignes, une haute arabesque et des temps de sauts joyeux aux réceptions silencieuses. On pourrait en dire de même de la trop rare Marine Ganio ».

On est un tantinet inquiet de la pénurie de danseurs masculins sur ce pas de trois. On pourrait s’interroger sur la présence d’Audric Bezard, premier danseur, dans la danse espagnole pratiquement un soir sur deux. Lorsqu’on regarde la distribution de Kontakthof qui jouait en même temps à Garnier, on reconnaît un certain nombre de danseurs qui se sont déjà illustrés dans le pas de 3, voire dans le rôle de Siegfried : Axel Ibot, Florimond Lorieux, Daniel Stokes. Il n’était peut-être pas judicieux de programmer une pièce avec une distribution fixe pour une longue série quand le Lac se jouait à Bastille…

« Grands », « Petits » et Caractères

On retrouve de ces incongruités dans les distributions des rôles demi-solistes. Que faisait Bleuen Battistoni dans la Czardas (qu’elle dansait élégamment) quand, à l’instar d’Antoine Kirscher, elle est montée première danseuse au dernier concours de promotion ? On pourrait se poser la même question face à la présence de Roxane Stojanov ou Héloïse Bourdon dans les 4 grands cygnes. Les quatuors de petits cygnes en alternance ont fait leur effet. Cléopold a un petit faible pour celui réunissant Marine Ganio, Aubane Philbert, Caroline Robert et Clara Mousseigne le 1er janvier.

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Dans les danses de caractère, la Czardas était dansée par le corps de ballet avec le bon poids au sol comme d’ailleurs la Mazurka. Les solistes ont eu des fortunes diverses. Dans les messieurs, Antoine Kirscher est à la peine le 16. Axel Magliano et Jack Gasztowtt sont beaucoup plus à leur affaire respectivement aux côtés d’Aubane Philbert (le 22) et de Caroline Robert (le 23), cette dernière donnant sa représentation la plus enjouée le 1er janvier aux cotés de Kirscher.

La danse espagnole a eu aussi ses hauts et ses bas. Audric Bezard avait le pied mou en début de série puis s’est bien rattrapé. Le 1er janvier, le quatuor Bezard-Legasa-Drouy-Fenwick avait même du peps.

La Napolitaine a été bien illustrée sur la plupart des représentations. Le 16, Cléopold et Fenella s’accordent sur les qualités de plié et sur l’énergie d’Hugo Vigliotti mais diffèrent quant à la demoiselle. Bianca Scudamore n’est décidémment pas la tasse de thé de Cléopold mais il se laisse néanmoins plus séduire lorsqu’elle danse aux côtés d’Andrea Sarri (le 22/12 où il remplace Vigliotti). Andrea Sarri forme un couple savoureux le 23 avec Marine Ganio. Mais c’est finalement la représentation du 1er janvier qui recueille tous les suffrages. Fenella célèbre le passage « rendu palpitant par Ambre Chiarcosso et Chun-Wing Lam à la fois espiègle et clair de ligne. Adorables ! ». Pour Cléopold, « Lam (que n’a-t-il été distribué dans le pas de trois !) est primesautier et a du feu sous les pieds. Chiarcosso est à l’unisson avec ses jolies lignes et sa musicalité innée. Une petite histoire se raconte. La fin est très brusque et flirt ».

Cygnes

Mais il faut dire que le moment de bonheur sans partage aura été, encore une fois, les tableaux des cygnes. Le corps de ballet féminin garde cette discipline sans raideur qui permet de se projeter dans cette histoire fantastique.

La(es) foss(oyeurs)e

L’ensemble de la troupe a par ailleurs du mérite car il lui fallait triompher de l’orchestre de l’Opéra. Il y avait en effet longtemps qu’on avait eu à endurer une telle médiocrité de la part de la fosse. Le pupitre de cuivres en particulier nous a infligé tous les soirs des flatulences musicales. En termes de volatile, on était plus près du canard que du cygne. La direction de Vello Pähn était languide et sans relief. L’adage Odette-Siegfried de l’acte 4 était joué bien trop lentement.

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Le bilan global est au final en demi-teinte, un peu à l’image des costumes des danses de caractère de l’acte 3, dont les vieux rose et parme paraissent aujourd’hui bien délavés ; certains dateraient-ils de la création ? En 2024, cela fera 40 ans que Noureev créait son Lac à l’Opéra. Peut-être serait-il temps d’offrir à cette version, systématiquement reprise à Bastille, des décors à l’échelle de la scène et de nouveaux habits … On peut toujours rêver !

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Le Lac des cygnes 2022 : des deux côtés du miroir

P1180569Dans la lecture de Rudolf Noureev, souvent décrite comme « psychanalytique », le lac n’est qu’une vision dans l’esprit troublé du prince ; trouble,  provoqué par le conflit oedipien que lui impose son précepteur (Wolfgang au premier acte et Rothbart aux trois suivants).

Lors de la soirée du 16 décembre dernier, j’avais donc été contrarié par l’absence de synergie entre  Siegfried et son Rothbart.

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Rien de tout cela lors de la soirée du 23 décembre. Guillaume Diop est, de par sa grande jeunesse, un prince poulain ou agneau qui regarde son précepteur avec de grands yeux naïfs. Le côté vert de ce prince est renforcée par sa silhouette, à la fois tellement proche des standards opéra mais encore si frêle qu’on s’étonne de la voir maîtriser presque tous les difficultés techniques de cette version Noureev. Mais ce qui aurait pu être ressenti comme un manque de maturité a trouvé un sens grâce au danseur qui interprétait Rothbart ce soir-là : le très beau et singulier Pablo Legasa.

Pendant tout le prologue et l’acte 1, même lorsqu’il est immobile, on a du mal à détacher son regard du danseur. Le visage de Lagasa, d’une longueur et d’une angularité accentuée pour l’occasion, le fait ressembler à un oiseau de proie même lorsqu’il est affublé des oripeaux du précepteur Wolfgang. Voilà un serviteur qui ne quitte jamais des yeux froids sa pupille. Ses interactions avec la reine (la très pertinente Lucie Mateci), sa rivale en influence auprès du prince, sont glaciales.

Celles avec le prince mettent mal à l’aise à force d’être incestueuses. Durant le pas de deux qui clôt l’acte I, alors qu’il a déposé le prince à genoux, Wolfgang Legasa plaque ostensiblement sa main droite sur l’arrière du cou du prince puis lui tourne autour sans la retirer. Lorsqu’il lui donne l’arbalète, il pose sa joue contre celle de son élève, préfigurant en version dévoyée, le contact à la fin du pas de deux de l’acte 2 entre Odette et Siegried. Enfin avant de le laisser partir à la chasse, il se met front à front avec lui.

Ce rapport est tellement fort, qu’au bord du lac, on ne doute pas un seul instant de l’irréalité d’Odette (Dorothée Gilbert) plutôt une incarnation de la féminité mûre – non pas qu’elle fasse plus âgée mais bien parce qu’il y a chez elle une plénitude qu’on comprend que recherche le prince – que femme oiseau de chair et de sang.

Dans le fond de Scène, Pablo-von Rothbart agite ses grandes ailes en musiques comme s’il faisait corps avec l’orchestre (lequel est malheureusement fort mou et imprécis depuis le début de cette série).

A l’Acte III, Legasa est toujours très présent et pas seulement concentré sur sa variation qu’il danse d’ailleurs de manière magistrale, avec une pointe de sècheresse bienvenue. Il met beaucoup d’acuité dans la pantomime du parjure, semblant littéralement couper la parole à la reine méfiante. On semble ensuite l’entendre dire, « nous sommes bien d’accord, tu veux jurer de l’aimer ET de l’épouser ». Confronté à ce magicien et à une Odile- Dorothée sereine et enjouée dans sa toute puissance (Les doubles tours attitude pris sans précipitation dans sa variation, contrairement à d’autres danseuses de cette reprise 2022, en sont une illustration), Siegfried-Guillaume, très efficace techniquement mais personnage immature et naïf, n’a aucune chance d’échapper au piège qui lui est tendu.

L’acte IV en devient d’autant plus déchirant. Pris par l’action, on ressent la complainte du corps de ballet et on s’émeut du pas de de deux entre la femme cygne résignée, vision déjà pâlissante, et le jeune inconscient qui veut encore y croire. Tout cela n’est qu’un rêve qui tourne au cauchemar. La réalité est encore une fois ramenée par le magicien de Pablo Legasa qui, pendant la confrontation finale, reproduit exactement le front à front du pas de deux masculin qui clôturait l’acte 1. Cela donne le frisson. Le précepteur-magicien préfère briser son jouet que le voir s’émanciper…

On ne peut s’empêcher de penser que sans ce vecteur Rothbart, le contraste de maturité dramatique entre Dorothée Gilbert et Guillaume Diop aurait pu être un obstacle à notre adhésion à l’histoire.

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Pablo Legasa (Rothbart), Dorothée Gilbert (Odette-Odile) et Guillaume Diop (Siegfried)

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Quelques jours plus tard, le 26 décembre, Pablo Legasa passait de l’autre côté du miroir puisqu’il interprétait à  son tour Siegfied.

Son prince semblait entièrement infusé de son expérience encore récente mais si parfaitement aboutie du maléfique magicien-précepteur. Il régissait plus comme s’il avait comme partenaire son propre Rothbart que celui de Thomas Docquir (prometteur, déjà à l’aise techniquement notamment dans la redoutable variation de l’acte 3, mais à la proposition dramatique encore imprécise).

Durant le premier acte, on pouvait sentir l’inconfort, l’appréhension et même la peur que le prince ressentait dès que son tuteur s’approchait : son dos et son cou se raidissait ostensiblement. La variation de la fin de l’acte I est ainsi déjà une confrontation. Siegfried-Pablo résiste aux impulsions imposées par Wolfgang comme il tentera de le faire plus tard à l’acte IV.

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Thomas Docquir (Rothbart), Héloïse Bourdon (Odette-Odile) et Pablo Legasa (Siegfried).

Si le Siegfried de Diop était indécis et peut-être simplement tenté par un vague échange de figure référente, le prince de Pablo Legasa est déjà en rupture de ban et en quête d’absolu. L’absolu, c’est justement l’Odette d’Héloïse Bourdon, vibrante sur ses pointes, tendue et souple comme la corde d’une arbalète. La rencontre des deux danseurs est palpitante. La pantomime est accentuée avec fougue. Les deux danseurs parlent la même langue. Héloïse Bourdon, très lyrique et intériorisée dans l’adage, donne autant à voir qu’à supputer, aussi bien à son prince qu’au public dans la salle. Ses battements d’ailes effrayés à la fin de l’acte sont très émouvants.

A l’acte III, son cygne noir est à la fois serein et claquant comme le fouet (sa variation est très maîtrisée, notamment les doubles tours attitude impeccables). Les lignes sont identiques mais l’énergie déployée est diamétralement opposée à celle du cygne blanc : alors qu’Odette était dans l’extension, Odile semble ancrée dans le sol.

Dans cet acte III, Pablo Legasa impressionne dans les variations classiques par la beauté de ses lignes et le suspendu de ses grands jetés. Il danse comme quelqu’un qui a pris possession de lui-même. Pour tout dire, ceci nous console un peu d’un acte I et II où la chorégraphie avait été quelque peu rabotée au profit de l’interprétation (dans la première variation de l’acte 1, notamment ou des sortes d’assemblés battus en tournant remplacent les doubles ronds de jambes suivi d’un piqué en arabesque ouverte si propre au style Noureev. Même dans le pas de deux du cygne noir, la ballerine pique seule en arabesque tandis que le danseur reste à pied plat dans la position « classique » du partenaire et non dans celle plus dynamique voulu par le chorégraphe).

A la réalisation de son erreur, la confiance nouvellement acquise de Pablo-Siegfried se brise littéralement nous projetant dans la tragédie de l’acte IV, fait d’embrassement charnels et de luttes désespérées. Des personnes qui ont vu Noureev danser Siegfried dans la pleine possession de ses moyens ont dit qu’il « était le cygne ». C’est un peu ce qui nous est apparu dans l’adage avec Odette-Héloïse, où les deux danseurs ne faisaient qu’une seule et même ligne ainsi que dans les derniers jetés du prince – mais ne devrait-on pas plutôt dire « envols » – qui précèdent le triomphe du magicien.

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On ressort du théâtre en se disant que décidemment Héloïse Bourdon est l’Odette-Odile la plus aboutie de l’Opéra et que Pablo Legasa sera un jour un immense Siegfried de Noureev lorsqu’il en dansera intégralement la chorégraphie.

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Lac des cygnes 2022: confirmations et promesses

Les soirs où l’équipe de France de football joue un match décisif à la coupe du monde au Qatar, l’extérieur s’invite un peu à Bastille : des spectateurs regardent des bribes de la rencontre durant l’entracte, et ma voisine, qui vérifie discrètement ses notifications à chaque microcoupure d’applaudissements, répercute l’info vers son mari par de joyeux coups de coude (10 décembre). Plus gênant, au soir de la demi-finale, plusieurs pupitres de l’orchestre sont manifestement tenus par des remplaçants, et le cor multiplie les canards (14 décembre).

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Cela n’entache pas l’enthousiasme d’un public particulièrement chaleureux. Au soir de la première de cette série de Lac des Cygnes, c’est amplement mérité : le duo formé par Paul Marque et Valentine Colasante est à la fois très solide du point de vue technique, crédible dans l’incarnation,  émouvant dans le partenariat : que demander de plus ? Les réserves qu’on pouvait avoir en 2019 sur l’interprétation du danseur (pas encore étoilé) en Siegfried sont clairement levées : Paul Marque ne s’éclipse plus de son rôle pour se concentrer sur la technique, et sa méditation de la fin de l’acte I est joliment incarnée. L’air de rien, il allie propreté et prouesse (avec un manège de grands jetés qui secoue la salle). Odile/Odette n’est pas non plus une prise de rôle pour Valentine Colasante, qui déployait déjà en 2019 une jolie intelligence du rôle. Je pourrais recycler mot pour mot ce que j’écrivis il y a quarante mois sur la ballerine. Cette fois, j’ai particulièrement remarqué l’expressivité des mains en cygne blanc, le tremblement surcroisé des pieds lorsque Rothbart s’empare de sa volonté. Son cygne noir, séduisant et piquant, réussit un équilibre qui semble arrêter le temps. Elle semble un court instant en danger lors de la séquence des trente-deux fouettés, mais rétablit joliment la sérénité.

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Après Roméo, Basilio et Solor, Guillaume Diop aborde – en un temps record – son quatrième grand rôle soliste. En Siegfried, rôle sur le fil, sa verdeur se voit davantage. Il y a déjà des choses très abouties – une belle capacité à ralentir et à jouer en torsion, une étonnante qualité de partenariat, une présence scénique sans intermittence – mais d’autres à renforcer, et pas des moindres (propreté des réceptions, force dans les tours à la seconde, assurance dans les tours planés). Il y a une marche à franchir pour que, lors des variations lentes ou rapides, on pense autre chose que « techniquement, ça passe ».

Au moins l’incarnation est-elle constante, et les pas de deux pleinement satisfaisants. Damoiseau Diop, qui fait vraiment jouvenceau, est comme hypnotisé par l’Odette/Odile de Dorothée Gilbert. Il faut dire qu’il y a de quoi : la ballerine déploie avec maestria les multiples facettes de son personnage – fragilité frémissante à l’acte II, arrogance altière à l’acte III – et durant l’acte IV, elle a une manière bouleversante de montrer la résignation à son sort : les double-ronds de jambe du début du dernier pas de deux sont comme fatigués, et la tête s’incline avec une nuance de tristesse à vous fendre le cœur. Les gestes de tendresse entre les deux personnages sont d’une douceur et d’une intensité poignante.

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Ma Bayadère en rêve

IMG_20220412_223035Opéra de Paris, représentation du 12 avril

Apprenant par la radio, dans un demi-sommeil, au matin du 12 avril, que le débat d’entre-deux-tours de l’élection présidentielle aurait lieu le mercredi 20, je me suis empressé de trouver un fond de parterre pour le soir-même, histoire d’être sûr de voir Dorothée Gilbert et François Alu pour le cas, fort probable, où je renoncerais à mes places Bayadère de la semaine prochaine ; après-coup, je me suis aperçu qu’Alu était en fait remplacé par Guillaume Diop. Va pour Diop, me suis-je dit avec philosophie, avant de me rendormir (non sans songer qu’on aurait pu distribuer Legasa).

L’avouerai-je sans encourir les foudres des fans ? C’est surtout Dorothée Gilbert en Nikiya qui m’aurait manqué. Quels que soient ses talents d’interprète, et son exubérance technique, le seul François Alu ne suffirait pas à me faire renoncer à un événement politico-cathodique qui n’a lieu que tous les cinq ans, et n’a de sel qu’en direct. Si je trouve une place pour le 23, j’aviserai, sinon, je connais des gens qui me raconteront.

Bref, me voilà donc, avec huit jours d’avance sur la date prévue (et mes jumelles) scrutant l’entrée en scène de Guillaume Diop, dont les grands jetés signalent un prince plus qu’un guerrier, ce qui est une option tout à fait envisageable pour Solor. Le coryphée, danseur enjôleur dont j’avais prisé la présence et l’aisance en Basilio, a des lignes étirées, des mains immenses, étonnamment expressives, et un joli temps de saut.

IMG_20220412_223018Mais en attendant le pas de deux avec Nikiya, on admire la délicatesse du travail de pointes des huit bayadères, et la beauté des bras, comme on s’esbaudira, un peu plus tard, de la précision des danseuses « Djampo » (leurs incessants sautillés sur demi-pointe sont si articulés que j’ai cru un instant qu’elles étaient pieds nus). Si, comme l’a remarqué Cléopold, la scène des fiançailles à effectif réduit fait petit joueur, pour le reste, le corps de ballet – amis de Solor, éventails, perroquets, Kshatriyas, danseurs indiens, et surtout, Ombres – se montre en grande forme.

Mais revenons à nos protagonistes : Dorothée Gilbert donne à sa danse sensualité plus qu’angularité ; nul hiératisme, mais des équilibres qui pointent un instant vers l’irréel, avant de se fondre dans le moment suivant. Malgré quelques accrocs discrets (un vers le début, un autre à la fin), et des portés un peu prudents, le partenariat amoureux est fluide et crédible. Ces deux-là vont bien ensemble (et c’est un amoureux du couple Hugo-Dorothée qui le concède).

Par contraste, Diop semble quasiment éteint lors de ses échanges avec Gamzatti (Bianca Scudamore) ; il y a des chances que ce soit bien davantage par manque d’intérêt du personnage pour la fille du Rajah que par défaut d’investissement du danseur, qui devra cependant travailler la diversité de ses expressions tristes (le moment d’absence quand il pense à Nikyia en plein milieu du pas de deux avec sa fiancée est très réussi, mais le reste, quand le personnage n’est plus regardé, n’est pas encore très habité).

La Gamzatti de Mlle Scudamore est clairement une femme qui a l’habitude d’être obéie (et en impose déjà à son futur) ; lors de sa variation, elle a le penché arabesque prudent (sauf le dernier), mais emballe la salle au moment des tours à l’italienne comme des fouettés. Damoiseau Diop, de son côté, réussit les moments de bravoure de sa partition, à l’acte II comme au III ; certaines choses restent à polir, et la méditation de la chambre (acte III) n’est ni scolaire ni géniale. Le danseur est toujours prometteur (j’utilise à dessein la même expression qu’il y a quatre mois).

IMG_20220412_223044Dorothée Gilbert est, elle, au-delà des promesses : lors de l’adage en jupe orange de l’acte II, ses regards vers l’amant infidèle vous fendent le cœur. Au royaume des Ombres, au début de son parcours pour rejoindre Solor, son développé devant est presque un déséquilibre et presque un saut qui tous deux disent son impatience de rapprochement, et elle réitère ce petit frisson du dernier saut fini en arabesque penchée la main sur l’épaule de son partenaire à genoux. Toute la série de sauts seconde -développé seconde – promenade finie en équilibre arabesque qui suit est un délice de moelleux éthéré. Mlle Gilbert réussit à être absente sans être mécanique : juste un rêve.

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Don Quichotte : la jeune garde de la Mancha

P1180205Don Quichotte réserve des surprises. À la faveur d’un énième changement de distribution, Léonore Baulac danse avec Guillaume Diop. Ce dernier est, pour moi, une découverte : je l’ai sans doute vu sans le regarder dans le corps de ballet, et le voilà au centre de la scène, presque sans être passé par la phase des rôles semi-solistes. Ce parcours-éclair aurait de quoi intimider bien des interprètes, mais chez damoiseau Diop, rien n’y paraît : dès l’entrée en fanfare et le grand saut-écart, le personnage est là, élégant et gouailleur. Le partenariat, jamais scolaire, est au contraire tendrement joueur. Voilà un bailarín bien prometteur (oui, je lui décerne un titre en espagnol). Même si certains aspects restent à polir – les portés à un bras de la fin du 1er acte, les tours à la seconde de la coda du 3e – Guillaume Diop fait preuve d’une maîtrise scénique remarquable; au niveau chorégraphique, il ne semble déconcerté que par les redoutables tours en l’air en retiré finis en arabesque de la scène du mariage, si peu payants d’autant que sans élan, et que seuls les plus aguerris parviennent à rendre fluides.

Diop campe un Basile hyperlaxe : au premier acte, le voilà qui lève plus haut la jambe que sa comparse blonde Quiterie Baulac (oui, je francise le prénom de l’héroïne). Ensuite – peut-être l’a-t-on chapitré à l’entracte, il se retient. En juvénilité, la ballerine est à l’unisson de son acolyte : c’est joli comme deux gamins s’égaillant dans le grand bain. Tant et si bien que, gagné par un partenariat charmant, on pardonne facilement la prudence des équilibres de Mlle Baulac dans la scène du mariage (soirée du 11 décembre).

Une semaine plus tard, Paul Marque et Valentine Colasante soulèvent l’enthousiasme : les rôles de Basilio et Kitri semblent faits pour eux. Ils y sont tous deux techniquement au sommet – tours impeccables de style pour lui, équilibres ébouriffants pour elle – sans que l’effort se voie, ce qui est l’art même. Damoiseau Marque a le charme du barbier next door ; Mlle Colasante a le chien et le chic de la fille qui sait ce qu’elle veut : on dirait qu’ils sont faits pour s’entendre (soirée du 18 décembre).

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La distribution Baulac-Diop s’enrichit de l’Espada m’as-tu-vu de Florian Magnenet (il s’est dessiné un accroche-cœur au front), comme du charme mi-aguicheur mi-altier d’Héloïse Bourdon en danseuse des rues. Elle bénéficie aussi de l’équilibre dans le moelleux du trio formé par Dulcinée (Baulac), la reine des Dryades (Hannah O’Neill) et Cupidon (Marine Ganio).

Avec le couple Colasante-Marque, on remarque davantage le délicieux Cupidon d’Eléonore Guérineau. Dans le rôle de la reine des Dryades, Roxane Stojanov, comme encombrée de son grand corps, paraît un peu en retrait: à la fin de la scène du rêve, et avant que le rideau tombe, les trois filles ravissent Don Quichotte d’identiques mignardises chorégraphiques : Mlles Colasante et Guérineau ont un délicat penché de la tête, tandis que Mlle Stojanov, plus raide, alterne sur un plan platement horizontal. Et même si l’on peut concevoir que son personnage soit plus hiératique que celui des deux autres, cela crée un décalage qu’on n’a pas l’habitude d’observer, et qui dessert la (nouvellement promue) première danseuse. Dans le couple Espada-danseuse des rues, Yannick Bittencourt se montre un peu fade, tandis que Fanny Gorse est presque trop élégante. Du coup, on porte plus d’attention au jeu de jalousie-réconciliation qui se trame lors de leur scène, et qui fait miroir aux chamailleries du couple Basilio-Kitri.

À la tête de l’Orchestre de l’Opéra, Valery Ovsyanikov dirige – FFP2 sur le museau, ce qui en soi est un exploit – tire de jolies sonorités d’une partition plus subtile qu’on ne croit.

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Romeo and Juliet, Diop and Baulac : “Who straight on kisses dream.”

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Romeo & Juliet. Curtain calls. Guillaume Diop, Léonore Baulac and Company.

Paris Opera Ballet, Tuesday, June 15th 2021.

In the unexpected debut of Guillaume Diop — a youngster still only in the corps de ballet – he, along with his Léonore Beaulac, opted for a less-often used interpretation of the “star-cross’d lovers.” The sweet and tender thrum of their connection re-centered this ballet around youthful innocence rather than around the obsessive force of sexual desire. Shakespeare’s text leaves room for just how young these youngsters might be, even if he specifies that Juliet is a ripe thirteen…

Diop, de même que Léonore Baulac, a opté pour une interprétation moins usitée des amants « nés sous une mauvaise étoile ». Le doux et tendre continuo de leur connexion a recentré ce ballet autour de la juvénile innocence plutôt que de la force obsédante du désir. […]

Love goes toward love, as schoolboys from their books.”

Guillaume Diop’s way of dancing reminds me of the Hugo Marchand of maybe five years ago. Like Marchand back then, Diop has style already and everything else ready to go. Unaffectedly expansive épaulement giving you the impression that his arms actually start down there at the belly-button. Long legs performing effortless and unpretentious, but huge, leaps that end in silent and soft landings only to then extend out into high arabesques without any ostentation or exaggeration.  But, like Marchard back then, Diop just needs to concentrate a little bit more on enriching the control of his feet. Not that his are limp, not at all, he can certainly point them but…if he could just send a bit more energy down there and out from there, play more with the relevé, he could give them the same force as those of his unostentatiously powerful hands. And yes he will need to continue to burnish and polish those little details that only come from practice (holding on to turn-out when coming out of a phrase).

At the tender age of twenty (when men’s bodies only become fully mature and resilient around age twenty-three), Diop proved that he is already a reliable and attentive partner: reactive, confident and not stiff. With a few more years of experience in the spotlight, it is clear that he will make his partnering really swing.

But what matters more than these details is that Diop already holds the stage. He demonstrated that technique is meant to be a means, not an end in itself.

So now let us revisit the dramatic events.

Guillaume Diop […] comme l’Hugo Marchand d’il y a 4 ou 5 ans […] a déjà tout et même un peu plus ; des épaulements généreux sans être affectés qui vous donnent l’impression que ses bras sont connectés à son nombril, de longues jambes exécutant des sauts faciles et sans prétentions, quoique prodigieux, s’achevant dans de silencieuses réceptions pour enfin se développer en hautes arabesques sans ostentation ni exagération aucune. Mais comme Marchand alors, Diop doit se concentrer un peu plus pour enrichir le contrôle de ses pieds ; non pas qu’ils soient mous, car il les pointe tout à fait… mais on aimerait qu’il y transmette un peu plus d’énergie… […]

Au tendre âge de 21 ans, […] Diop s’est montré un partenaire solide et attentif : réactif, sûr de lui et sans raideur. […] [La pratique de la scène]  donnera à son partnering plus de « swing ».

Diop a déjà la maîtrise de la scène. […]

O! That I were a glove on that hand/That I might touch that cheek.

When Léonore Baulac’s Juliet pulled the curtain back on the Nurse having sex, her reaction was not about awakened senses but definitely about “eew that’s icky, I don’t want it.”

In the “morning after the wedding night” scene, here it was not about “I am physically-sated and I want more of this action until the end of days.” Instead, the rapport between R&J made you imagine that during all those hours in the dark, what they had been getting up to was exactly what you had once done: stayed up all night whispering more intently than you’d had ever even talked to anyone before, clinging to each other, whispering so as not to wake up the parents. While certainly a bit of exploring boobies and more kissing were probably involved, you sensed their innocence remained intact. My mind drifted back to a childish pact that was once sacred: make a tiny cut, smear pinkies together = blood brothers for life. The French have a great expression for this. You have discovered your “âme soeur,” your soul-mate.

Au lendemain de la nuit des noces […] R&J vous donnaient l’impression que, durant ces heures passées dans le noir, ce qu’ils avaient fait n’était rien d’autre que ce que nous avons tous fait jadis : veiller toute la nuit, murmurant intensément comme on ne l’avait jamais fait avec quelqu’un d’autre, restant collés et chuchotant de peur d’alerter les parents. Bien que cela ait sans doute entraîné un peu plus de frotti-frotta et de gros palots que d’habitude, on sentait que leur innocence était intacte. […]

“A word and a blow”

As Rosalind, a role where you don’t move very much and that has come to constitute an artistic ghetto unto itself for talented ballerinas (Isabelle Ciaravola was stuck in it for years), Hannah O’Neill gave this avatar a pleasing and cheery “oh well why the hell not” elegance.

Lady Capulet and Tybalt had clearly connived to protect Juliet from this mean and ugly world from the day she was born, but you saw nothing Oedipal in their interactions. Emilie Cozette’s pensive and emotionally-exhausted Lady Capulet made me wonder whether she too had once been a headstrong Giulietta with all the joy since worn out of her. Her impulsive slap at Juliet’s refusal to marry Paris, as well as her shocked reaction to her own gesture, illustrated that of a loving mother undone by her so-far-so-perfect child’s first public tantrum. Indeed, the most rough-handed and grouchy person in the room kept turning out to be Yannick Bittancourt’s heavy-spirited Paris.

Florian Magnenet’s Tybalt was in no way sadistic nor mean either. You could just imagine him as a strict but benevolent pater-familias of six clingy kids six years hence.  He, too, cared more about protecting his little cousin than about the whole big fat fuss between the Capulets and Montagues. You could sense that the whole “us vs. them” had bloomed out of provincial boredom [Verona, even today, is a very, very, small town] and that everyone involved in the feud took it only half-seriously.

In the same interpretive vein, Pablo Legassa’s shimmering and sharp-legged Mercutio was “the guy no one can really get mad at.” [Legassa is so ready to play real leading roles, his body and soul are in that “sweet spot.”] And Marc Moreau’s  “I get the joke, guys” Benvolio gave real bounce to the repartee of the boys. As Benvolio, “the nice guy,” too many dancers get too serious and fade into the background while mentally preparing to catch “the big guy’s” grand anguished backward leaps in Act III.  While the back-flips were smoothly-managed rather than frightening, this fit the rapport that had been established between this sweet-dreaming Romeo and this “I have so got your back” Benvolio.

So the duel between Tybalt and Mercutio took on a specific vibe, more school-yard fight between two people saying “don’t be such an ass-hat” than the predictable fight to the death, which made their deaths all the sadder.

Rosalinde : Hannah O’Neill plaisante et joviale

Emilie Cozette, une lady Capulet pensive et émotionnellement épuisée m’a fait me demander si elle n’avait pas été jadis une Giulietta entêtée. […] Yannick Bittancourt Pâris : grognon et la main lourde. Autoritaire.

Le Tybalt de Florian Magnenet : ni méchant ni sadique. Un père de famille strict mais bien intentionné.

Le Mercutio scintillant au jeu de jambe acéré de Pablo Legassa / Marc Moreau : Benvolio, « j’ai compris la blague, les gars ! » donnait parfaitement la répartie aux autres personnages.

Du coup le duel entre Tybalt et Mercutio prit une résonnance particulière, plus querelle de cours d’école que […] prédictible combat à mort, ce qui a rendu leur mort plus triste encore.

O! She doth teach the torches to burn bright!”

Léonore Baulac’s  Juliet  floated on this bubble of love and friendship and good humor. She was that well-brought-up girl whose biggest personal challenge so far had been always winning the dare of “who will jump off the swing at its highest and land the furthest out!”

From the ballroom scene to the balcony scene to the bedroom scene each step of the interplay between these two reminded me of the infinite possibilities that Breughel the Elder’ proffers in  his “Children’s Games” {Kunsthistorisches Museum, Vienna}. It’s there in the choreography, but usually highlighting “patty-cake” suffices for most dancers. Here, while watching the dancers I started to make an inventory of references and to float back to those happiest days of childhood. Oh, hop-scotch, marbles, summersaults….just like when we were all just kids.

As the gentleness of a Tony from West Side Story infused Diop’s Romeo– absolutely a dreamy kid rather than a teenager with raging hormones — his connection to Baulac [she can become so responsive to what her partner is all about] replaced the expected over-heated sensual excitement with something often more true in real life: that lower-key mutual vibe that is the secret for lasting marriages. Your adored partner is in fact your best friend. This does not mean these young people were devoid of strong emotions, quite the opposite.

“When he shall die,/Take him and cut him out in little stars,/And he will make the face of heaven so fine.”

Cute detail: just before kissing Juliet for the first time, Diop’s mouth went wow into an adorable “O” as he inhaled. It was really like that boy aiming his face at you for his first kiss ever, not quite certain where it would land. So sweet.

An oft-cited quote from Nureyev speaks of a boy evolving into a man because of a young woman who “decides everything. She is passionate, head-strong, and more mature than he is.” Here with Guillaume Diop and Léonore Baulac, it was the opposite: a young man and a young woman who are equals in naïvité, equally astonished by a fate they had not anticipated. Neither really wanted to die, but just felt too ashamed to go and talk to their parents and ask for help.

Ces deux-là m’ont évoqué les infinies possibilités que Breughel le jeune présente dans sont « Jeux d’enfant » du Kunsthistorisches Museum de Vienne.

[…]

Le Roméo de Diop est plus un enfant rêveur qu’un adolescent tourmenté par sa poussée d’hormones. Sa connexion à Baulac a remplacé l’attendue excitation des sens par quelque chose de plus réaliste dans la vraie vie : cette connexion plus modérée qui est le secret des mariages qui durent. […] Un jeune homme et une jeune femme qui sont égaux en naïveté, également stupéfiés par ce sort qu’ils n’ont pu anticiper ; aucun des deux n’a jamais vraiment voulu mourir mais ils étaient trop timides pour confronter leurs parents et leur demander de l’aide.

The next day, I began describing what I saw to James. “Ah,” he said, “At the end, then, you wanted them to live so much you were ready to send them a link to a suicide hotline?” Yes, indeed. All of these kids – from Romeo to Juliet to Tybalt to Mercutio to Paris down to the Friar’s messenger – so totally didn’t deserve to, or want to, or need to, die.

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Pieter Breughel the Elder : « Children’s Games ». Kunsthistorisches Museum, Vienna.

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