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Le Temps d’Aimer la Danse 2023 : Exposition « Corps de ballet ». Mouvements hors cadre

Le Temps d’Aimer c’est aussi toute une série d’événements en rapport avec la danse, conférences, colloques, projection de films et … des expositions.

TA2023-Inauguration_expo_photo-Raphaël_Gianelli-Meriano-danseurs_devant_leur_Photo-Crédit_photo_obligatoire©Stéphane Belloc-STB_2310_web

« CORPS DE BALLET » photographies de RAPHAEL GIANELLI-MERIANO. Les oeuvres et leurs modèles (les danseurs du Malandain Ballet Biarritz). Photographie de Stéphane Bellocq.

Entre deux spectacles, on pouvait ainsi aller voir l’exposition « Corps de Ballet » en accès libre au Casino. Ici, dans une longue salle qui regarde vers la mer, on entre dans un couloir de photographies de Raphaël Gianelli-Meriano. L’artiste a suivi le Malandain Ballet Biarritz pendant deux ans. Le titre de l’exposition est un jeu de mots puisqu’au CCN de Biarritz, il n’y a pas à proprement parler de hiérarchie séparant corps de ballet et solistes, même si certains interprètes semblent plus au cœur de la création de Thierry Malandain que d’autres.

Le mot corps s’attache plutôt à l’instrument de travail des danseurs. Le premier couloir de photographie met face à face des jambes et des visages.

Sur la gauche, des photographies de pieds ou de jambes capturés dans le mouvement semblent sortir du cadre étroit du format rectangulaire. Un des clichés focalise sur un trou dans le lino de danse. Sa voisine montre peut-être l’extrait dansé à l’origine de ce trou. On s’étonne comme ses pieds semblent matures, presque chenus pour des jeunes gens. C’est que ce sont des pieds savants, détenteurs d’une sagesse de patriarche. En face, les photographies capturent sur les visages des vingt-deux danseurs de la compagnie l’instant de la sortie de scène. On s’étonne parfois de la différence entre ce qu’on connaît des interprètes et leur visage après la représentation. Sans ce dolorisme à grand renfort de sueur et de maquillage qui coule qu’on a pu observer dans la production d’autres photographes, on peut scruter la transformation qui s’opère après ces sessions d’effort intense. Si certains se ressemblent encore, avec parfois des regards plus perçants ou des traits plus émaciés, d’autres dégagent tout à fait autre chose que leur personnalité de scène : ils semblent être « rentrés en eux ». C’est poignant.

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Au bout de cette allée, une mystérieuse boîte susurre. On entre dans l’espace tout noir. Sur un écran, une double série d’images animées aux couleurs forcées, centrées sur les jambes des danseurs, se succèdent tandis que les voix des interprètes de la compagnie égrènent tranquillement un enchaînement de pas ou évoquent une difficulté technique favorite ou honnie.

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img_4212-1À la sortie, ce ne sont pas des photographies de corps que l’on voit mais des instantanés d’un fouillis de choses… Raphaël Gianelli-Meriano s’est penché sur les sacs des danseurs remplis de chaussons, d’oripeaux divers, de snacks et de gourdes. On s’étonne parfois de leur trouver un formalisme presque étudié : hasard ou œil du photographe? Sans doute un peu des deux.

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La section finale, des portraits de chacun des danseurs du Malandain Ballet Biarritz aux alentours de leur domicile conduit à un mur de photographies issues de la collection personnelle de Thierry Malandain, grand collectionneur devant l’Éternel. La plupart des personnalités choisies ont un lien avec la ville de Biarritz; qu’elles y aient dansé, inauguré le Casino municipal ou enseigné. Il est intéressant, après avoir admiré tous ces angles audacieux sur les corps en mouvement, d’observer les conventions de représentation des danseurs et danseuses entre les début de la photographie commerciale dans les années 1860 et les années 50-60 du XXe siècle : le portrait de Pluque, danseur et régisseur de la danse de l’Opéra au XIXe siècle, en format carte de visite, est très statique en raison des temps de pose. Celui de Sonia Pavlov dans une pose très conventionnelle du début du vingtième siècle, est également très statique. Les photographies « dans le mouvement » des années d’après-guerre, gardent encore un côté posé  tel ce portrait de Rosella Hightower reposant en arabesque décalée sur le dos de Wladimir Skouratoff dans Piège de lumière.

On ressort donc du Casino avec quantité de considérations sur le mouvement en tête. L’exposition est certes courte mais indéniablement stimulante.

Exposition « Corps de Ballet ». Le Temps d’Aimer la Danse. du 7 au 17 septembre 2023 au Casino de Biarritz.

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Le Temps d’Aimer la Danse 2023 : Beaver Dam Company; le léger et le grave

img_4045Le week-end dernier s’achevait la trente-troisième édition du Temps d’Aimer la Danse, à Biarritz et désormais dans tout le Pays basque ; l’occasion pour l’amateur de danse de faire des découvertes tout en arpentant les lieux culturels et autres agoras de la ville balnéaire. La direction du festival se défend de rechercher des thèmes pour chaque édition afin de préserver la diversité des propositions et l’étendue de la palette des découvertes. Mais mon esprit d’archiviste prévaut le plus souvent et, à mon corps défendant, les articles me viennent par thèmes.

Pour cette édition, une jeune compagnie franco-suisse (jeune par son fondateur, Edouard Hue, un trentenaire, plus que par sa date de création, 2014) a décidé, dans une optique éco-responsable très en accord avec la philosophie du festival, de présenter plusieurs spectacles et animations à Biarritz au lieu de ne faire qu’une simple apparition. C’était l’occasion de découvrir deux pièces très contrastées du chorégraphe-directeur dans deux théâtres biarrots et de réunir ainsi un premier bouquet d’impressions pour un article.

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Yume. Beaver Dam Company. Photo ©Olivier_Houeix

Au Colisée, la salle plus particulièrement dédiée aux spectacles courts ou peu gourmands en décors lors du festival, quatre danseurs de la Beaver Dam Company présentaient Yumé, un spectacle chorégraphique à destination des enfants dès l’âge de 4 ans. S’inspirant de l’esthétique des films d’animation japonais, Edouard Hue nous raconte la loufoque et touchante histoire d’une jeune fille à la recherche de son ombre fugueuse.

Le rideau se lève découvrant une danseuse debout lisant un livre. Au sol, un corps tout emmitouflé de gaze gris anthracite, la tête cagoulée, les pieds connectés à ceux de la danseuse, lit également un livre en négatif. C’est l’ombre de la jeune fille. Mais voilà que trois autres ombres en goguette (gestuelle cartoonesque avec marche les genoux très haut levés et mouvements de bras saccadés) entraînent l’ombre lectrice dans leur sillage. La jeune fille, employant un vocabulaire contemporain plus fluide à base de grandes ellipses initiées par les bras se communiquant au torse, part à la recherche de son double gyrovague.

La quête de l’ombre élusive qui dure trois-quarts d’heure, un format idéal pour le public visé, est prétexte à des images poétiques qui séduisent par leur minimalisme et par la fluidité de leur enchaînement. La jeune fille sera aux prises avec un champ de fleurs mouvantes (trois des ombres portent sur le dos des sortes de couvertures articulées hérissées de fleurs pourpres rigides). De petits nuages actionnés au bout de bâtons par les danseurs-ombres, rendus invisibles dans la pénombre, deviennent tour à tour des bébêtes à poil, un truc en plume ou encore une perruque de marquise rococo. Un papillon-poudrier ne cesse de s’échapper au milieu d’une cohorte de nuages montés sur tubes sonores. On rencontre aussi un dragon de nouvel an chinois et un monstre marin, sorte de piranha atrabilaire, lors d’une scène de tempête marine.

Durant cette odyssée à travers les éléments (la terre, l’air, le feu et l’eau), les ombres, qui poussent parfois des petits cris de souris en détresse s’humanisent peu à peu : le contact des mains et du bout du nez entre la jeune fille et l’une d’entre elles est particulièrement touchant de même que le final où la fille prodigue rejoint sa propriétaire, non sans imposer à celle-ci ses trois camarades d’école buissonnière. Yumé est incontestablement un spectacle gracieux.

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Yumé. Beaver Dam Company. Photo ©Olivier_Houeix

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Le lendemain, cette fois-ci au Théâtre du Casino, la Beaver Dam Company présentait All I Need, une pièce créée la même année que Yumé (2021), cette fois-ci à destination des adultes. Edouard Hue, qui a dansé, comme beaucoup de chorégraphes de la jeune génération, pour Hofesh Shechter, est très marqué par le style puissamment physique et ancré dans la terre de la danse israélienne. Les neufs danseurs de la compagnie, aux physiques très individualisés, scandent la musique percussive ou atmosphérique de Jonathan Soucasse en accomplissant de petits sauts ancrés dans le sol, projettent bras et épaules dans toutes les directions et font osciller leur buste de manière très expressive.

Dans un espace brut, sans décors ni effets d’éclairages superflus, les danseurs d’All I Need semblent interroger la notion d’appartenance au groupe ainsi que la constante recherche de l’approbation d’autrui qui l’accompagne.

Lors de la première section, les danseurs, en sous-vêtements croquignolets, dansent d’ailleurs en ordre rangé avec des petits pas sautés, dans une marche quasi militaire appuyée par des poses martiales de porteurs de piques ou d’enseignes. Les contrepoints chorégraphiques dans le groupe sont très efficaces, les interprètes avançant soit par vagues soit en plus petites formations. La référence au jeu de Go, invoquée par le chorégraphe, paraît évidente.

LE TEMPS D'AIMER 2023 - BEAVER DAM COMPANY - ALL I NEED

ALL I NEED par la BEAVER DAM COMPANY, chorégraphie EDOUARD HUE, LE TEMPS D’AIMER LA DANSE. Photographie de Stéphane Bellocq.

Dans le deuxième tableau, les danseurs et danseuses, cette fois complètement habillés, développent une gestuelle globalement très mécanique ou psychotique mais également toute personnelle. S’avançant par vagues successives ils viennent quérir l’approbation du public. Même fractionné, le groupe semble toujours soudé jusque dans les épisodes de conflits. Un grand gaillard tombe de scène. Pour surmonter sa gêne, il se lance une fois remonté sur le plateau dans une série d’improbables impros mi-cuites. L’ambiance semble être à la farce. Mais après qu’un type longiligne a réclamé moult fois des applaudissements pour lui et pour la troupe, le climat de la pièce bascule.

Lors d’une scène à la puissance quasi-insoutenable, une fille poussée sur le devant de la scène essaye de prendre la parole. Elle murmure « bonjour » mais l’idée de s’adresser au public provoque des spasmes de tout le corps ; des torsions et des oscillations du tronc au-dessus des jambes qui paraissent impossibles à force de défier la gravité.

Après cette scène pour le moins frappante, All I Need, s’étiole quelque peu. Edouard Hue ne parvient pas vraiment à pousser l’intensité de sa pièce au-delà de cet épisode traumatique. Le tableau de « Make America Safe Again » (un danseur mime cet extrait de discours répété en boucle tandis que  son costume est déchiré au fur et à mesure par les autres danseurs affublés d’oripeaux divers et improbables) traine un peu en longueur et a un petit air de déjà-vu. On n’échappe pas non plus à la scène « de l’Enfer de Dante » où les danseurs se contorsionnent au ralenti en poussant des cris muets ; un des poncifs chorégraphiques de notre époque.

Edouard Hue a les grandes qualités mais aussi les travers de sa génération qui s’enivre de la puissance de sa gestuelle mais oublie trop souvent la nécessité d’éditer et de couper ce qui est redondant ou superflu.

On reste néanmoins confiant en son avenir de chorégraphe et dans celui de sa belle et expressive troupe.

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A Toulouse. Paysages intérieurs (Malandain/Carlson) et un Temps du Bilan inattendu

Le programme Paysage intérieurs, présenté pour trois petites dates par le Ballet du Capitole dans le cadre du festival de danse « Ici & Là » réunissait deux chorégraphes étiquetés « néoclassiques », l’Américaine Carolyn Carlson, qui fut jadis étoile contemporaine de l’Opéra de Paris, et Thierry Malandain, le directeur du CCN de Biarritz. Ce programme avait été conçu pour la saison 2020-2021 et n’avait en conséquence pas été présenté au public même s’il avait été répété par les danseurs.

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Voir Nocturnes de Thierry Malandain, c’est donc découvrir à rebours un ballet qui était destiné à familiariser la compagnie toulousaine au travail du chorégraphe avant la création de Daphnis et Chloé, spécialement conçu par le chorégraphe pour le ballet du Capitole en juillet dernier.

Kader Belarbi est sans conteste un programmateur judicieux. Il a évité l’écueil sur lequel s’était abimé le ballet de l’Opéra en 2011 en commandant directement une création à Thierry Malandain, L’Envol d’Icare, sans avoir vraiment donné aux danseurs le temps d’assimiler son style.

J’ai déjà commenté deux fois Nocturnes, cette très belle pièce de Malandain qui parvient à évoquer le romantisme propre aux nocturnes de Chopin sans avoir recours au pas de deux romantique (magistralement exploré par Jerome Robbins) et la mort sans instiller de pathos. Nocturnes, avec son lino rectangulaire de cour à jardin, se présente comme une grande frise chorégraphique où les individus se suivent, se croisent, s’imbriquent et se séparent, comme on le fait dans la vie où l’intimité des destins ne dure qu’un temps.

DHF_9606 - Nocturnes - crédit D. Herrero

Nocturnes.Thierry Malandain. Philippe Solano – Photographie David Herrero

Les danseurs du Capitole, sans pouvoir être en symbiose avec le style du chorégraphe comme le sont les danseurs du Malandain Ballet Biarritz embrassent néanmoins vaillamment l’esthétique du chorégraphe.

S’ils négocient un peu les sauts réceptionnés en tailleur dans le duo d’ouverture, celui des « doubles galipettes », Jeremy Leydier et Alexandre de Oliveira Ferreira entretiennent néanmoins une vraie tension dans leurs interactions. Ils convainquent… Dans le deuxième pas de deux Minoru Kaneko et Tiphaine Prevost ont le mouvement plus délibéré, moins coulé que chez les danseurs de Malandain mais dégagent un beau lyrisme sans excès. Kayo Nakasato et Saki Isonaga font la partie « des Sylphides » illustrée à Biarritz par Claire Lonchampt et Irma Hoffren. Là aussi, le jeu des références est compris. On voit bien des sylphides (déhanchées, main sur la bouche) mais occasionnellement aussi des Willis ou encore des piétinés de cygnes.

Malandain dégenre souvent les références visuelles de la Danse. Dans un pas de trois, les garçons font des sauts qui évoquent ceux de Giselle à l’acte 2.

Dans le rôle mystérieux créé par Arnaud Mahouy, Philippe Solano développe une énergie plus tendue et nerveuse que son prédécesseur et modèle mais évoque tout à fait la Parque qui met fin au ballet en coupant le fil de la vie. Alexandra Sudoreeva et son partenaire Simon Catonnet mettent en valeur le seul moment du ballet où Thierry Malandain regarde vers le pas de deux romantique. Les deux danseurs s’éloignent et se rapprochent presque contre leur gré. Ils sont comme soumis à une loi d’attraction-répulsion. Le final avec les filles en attitude décalée et la grande chaîne « des chandelles »  au passage de la mort (Solano) est fort réussi. L’œuvre de Thierry Malandain apparaît clairement transposée sur d’autres corps mais la proposition des danseurs du ballet du Capitole est fructueuse.

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Autre personnalité du néoclassique moderne, Carolyn Carlson était honorée à travers deux pièces créées au XXIe siècle, Wind Women (2018) et If to leave is to Remember (2006). Je précise « du XXIe siècle » car la danseuse chorégraphe crée depuis les années 70 des œuvres qui ont été célébrées et ont marqué des générations de danseurs, notamment à l’Opéra de Paris où Carlson, interprète charismatique, a été étoile-chorégraphe entre 1974 et 1980. Kader Belarbi (entré dans le corps de ballet en 1980, l’année même du départ de Carlson), qui a eu toujours une fibre moderne, était de ceux-là. En 1997, aux côtés de Marie-Claude Pietragalla, il a d’ailleurs créé Signes qui sera repris en fin de saison à Paris. De mon côté, arrivé dans la balletomanie à un moment ou l’influence de Carlson s’estompait, je n’ai jamais encore été conquis par les œuvres de la chorégraphe américaine. Pendant longtemps, Carlson c’était pour moi le solo féminin de Density 21.5 (1972) présenté en variation libre par les danseuses au concours du corps de ballet. Signes, même avec le duo Pietra-Belarbi m’a laissé complètement sur le bord de la route. En 2015, j’ai lâchement laissé l’ami James en faire la revue. Pas plus conquis que moi, il a pondu un article vachard titré « 10 raisons d’aller voir Signes ». En 2017, je n’ai pas été emporté non plus par « Pneuma », présenté à Chaillot par le Ballet de Bordeaux. Si je notais en frontispice « il y a de bien jolies images dans Pneuma », je trouvai  aussi que la machine tournait à vide et se résumait souvent à une scénographie précieuse.

Alors, les danseurs du Capitole allaient-ils me convertir à Carlson ?

DZ7_0187 - Wind Women - crédit David Herrero

Wind Women. Carolyn Carlson. Ensemble. Photographie David Herrero

Pour Pneuma, j’avais perçu le style de Carlson comme une chorégraphie de facture « contemporaine traditionnelle », le classique l’emportant sur le contemporain. Avec Wind Women, sur une bande son planante et somme toute un peu convenue de Nicolas de Zorzi faite de tintements de clochettes, de halètements et flux et reflux de vagues, on se dirigerait plutôt vers une esthétique bauschienne saupoudrée de Trisha Brown. Marlen Fuerte, intense interprète, commence la pièce dans le silence, les cheveux lâchés, vêtue d’une grande tunique blanche. Son corps se lance dans des spirales entraînées par le mouvement des bras, souvent saccadé. La danseuse se retrouve parfois en position de deuil, le haut du dos et le cou recourbé, les cheveux recouvrant le visage. Elle est bientôt rejointe par tout un groupe de douze filles (parmi elles les deux Kitri de décembre dernier, Natalia de Froberville et Nancy Olbadeston) qui danse avec une gestuelle similaire (Jessica Fyfe, notre Giselle de la saison dernière s’y montre très à l’aise), en canon, créant une sorte de vague figurant bien l’action du vent sur les corps solides ; feuilles ou herbes folles.

C’est joli. Mais où cela va-t-il ?

DHF_0489 - If To Leave Is To Remember - crédit D. Herrero

If To Leave Is To Remember. Carolyn Carlson. – Photographie David Herrero

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« If to Leave Is to Remember » est réglé sur un quatuor de Philip Glass, un choix qui en 2006, était déjà un poncif musical, et dans une mise en scène très minimaliste-chic (rais de néons descendant des cintres sur plateau noir, là encore costumes épurés). Le ballet commence avec un groupe de dix garçons dans une chorégraphie très véloce usant beaucoup de la saltation sur jambes pliées, de pirouettes et d’occasionnelles reptations sur les mains. L’apparition d’une grande fenêtre à meneaux rouge sur le devant de scène à jardin signale l’entrée en scène de l’élément féminin. On apporte une table sur laquelle Marlen Fuerte gît en sous-vêtements, étendue comme un cadavre à la morgue. Les autres filles en robes noires et talons (encore une référence très Pina) entrent à cour. Jeremy Leydier, présence intense, rejoint la table. Est-il un amant éploré? Non, semble-t-il. Il commence à manipuler sa partenaire, ou plutôt à l’actionner comme une marionnette tandis qu’un autre couple danse une sorte de tango argentin à l’opposé du plateau. Assiste-t-on à la même histoire vue sous un angle plus « social » ?

Lorsqu’on apporte une autre table en fond de scène, cette fois-ci avec un corps masculin, le gars ne sera pas manipulé, lui. Les pas de deux et trios se succèdent ensuite. Minoru Kaneko retire et jette violemment les talons de Solène Monnereau avant de danser avec elle. Kayo Nakasato est une belle présence solitaire. Trois couples se métamorphosent en trios (2 garçons et une fille). Ils sortent à reculons, un couple debout, le troisième larron roulant entre leurs jambes ; une jolie image.

On remarque aussi un autre trio, dynamique, constitué de Philippe Solano, Minoru Kaneko et Kleber Rebello mais on note aussi une forme de poncif dans l’utilisation de la musique de Philip Glass ; cette danse en accéléré sur l’ostinato des cordes tandis qu’un autre groupe de danseurs se meut au ralenti pour souligner la répétition obsessionnelle des phrases musicales. Twila Tharp faisait déjà cela dans les années 80 dans In the Upper Room sur une partition directement commandée au compositeur.

La pièce, qui continue sans qu’on se sente en prise avec un quelconque sous-texte, s’achève avec une voix récitant un texte en anglais où il est question de pluie sur des carreaux de fenêtre (celle de la scénographie disparaît dans les cintres), de choix faits ou à faire… Les derniers mots « If to leave is to remember » clôturent la pièce tout en lui donnant son titre. Les danseurs finissent de dos en fond de scène. Deux néons descendent des cintres. Voilà…

Les danseurs du ballet du Capitole ne m’ont donc pas converti à Carlson, mais ils ont, encore une fois, su me captiver par moments individuellement ou en groupe.

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Triste épilogue

Les danseurs du Capitole…

J’ai été cueilli par la nouvelle tandis que j’attendais mon train de retour vers Paris… Faisant suite à une plainte d’un ancien danseur de la compagnie pour harcèlement et d’un audit interne, le Capitole met fin aux fonctions de Kader Belarbi.

Comme beaucoup, je m’étais inquiété du gros « turnover » dans la compagnie, qui s’était accéléré ces deux dernières années. Mais à chaque saison, la troupe du Capitole, même renouvelée, montrait toujours cette cohésion forte qui me rassurait. Je n’ai jamais senti ce genre d’automatisme presque mécanique qu’on sent chez les danseurs dans les compagnies classiques où la direction dysfonctionne. Qu’est-ce qui a pu conduire à cette annonce brutale qui ne peut qu’être dommageable pour la suite de la carrière de Kader Belarbi en tant que leader de compagnie?

Car il y a un bilan artistique Belarbi… Les Balletonautes ont suivi son Capitole depuis avril 2013 où nous étions allés découvrir le programme Bournonville/Cramér au Casino Barrière de Toulouse. Pendant cette fructueuse décennie, on a vu un public se construire. Les salles n’étaient pas toujours pleines au début, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Loin s’en faut. Il y a eu aussi la construction d’un répertoire original à la fois soucieux d’éduquer le public à la danse française (Kader Belarbi a par exemple exprimé ses doutes sur le génie chorégraphique de Serge Lifar mais a néanmoins fait entrer Suite en Blanc et Mirages au répertoire), de le familiariser avec la création classique-néoclassique et contemporaine à travers des entrées au répertoire et des créations. La programmation de Kader Belarbi n’a jamais été par exemple une réminiscence de sa carrière à l’Opéra comme ce que fait Manuel Legris (jadis à Vienne, aujourd’hui à Milan). Il y a surtout le fantastique travail du chorégraphe, particulièrement dans sa relecture des grands classiques (Corsaire, Giselle, Don Quichotte, Casse-Noisette) …

Et la question est, que va-t-il advenir de ce splendide répertoire après son départ ?

La mairie de Toulouse affiche sa sérénité. Dans un article de La Dépêche du 13 février, elle affirme : « Le Ballet du Capitole reste hautement désirable et attirera les meilleures candidatures.. ». Sauf que cet appel à candidature ne semble pas avoir de calendrier, alors que la dernière audition de monsieur Belarbi aurait eu lieu le 7 novembre dernier. La mairie se montre bien naïve (l’euphémisme est assumé) lorsqu’elle déclare : « La continuité de l’activité sera assurée », indique-t-on à la Mairie de Toulouse, qui « entend poursuivre l’ambition artistique de cette compagnie reconnue au niveau national et international. Les projets de tournée et la programmation sont maintenus tels que programmés […] La saison 2023-2024 du Ballet du Capitole étant déjà largement ébauchée, il n’y a pas d’urgence à recruter un remplaçant à Kader Belarbi. »

Qui peut penser qu’on pourra maintenir « l’ambition artistique » d’une compagnie « au niveau national et international » sans quelqu’un à sa tête pendant une saison et demie ? Les maisons d’Opéra sont en général des lieux où l’orchestre, le lyrique et le ballet cherchent à tirer la couverture à soi en termes de budget ; ce dernier sortant rarement vainqueur du combat… Alors avec personne à sa tête ?

Qu’on nous entende bien, nous ne minimisons pas la souffrance des danseurs, qui arrivent tout minots et souvent désarmés dans une profession où il faut exister vite avant de disparaître trop tôt. Dans un récent post sur les réseaux sociaux, le danseur de Bordeaux Guillaume Début, relayé par son collègue Marc-Emmanuel Zanoli, rappelait que « seuls les danseurs de l’Opéra peuvent toucher une partie de leur retraite à quarante-deux ans et demi. Les danseurs du reste de la France sont obligés d’être licenciés pour insuffisance professionnelle ou de faire une rupture conventionnelle et de se reconvertir ». À Toulouse, on trouve inacceptable « de[s] comportements […] de la part d’un responsable artistique détenteur d’une autorité sur des danseurs et danseuses souvent très jeunes et totalement soumis à ses décisions en matière de renouvellement de leurs contrats ». Ne serait-il pas temps donc de mettre fin au système de ces contrats « sièges éjectables » qu’on trouve dans la plupart des maisons d’Opéra et qui ne sont assurément pas une invention de Kader Belarbi ? On attend avec impatience les propositions de la mairie de Toulouse.

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Photo officielle du Ballet du Capitole. Photographie David Herrero

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Exposition Molière en musique : à la recherche des chorégraphes perdus

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Maquette de costume de Charles Bétout pour la danse (jeux) dans L’Amour médecin. Mise en scène Georges Berr. Comédie française 1920.

Exposition « Molière en musique », BNF, Bibliothèque de l’Opéra. Palais Garnier. 27 septembre – 14 janvier 2022. Commissariat Laurence Decobert.

A l’occasion des 400 ans de la naissance du célèbre auteur dramatique, la bibliothèque de l’Opéra (le département de la bibliothèque nationale situé à Garnier) présente une exposition « Molière en musique ». Dans l’espace de la grande rotonde de l’Empereur et dans quatre petites salles annexes, la commissaire de l’exposition Laurence Decobert, s’attache à montrer le destin de ce genre spécifiquement « molierèsque » et plus ou moins sans postérité que fut la comédie-ballet.

Le genre a été en effet illustré par la collaboration aussi solaire qu’éphémère entre Molière (future figure tutélaire du Théâtre Français créé une décennie après sa mort) et Jean Baptiste Lully (premier directeur effectif de l’Académie Royale de Musique à venir). Louis XIV, qui découvre le genre avec Les Fâcheux à Vaux-le -Vicomte lors de la fatale réception de 1661 (elle s’achève par l’emprisonnement de son Amphitryon, Nicolas Fouquet), enjoint Molière de travailler désormais à son service en compagnie du danseur-compositeur Lully, alors surintendant de la Musique de la Chambre du Roi. Commencent alors 7 années de collaboration fructueuse débutée pour Les Plaisirs de l’Ile Enchantée qui culmineront à la création du Bourgeois gentilhomme.

Mais dès 1672, Lully, qui a capté à son profit le privilège de l’Académie Royale de Musique, interdit quasiment aux autres théâtres d’utiliser musique et danse pour leurs créations. Molière parviendra péniblement à s’associer à Marc-Antoine Charpentier pour Le Malade imaginaire en 1673, décédant après la 4e représentation. Ce n’est que l’année suivante que la pièce fut montée à Versailles et joué à la cour dans un théâtre extérieur éphémère se servant de l’entrée de la grotte de Thétis (l’une des merveilles du château d’alors) comme décor de fond de scène.

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Costumes de William Christie et d’un musicien pour le Malade imaginaire. Mise en scène Jean-marie Villégier. Patrice Cauchetier, 1990

C’est cette période d’invention créatrice qui est évoquée au début de l’exposition qu’on aborde en surplomb, du haut de l’escalier conduisant de la rotonde à la salle. A droite, une gravure agrandie représentant une une représentation du Malade imaginaire à Versailles laisse deviner par deux costumes de style Grand siècle. Comme toujours, La mise en scène du musée est soignée et le propos est clair …

Mais on se rend à une telle exposition avec l’œil du balletomane.

Alors qu’en est-il ?

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Il est en effet difficile, quand on évoque les comédie-ballets de Molière-Lully de ne pas penser à Pierre Beauchamp, le premier maître de ballet (on ne disait pas encore chorégraphe) de l’Académie royale de Danse, principal collaborateur de l’auteur et du musicien. Commence alors nécessairement la frustration, les danses de Beauchamp (pourtant inventeur du système de notation plus tard développé par Feuillet) ayant naturellement été irrémédiablement perdues. L’œil s’attarde sur un rare dessin à l’encre représentant Molière en Moron aux prises avec un ours dans la Princesse d’Elide. Une partition « originale »  du Ballet des Muses pour Le Sicilien ou L’Amour peintre (retranscrite par André Danican Philidor au XVIIIe siècle car les partitions des intermèdes musicaux des comédies-ballet n’avaient jamais été imprimées) attise notre curiosité. De très beaux dessins de costumes pour cette même pièce ont un réel pouvoir évocateur. Mais il faut reconnaitre que la riche iconographie XVIIe des Plaisirs de l’île enchantée s’attache plutôt aux perspectives de toiles peintes et aux cortèges (tel celui de la première journée où les participants figurant les quatre saisons apparaissaient montées des animaux de la ménagerie royale) qu’aux danses elles-mêmes.

Dans la partie suivante de l’exposition, qui retrace la lente reémergence aux siècles suivants des comédie-ballets intégrales, la part belle est faite aux expériences de restitution les plus récentes.

L’alvéole à droite de la rotonde, initialement prévue pour la calèche de l’impératrice et transformée aujourd’hui en espace de projection, permet de voir des extraits de la chorégraphie de Francine Lancelot pour Le Malade imaginaire dans la mise en scène de Jean-Marie Villegier et sous la direction de William Christie, fascinante par la pureté classique de la danse et les décors qui vous transportant dans les gravures à perspectives forcées du XVIIe siècle (1990), du Bourgeois gentilhomme de Benjamin Lazar et Vincent Dumestre, plus anecdotique d’un point de vue chorégraphique (2004) ou encore des Amants Magnifiques (direction Hervé Niquet) avec les chorégraphies baroques revisitées par Marie-Geneviève Massé, les danseurs évoluant parfois pieds nus. Au milieu de tout cela, l’extrait du boursouflé Le Roi danse de Gérard Corbiau parait d’autant plus dispensable que cet espace cinéma est quasiment le seul endroit où on peut voir des images animées dans l’exposition.

 

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Les Plaisirs de l’Ile enchantée. Costume du « roi » (Thierry Redler) dans la mise en scène de Maurice Béjart. Alan et Mary-Anne Burrett, 1980.

Dans l’alvéole à l’opposé, il faudra se contenter de deux minuscules écrans, présentent des extraits de mise en scène. Il faut  se mettre un casque sur les oreilles pour profiter de quelques – trop – courts extraits (moins de deux minutes chacun), notamment ceux de La Princesse d’Elide, mise en scène en 1980 par Maurice Béjart à la Comédie française (le costume du roi, seul rôle dévolu à un danseur est présenté dans une vitrine à part). Cependant, si on apprécie de voir Geneviève Casile, en sorte de Diane chasseresse, dans un pas de deux, on regrette de ne pas voir l’instructive interview de Béjart au sujet des Plaisirs de l’île enchanté, dont la Princesse d’Elide était un volet, où il parle du Molière « Comedia del Arte », du Molière « Paillettes et plumes » et du Molière « des Grandes pièces ». Et que dire de l’absence de toute évocation du Molière imaginaire (1976), première mise en scène de Béjart à la Comédie française, avec la savoureuse prestation chorégraphique de Robert Hirsch.

On regarde avec intérêt un autre court extrait du charmant Bourgeois gentilhomme de Jean-Laurent Cochet avec Jean Le Poulain, également de 1980, où la danse, réglée principalement sur le Bourgeois de Richard Strauss et non sur la partition de Lully, tenait une place importante. La pièce était en effet précédée d’un prologue dansé de 10 minutes (dont on voit un extrait) et de divers intermèdes chorégraphiés pour un corps de ballet classique (les filles étaient sur pointes). Le cartel en dessous d’une des photographies mentionne qu’une partie de la critique théâtrale s’était plaint de cette invasion de danse dans la pièce de Molière. Le chorégraphe de ce Bourgeois, Michel Rayne, n’a pas les honneurs de ce cartel.

C’est sans doute le point sur lequel l’exposition Molière en musique pêche le plus. Elle met souvent en avant les metteurs en scène mais beaucoup moins les « reconstructeurs » des intermèdes chantés et dansés pour la période pré-baroqueuse.

Pour la danse, on se rend compte par exemple qu’il semble avoir existé une tradition de collaboration entre le ballet de l’Opéra et la Comédie Française. En 1980, Michel Rayne était, après une carrière aux ballets du marquis de Cuevas, maître de ballet à l’Opéra.

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Les Amants magnifiques. Mise en scène de Jean Meyer et chorégraphie de Léone Mail. Photographie Studio Lipnitzki, 1954.

Autre personnalité-maison, Léone Mail, une ancienne première danseuse de l’Opéra qui fut promue maîtresse de ballet à l’époque de Serge Lifar avant de devenir celle du Français, fut l’autrice de nombreux intermèdes dansés pour la maison de Molière,  dont la production historique des « Amants magnifiques » en 1954 dans la mise en scène de Jean Meyer ou encore celle du très fastueux Bourgeois de 1951 filmée en 1958. On y admire la prestation subtilement parodique de Jacques Charon en maître de danse accompagné de danseurs… de l’Opéra de Paris.

Serge Lifar lui-même, en 1944, avait également chorégraphié les parties dansées d’une autre mise en en scène du Bourgeois gentilhomme à l’occasion de l’intronisation de Raimu dans le rôle-titre. Sur une photographie, on croit d’ailleurs le reconnaître en maître de danse. Si c’est bien lui, il n’est pas identifié par le cartel…

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Raimu en Monsieur Jourdain avec les maîtres de danse (Serge Lifar?) et de musique. Comédie française 1944. Mise en scène Pierre Bertin. Chorégraphie de Serge Lifar. Photographie Studio Harcourt.

Et cette collaboration entre les deux maisons semble ne pas avoir été le fait de la seule deuxième moitié du XXe siècle.

Ce n’est pourtant pas par l’exposition de l’Opéra qu’on l’apprendra. Très vague sur la période allant de la deuxième moitié du XIXe siècle à l’entre-deux guerres, elle présente des images de danse sans que les danseurs ou les chorégraphes soient mentionnés. Sur l’un des cartels, on peut lire seulement que, pour la période des années 20, « les maquettes de costumes comme les photographies témoignent de la présence du chant et de la danse » sans autres précisions. Il aurait suffi d’aller chercher dans les articles de presse de l’époque pour pouvoir reconstituer le nom des chorégraphies et peut-être des danseurs manquants.

C’est ce travail de fourmi qu’a accompli Thierry Malandain pour le numéro 88 de la revue du CCN de Biarritz. Son article sur la première danseuse de l’Opéra Laure Fonta, précurseuse de la reconstitution des danses anciennes, nous apprend que la ballerine avait chorégraphié en 1880 pour la Comédie française la scène du maître de danse pour une mise en scène du Bourgeois Gentilhomme « tel que Molière l’avait joué à Chambord devant Louis XIV en 1670 » sur quatre jeunes danseurs de la Grande boutique. Dans ce même article très complet, on apprend que Henri Justament, danseur et brièvement maître de ballet de l’Académie impériale de Musique (1868-69) avait également créé des intermèdes dansés pour cette même comédie-ballet de Molière.

Il est dommage que cette collaboration récurrente entre les deux maisons pour la reconstitution des comédies ballets après la rupture fondatrice de 1671 n’ait pas fait l’objet d’une section de l’exposition. Cela en aurait renforcé la pertinence.

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Dans les salles hautes, la curatelle de l’exposition se penche aussi sur les œuvres « d’après Molière », opéras comiques ou ballets. Là encore, le balletomane peut se sentir de nouveau frustré non seulement par le manque d’images animées mais également par le manque d’image photographique tout court. Une très jolie série de photographies des Fâcheux de Nijinska (1924) – musique de Georges Auric et décors de Georges Braque – fait exception.

Mais Les Fourberies de Serge Lifar (1952) est représenté par des maquettes et un costume de Roland Oudot sans aucune photographie pour les évoquer « habités ».

Il en est de même pour Le Bourgeois gentilhomme de Balanchine, un ballet entré au répertoire en lever de rideau lors de la création du Manfred de Noureev en 1979. La très belle aquarelle du costume de Mamamouchi pour Georges Piletta ainsi qu’un celle d’un « tailleur juif » pour Noureev dans le rôle de Cléante (dans la version Balanchine, le Bourgeois n’a qu’un rôle de figuration, tout étant centré sur les différents déguisements de Cléante-Noureev)  ne suffisent pas à se donner une idée de la pièce elle-même.

Pour en avoir une idée partielle, il faut aller sur le compte Instagram d’Elisabeth Platel.

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L’exposition Molière en Musiques, en dépit de toutes ses réelles qualités, démontre encore une fois que la danse est décidément un art bien fragile, fort insaisissable … et aussi très négligé.

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Les Balletos d’Or de la saison 2021/2022

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Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

Après une année d’interruption due à la crise sanitaire, les Balletos d’Or reviennent pour la saison 2021-2022. L’attente était, bien sûr, à son comble ! On a décidé de limiter le nombre de prix  au quota habituel – pas question de tout dédoubler pour rattraper l’annulation de l’an passé –, mais aucunement de se restreindre en termes de distribution de baffes.

Ministère de la Création franche

Prix Création (ex-aequo) : Thierry Malandain relit Fokine dans L’Oiseau de feu (Malandain Ballet Biarritz) et dans Daphnis et Chloé (Ballet du Capitole)

Prix Recréation : John Neumeier pour son Dörnroschen (Ballet de Hambourg)

Prix de Saison : Kader Belarbi (Ballet du Capitole de Toulouse). Trois programmes seulement mais que des créations !

Prix Cher et Moche : conjointement attribué à Pierre Lacotte et Aurélie Dupont pour Le Rouge et le Noir, ratage en roue libre…

Prix Musical : Johan Inger pour Bliss sur la musique de Keith Jarrett

Prix Dispensable : Dominique Brun fait prendre un coup de vieux au Sacre de Nijinsky (Opéra de Paris)

Ministère de la Loge de Côté

Prix au Pied Levé : Mathieu Contat en Basilio de dernière minute (1er janvier 2022)

Prix Mieux vaut tard que jamais : Alice Renavand en Giselle

Prix Révélation : Bleuenn Battistoni. La Demoiselle d’honneur (DQ), Gamzatti (Bayadère), Giselle (Pas de deux des vendangeurs et bien plus…)

Prix Affirmation : Simon Catonnet (Ballet du Capitole de Toulouse) se révèle en danseur-acteur-chanteur (Yvette Guilbert. Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi).

Prix (se) de rôle  : Philippe Solano danse un Albrecht ardent face à la très romantique Jessica Fyfe

Ministère de la Place sans visibilité

Prix Tourbillon : Gianmaria Borzillo et Giovanfrancesco Giannini (Save the last dance for me au CND)

Prix Fusion : David Coria et Jann Gallois dans Imperfecto. Le Flamenco et la danse contemporaine se rencontrent (Théâtre National de Chaillot).

Prix Adorables : Margarita Fernandes et Antonio Casalinho (Coppélia de Roland Petit)

Prix Soulève-moi si tu peux : Sae Eun Park qui n’aide pas franchement ses partenaires sur l’ensemble de la saison.

Prix Mouvement perpétuel : Myriam Ould-Braham et Germain Louvet. Pas de deux du divertissement du Songe d’une nuit d’été de Balanchine.

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix l’Esprit volète : Hugo Layer. L’oiseau dans l’Oiseau de feu de Thierry Malandain

Prix La Mer : Sirènes de Martin Harriague

Prix Popeye : François Alu pour son spectacle Complètement Jeté

Prix Olive : La couleur d’Aurélie Dupont quand elle a nommé François Alu étoile

Prix Bête de scène : Hamid Ben Mahi pour ses solos autobiographiques Chronic(s) et Chronic(s) 2

Ministère de la Natalité galopante

Prix Pas de deux : Alina Cojocaru et Alexandr Trusch (Dörnroschen)

Prix Blind Date : La relecture de l’adage à la Rose de Fabio Lopez (La Belle au Bois dormant. Compagnie Illicite)

Prix La Muse et son Poète : Myriam Ould-Braham et Francesco Mura (La Bayadère)

Prix Séduction : Oleg Rogatchev, Colas ravageur dans La Fille mal gardée (Ballet de Bordeaux)

Prix (se) de la Bastille : Celia Drouy conquiert le plateau en amazone (Hippolyte, Le Songe d’une nuit d’été)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Capiteux : Alvaro Rodriguez Piñera (La Rose / La Sorcière) dans La Belle de Fabio Lopes et une mère Simone pas dénuée d’épines (La Fille mal gardée)

Prix du Poids : Paul Marque gagne en consistance dramatique depuis son Étoilat (ensemble de la saison)

Prix Coxinha (croquette brésilienne) : Kader Belarbi pour ses intermèdes dansés de Platée. Également attribué à l’inénarrable Catcheur (inconnu) et L’Oiseau de Carnaval (Jeremy Leydier).

Prix Pêche Melba : Ludmila Pagliero, délicieuse de féminité en Titania (Le Songe d’une nuit d’été)

Prix grignotage : Les chorégraphies d’Hofesh Shechter, plus captivantes par petits bouts dans « En Corps » de Cédric Klapisch que sur une soirée entière.

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Je veux ces couleurs pour mes robes : Lynette Mauro, créatrice des costumes de Like Water for Chocolate (Royal Ballet)

Prix Sorcière: Jason Reilly (Carabosse, Belle au Bois dormant de Stuttgart)

Prix Grelots : Les fantastiques costumes de danses basques de la Maritzuli Konpainia

Prix Rideau : Honji Wang et Sébastien Ramirez mettent le rideau du Faune de Picasso au centre de leur création (Ballet du Capitole)

Prix Fatal Toupet : la perruque d’Audric Bezard dans Le songe d’une nuit d’été de Balanchine.

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix de la Myopie invalidante : Aurélie Dupont privant Myriam Ould Braham d’un quota correct de dates en Giselle.

Prix Émotion : le dernier Roméo sur scène de Federico Bonelli

Prix Tu nous manques déjà : Davit Galstyan (Ballet du Capitole)

Prix I Will Be Back : Aurélie Dupont. Encore combien d’années de programmation Dupont après le départ de Dupont?

Prix Je vous ferai « Signes » : Alice Renavand, les adieux reprogrammés. Après sa Giselle, on préférerait qu’elle nous fasse Cygne…

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A Biarritz, Concours de jeune chorégraphes #3 : thermomètre

Dimanche 17 juillet, à la Gare du Midi, dans un Biarritz écrasé de chaleur et de soleil comme le reste de la côte atlantique française, nous étions invités à prendre une toute autre température que celle mesurée en degrés Celsius; celle de la santé de la création chorégraphique d’expression principalement néoclassique.

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Concours de jeunes Chorégraphes #3. « Distorted Seasons », Jorge Garcia Pérez. © Olivier Houeix

Le Concours de Jeunes Chorégraphes connaissait en effet sa troisième édition. Sélectionnés par un jury de directeurs et directrices de compagnie (cette année Thierry Malandain du CNN Malandain Ballet Biarritz, Eric Quilleré, directeur du ballet de l’Opéra National de Bordeaux, Bruno Bouché, à la tête du CNN/Ballet de l’Opéra national du Rhin, Ingrid Lorentzen, directrice artistique du Ballet national de Norvège et enfin Xenia Wiest, récipiendaire du premier prix lors de la première édition du Concours en 2016 et fondatrice en 2021 de sa propre compagnie, Ballett X Schwerin), les six heureux élus pour participer à cette finale publique pouvaient espérer décrocher 5 prix : 2 « prix du Jury », avec une résidence à la clé pour la saison 2022-2023 (respectivement à Bordeaux et au Ballet national du Rhin), un « prix de Biarritz » de 15000€ financé par la Caisse des Dépôts et Consignations, un « prix des professionnels » (critiques et directeurs de théâtres) et un « prix du public » de chacun 3000€.

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Concours de jeunes Chorégraphes#3 . Le Jury : Thierry Malandain, Bruno Bouché, Xenia Wiest, Eric Quilleré et Ingrid Lorentzen. ©Olivier Houeix

L’objectif est de dynamiser la création dans le monde du ballet comme jadis avait pu le faire le concours de Bagnolet qui a distingué la plupart des grands noms de la Jeune danse française entre 1969 et 1988. Le fait que le premier concours et ce troisième aient lieu à Biarritz n’est pas non plus anodin. Thierry Malandain lui-même a couru avec succès les concours (Prix Volinine, Prix de Vaison-la-Romaine, etc.).

Alors qu’en est-il ? Le négatif et le positif sont intimement mêlés.

Négatif ? Le fait que seulement 66 candidats aient postulé quand la notion de « ballet », loin d’être étroitement limitée à l’utilisation de la technique classique, était plutôt recentrée sur la notion de travail de groupe et de volonté de création d’un répertoire. Les candidats devaient envoyer une vidéo avec un minimum de trois interprètes sans limitation de temps.

Le positif ? Bien qu’on n’ait aucune information sur le niveau général des 66 propositions reçues, les 6 sélectionnés pour la finale avaient pour eux une excellente maîtrise de la composition chorégraphique et étaient servis par des danseurs d’une grande qualité technique ; nombre des 6 chorégraphes recouraient notamment la technique des pointes pour les filles.

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Mais toute reluisante qu’elle soit, la médaille a quand même son revers. A-t-on vu des créateurs au travers de ces créations ? Pas assez à mon sens. La plupart des chorégraphes concurrents appartenaient à des écoles et l’originalité de leur univers ne ressortait pas suffisamment.

Le britannique Andrew McNicol, non primé, dans « Of Silence », se repose trop sur une esthétique de lyrisme néoclassique (arabesques penchées, portés décalés, grands battements suspendus) qui s’avère assez datée et qui, le choix musical aidant (des pièces pour cordes et chœurs) verse à la longue dans le précieux voire le grandiloquent. Sa gestion des groupes et son articulation avec les pas de deux est en revanche bien maîtrisée.

Kaloyan Boyadjiev (prix de la Caisse des dépots), lui aussi dans une veine kylianesque, gère mieux la corde lyrique mais son « Sororibus », librement inspiré des trois sœurs de Tchekhov, ne frappe pas par son côté personnel. Ce style chorégraphique avec ses pas de deux à nœuds coulants (on se demande toujours comment les deux danseurs ne restent pas emmêlés), ses bras qui impulsent emphatiquement les girations des corps sur la musique en ostinato d’Arvo Pärt, a un petit goût de déjà vu.

Le cubain Luca Valente, danseur au Zurich Ballet, se montre plus influencé par la gestuelle d’un Marco Goecke, ou même d’un Edward Lock, mains agitées désignant frénétiquement certaines parties du corps ou mimant l’étouffement, gestuelle saccadée, sauts prestes. L’effet est assurément anxiogène, ce qui illustre le propos de sa pièce, « Umbra », explorant l’expérience du « juste après » la mort. A défaut d’être entièrement original, le jeune chorégraphe a le mérite de coller à son sujet. Il remporte le 2e prix et, avec lui, la perspective de créer une pièce pour le Ballet national du Rhin.

C’est l’américain Houston Thomas qui remporte le premier et le sésame pour une création au Ballet national de Bordeaux. Son style est quant à lui complètement dans la ligne de William Forsythe. Trois gaillards et une danseuse en crop-tops égrènent un vocabulaire ultra acrobatique avec ses battements à tout va (certains en flexe avec pied dans la main) accompagnés de déhanchés maniéristes. Les portés intriqués se succèdent à grande vitesse, alternant avec des poses plastiques, presque statuaires. Même une partie de la musique (Pomassl et Johannes Goldbach) a un petit côté Tom Willems. On salue la virtuosité des danseurs… comme on l’a fait ailleurs. Et on passe…

En termes d’originalité de l’univers, on reste donc loin du compte. Notre thermomètre interne reste dans la marge basse…

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Concours de jeunes Chorégraphes #3. « Distorted Seasons », Jorge Garcia Pérez. © Olivier Houeix

Deux pièces se distinguaient heureusement par leur ton plus personnel. Jorge Garcia Pérez, avec son « Distorted Season » (qui utilise notamment des extraits du Max Richter employé par Crystal Pite pour son The Seasons’ Canon), offrait un contraste par l’ancrage de ses danseurs dans le sol et la puissance charnelle de son partnering. Quatre interprètes en costumes croquignolets apparaissent dans des douches de lumière. On comprend vite qu’il s’agit des saisons qui sont bien décidées à ne pas se succéder dans l’ordre attendu. Un beau couple central, en noir et blanc, se retrouve aux prises avec ces saisons distordues. A un moment, la danseuse, au milieu des quatre danseurs colorés, semble être au milieu d’un typhon. On soulève une paupière. On est intrigué. Jorge Garcia Pérez ne recevra pourtant aucun prix. Dommage.

Plus heureuse, Sophie Laplane, seule candidate de cette édition, obtient le prix des professionnels et le prix du Jury. Son « Oh ! Les Mains » n’est pas sans qualités. La pièce s’ouvre par une vision presque perturbante d’un totem constitué d’un danseur masculin enserré au niveau de la taille et de la tête par deux danseuses. Les garçons, gantés de rouge, font osciller les danseuses un peu comme s’ils sonnaient des cloches. Les costumes des demoiselles sont d’ailleurs opportunément dotés de poignées comme ces sacs à pondéreux vendus dans les grandes surfaces de bricolage : un clin d’œil fortuit au partnering développé par la plupart des autres concurrents à ce concours ? Tout n’est pourtant pas très en place et certains gags tombent à plat. La chorégraphe, faute de danseurs, a failli ne pas venir. Ce sont 6 vaillants interprètes du Malandain Ballet Biarritz qui ont pris sur leurs congés pour répéter sa chorégraphie en 6 jours. Gageons qu’avec un peu de rodage, tout cela fonctionne beaucoup mieux.

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Pourtant, il faut l’avouer, le moment de grâce sans réserve de ce concours aura été l’improvisation – bien rodée – offerte par le maître de cérémonie, Martin Harriague, lui-même récipiendaire en 2016 du deuxième prix et du prix du public de ce même concours. Prétextant un retard du jury, le danseur-chorégraphe nous a fait un petit résumé impromptu et tendre de sa carrière d’interprète incluant un délicieux pastiche du style gaga, une arabesque en tutu extraite du Casse-Noisette de Thierry Malandain et un solo dansé sur cette même scène lorsqu’il était à la Kibbutz Dance Company.

Un moment de bonheur sans nuage et sans partage avant d’aller faire de nouveau l’expérience de la touffeur estivale sur le parvis de la Gare du Midi.

2022/07/17 Concours de Jeunes Chorégraphes de Ballet #3 Finale Martin Harriague ©Olivier Houeix

Concours de Jeunes Chorégraphes de Ballet #3 Finale Martin Harriague ©Olivier Houeix

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Daphnis et Chloé de Thierry Malandain au ballet du Capitole : la geste de Pan

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Biarritz, programme Sinfonia / Sirènes : la sombre vague

À Biarritz, en ce samedi 18 juin, touchée comme le reste du territoire par un épisode de canicule que beaucoup relient au réchauffement climatique, la brouillarta est venue – miraculeusement ? – faire baisser la température de 45 à 23 degrés Celsius en une poignée de minutes ; juste quand allait débuter la première des deux représentations d’un programme réunissant Sinfonia de  Thierry Malandain et Sirènes de Martin Harriague, deux œuvres qui embrassent, chacune dans son genre, des thèmes liés aux dérèglements de la nature.

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Sinfonia. Ensemble. Photographie Olivier Houeix.

Sinfonia de Thierry Malandain a été conçu en 2021, pendant le deuxième confinement, celui-là même où ont été distinguées les activités essentielles et celles qui ne l’étaient pas. La culture et le spectacle vivant faisaient partie de la deuxième catégorie. Créé au Pays basque espagnol quand les théâtres français montraient encore porte close, le ballet, qui n’est pas la dernière création en date du chorégraphe, était donc une découverte. Dans sa déclaration d’intention, Thierry Malandain parle d’une « pièce de circonstance ». Le vocabulaire est bien choisi, car si en effet on peut jouer le jeu des « clés ». Si la musique de Berio, créée à New York lors des révolutions de 1968 et de la frayeur causée par la grippe de Hong Kong évoque, avec son babillage à huit voix, la cacophonie des injonctions contradictoires de notre époque de pandémie, ce Sinfonia n’a rien d’une pièce d’occasion qui n’appartiendrait qu’à un temps précis.

Comme souvent, ce qui frappe d’abord dans cette pièce de Malandain, c’est sa géométrie mouvante, renforcée encore par les plots de chantier argentés posés au sol dans la scénographie de Jorge Gallardo. Quatre garçons vêtus de costumes noirs (Frederik Deberdt, Guillaume Lilo, Jeshua Costa et Alejando Sanchez Bretonnes, formant un puissant ensemble) sont rassemblés en cercle au centre de la scène. Ils  initient une chorégraphie faite de mouvements anguleux, de bras télégraphiques. Entre alors Hugo Layer, qui, avec ses lignes admirablement androgynes, magnifie une chorégraphie infusée d’angoisse (notamment avec des ports de bras à poings fermés qui se projettent dans le dos jusqu’à l’écartèlement). Il est le premier des 16 danseurs qui seront aux prises avec le quatuor de bergers infernaux.

On remarque vite que les plots argentés, disposés tout d’abord en formation d’étoile, délimitent des espaces triangulaires qui circonscrivent les danseurs. Même lorsqu’ils tous sont ensemble sur scène et qu’ils font les mêmes mouvements anxieux et anxiogènes, ils semblent danser dans la solitude de leur espace personnel plutôt qu’en groupe.

Un pas de deux entre Michaël Conte et Irma Hoffren dans l’espace central de la forêt de plots, plus large, ne lève pas la tension claustrophobique ambiante. La chorégraphie montre volontairement des enlacements précautionneux, des baisers qui n’en sont pas (les deux danseurs joignent leurs tempes), des portés décalés presque lifariens qui ménagent de larges espaces entre les corps. Les deux danseurs font parfois des nœuds de bras d’apparence superflue pour les initier. Pourtant même cette étreinte qui hésite à s’avouer (Conte se jette en pont sur sa partenaire couchée au sol sans presque l’effleurer) semble trop intime pour les quatre bergers qui ont ouvert le ballet. Ils changent impitoyablement la géométrie des plots et définissent deux larges espaces séparés pour les deux danseurs.

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Sinfonia. Chorégraphie Thierry Malandain. Mickaël Conte et Irma Hoffren ©Olivier Houeix

Le reste du groupe subit un sort similaire. Il est peu à peu restreint dans un territoire toujours plus étroit tandis que les 4 solistes s’arrogent presque tout l’espace disponible et entament dans ce grand carré une ronde à la fois jubilatoire, sarcastique et grimaçante qui n’est pas sans nous évoquer « La Danse » de Matisse mais dans une forme dévoyée.

Mais le groupe, même cantonné à cet étroit purgatoire commence à s’agiter. Les danseurs exécutent une chorégraphie toute en oscillations figurant une vague (les danseurs développent à la seconde sur jambe de terre pliée avec des ports de bras en V). Les quatre décideurs restreignent de nouveau ostensiblement l’espace. S’échappe pourtant un nouveau couple (Raphaël Canet et Claire Lonchampt), circonscrit à la hâte.

Mais la vague monte et perce la digue argentée. Les quatre bergers, défiés, attaqués puis défaits se retrouvent finalement en cercle, leur formation initiale, mais accroupis et ridiculement coiffés de tous les plots. Ils ressemblent désormais aux grotesques médecins des comédies de Molière.

Huit couples se forment enfin. Leurs enlacements reprennent la chorégraphie de l’étreinte interdite du duo Conte-Hoffren : le difficile retour à la vie d’avant ? Les quatre zigues défaits rentrent avec une seringue et s’aspergent d’un orbe de liquide argenté …

La symbolique pourrait paraître trop lisible. Pourtant, le ballet de Thierry Malandain met en mouvement des problématiques humaines beaucoup plus générales, presque totémiques. Les dynamiques antagonistes d’oppression et de résistance qui sont à la base de toutes sociétés humaines au moins depuis le néolithique. Thierry Malandain fait peut-être des pièces « de circonstance » mais jamais elles ne sont anecdotiques…

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Sirènes Sab Sébastien  Chorégraphie Martin Harriage  © Olivier Houeix © Olivier Houeix

Sirènes. Chorégraphie Martin Harriage. Photographie © Olivier Houeix

Sirènes, du jeune chorégraphe Martin Harriague était un peu, dans ce programme, la pièce de répertoire. Créée en 2017 après qu’il ait été nommé chorégraphe en résidence du Malandain Ballet Biarritz, le ballet, pour un coup d’essai, apparaissait, en ce week-end de juin 2022, étonnamment abouti.

Sur des musiques baroques (Vivaldi-Corelli) mêlées ou intelligemment triturées par des productions sonores de Francesco Araia et d’Hermann Raupach, Martin Harriague aborde un sujet d’inquiétude contemporaine d’une manière à la fois frontale et élégante : la pollution des océans.

Le ballet débute sur la vision d’un marin (Jeshua Costa), placé devant une grande voile noire et tirant un cordage. En lieu et place d’une embarcation, on voit apparaître un narrateur (Julen Rodrigues Flores). Celui-ci commence une ode à la mer. Mais son discours se dérègle et il se met à faire l’apologie de la nouvelle merveille des océans : le plastique. Est-ce parce qu’entre-temps il a été empaqueté dans du célofrais par le corps de ballet?

Les garçons de la compagnie (des marins ? l’humanité toute entière ?) égrènent une chorégraphie somme toute très classique mais exécutée comme en accéléré (on admire par exemple des détournés extrêmement rapides) avec un accent mis sur les lignes hypertrophiées.

Dans la seconde section, la grande voile s’ouvre lentement et devient un espace miroitant révélant des sirènes. On comprend vite que ces créatures polymorphes sont en mauvais point. Elles semblent engluées dans les fonds marins et entament une sorte de mort du cygne de groupe. Le bruit flasque sourd et poignant des queues de poisson qui martèlent le sol désespérément prend à la gorge. Une fois encore, Hugo Layer est impressionnant en sirène agonisante, accomplissant des sauts désespérés pour s’arracher au fond marin mazouté. Puis les sirènes tombent la queue.

Suit un très beau pas de deux de Mickael Conte avec Alessia Peschiulli (la dernière à avoir gardé son appendice de sirène jusqu’à ce que Conte ne la lui retire enfin), une danseuse qui se distingue par la fluidité du mouvement. Il y a même quelque chose de liquide dans leurs premières intrications. La danseuse semble littéralement glisser d’entre les bras de son partenaire.

Le couple est rejoint par l’ensemble de la compagnie qui reprend une chorégraphie dans la veine musclée et pressée de la première section. Joshua Costa active la sirène d’alerte, les danseurs se jettent au sol et tout finit par un océan de sac plastique. « L’Océan… », reprend le narrateur, avant d’être interrompu par le black out final.

La pièce sert efficacement son propos. À la différence de pièces ultérieures où la couture et l’accessoire nous ont semblé avoir tendance à prendre le dessus sans vraiment servir la chorégraphie, les décors, les lumières (Matin Harriague et Christian Grossard) et les costumes (Mieke Kockelkorn) de Sirènes lui sont organiques. Un beau sujet et une belle réussite visuelle.

Voilà donc un bien beau programme dont la vague noire, à l’instar de la mer tumultueuse de la grande plage de Biarritz toute proche, nous prend et nous entraîne par surprise dans son sillage.

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Malandain Ballet Biarritz at Chaillot : Of Birds and Men

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L’Oiseau de feu. Claire Lonchampt (Claire), Hugo Layer (l’Oiseau) et Mickaël Conte (François). Photographie ©Olivier Houex

Programme Stravinski. Théâtre National de Chaillot. L’Oiseau de feu (Firebird), Thierry Malandain. Le Sacre du Printemps (The Rite of Spring), Martin Harriague. 2021, 4th of november.

La traduction de l’article ce trouve ci-dessous.

With Thierry Malandain, take your time.  Always watch his ballets the first time as open and as naïve as a lamb, just take it in and try to get the big picture, do not even open the program. Malandain’s Oiseau de feu [The Firebird] is all about finding one’s soul. Or maybe not…

And at first it seems all ‘bout breathing and release and squatting and falling and running and….cassocks. As if you were trapped in one of Graham’s or Wigman’s or Limon’s dark and austere moods. Rapidly you become desperate to take a breather. But a stubborn set of a man and a woman keep kneeling and reaching, holding out their arms, opening hands, in front of a scarlet-clad apparition (an infinite imbrication of arms and legs: Hugo Layer) who has arrived to offer them salvation. Perhaps.

But I had cheated a bit and did glance at the program as I sat down. One name popped out: Saint Francis of Assisi. Ah, yes, that guy who was already talking to birds and hugging trees way back then in the 13th century.

A friend in the audience had simply bathed in the atmosphere that developed in the piece and had adored being progressively “enveloped in an ambiance that slowly but strongly moved in the direction of a deep feeling of peace.” She didn’t need a narrative all. But she did wonder, “Why do ravens chase off canaries and little sparrows? Their flighty dance was delightful.”

Back home after the performance, a phrase from Saint Francis’s Canticle of the Creatures began to haunt me. When I looked it up, the full text proved illuminating and awards the two anonymous leading dancers in the cast with beautiful names. Brother Sun, “who is beautiful and radiant with great splendour,” turns out to be Mickaël Conte, a marvellous chameleon of a dancer. He glows differently in every piece he performs to the point of seeming taller or shorter, looser or more muscled. I think I would be unable to recognize him offstage. His Sister Moon was Claire Lonchampt:  “bright, precious, and fair.” More than that: she is powerfully percussive yet always delicately nuanced.

One more phrase of Saint Francis’s text I needed to pin down in order to settle my brain around what I had just seen goes like this: “Praised be You my lord though Brother Fire, though whom You light the night and he is beautiful and playful and robust and strong.” Just like this ballet.

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Le Sacre du printemps. Le Sacrifice. Photographie©Olivier Houeix

So what is Martin Harriague’s Le Sacre du printemps about?

As I had explained to my friend in the audience earlier, the original story to which Stravinsky composed his music is very simple: a primitive society believes that sacrificing one human (female) body in the spring will ensure a bountiful harvest in the fall.

My friend was perplexed. Why does she keep being forced to passively witness violence against women again and again every time she goes to the theater? We paused and stared at each other and I scrambled around my brain, looking to find a means to make this young woman look beyond “Me Too.”  But her query is indeed one that poses a valid challenge to the, once again, traditional manner in which Martin Harriague chose to frame this umpteenth version of Le Sacre du printemps [The Rite of Spring]. I said, “No we don’t. Both Maurice Béjart and Paul Taylor managed to fight back against the Virgin Sacrifice scenario that Stravinsky’s music first illustrated. But, hey, even Pina Bausch got sucked in by the trope. So in her version, too, a random girl slaps herself around until she dies.”

Here, in Harriague’s choreography, the Chosen Woman gets manhandled quite violently in a striking and airborne way: the exact opposite of the way that girl in Paul Taylor’s Esplanade runs and leaps up into the air and joyously dares a man to open his broad shoulders and welcoming arms.   Instead here Harriague’s token woman [Patricia Velásquez, to me a divine reincarnation of Taylor’s irreplaceable and eruptive Lila York] gets thrown horizontally about from man to man with that same beyond-extreme energy but with an emotionally ugly yet oddly ambiguous result. Not quite dead yet, the Female Victim is then placed upon a pedestal and ascends to the heavens draped in shiny satiny red ribbons. That was not, um, cathartic. Nor coherent.

Outside in the cold air after the performance, continuing our perplexed discussion of the aesthetic uses of female suffering, we debated about to what extent this choreography added something to an old template or to what extent this just relied upon acrobatic and theatrical tricks?

I tried to turn the questions around again. “But didn’t one situation upset you more than that? I know when I wanted to cry. Can you guess what was really the most painful thing for me to watch this evening. Honestly?” I already knew the answer. “Yeah,” she said, “it happened earlier, when that little old man lost his hold on the mob and then stood trembling center stage as dancers rushed across in front and behind him. Even if they never ran him over but only brushed by him, the whiff of violence was extraordinary. Right?” Then I asked her, “Well, what if the final sacrifice had been about throwing around, manhandling, and driving an old man to his death instead of the usual young girl?”  “I would have walked out and vomited.”

So maybe killing off grandpa could have made today’s audience howl as deeply and as loudly in anger as it once had way back in 1913. Just what does it take to shock an audience nowadays, so inured to yet another feminicide…

Avec Thierry Malandain, prenez votre temps. La première fois, regardez ses ballets aussi ouvert et naïf que l’agneau. Recevez le juste et essayez d’en comprendre le sens général ; n’ouvrez même pas le programme. L’Oiseau de feu est centré sur la découverte de l’âme. A moins que…

Car tout d’abord, tout tourne autour du respiré, du relâché, du plié et de la chute, et de la course et … des soutanes. C’est comme si vous étiez enfermé dans la sombre ambiance d’une pièce de Graham, de Wigman ou de Limón. Très vite, vous aspirez à une bouffée d’air. Mais voilà qu’un têtu duumvir masculin-féminin s’agenouille, ouvre les bras, accueille, ouvre ses mains devant une apparition vêtue de pourpre, une infinie intrication de bras et de jambes [Hugo Layer] arrivée peut-être pour leur offrir le salut. A moins que…

Bon, d’accord, j’avais un peu triché et jeté un œil sur le programme tandis que je m’asseyais. Et un nom m’avait sauté aux yeux : Saint François d’Assise. Mais oui, ce gars qui parlait déjà aux oiseaux et embrassait les arbres au 13e siècle !

Une amie dans le public a juste flotté dans l’atmosphère distillée par cette pièce et a adoré être progressivement « enveloppée dans une ambiance qui, lentement mais surement, [la] conduisait vers un profond sentiment de paix ». Elle n’avait pas du tout besoin d’argument. Elle a juste demandé, « Pourquoi les corbeaux chassaient-ils les canaris et les petits moineaux ? Cette danse voletante était délicieuse. »

De retour à la maison après la représentation, une phrase du cantique des créatures de Saint François a commencé à me hanter. Lorsque je l’ai consultée, le texte s’est avéré lumineux et a conféré aux deux danseurs anonymes de beaux noms. Frère Soleil « beau, rayonnant d’une grande splendeur », n’était autre que Mickaël Conte, un merveilleux danseur-caméléon qui rayonne différemment dans chaque pièce qu’il interprète au point d’y paraître plus grand ou plus petit, plus fin ou plus musculeux. Je serais bien incapable de le reconnaître hors de scène. Sa Soeur-Lune était Claire Lonchampt : «claire, précieuse et belle ». De surcroit, elle a une réelle force percussive quoique toujours délicatement nuancée.

J’avais besoin de cerner une autre phrase du texte de saint François afin de calmer mon esprit confronté à ce que je venais de voir. Elle disait : « Loué sois-tu, seigneur, pour Frère-Feu, par qui tu éclaires la nuit : il est beau et joyeux, indomptable et fort »… comme ce ballet.

*

 *                                              *

Et qu’en est-il du Sacre du Printemps de Martin Harriague ?

Comme je l’expliquais plus tôt à mon amie dans le public, l’histoire originale sur laquelle Stravinski a composé sa musique est très simple : une société primitive pense que le sacrifice d’un seul être humain (féminin) au printemps assurera une abondante récolte à l’automne.

Mon amie était perplexe. Pourquoi, à chaque fois qu’elle va au théâtre, est-elle forcée d’assister encore et encore à de la violence faite aux femmes ? On fit une pause et nous nous jaugeâmes tandis que j’essayais de trouver dans ma tête quelque chose à dire pour la faire penser au-delà de « Me Too ».

Mais son interrogation est en fait tout à fait valide face à cette approche une fois encore traditionnelle qu’a choisi d’embrasser Martin Harriague pour envisager le Sacre du Printemps. Je répondis « en fait, non. Maurice Béjart ou Paul Taylor ont réussi à résister au « sacrifice de la vierge » du scénario original illustré par Stravinski. Mais, eh, même Bausch a succombé à ce motif de la fille lambda qui se gifle elle-même jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Dans la chorégraphie de Harriague, l’Élue est manipulée très violemment d’une manière à la fois frappante et aérienne ; l’exact opposé de cette fille dans Esplanade de Paul Taylor qui court et se jette joyeusement dans les airs, mettant l’homme au défi d’ouvrir ses larges épaules et de l’accueillir dans ses bras. Au lieu de quoi, l’Élue de Martin Harriague [Patricia Velasquez, à mon sens une divine réincarnation de l’irremplaçable et explosive Lila York] est jetée horizontalement d’homme en homme avec cette même énergie mais avec un résultat émotionnellement aussi peu ragoûtant qu’il est ambigu. Pas encore morte, la victime féminine est ensuite placée sur un piédestal et monte aux cieux drapée de rubans de satin rouge. Voilà qui n’était ni cathartique ni cohérent.

Sorties à l’air libre après la représentation, continuant notre discussion perplexe sur les usages esthétiques de la souffrance féminine, on débattit jusqu’à quel point cette chorégraphie ajoutait quelque chose de signifiant à cette vieille histoire maintes fois racontée ou si elle reposait seulement sur des acrobaties et astuces de théâtre.

J’essayais de retourner encore une fois la question. « Mais une situation ne t’a-t-elle pas émue plus qu’une autre ? J’en sais une où j’ai eu envie de pleurer.  […] C’est quand le petit vieillard a perdu son contrôle sur la meute et qu’il restait debout au milieu de la scène tandis que les danseurs le bousculaient de tous côtés. Même s’ils ne l’ont jamais renversé mais l’ont seulement effleuré, l’odeur même de la violence était extraordinaire. […] »

Peut-être le meurtre de pépé aurait-il pu faire mugir le public de colère aussi profondément et fort que cela était arrivé, il y a bien longtemps en 1913. Qu’est ce qui peut bien choquer le public aujourd’hui, si immunisé face à un féminicide de plus ?

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Le Temps d’Aimer la Danse 2021 : Malandain-Harriague (2/2)

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Arnaud Mahouy, Thierry Malandain & Cie. Adieux. Soirée Stravinsky. Photographie ©Stéphane Bellocq

Au soir du 11 septembre, à la fin du programme Stravinski, un autre évènement avait lieu : le départ d’un danseur emblématique de la compagnie de Biarritz : Arnaud Mahouy. Depuis 16 ans, ce danseur a été au centre des créations de Thierry Malandain. Il a décidé de mettre un terme à sa carrière à un moment où ses capacités physiques étaient encore à leur zénith pour se consacrer désormais à une carrière dans la communication au sein même du ballet qui fut sa maison des prémices de sa vingtaine jusqu’au cœur de sa trentaine. Le lendemain, il animait avec beaucoup de bonne grâce la première des traditionnelles gigabarres de retour après une année d’éclipse sur la promenade de la Grande plage pour un public d’amateurs.
Il faut s’y résoudre, on devra désormais voir Nocturnes (où il tenait la place du passeur), la Belle et la Bête (où il était le poète) ou encore Une dernière Chanson (dans un touchant duo avec Claire Lonchampt avec laquelle il se partageait la ruelle d’un lit figuré par des carrés de toile blanche) sans lui.
Au Malandain Ballet Biarritz, on danse beaucoup et on danse à flux tendu. Si le chorégraphe, qui n’aime pas laisser les danseurs assis dans les coulisses, dispose de 22 danseurs, il aura tendance à créer une nouvelle pièce pour l’ensemble de la troupe, laissant très peu de marge pour une distribution 2. Les « rôles principaux » (surtout quand il s’agit de ballets narratifs) appartiennent donc presque en titre à leurs créateurs. Pour Arnaud Mahouy, par exemple, la question se pose de comment les nombreux duos d’antagonistes que ce danseur interprétait avec son frère ennemi de danse, Frederic Deberdt (LE vétéran de  la compagnie qui y débute sa 21ème saison dans une forme olympique) se transposeront sur d’autres corps. Mais ainsi va la vie d’une compagnie. Thierry Malandain n’en est pas, loin s’en faut, à sa première génération de danseurs et, récemment, Mikuki Kanei, entre autres créatrice du rôle-titre de Cendrillon a également raccroché ses chaussons.
Plus tard dans la soirée, Arnaud Mahouy, évoquant son parcours au sein de la compagnie, citait parmi les rôles qui l’avaient marqué le Faune de Malandain même si, ajoutait-il, « Il semble que je ne l’ai pas bien dansé ». On a soulevé le sourcil. On connaît et chérit ce ballet dans une captation vidéo avec ce même danseur où son mélange de force musculaire et de juvénilité presque enfantine, convient parfaitement, nous semble-t-il au sujet même de cette pièce : un ado qui déambule sensuellement au milieu des reliefs de sa boîte de mouchoirs en papier. Le précédent interprète du rôle, Christophe Roméro, qui n’en était pourtant pas le créateur, en faisait apparemment tout autre chose, et avait fortement marqué les esprits. Pourtant, la transmission et la pérennisation d’une œuvre chorégraphique ne passent-elles pas nécessairement par ce processus de transposition avec ce que cela comporte de pertes mais aussi d’addition de sens ? Arnaud Mahouy n’était certes pas Christophe Roméro mais il était un authentique danseur de Thierry Malandain.

Transmission, transposition

Justement, le jour suivant, 12 septembre, au théâtre du Casino, on était convié à une soirée réunissant de nouveau des pièces de Thierry Malandain et de Martin Harriague mais cette fois-ci interprétées par d’autres danseurs que ceux du CCN de Biarritz, entièrement rompus à leur style. La compagnie de jeunes danseurs Dantzaz, basée à San Sebastian, au Pays basque espagnol, n’est pas tout à fait étrangère au travail de Thierry Malandain puisqu’elle fournit régulièrement des nouvelles recrues au MB Biarritz. Mais cela reste l’occasion de tester le style du directeur-chorégraphe transposé sur d’autres corps.

Pour cette soirée, une pièce unique de Thierry Malandain était encadrée par deux opus de Martin Harriague. Au travers de ces deux pièces touffues, on a ainsi pu se familiariser avec la jeune œuvre d’un chorégraphe dont on était curieux mais dont, hier encore, on ne connaissait rien.

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Fossile, scène finale. Julen Rodriguez Flores. Photographie ©Caroline de Otéro

Fossile, la première pièce, est truffée d’images frappantes mais on se perd un peu dans le foisonnement de ses tableaux. La première scène nous orienterait plutôt vers une métaphore écologique : un type (le très beau et très laxe Julen Rodriguez Flores) empaqueté de film plastique noir se débat comme un goéland prisonnier d’une marée noire. Il est absorbé par une énorme boîte également plastifiée. S’ensuit une scène poignante où on entend le danseur-volatile taper contre les parois de sa prison. On imagine une bête prise au piège de la cuve d’un pétrolier. Mais le danseur ressort du cube avec les morceaux d’un squelette. La macabre découverte est bientôt habitée de manière drôlatique par une danseuse vêtue des pieds à la tête d’une combinaison noire qui semble lui donner chair en dessous du bassin tandis que son partenaire masculin anime les bras et la mâchoire pour mimer la voix d’Elisabeth Schwarzkopf qui entonne du Schubert. Le reste est à l’avenant. Suit un très joli passage sur la Jeune fille et la mort où Pauline Bonnat, ayant fait tomber la cagoule, utilise le crâne comme un gant et semble converser avec une tête flottante. La chorégraphie est fluide, avec des ondulations de bras et des poses contournées (marches reins très cassés sur genoux pliés). Les deux danseurs interprètent un pas de deux plus dans la veine néoclassique. Mais il faut dire qu’entre-temps on a un peu perdu le fil. Entre Jésus ressuscité (Julen Rodriguez Flores s’extrait de nouveau du cube plastique son corps paraissant complètement désorganisé, tel un jeu de Meccano), Schubert-bossa nova et Adam et Eve version renaissance flamande (la scène finale de la pièce), on a le sentiment d’avoir sauté des pages et la pièce a fini par lasser.

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Fossile. Compagnie Dantzaz. Pauline Bonnat. Photographie ©Caroline de Otéro

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Le sujet est mieux tenu dans Walls. Le thème est celui des murs qui hérissent de nouveau certaines frontières dans le monde trente ans seulement après la chute du mur de Berlin. À l’ouverture du rideau, une danseuse fait face à une série de hauts panneaux hérissés de barbelés (on retrouvera cette même scène en conclusion). Elle se jette dessus comme pour le faire vaciller. La scène suivante est sans doute la plus marquante et la mieux réglée. Un danseur avec cravate rouge dissymétrique, une perruque outrageusement jaune posée en équilibre précaire sur sa tête dont le visage a été occulté mime de manière quasi obscène des discours du président Trump au sujet du mur à la frontière mexicaine. Sa pantomime est démultipliée en canon par des mains et des avant-bras qui apparaissent dans les interstices du mur noir. On trouve quantité d’autres trouvailles visuelles captivantes, comme cette scène du pavé qui vole au ralenti dans la figure de Mister President mais qui n’épargne pas non plus le lanceur ou encore ces sections de murs devenant des compromis entre des croix de montée au Golgotha et des planches à bascule (un danseur servant alors de rondin sous la planche).

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Walls. Compagnie Dantzaz. Photographie ©Caroline de Otéro

La danse déployée par Martin Harriague dans Walls est très ancrée dans le sol (on pense même parfois à la technique de Naharin avec ces sauts sans impulsions visibles du plié, un peu comme par secousses telluriques). La gestion des groupes est puissante.

Là encore cependant, la pièce de Harriague aurait nécessité un travail d’édition plus poussé. On distingue certaines redites et le chorégraphe, plutôt de se concentrer sur le cas mexicain comme un cas représentatif commet l’erreur de vouloir aborder tous les murs. Du coup, l’attention s’émousse et on a le temps de comparer avec les « murs » d’autres chorégraphes qui sortent tout le suc et rien que le suc de leur dispositif scénographique (on pense à Jiri Kylian ou à Yohan Inger).

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Dantzaz. Walls. Photographie ©Caroline de Otéro

Qu’importe, Martin Harriague a du temps devant lui, des idées à revendre et ses pièces passent bien auprès du public. Il faut de surcroît dire que le style du jeune chorégraphe sied visiblement bien aux talentueux jeunes danseurs, à la belle densité de mouvement, de la compagnie Dantzaz.

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Dantzaz. Ballet Mécanique. Photographie ©Caroline de Otéro

Ballet Mécanique, la pièce de Thierry Malandain sur la musique de George Antheil pour un film avant-gardiste et futuriste de Fernand Léger de 1924 est un Malandain dans la veine pure et dure. Créé en 1996 à Saint-Étienne, il contient des thèmes qui seront développés et affinés par la suite par le chorégraphe. L’espace est ainsi délimité sur trois côtés par un ring de barres de danse, espace agonal, où par roulement, un garçon et une fille, au début  dans une rigoureuse parité (une autre force de Malandain chorégraphe qui, sans rendre les corps androgyne, reconnaît une force égale aux corps dansants féminin et masculin), font une démonstration de force et également des concours d’acrobaties sur barre sous le regard impassible des huit autres danseurs attendant leur tour, assis presque hiératiquement de part et d’autre de l’espace d’expression. Chacun prépare son entrée à l’extérieur du ring avant de chasser ou plutôt d’exclure les précédents. Ces entrées-sorties sont réglées comme du papier à musique, faisant sans doute référence à la « mécanique » de la partition qui fut la première à introduire des bruitages industriels dans une orchestration. Pour le reste, les danseurs doivent être bien de chair ; c’est tout juste si quelques poses stylisées viennent subrepticement donner un petit côté Art déco à leurs évolutions. Les duos deviennent occasionnellement masculins ou féminins. Des trios apparaissent. Les barres sont couchées, l’une après l’autre. Le groupe ne se réunit en entier, à genou sur scène sur des tapis-gazon, que lorsqu’elles ont été toutes abattues. Tout cela est condensé, efficace et ce qu’il faut abscons pour préserver l’aura avant-gardiste de la pièce.

Les jeunes danseurs de la compagnie Dantzaz, cinq garçons et cinq filles, se jettent vaillamment dans la chorégraphie. Néanmoins, le style de Malandain ne les infuse pas encore entièrement. Les garçons surtout déploient une grande énergie mais la projettent un peu sèchement, presque « métalliquement » vers leurs extrémités quand les danseurs de la compagnie de Biarritz déploient une élasticité de caoutchouc naturel. Cela viendra sans doute à l’usage, car il y a ici du talent…

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Ballet Mécanique. Compagnie Dantzaz. Photographie ©Caroline de Otéro

On ressort d’autant plus curieux de la fin de saison au Ballet du Capitole de Toulouse où Thierry Malandain, poursuivant son voyage dans le livre d’Histoire des ballets russes va créer un Daphnis et Chloé et leur confier … son Faune, celui-là même qu’évoquait Arnaud Mahouy.

On est très curieux de l’effet que rendra cette transposition sur d’autres danseurs qu’on apprécie déjà dans leur répertoire propre : transmission, transposition …

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