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Don Quichotte à Toulouse : Une cure de soleil en plein hiver

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Don Quichotte de Kader Belarbi, Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Les couleurs des décors et des costumes éclatent comme celles d’un étal de fruits sur un marché du sud-ouest. Dans le corps de ballet, Sofia Caminiti, l’œil et le cheveu très noirs arbore crânement une robe d’un jaune pétant.

Le ballet du Capitole reprend le Don Quichotte de Kader Belarbi, une production gorgée de soleil qui vous met du baume au coeur.  Les murailles de cette ville d’Espagne ont pris les tons rosés et chauds des rues de Toulouse. La production elle-même (décors d’Emilio Carcano, costumes  de Joop Stokvis et lumières de Vinicio Cheli) n’est pourtant pas due à Kader Belarbi qui, dans un louable souci d’économie a repris l’ancienne production de la direction Glushak, ne demandant des nouveaux décors que pour la scène des dryades (ici des naïades) située dans une mystérieuse mangrove vert arsenic.

Et puis il y a la musique. Sous la baguette alerte et enjouée de Fayçal Karoui, l’orchestre de l’Opéra national du Capitole fait scintiller la partition de Minkus. L’ouverture de l’acte 3, avec ses castagnettes qui crépitent provoque un petit frisson dans le dos. Un don du ciel après quatre Lacs des cygnes à l’Opéra où le terne le disputait à la dissonance.

Enfin le découpage intelligent de l’action par Belarbi, condensant les personnages (Basilio et le Toréador, la Danseuse de rue et la Reine des gitans, Don Quichotte et Gamache) et allant droit au but, est magnifié par l’énergie sans cesse renouvelée de la compagnie. Elle embrasse avec panache les danses de caractère classiques, proches de celles de la version Noureev mais recentrées depuis 2019 sur l’authenticité des impulsions par l’intervention du chorégraphe Antonio Najarro.

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Au soir du 28 décembre, la scène d’introduction, noyée dans la pénombre dans la production de l’Opéra de Paris, est au contraire lisible et palpitante. Ruslan Savdenov sait être un Don à la fois ridicule et touchant, sorte de pantin fantasque. Il s’effondre avec gusto sur son séant, les bras ballants. Dans les scènes suivantes, il sait être ridicule en vieux soupirant tout en gardant son côté hidalgo. Son Sancho Panza, Amaury Barreras Lapinet, méconnaissable, est truculent à souhait. Ce danseur, très beau mais habituellement très réservé révèle ici un vrai talent comique.

Sur la place de Séville, la pantomime est aussi énergique que les danses de caractère. Tiphaine Prévost et Kayo  Nakasato sont deux amies de Kitri avec du feu sous les pointes et la danseuse de rue-gitane de Marlen Fuerte est capiteuse à souhait.

Nancy Osbaldeston, une nouvelle venue dans la compagnie, interprète le rôle de Kitri. La jolie danseuse a un gabarit et une énergie à la Eléonore Guérineau. Elle danse avec une assurance bravache et possède un impressionnant temps de saut (notamment dans sa variation aux castagnettes). Elle reste toujours dans son rôle même hors des parties dansées. Minoru Kaneko, dont c’est décidément la saison, embrasse crânement le rôle du toréador Basilio. Il met de la puissance dans ses sauts et peaufine son partenariat.

Les deux danseurs dansent dans un bel unisson. À l’acte 2, leur pas de deux, sur des pages de Minkus peu souvent utilisées, est sensuel. Kitri-Osbaldeston fait des piétinés « tu m’attires-je te résiste » très convaincants.

Dans ce tableau gitan, Alexandre De Oliveira Ferreira est un roi dont la danse claque comme son fouet. Marlen Fuerte est à son affaire dans un pas de deux drolatique où sa danse de séduction à l’encontre de Don Quichotte, fortement accentuée, effraye le brave homme de la Mancha.

On sourit face aux bosquets mouvants sur pattes, croquignolets et poétiques, ainsi qu’à la carriole-moulin et aux masques de la scène du cauchemar qui précèdent la scène des naïades.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Alexandre De Oliveira Ferreira. Photographie David Herrero

Dans la Mangrove, Jessica Fyfe, qui nous avait déjà séduit en Giselle aux cotés de Philippe Solano, incarne une Reine des naïades aux longues et belles lignes. L’arabesque est haute et les jetés aériens. Nancy Osbaldeston est peut-être moins convaincante dans le registre éthéré mais son côté charnel reste pertinent. Dulcinée n’est après tout que Kitri, la fille du tavernier promue vision dans l’esprit perturbé du chevalier à la triste figure. Conduites par Tiphaine Prévost et Kayo Nakasato, les naïades installent une atmosphère aquatique apaisante. Pour l’épilogue, Don Q et Sancho partent pour de nouvelles aventures ; un retour à la réalité dans la veine du ballet romantique.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Jessica Fyfe (la reine des naïades). Photographie David Herrero.

Tout l’acte 3 a lieu sur la grande place de la ville. La chorégraphie reste pourtant conforme à la scène de taverne des versions traditionnelles. Mercedes et Esteban se voient néanmoins attribuer un pas de deux capiteux.

Minoru Kaneko fait une variation aux gobelets spectaculaires et bravache à souhait. Sa scène du suicide est délicieusement loufoque. Tous les danseurs d’ailleurs s’en donnent à cœur joie, Jeremy Leydier, en père du Kitri, dans le genre bouffe, est à mettre en tête.

Le Fandango qui ouvre la scène du mariage à proprement parler a beaucoup de caractère. Il s’agit de celle de Noureev mais elle a été rendue plus terrienne et anguleuse par les bons soins d’Antonio Najarro. Le ballet se termine dans un crescendo de virtuosité. Le grand pas de deux est dominé par Kaneko et Osbaldeston. Le partenariat réglé au cordeau reste néanmoins vivant. Basilio-Kaneko se montre très à l’aise dans les doubles assemblés en l’air et dans sa diagonale de cabrioles. Kitri-Osbaldeston est très enjouée dans sa variation où elle met l’accent sur la tenue des équilibres.

C’était une bien belle soirée. On en redemande et on y retourne avec entrain le lendemain.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Nancy Osbaldeston (Kitri) et Minoru Kaneko (Basilio). Photographie David Herrero.

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Les hasards de ma présence toulousaine ont fait que j’ai vu la distribution 1 après la distribution 2. Au soir, du 29 décembre, c’est Simon Catonnet qui chausse les bottes orthopédiques de Don Quichotte. Déjà grand, il paraît désormais immense et titube de toute sa hauteur. Cette instabilité gravitatoire semble refléter sa fragilité psychique. Avec sa grande houppette qu’il agite avec esprit aux moments opportuns, il ressemble à un croisement entre Tintin et le professeur Tournesol. Sans atteindre la folie douce d’Amaury Barreras Lapinet, Lorenzo Misuri est un Sancho Pansa rempli d’humour.

Natalia de Froberville, que nous avions découverte dans ce rôle en 2017 quand elle n’était encore que soliste, tire Kitri du côté de la ballerine classique. C’est très poétique durant le prologue. À l’acte 1, ce n’est pas nécessairement capiteux mais c’est assurément léger et primesautier. La technique est suprêmement maîtrisée.

Philippe Solano continue à s’affirmer comme une des valeurs les plus sûres de la compagnie. Déjà Albrecht en tournée la saison dernière, il a également interprété le rôle-titre de Toulouse Lautrec. Arrivé en tant qu’artiste du corps de ballet, il a gravi tous les échelons. À ce stade de sa carrière et au vu de ses distributions, on commence à espérer pour lui une promotion au rang d’étoile. Quel beau signe de santé cela serait pour la compagnie !

À l’acte 1, Solano prend très au sérieux son rôle de toréador  et prend techniquement la commande du plateau. Son approche un tantinet mâle alpha gêne un peu la crédibilité du couple qu’il forme avec Froberville mais tout cela est vite oublié à l’acte 2, où dès le pas de deux de séduction avec Kitri, on retrouve son ouverture sans affectation, son charisme et sa chaleur naturelle.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Solène Monnereau (Mercédès) et Lorenzo Misuri (Sancho), Photographie David Herrero.

L’ensemble des comparses est à l’unisson. Solène Monnereau est une Mercédès très second degré qui, dans son duo drolatique avec le Don, joue moins sur le registre sensuel que végétal (une préfiguration de la mangrove des naïades ?) ; Monnereau ressemble en effet à une liane strangulatoire qui s’enroule autour du vieil hidalgo. Au contact d’Esteban, le chef gitan, ces mêmes enroulements sont soudain tout infusés de séduction. Il faut dire que le rôle est interprété par Kleber Rebello, une des sensations de la visite du Miami City Ballet en 2011 lors des Étés de la Danse, devenu entre-temps principal dans cette compagnie. Impressionnant techniquement, avec ses sauts hauts et propres et ses multiples pirouettes arrêtées en équilibre sur la demi pointe, Rebello enflamme la salle.

Dans la scène des naïades, l’équilibre s’inverse par rapport à la soirée précédente. Marlen Fuerte est en effet plus régalienne que divine tandis que Froberville incarne une poétique et mousseuse vision.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Scène des Naïades. Natalia de Froberville et Rouslan Savdenov (Kitri-Dulcinée et le Don), Marlen Fuerte (Reine des naïades). Photographie David Herrero.

L’acte 3 est enfin un bonheur pour les yeux et les oreilles. Durant la première scène, on remarque une sorte de gémellité entre Solano-Basilio et Rebello-Esteban lorsqu’ils dansent ensemble. Et s’ils étaient frères ? Cela expliquerait pourquoi Lorenzo -Leydier, le paternel de Kitri, ne verse du vin dans les gobelets de Basilio-Solano qu’à contrecœur contrairement à ce qu’il faisait la veille pour Basilio-Kaneko. Pensez ! Marier sa fille à un gitan !

Qu’on me pardonne cette interpolation. Il en est ainsi des représentations où tout fonctionne. Le public, tenu en alerte, s’invente sa propre histoire et étend les décors et le temps au-delà des limites étroites de la scène. Et ici tout coule de source. La drôlerie de la  scène du suicide de Solano, le grand pas de deux roboratif avec une émulation entre les deux partenaires qui dévorent leur partition avec gourmandise, tout concourt à vous porter vers le dénouement de l’intrigue dans l’allégresse. La salle enthousiaste réserve un triomphe aux deux héros et à toute la compagnie… C’est mérité.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Philippe Solano (Basilio), Natalia de Froberville (Kitri). Photographie David Herrero.

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Décidément ce Don Quichotte est un authentique bijou qui mériterait d’être  montré en France et à l’étranger. Avis aux programmateurs curieux et avisés : vous avez ici de l’or en barre !

Parisiens et Franciliens, le ballet du Capitole sera :
à l’Opéra de Massy pour présenter son programme « Picasso et la Danse : Toiles-Etoiles » avec notamment une pièce d’Antonio Najarro les 21 et 22 janvier 2023 .
 au TCE pour présenter le Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi du 13 au 15 avril 2023.
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Roméo et Juliette de Jean-Christophe Maillot au ballet du Capitole: Tragédie à Grande Vitesse

La saison 2022-2023 du ballet du Capitole a brillamment débuté avec l’entrée au répertoire, pour hélas seulement 5 petites dates, d’un monument du ballet d’action, Roméo et Juliette de Prokofiev, dans la très belle et très épurée version de Jean-Christophe Maillot. À la tête du ballet du Capitole, Kader Belarbi parvient encore à innover puisque c’est apparemment la première fois qu’une œuvre du célèbre chorégraphe français, à la tête du célébré ballet de Monte Carlo, est adoptée par une compagnie française. Ce Roméo et Juliette n’est pas une nouveauté – créé il y a déjà 25 ans, on avait pu le voir peu après sa création au théâtre des Champs Élysées – mais il garde pourtant à ce jour toute sa modernité.

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Roméo et Juliette (Jean Christophe Maillot). Ballet du Capitole. Photographie David Herrero

La production tout d’abord n’a pas pris une ride. Exit les boursouflures dorées des décors et les kilomètres de velours des productions classiques. Le décor mouvant minimaliste d’Ernest Pignon-Ernest, fait de quatre grandes parois planes ou courbes, suffisent à suggérer une place écrasée de soleil ou la chambre d’un palais. Une grande chaussée en forme de virgule sera alternativement chemin de repli pour Roméo ou balcon toboggan pour Juliette. Les costumes médiévalisants de Jérôme Kaplan, réduits à l’épure, proposent une variation sur le noir et le blanc : blanc des Montaigu, allant du blanc cassé au crème,  noir des Capulet allant du gris taupe au noir solide (Tybalt) en passant par l’argent terni pour Rosaline. Juliette quant à elle porte une tunique dorée pour le bal. Le seul à porter ces deux non couleurs de manière tranchée est Frère Laurent qui essaye vainement d’agir et de s’interposer entre les deux familles ennemies. Les accessoires sont réduits au strict minimum. Il n’y a pas de duel à l’épée. Tybalt tue Mercutio à coup de masse et Roméo l’étrangle avec le drap ensanglanté de Mercutio. À la fin du ballet, il s’empale sur le lit catafalque triangulaire de Juliette. Cette dernière serre autour de son cou un foulard pourpre pour à son tour mettre fin à ses jours.

La chorégraphie de Jean-Christophe Maillot joue sur les oppositions de masse plutôt que sur le nombre de danseurs. Lors de la scène de rivalité qui ouvre le ballet, on a moins d’une dizaine de Capulets ou de Montaigus, pourtant le plateau semble submergé par le bruit et la fureur. Le bal des Capulets se recentre sur les interactions entre les différents protagonistes, l’assemblée des invités ne faisant que des traversées subreptices de la scène. À l’acte 2, les baladins sont remplacés par un facétieux jeu de guignol qui raconte l’histoire des héros, de leur rencontre au bal jusqu’au dénouement tragique. Ce format presque « de chambre » convient bien à la taille de la compagnie et on peut compter sur les danseurs du Capitole pour, comme toujours et bien que le corps de ballet ait été sérieusement renouvelé, enflammer le plateau.

La gestuelle de Maillot est fiévreuse. Les danseurs effectuent des mouvements sémaphoriques voire télégraphiques des bras qui semblent exprimer la vitalité débordante mais aussi la violence de ces sociétés où plus de la moitié de la population a moins de 15 ans. Les danseurs, bien que sur la musique, semblent toujours être dans « l’accéléré ». On glisse, on tombe parfois sur le postérieur.

Pendant la scène du balcon, Roméo s’élance vers Juliette, plonge et glisse sous ses jambes, se retrouvant au moins un mètre derrière elle. Les maladresses touchantes sont en effet inscrites dans la chorégraphie. Pendant la scène du bal, Juliette agite les mains comme une jeune fille un peu écervelée. Elle semble dire des riens à Roméo avant de lui voler un baiser (en effet, dans cette version, Roméo ne décide de pas grand chose). Mais dans une rencontre amoureuse, les propos n’ont-ils pas en général que peu d’importance? Ce qui se dit est souvent anodin, voire trivial. C’est finalement le sentiment de la connexion impalpable qui restera dans la mémoires des deux amants.

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Roméo et Juliette (Jean Christophe Maillot). Ballet du Capitole. Ramiro Gomez Samon (Mercutio), Alexandre de Oliveira Ferreira (Tybalt), Philippe Solano (Benvolio). Photographie David Herrero

Plus qu’expressionniste la chorégraphie est cartoonesque. Les protagonistes ressemblent à des personnages de dessin animé, soulignant leur grande jeunesse. Même dans le pas de deux du balcon, la gravité et le lyrisme ne s’introduisent qu’à la fin, comme par surprise.

En revanche, Jean-Christophe Maillot sait changer de rythme lorsque cela est nécessaire. La scène du double meurtre de l’acte 2 est ainsi traitée comme un ralenti cinématographique. Il utilise également les poses statuaires dans son traitement du personnage de frère Laurent qui observe l’histoire se dérouler comme a posteriori.

Ce personnage à la gestuelle particulièrement expressionniste (il apparaît dès le début de ballet, additionnant les poses de Pietà en compagnie de ses deux acolytes en blanc) prend une place de plus en plus prégnante dans le ballet au point de devenir presque encombrant à l’acte 3 lorsqu’il assiste au double suicide de Roméo et Juliette et semble converser avec l’héroïne.

Dans ce rôle, créé pour Gaëtan Morlotti, Ruslan Savdenov fait montre d’une grande puissance expressive. L’ensemble de la distribution ne lui cède en rien dans l’engagement. Ramiro Gomez Samon et Philippe Solano respectivement en Mercutio et Benvolio forment un tandem roboratif. Leurs étourdissantes pirouettes et leurs facéties saltatoires nous ont enthousiasmé. Leur connexion parait évidente. Dans le rôle du très noir Tybalt, Alexandre Ferreira séduit par son ballon et par le côté acéré de ses lignes. Néanmoins il n’efface pas le souvenir de Francesco Nappa que j’ai vu il y a bien longtemps dans ce même rôle. En effet, sa connexion avec ses lady Capulet en alternance n’a pas ce côté charnel et quasi incestueux qui m’avait frappé alors. Dans ce second rôle féminin, Alexandra Sudoreeva (le 28) cisèle en première distribution sa jolie ligne pour portraiturer une matriarche pleine de séduction, de morgue mais fort peu aimante. Pour l’amour, il faut regarder du côté de la nourrice (Nancy Osbaldeston, qui réussit à danser « adipeux » sans renoncer à la vivacité et au charme. Son désespoir à la mort de Juliette est d’une belle expressivité). Marlen Fuerte, en seconde distribution (le 30), tire sa lady Capulet du côté de la vamp’ au détriment de celui de la cheffe de famille. En revanche, son désespoir de lionne blessée à la mort de Tybalt est impressionnant. En première distribution, la danseuse interprète une très séductrice Rosaline que se disputent, à l’acte 1, Roméo et Tybalt. En seconde distribution, Juliette Itou, plus réservée, séduit par sa ligne réminiscente de celle de Bernice Coppieters, muse de Maillot, créatrice de Juliette et aujourd’hui répétitrice pour cette entrée du ballet au répertoire du Capitole.

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Roméo et Juliette (Jean Christophe Maillot). Ballet du Capitole. Alexandra Sudoreeva (Lady Capulet) et Natalia de Froberville (Juliette). Photographie David Herrero

Natalia de Froberville qui interprète Juliette est fort différente de Coppieters. Plus petite mais surtout moins androgyne, elle se coule néanmoins avec son habituelle efficience dans les pas de Juliette. Plus à l’aise le soir de la première dans l’exaltation juvénile que dans la passion ou le paroxysme du désespoir, elle progresse nettement dans ces derniers registres lors de la troisième représentation. On goûte alors particulièrement ce moment où, après s’être laissé glisser le long du balcon toboggan, elle s’assoit sur son bord, figurant une hirondelle sur un fil électrique. Minoru Kaneko, plus en retrait en Roméo le soir de la première, connaît aussi une belle progression lors de la troisième représentation du 30 octobre. Il portraiture merveilleusement le chien fou au moment de son entrée dans l’église lors de la scène du mariage, sous l’orbe textile actionnée par les deux acolytes de frère Laurent. Dans le duo qui ouvre l’acte, moment où le chorégraphe autorise enfin le lyrisme et l’abandon à ses interprètes, Kaneko et Froberville (laquelle danse tout l’acte pieds nus) parviennent à créer un moment de suspension et de plénitude amoureuse.

Souhaitons donc une très prochaine reprise de ce ballet qui va déjà si bien au Ballet du Capitole en dépit du peu de représentations qui lui ont été imparties.

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Roméo et Juliette (Jean Christophe Maillot). Ballet du Capitole. Minoru Kaneko (Roméo) et Natalia de Froberville (Juliette). Photographie David Herrero

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Daphnis et Chloé de Thierry Malandain au ballet du Capitole : la geste de Pan

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Ballet du Capitole : Giselle, retour aux sources du Romantisme

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Philippe Solano (Albrecht) et Jessica Fyfe (Giselle).

Giselle. Ballet du Capitole de Toulouse. Théâtre Paul Eluard de Bezons. 14/04/2022.

Bezons, une commune du Val d’Oise de   30 000  habitants n’est guère éloignée de Paris à vol d’oiseau ; à peine une dizaine de kilomètres. Pourtant, les tours minérales de La Défense, visibles depuis certaines rues de la ville, semblent la séparer de Paris comme, au XVe siècle, les châtelets verrouillaient certains ponts de la capitale. Sur le site internet du Théâtre Paul Eluard, qui propose une riche et diverse offre culturelle aux Bezonnais, le plan d’accès par les transports en commun parle d’un bus ou d’un tramway pris depuis la Défense. Lorsqu’on est motorisé, il faut compter une quarantaine de minutes pour atteindre le centre de Paris. Autant dire que, pour profiter de l’offre culturelle parisienne, il faut vraiment en prendre la décision. C’est en cela que des scènes conventionnées-Danse comme le théâtre Paul Eluard (qui fait également office de cinéma) ont un rôle majeur dans l’accès à la culture théâtrale pour les jeunes générations.

 Accueillir la Danse est une chose. Mais recevoir une compagnie de danse classique de plusieurs dizaines d’artistes avec toute l’infrastructure que nécessitent le transport, le montage et l’adaptation des nombreux décors d’un grand ballet narratif en est une autre. Au soir du 14 avril, avant la représentation de Giselle, le directeur du Théâtre remerciait gracieusement Kader Belarbi de la « démarche militante » qui a conduit le Ballet du désormais Opéra national de Toulouse dans sa commune. Il faut tout autant saluer son courage à lui qui a voulu et rendu possible cette visite. Dans la salle, on observe donc un nombre non négligeable de jeunes d’âge scolaire qui auront peut-être découvert le ballet par une compagnie située à 600 kilomètres de chez eux quand l’Opéra de Paris, tout proche, n’y envoie jamais ses danseurs.

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Sur scène, on retrouve toutes les qualités de la production de Giselle de Kader Belarbi. Les décors et accessoires prennent certes plus de place et il faudra 30 bonnes minutes d’entracte entre le premier et le deuxième acte. Mais paradoxalement, dans cet espace plus resserré,  l’esthétique Brueghel l’Ancien voulue par Kader Belarbi et son décorateur et costumier Olivier Beriot est presque renforcée. Les danseurs semblent encore plus incarner les foules bruissantes et gesticulantes du maître flamand. Les couleurs tranchées des costumes, par exemple les rouges des chausses des garçons associés aux bleus-canard de leurs gilets, vous sautent à l’œil. Dans cette proximité renforcée, les détails expressionnistes bien dosés de la chorégraphie, telle cette danse des vignerons joliment rustiquée et gaillarde ou encore la danse des ivrognes particulièrement bien défendue par le duo de danseurs-acteurs Simon Catonnet et Jeremy Leydier, vous happent littéralement. Aléa désormais habituel de cette période troublée de pandémie, le pas de quatre des paysans devient un pas de trois. Minoru Kaneko y développe sa technique saltatoire impeccable et puissante. Tiphaine Prévost et Kayo Nakazato jouent leur partition dans un bel unisson.

Mais, l’un des intérêts premier de cette revoyure, au-delà de toutes les qualités de la production, était la découverte d’un nouvel Albrecht.

Philippe Solano est l’un des danseurs « carte de visite » de la compagnie. Entré au ballet du Capitole en 2015 après un passage par les rangs de surnuméraires de l’Opéra de Paris puis par feue la compagnie de Victor Ullate, il a gravi les échelons à Toulouse. Entré en tant que membre du corps de ballet, il est aujourd’hui soliste, le grade juste en dessous d’étoile (une distinction récente introduite par Kader Belarbi qui remplace le titre de premier soliste). Se voir confier un rôle aussi emblématique qu’Albrecht dans Giselle est une grande marque de confiance de la part de son directeur qui aurait pu, comme il l’a d’ailleurs fait pour le rôle-titre, recourir à un invité de l’extérieur.

Philippe Solano, qui s’est essayé déjà une fois au rôle à Béziers quelques jours auparavant, dépeint un Albrecht directement séducteur, insistant voire impérieux : le type même du joli prince qui passe. Ce bel Epiméthée traverse l’acte un sans penser plus loin que le moment présent. Cette interprétation convient bien à sa technique puissante, dense et directe, toujours sur le fil de la brusquerie. Une ligne qu’il ne franchit néanmoins jamais.

On aime détester cet Albrecht-Loïs lorsqu’il berne la jeune fille en arrachant des pétales à sa marguerite mais qui d’un regard enjôleur sait se faire pardonner. Cette approche « égoïste » du prince déguisé en paysan, est en fait plus romantique qu’on pourrait le penser. Elle met en effet en valeur la Giselle de Jessica Fyfe, soliste du Ballet de Stuttgart. Très romantique d’aspect (on croirait voir par moment un portrait d’une Rachel rousse), la Giselle de mademoiselle Fyfe l’est également de tempérament : naïve, enjouée et douce. Cette Giselle de type définitivement consomptif est d’ailleurs couvée par sa maman, une Laure Muret à la pantomime limpide, vraie matriarche bienveillante qui préfère définitivement Hilarion – le très touchant Rouslan Savdenov – . Jessica Fyfe, avec sa jolie ligne et ses mouvements déliés, séduit. Sa scène de la folie est saisissante. Elle module subtilement les moments introspectifs et violents. Sa répétition de la scène de la Marguerite est déchirante. Le crescendo de la désarticulation des sauts qui préfigure son effondrement est presque vériste.

Devant ce drame, Philippe-Albrecht est bouleversé mais ne se dépare pas de sa morgue princière. Agenouillé devant le corps de sa victime, il semble ne pas comprendre pourquoi tout le monde se détourne de lui et le repousse. Il quitte les lieux dans un grand mouvement de cape « offusqué ».

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Giselle de Kader Belarbi. Photographie David Herrero

A l’acte 2, les Willis du ballet du Capitole, menées par une Alexandra Sudoreeva plus marquée par la force que par l’élégie et la poésie, égrènent leur partition avec grâce. Les 16 danseuses du corps de ballet savent être à la fois disciplinées tout en restant mousseuses et fluides.  On apprécie également le joli duo des deux Willis : Sofia Caminiti altière-nostalgique et Solène Monnereau, moelleuse et comme « suspendue ». La traversée croisée en sautillé arabesque du corps de ballet, parfaitement posée sur la musique, figure à merveille les jeunes mortes glissant sur un lac au clair de lune. La ronde courue autour d’Hilarion (Savdenov qui meurt avec toute l’énergie du désespoir) est à la fois immatérielle et brutalement implacable.

Si Philippe Solano fait un peu trop d’effets de cape pour son entrée au risque de paraître affecté, il offre néanmoins une belle progression dramatique à son Albrecht. Apeuré par l’attaque initiale des Willis, déboussolé par les apparitions subreptices de sa défunte aimée, le danseur sait jouer au cours de l’acte de son réel épuisement physique (qui ne l’empêche pas d’accomplir une impeccable série d’entrechats 6) pour faire ressentir les affres de son personnage. Jessica Fyfe, qui a fait une très belle entrée (le tourbillon des sautillés arabesque), est parfaite en ombre rédemptrice avec ses bras ondoyants et ses arabesques planées.

Il y a de très beaux moments de partenariat dans cet acte 2. Les six portés flottés à la fin de l’adage sont chaque fois différents, ménageant une surprise et accentuant l’effet de volètement.

Au tintement de l’Angélus, Giselle-Fyfe est une ombre qui sourit à la paix éternelle retrouvée. Albrecht-Solano trace depuis la tombe de sa bien-aimée un chemin de lys comme on s’entaille les veines ; une conclusion presque violente qui nous laisse véritablement ému.

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A Toulouse : Kader Belarbi recommence son cirque

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Ballet du Capitole. Les Saltimbanques. Ruslan Savdenov au centre et la compagnie. Photographie David Herrero

À Toulouse, Kader Belarbi, peintre à ses heures, avait mis cette saison martyre 2020-21 sous le signe de l’art pictural. Si finalement Toulouse-Lautrec attendra le début de la saison prochaine, Les Saltimbanques, hommage aux toiles de Picasso sur le thème des gens du cirque et de l’Espagne a pu, on s’en réjouit, être représenté à La Halle aux Grains. Bâtiment circulaire, la Halle aux Grains est le plus souvent utilisée par le ballet du Capitole de manière frontale. Ici, le thème du chapiteau permettait de briser ce vieux code du théâtre occidental pour présenter un spectacle à presque 360° : dans cette œuvre hybride, à mi-chemin entre cirque, théâtre revue et danse, nos « bateleurs » (titre de la toile de 1905 inspiration première du spectacle) présentent certains numéros en trois groupes simultanés afin de contenter l’ensemble du public.

Comme toujours chez Belarbi, la scénographie (Coralie Lèguevaque), les lumières (Sylvain Chevallot) et les costumes, qui citent aussi bien l’œuvre de Picasso que les Ballets Russes de la grande époque (Elsa Pavanel), sont non seulement très beaux mais très « pensés ». Le Velum translucide à demi-suspendu qui vous accueille à votre entrée dans la salle deviendra successivement sol de danse, sac de camping collectif, rideau de scène, chapiteau, demi-orbe translucide comme un ciel étoilé ou encore manteau pour la statue du Commandeur. Il y a un jeu permanent entre l’ombre et la lumière, l’usé et le clinquant, le loufoque et le grave.

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Ballet du Capitole. Les Saltimbanques. Simon Catonnet (Arlequin). Photographie David Herrero

On peine à définir cette œuvre. Ce n’est pas un ballet à proprement parler : les danseurs dansent, certes, mais font aussi de l’acrobatie, déclament – mention spéciale à l’Arlequin de Simon Catonnet, meneur de revue omniprésent, à la diction impeccable et au coffre indéniable – chantent ou encore jouent de la musique (avec des cuillères, des casseroles et des plats en inox). Les Saltimbanques n’est pas une œuvre narrative en ce qu’on ne suit pas une histoire, mais chaque danseur incarne un personnage qui a un nom précis (ainsi Alexandra Sudoreeva, est Rosalia, l’acrobate toujours à la bourre et la larme à l’œil) et à même parfois une filiation.

La partition de Sergio Tomassi, qui joue de l’accordéon en compagnie de la troupe, est également sous le signe de l’hybridation, entre art forain et bruitages. Certaines ambiances musicales ne sont pas sans évoquer les œuvres de Nino Rota pour les films de Fellini.

La structure du spectacle ne se laisse pas appréhender facilement. La première impression – c’est sans doute voulu – est celle du foutraque. On alterne les séquences de groupe (l’entraînement des filles aux éventails tonitruants, la poétique scène des garçons aux ballons gonflés à l’hélium) et les passages plus individuels (impressionnant concours de pyrotechnie technique à pieds flexes entre « les Zanni », Amaury Barreras-Lapinet et Philippe Solano, gonflé à bloc). Les artistes soufflent également le chaud et le froid. Les scènes brillantes de revue sont suivies de passages plus introspectifs et graves. Le gros bouffon – un des personnages de la « famille de saltimbanques » de 1905 – , Ramiro Gomez Samon dans un costume rouge à bourrelets intégrés que ne renierait pas la Maguy Marin de Groosland, écrase ses chairs adipeuses en roulant sur un cube aux sons les plus rauques de l’accordéon. Il finit par éclater de rire nerveusement – ou sont-ce des sanglots ? – et se rouler derrière le rideau de scène. Ses collègues commencent alors une parade des plus joyeuses.

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Ballet du Capitole. Les Saltimbanques. Ramiro Gomez Samon. Photographie David Herrero

En fait, la première partie du spectacle additionne l’entraînement des artistes et la grande parade pour attirer le passant – Les Zanni interprètent par exemple leur numéro dans une arène improvisée figurée par une corde tenue par le reste de la troupe assemblée en cercle autour des deux danseurs. À un moment aussi, la troupe en cercle, tournée vers la salle, interprète une touchante pantomime d’invite à l’intention du public : les hasards du placement nous situent en face de Jérémy Leydier qui ravive le vif souvenir de son Kiki La Rose d’il y a deux ans dans cette même salle.

On en reçoit plein les mirettes. Cela ne va pas sans certaines longueurs. L’attention s’étiole un tantinet durant le duo entre Pierrot et l’écuyère et dans la scène d’entraînement suivante autour du brocs d’eau. Il faut ensuite se remobiliser pour le solo du gros bouffon puis son duo avec la Ballerine (Natalia de Froberville). La première partie s’achève par l’un des numéros les plus réussis de la pièce : le duo entre Achille le Clown (Alexandre Ferreira), à demi-caché par une chemise surmontée d’un cou surdimensionné et d’une tête grotesque et Gigi (Kayo Nakazato) clown à la robe-cerceau affublée pour l’occasion d’un masque cubiste. Le grand échalas et sa rotonde compagne ont toutes les peines du monde à imbriquer comme il faut leurs formes antithétiques. C’est tour à tour drôle, grotesque et touchant.

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Ballet du Capitole. Les Saltimbanques. Alexandre Ferreira et Kayo Nakazato. Photographie David Herrero

La deuxième partie, celle du spectacle sous chapiteau, est donc plus structurée en termes de numéros puisqu’on assiste au spectacle lui-même. L’alternance des scènes plus directement inspirées du cirque et celles s’appuyant davantage sur la technique classique est très équilibrée : Le trio d’Arlequin, du Vieux et de Pierrot appartient à la première veine ; le charmant passage de la ballerine qui couine (Natalia de Froberville) avec ses 4 acrobates-servants appartient à la seconde. La gestuelle, à la fois mécanique et charnelle, est captivante, et la petite musique qui l’accompagne vous reste dans l’oreille. Julie Charlet fait un charmant mais trop court numéro d’équilibriste sur estrade roulante puis « sur partenaires ». On en redemande. Les deux clowns (Ferreira et Nakazato) aux cœurs de baudruche font rire la salle. Marlen Fuerte, Vera, la dompteuse dominatrix, dans une arène de cordes lestées de ballons descendus des cintres, est presque plus animale que ses partenaires (Solano et Barreras-Lapinet en équidés) : qui essaye de dompter qui ? Portée par ses partenaires, Marlen-Vera semble manger l’espace avec des grands jetés « roquettes ». Même dans les gradins, on ne se sent pas en sécurité.

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Une fois encore l’intimité de l’artiste se rappelle au public dans une scène dont on se demande si elle est disruptive dans le spectacle présenté ou un numéro supplémentaire prévu au programme. Le vieux saltimbanque, Pepe la Matrona (Rouslan Savdenov), une figure jusqu’ici prostrée et assez énigmatique qui convoque l’image de la hideuse statue de Petrouchka posée sur la tombe de Nijinsky au cimetière de Montmartre, ouvre les vannes de son costume et se vide de son sang (du sable rouge) sur scène avant d’être recyclé par ses collègues en statue du Commandeur pour la parade finale. N’est-ce pas cela qui fascine dans le cirque, cette porosité entre le monde des lumières et celui des misères ?

On ressort pourtant de la Halle aux grains non pas mélancolique mais heureux et groggy. Comme au cirque, on a entendu des enfants rire et commenter le spectacle dans la salle et, autour de la Halle aux grains, les adultes s’essayent à des petits ronds de jambe en chantonnant des passages de la musique.

Succès, s’il en est !

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Ballet du Capitole à Massy : ma part de Giselle pour l’hiver

Giselle. Ballet du Capitole de Toulouse. Davit Galstyan (Albrecht). Photographie David Herrero.

Giselle (mus. Adolphe Adam, chor. Kader Belarbi inspirée de Jules Perrot et Marius Petipa). Ballet du Capitole de Toulouse. Opéra de Massy. Représentations du samedi 25 et dimanche 26 janvier.

Il fallait certes traverser le périphérique pour y parvenir mais le Ballet du Capitole de Toulouse vient bien de faire une de ses – trop rares – visites parisiennes et qui plus est, avec la très belle Giselle refondue par Kader Belarbi. On avait découvert et apprécié ce bijou en 2015, à la création de la production, mais fort nous est de reconnaître que presque cinq après, la richesse de la relecture nous a de nouveau pris par surprise. A l’acte 1, le visuel est d’ores et déjà captivant, avec une esthétique inspirée de Brueghel l’Ancien. Les couleurs vives et chaudes des costumes villageois (Olivier Bériot) vous sautent aux yeux tandis que les tons terreux du décor translucide (Thierry Bosquet) vous attachent à la terre.

On avait, non pas oublié, mais sans doute estompé le souvenir de l’intelligence du découpage narratif. Les scènes de danses paysannes sont déployées tout au long de l’acte 1 et l’action avance inexorablement vers le drame final au gré du déroulé de la fête villageoise. On a vraiment le sentiment que l’histoire s’étire sur toute une journée. La chorégraphie captive et étonne aussi. La réécriture énergique des danses paysannes, avec force roulés au sol, sur les tonneaux et autres agaceries gaillardes des filles et garçons, ne perturbe jamais l’aficionado de la version traditionnelle du ballet que je suis.

Qui plus est, cette version est vraiment devenue la version du Ballet du Capitole. Les danseurs se la sont appropriée au point qu’on serait tenté de donner un prénom à chacun des paysans. Jérémy Leydier file par exemple son personnage de paysan bituré au-delà du délicieux duo de soulographes inventé par Kader Belarbi (les danseurs trinquent de la gourde après les avoir fait tourner autour de leur cou entre deux pirouettes dangereusement et drolatiquement décentrées). Le pas de quatre des paysans, qui commence avec le corps de ballet accompagnant chacun des solistes, reprend la quasi-totalité du pas de deux traditionnel (chaque couple interprète le pas de deux en le dansant soit à droite soit à gauche). C’est peut-être le seul moment du ballet qui n’échappe pas tout à fait à la structure en numéro et stoppe un peu l’action. Sans doute les deux couples ne dansent-ils pas assez sur le même registre. On ne boude cependant pas son plaisir car chacun offre, dans son genre particulier, une approche valide de la chorégraphie. Le couple Philippe Solano-Tiphaine Prévost est dans l’énergie, la vivacité et la prestesse, on se croirait devant une riche eau-forte. Minoru Kaneko et Kayo Nakazato mettent eux l’accent sur le moelleux et le ballon ; l’effet est celui d’une tempera très colorée.

Giselle. Ballet du Capitole de Toulouse. L’entrée de la chasse. Photographie David Herrero.

Dans les rôles dramatiques principaux, mis à part Hilarion, joué les deux fois par Rouslan Savdenov avec force et conviction (de près on croirait qu’il en fait trop, mais de loin, son personnage de rustaud amoureux est d’une grande lisibilité), les alchimies varient selon les personnalités. Le 25, Julie Charlet est une Giselle simple et vraie comme sa ligne et sa technique sont claires. L’héroïne est plus une jeune femme qu’une jeune fille. On admire le travail de la ballerine qui, dans la variation Petipa-Pugni, n’oublie pas de saluer différemment sa mère et son amoureux après une double pirouette sur pointe. Comme on avait déjà pu l’observer dans L’Arlésienne de Roland Petit, l’autorité scénique de la danseuse donne une direction au jeune et talentueux Ramiro Goméz Samón. Sa juvénilité émeut lorsqu’il danse avec sa Giselle et on le sent évoluer pendant les deux actes. Il y a ce moment touchant où les vignerons l’invitent dans leurs danse et où il tente, maladroitement, de les imiter dans l’espoir de s’intégrer à la bande. En Bathilde, Alexandra Surodeeva met bien valeur cet Albrecht-Loïs : elle est un mélange de raideur aristocratique et de bonnes intentions qui a peu de chance de séduire un si jeune homme.

La scène de la folie de Julie-Giselle est vraiment incarnée. Lorsqu’elle fond en larmes, elle nous brise le cœur. Sa terreur lorsqu’elle touche ses avant-bras qui lui échappent est palpable. On se sent gagné par la tension qui se dégage du plateau.

Le couple réunissant Natalia de Froberville à Davit Galstyan donne une toute autre atmosphère à l’acte 1. Froberville est une Giselle presque enfantine, d’une absolue fraîcheur et d’une grande aisance technique comme en témoigne sa très facile exécution de la redoutable diagonale sur pointe. Sa Giselle contraste avec la maturité physique et émotionnelle de Galstyan. L’Albrecht du danseur est très entreprenant et tactile. Natalia-Giselle passe son temps à réfréner ses ardeurs. Ce jeu du chat et la souris amuse comme celui d’un premier acte de la Fille mal gardée. On a beau connaître l’issue du premier acte, on ne peut que se mettre au diapason de cette Giselle insouciante. On apprécie d’autant plus le charmant passage où Bathilde (la très belle Marlen Fuerte, nouvelle soliste de la troupe) converse chorégraphiquement avec Giselle sur des pages peu jouées de la partition originale d’Adam. L’éclatement du drame n’en paraît que plus inattendu. Dans sa scène de la folie, Natalia de Froberville est comme une enfant prostrée. Sans être aussi dramatique que Julie Charlet, elle est aussi touchante. Et c’est comme si en deux soirs, on était passé de l’approche de la scène par Fanny Elssler à celle de Carlotta Grisi.

Giselle, Acte II. Les Willis. Photographie David Herrero.

L’acte 2 est plus conforme aux versions traditionnelles de Giselle mais une fois encore avec de subtils changements pour redonner du sens, telle cette scène des Willis virevoltant comme des feux follets entre les joueurs de dés ou encore la réintroduction de la scène du retour à la réalité à la fin du ballet. Il est servi par un corps de ballet féminin mousseux et homogène qui garde ses longs voiles fantomatiques pendant toute la première scène et par des deux Willis semi-solistes  chaque soir d’une grande qualité (Francesca Chinellato, preste, Alexandra Surodeeva, lyrique le 25, Juliette Thélin très élégante et Marlen Fuerte dont on admire la sureté des équilibres et la danse silencieuse le 26).

Les deux distributions offrent, on s’y attendait, des interprétations de l’acte blanc très contrastées. Le 25, Marlen Fuerte, après une très jolie entrée en piétinés, dépeint une Myrtha aussi implacable que marmoréenne (les contours mériteraient d’ailleurs d’être un tantinet adoucis). En face d’elle, Julie Charlet, avec ses beaux bras et ses équilibres suspendus (en dépit de très occasionnelles faiblesses de la jambe de terre) défend pied à pied son juvénile Albrecht (à la ligne impeccable et aux entrechats six ébouriffants). Ombre tutélaire, elle conduit son amant parjure sur le chemin de la maturité. Au petit matin, elle laisse dans la clairière désertée un homme certes marqué mais adulte enfin.

Le 26, face à la reine des Willis très moelleuse d’Alexandra Surodeeva, Natalia de Froberville est une sorte de créature de l’entre-deux. Plus du tout humaine mais pas encore spectre, elle est d’une autre consistance. C’est une âme. Ses équilibres sont planés. Elle semble sans poids. Davit Galstyan, avec son lyrisme exacerbé, son saut généreux, reste l’Albrecht du premier acte en recherche désespérée de contact tactile. Il court éperdument après la femme qui aurait dû être et qui ne sera jamais. Son désespoir final n’est pas un effondrement physique mais un cri de douleur.

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Dois-je l’avouer ? À la sortie de l’Opéra de Massy, sous un ciel pluvieux, après ces incarnations si personnelles des rôle principaux, je me suis pris à penser que, si jamais la longue grève à l’Opéra devait continuer à perturber les représentations du ballet d’Adam, j’aurais au moins eu ma part de Giselle pour l’hiver…

Giselle par le ballet du Capitole c’est encore à Santander (Espagne) le 31 janvier et les 9 et 10 février à l’Opéra de Vichy.

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Ballet du Capitole : joyau français

Photo Patrice Nin / Théâtre du Capitole

Photo Patrice Nin / Théâtre du Capitole

Joyaux français. Ballet du Capitole de Toulouse. Suite en blanc (Lifar / Lalo) et Les Mirages (Lifar / Sauguet). Représentations des 26 et 27 octobre 2019.

Réunis sous le titre un peu sibyllin de « Joyaux français », le ballet du Capitole de Toulouse proposait un programme Serge Lifar avec la reprise des Mirages (1944-47), au répertoire depuis 2014 et l’entrée du redoutablement difficile Suite en Blanc (1943). Il y a quelques années encore, je n’aurais pas imaginé que Kader Belarbi prendrait la peine de défendre ce répertoire.

En tant que danseur Kader Belarbi a dit de Serge Lifar qu’il « appartient à l’histoire de l’Opéra [même si] le temps estompe un peu son influence » mais pointe aussi son « narcissisme excessif, plus en relation avec la sensibilité contemporaine » [Cette déclaration extraite de Serge Lifar à l’Opéra date de 2006 a déjà aujourd’hui, à l’ère du selfie et de l’instagramisation du quotidien, un petit côté « historique »]. En tant que chorégraphe, Belarbi disait, toujours en 2006, que l’héritage lifarien lui était en grande partie étranger : « Je suis dans un choix chorégraphique qui ne recherche pas spécialement un style ni une ligne classique pure », « en tant que danseur, je sais que Lifar est là, même si en tant que chorégraphe, j’en suis moins sûr ».

Heureusement, Kader Belarbi, le directeur artistique du Ballet du Capitole de Toulouse, programmateur intelligent, sait ce que l’étude et l’intégration d’un style peut apporter à une compagnie de jeunes danseurs de 14 nationalités différentes et d’au moins autant d’écoles de ballet, pratiquement tous nés après la mort de Serge Lifar en 1986.

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Et ce style n’est pas aisé à animer. C’est qu’il y a en lui une base « statuaire », très années 30-40, tel ce lever de rideau sur Suite en Blanc où les danseurs sont groupés comme des divinités antiques sur un fronton. Les poses lifariennes, avec leurs ports de bras en anse hyper-stylisées, les contrapposto des danseurs masculins en 6e position auraient vite fait de paraître empesés si les interprètes ne maîtrisaient pas une « nouveauté» dont Lifar n’est peut-être pas exactement l’inventeur mais qu’il a utilisée de manière toute personnelle : les décalés. Ces positions qui allongent la ligne d’une arabesque ou d’un dégagé chez Lifar, contrairement à d’autres chorégraphes, ne sont pas conçues comme un déséquilibre mais bien comme une respiration. Dans Suite en blanc, la démonstration la plus emblématique de ce décalé est peut-être dans le court solo féminin de La Flûte, à la fin du ballet, où une soliste féminine alterne des positions parfaitement centrées et académiques (des assemblés sur des 5e très fermées suivis de relevés en attitude devant sur pointe) avec une série de développés devant décalés associés à un léger cambré du dos. Ce mouvement, exagéré, conduirait à un déséquilibre et à une forme de claudication. Respiré, il ressemble à une marche badine, très naturelle. Cet art de la mesure dans le cambré, essentiellement « français » [Selon Attilio Labis, Lifar disait : « vous les Français, vous avez quelque chose qui est rare et que personne d’autre n’a, c’est le sens de la mesure. Vous savez faire le geste juste, sans exagération » ], est un peu le test imparable qui montre si le style est acquis ou pas.

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Suite en blanc. Julie Charlet. Photographie David Herrero.

Et c’est une grande part de l’exploit en quoi a consisté l’entrée au répertoire de Suite en Blanc au ballet du Capitole,  dont les danseurs n’ont, pour la plupart, jamais été confrontés ni à ce style ni à cet exercice de mesure dans la démesure. Les garçons de Toulouse se lancent par exemple avec beaucoup d’énergie dans les curieuses courses en 6e avec les bras en poignées d’amphores. Ils animent le bas-relief avec une bravoure très crane. La plupart des solistes rentrent également, à des degrés divers, dans le jeu avec, pour les danseuses, la difficulté supplémentaire d’avoir à endosser plusieurs variations attribuées à l’Opéra de Paris à des solistes différentes. En deuxième distribution, vue le 26/10, Julie Charlet interprétait ainsi avec chic La Sérénade avec ses redoutables petites cloches sur une jambe de terre pliée sur pointe, La Cigarette , exercice de maîtrise (avec un délié du haut du corps, des ralentissements et des accélérations à donner le frisson et de petites révérences primesautières), et finissait par les fouettés de la Coda. En 1ere distribution, vue le 27, Natalia de Froberville interprétait aussi La Cigarette, d’une manière tout à fait personnelle (un parti-pris entre la chaleur de l’école russe et l’élégance de l’école française, beaucoup d’humour dans les œillades à la salle et de féminité dans les ports de bras), elle continuait avec le Grand adage, interprété de manière très sereine aux côtés de Ruslan Savdenov, partenaire très sûr, et finissait sur les fouettés. La comparaison des deux étoiles féminines de la troupe toulousaine donnait un peu le pouls de la compagnie sur ce difficile ballet. Elles déployaient toutes deux, chacune à leur manière, un abattage de bon aloi, fait de cabotinage contrôlé, d’émulation avec les autres ballerines, le tout dans une volonté de présenter l’excellence technique de la troupe. Et, à l’exception notoire d’Alexandra Sudoreeva qui danse toujours velouté mais sert la même sauce à chaque repas (L’adage, le Thème varié et la Flûte de Lifar cette année ou la Cendrillon de Noureev l’an dernier), les autres solistes de la troupe se sont mises au diapason de leurs têtes d’affiche.

Suite en Blanc. Adage. Natalia de Froberville et Rouslan Savdenov. Photographie David Herrero

Dans La Flûte (le 27/10), dont nous avons parlé plus haut, Florencia Chinellato (déjà charmante le 26 dans le trio aux beaux épaulements de La Sieste) fait montre d’une grande maîtrise de la musicalité. Elle sait danser entre les tempi musicaux et ménager de jolies surprises. Ses équilibres attitude sont un rêve de balletomane. Kayo Nakazato, seule titulaire du Pas de 5 (elle est entourée de 4 marlous battants, bondissants et tournoyants) montre un joli ballon sur les sissonnes et à de beaux piqués en attitude ouverte (surtout le 27 où elle se montre plus détendue). Dans le Thème varié, Tiphaine Prevost est d’une clarté technique cristalline. Son regard parfois dirigé vers la salle est très « français », très second degré. Elle intègre les ports de bras « pin-up baigneuse » de sa partition avec un naturel désarmant. Elle est accompagnée de Philippe Solano qui époustoufle par le ciselé de sa danse : ses réceptions arabesques sur les assemblés, d’une totale propreté, avec en prime, une extension de la ligne d’arabesque, sont mémorables. Son collègue, Matteo Manzoni, s’il n’a pas encore le même fini, danse avec la même bravura. On savoure d’avance les duos masculins qu’ils pourront former tous deux sur le pas de six de Giselle ou dans Raymonda. Ajoutez à cela la musique héroïque de Lalo et on avait le sentiment de voir deux mousquetaires faisant la cour à une Constance Bonacieux délicieusement accorte.

Philippe Solano écopait également pour une seule date (le 27/10) de la célèbre Mazurka, cheval de bataille récurrent des concours masculins du corps de ballet à l’Opéra. Le jeune danseur y fait preuve d’une énergie roborative. Ses positions sont littéralement facettées. Tout cela brille de mille feux. On espère que le danseur aura de plus nombreuses occasions de danser ce solo, de s’y détendre un peu et d’y introduire l’abandon « danse de caractère » propre à une mazurka. C’est ce mélange d’abandon dans la force dont faisait preuve le plus chevronné Davit Galstyan (le 26) pour le plus grand bonheur de la salle.

Tous les soirs, on se laisse emporter par l’énergie du grand finale interprété par les 32 danseurs de la troupe toulousaine. La gageure est relevée. Lifar ne paraît en aucun cas amidonné.

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4 - Les Mirages - Solène Monnereau (La Lune) - crédit David Herrero

Les Mirages. Solène Monnereau (La Lune), Mohamed Sayed et Jeremy Leydier (les bergers). Photographie David Herrero

La compagnie toulousaine retrouvait à l’occasion de ce programme Les Mirages, entré au répertoire dans le cadre d’une programme Henri Sauguet avec Les Forains de Roland Petit. Pour cette mouture 2019, les éclairages ont été fort à propos révisés . En 2014, la réduction du volume de la cage de scène écrasait un peu le surréaliste palais de la Lune imaginé par Cassandre et certains beaux costumes, très « École de Paris », étaient rendus presque outranciers par le manque d’éloignement. Ici, lorsque le rideau se lève sur le scintillement mystérieux de l’ouverture de Sauguet, on retrouve la belle pénombre ésotérique qui prépare à l’enchantement des Mirages. Messieurs Leydier et Sayed peuvent survivre sans trop de mal à leur costume de pâtre à perruque blonde bouclée et conduire les évolutions de la lune déshabillée d’un très osé académique blanc intégral à dos nu. Le 26, Solène Monnereau rayonnait de l’éclat laiteux de l’astre tandis que le 27, Juliette Thélin évoquait plutôt la Diane chasseresse.

Les Mirages. Florencia Chinellato (la femme). Photographie David Herrero

On retrouve dans Mirages de nombreuses particularités techniques exposées dans Suite en Blanc. L’adage du jeune homme avec la Femme (qui porte l’un des plus jolis tutus du répertoire classique, tous ballets et productions confondus), par exemple, voit reparaître des portés de l’Adage, les pointés sur pliés sur pointe du Thème varié ou les décalés dynamiques de la Sérénade. Mais contrairement à Suite en blanc où il s’agit de jouer le ressort de l’émulation, l’atmosphère qu’installe le couple principal est primordiale pour obtenir l’adhésion du public. Les deux couples qui se partageaient Mirages n’étaient pas sur ce point à égalité. Alors qu’en première distribution Julie Charlet et Davit Galstyan avaient déjà travaillé leur rôle en 2014, Natalia de Froberville et Ramiro Gomez Samon le découvraient. La seconde distribution s’en tire avec les honneurs stylistiques. Natalia de Froberville a compris le style lifarien, sa dynamique et l’esthétique de ses poses plastiques mais elle reste peut-être trop « ombre » pendant tout le ballet. Car le rôle de l’Ombre est ambivalent. Il faut trouver le juste milieu entre l’être allégorique et l’être de chair qui incarne les rêves très humains du jeune homme. En 2014, Maria Gutierrez était presque trop humaine. Elle dépeignait une sorte de Mater Dolorosa inquiète pour son rejeton récalcitrant. Cette approche avait l’avantage d’offrir un final poignant. Natalia de Froberville, en revanche, joue la carte de l’implacable œil de la conscience et s’enferme par là-même dans le rôle de gâte-sauce. À aucun moment le jeune homme de Ramiro Gomez Samon ne semble faire corps avec elle. Le danseur est touchant dans ses interactions enfantines avec les différentes protagonistes féminines (la chimère très papillonnante et insaisissable de Kayo Nagasako ou la femme suprêmement élégante et sensuelle de Florencia Chinellato) mais il ne semble jamais quitter le monde de l’adolescence. Du coup, sa variation en hommage à la femme, bien calée techniquement, manque de mâle autorité. De son côté Natalia de Froberville semble interpréter la fameuse variation de Chauviré comme une introspection personnelle. À la fin, dans le paysage aride, le jeune homme semble bien boudeur et désolé d’être encore et toujours persécuté par cette austère matrone en gris.

Les Mirages : Davit Galstyan (le jeune homme) et Tiphaine Prévost (la-chimère) Photo : David Herrero

L’approche de Julie Charlet est beaucoup plus fructueuse. Elle joue une Ombre dure certes mais pas implacable car toujours charnelle. Son rapport avec Davit Galstyan, pour être antagoniste, laisse cependant la place à une évolution. Dans sa variation, l’ombre semble vraiment danser les tergiversations du jeune homme. Galstyan, quant à lui dépeint un jeune homme tourmenté à la recherche d’une échappatoire. Mais chacune de ses rencontres avec un personnage féminin exprime une forme de maturation de l’homme. Avec la chimère terrestre et aguicheuse de Tiphaine Prevost, il est dans les amours adolescentes. Avec les deux courtisanes-sucre d’orge aux cous serpentins (mesdemoiselles Sofia Camininti et Solène Monnereau qui succèdent aux non moins charmantes Louise Coquillard et Yuki Ogasawara) dans la scène du Marchand-berlingo (Rouslan Savdenov, retors là où Minoro Kaneko, le 26, jouait sur le registre comique du baryton d’opérette), il se lance tête baissée dans la bacchanale, tel un fils prodigue. Avec la femme (Sudoreeva), il succombe à sa première passion d’homme. Toute sa variation semble dirigée vers sa partenaire (même le départs de pirouette de face sont précédés d’un regard intense jeté côté jardin).

Lorsque déçu par tous les mirages le jeune homme renvoie dans les airs la boite de Pandore du palais lunaire, le pas de deux final avec l’ombre est très touchant. Un amour se révèle. Le jeune homme accepte son ombre non plus comme un censeur mais comme une muse. Dans le paysage désolé, le jeune homme comprend les directions que sa tutrice lui indiquait depuis le début. Les ports de bras vers la terre, vers le ciel et à l’horizon sont porteurs d’espoirs. Ébloui par le soleil naissant, le jeune homme devenu adulte est prêt à commencer sa route.

Les Mirages. Davit Galstyan (le jeune homme) et Julie Charlet (l’ombre). Photographie David Herrero

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Sorti de cette soirée, regardant l’affiche à l’entrée du théâtre du Capitole, on se dit que oui, le titre de ce programme n’était finalement pas mal choisi. Car au-delà de ces deux chefs-d’oeuvre de Serge Lifar, c’est bien le ballet du Capitole qui est un joyau français.

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A Toulouse : Nijinski, à bras le corps

Toulouse, La Halle aux Grains

Programme « Nijinski, Clown de Dieu ». Ballet du Capitole. La Halle aux grains. Œuvres de John Neumeier, Michel Kelemenis, David Dawson et Stijn Celis. Jonas Vitaud et Nino Pavlenischvili (pianistes), Victoire Bunel (Mezzo-soprano). Soirées des vendredi 21 juin et samedi 22 juin 2019.

Lorsqu’on pense à Nijinski, on pense avant tout aux bras. On sait bien sûr qu’il marqua les esprits par son incroyable ballon et par sa batterie, mais, comme il n’a jamais été filmé (Diaghilev était contre, sans doute à raison), ce qui nous reste de lui ce sont des poses sur des photographies et des affiches. Sur celles-ci, on est souvent fasciné par ses bras et ses mains. Palimpsestes de son génie, un siècle après qu’il eut définitivement cessé de danser pour se reclure dans la folie, ces mains des Orientales, ces mains du Faune ou ces ports de bras du Spectre de la Rose paraissent immenses. Pourtant des témoins du temps, qui avaient vu le danseur dans la « vraie » vie, avaient été choqués de constater combien tout était court chez lui, y compris ses mains.

L’une des nombreuses qualités du programme de Kader Belarbi, « Nijinski Clown de Dieu » (un terme dont le danseur s’était affublé lui-même dans ses mémoires et que Maurice Béjart avait déjà choisi pour l’un de ses ballets) était de nous offrir le plus souvent une évocation et une réflexion sur ces positions iconiques.

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Vaslaw. Philippe Solano. Photographie David Herrero.

Vaslaw de John Neumeier (1979), qui ouvrait le programme, est un ballet plus émancipé de la chronologie de la vie de Nijinski que d’autres plus tardifs et plus narratifs  produits par le maître de Hambourg (Nijinski en 2000 ou Le Pavillon d’Armide en 2009).  Sur scène, un danseur en blanc, Vaslaw, est entouré par quatre couples et une soliste en vert qui évoluent sur les variations pour Clavier bien tempéré et les Suites françaises de Bach. Les pièces choisies par Neumeier seraient celles qu’avait prévues Nijinski pour un grand ballet abstrait qui ne vit jamais le jour. Pour autant, les pas de deux qui se succèdent autour de l’interprète principal, souvent figé dans des pauses réflexives, sont moins des spéculations sur ce qu’aurait pu être le ballet rêvé par Nijinski qu’un ballet de John Neumeier, comme il en faisait dans les années 80 : on pense à la Passion selon Saint Mathieu (1981), ou au Magnificat (1987) pour le ballet de l’Opéra. Les évolutions de ces couples ne sont pas non plus sans évoquer celles du corps de ballet de Sylvia (1997). On s’émerveille encore et toujours de la qualité d’invention et d’expressivité développée pour les couples. Au début, les filles des trois premiers duos exécutent de curieux piétinés en parallèle, et basculent sur un axe, rendu possible par le partenaire placé derrière chacune d’elles, qui leur donne l’air d’être de petites hélices articulées sur pivot. Cet ensemble est suivi par un premier pas de deux, plutôt mélancolique (avec de jolies promenades sur pointe en petite seconde, de nouveau sur un axe décalé). Natalia de Froberville se montre élégiaque à souhait aux bras de Simon Catonnet qui semble avoir gagné en présence depuis le début de saison. Le deuxième pas de deux est plus explosif et badin. La danseuse, sous l’impulsion énergique de son partenaire, accomplit des sauts en l’air très droits sur son axe. Julie Charlet est à la fois charme et précision aidée par le partenariat très sûr de Philippe Solano. Un troisième pas deux, dans la même veine badine, met en valeur la belle allure de Florencia Chinellato et la prestance de Timofiy Bykovets.

Le quatrième couple (Alexandra Surodeeva et Minoru Kaneko) n’apparaît que tardivement dans la pièce. C’est un pas de deux qui commence par une succession de passages quasi-géométriques d’une position académique à une autre mais qui, finalement, se mue en un pas de trois avorté. Le danseur principal se mêle en effet à ce duo pour quelques portés : on pense au pas de trois « de la mort » dans Sérénade. Le chorégraphe évoquerait-il le dédoublement de personnalité du mythique danseur ou l’infidélité de sa femme, Romola, ayant une aventure avec son psychiatre ? Qui sait ? Et peu importe. La qualité de Vaslaw est justement de soigneusement éviter les arcanes du narratif.

Vaslaw. Ramiro Gomez Samon, Aleksandra Surodeeva et Minoru Kaneko. Photographie David Herrero

Dans le ballet de Neumeier, Vaslaw est un être à part qui interagit très peu avec ce qui se passe sur scène. Cette forme est sans doute liée à l’histoire de la création du ballet qui a été pensé pour Patrick Dupond à l’occasion de l’édition 1980 du gala Nijinsky. La jeune étoile internationale s’est sans doute greffée aux autres couples qui avaient travaillé en amont. Mais dans ce cas, cette contingence fait sens. Le danseur principal, omniprésent mais souvent immobile, ne s’identifie comme Nijinski qu’au travers de subreptices poses pourtant clairement reconnaissables : celle du Faune (la pose grecque, de profil avec les poignets cassés) ou encore l’arabesque du Spectre de la Rose telle que représentée dans la célèbre affiche pour la saison de Monte Carlo en 1911. D’autres ports de bras, non rattachés spécifiquement à Nijinsky, font prendre au danseur des positions d’écoute ou d’orant. Le danseur achève le ballet en traversant lentement la scène en diagonale pour s’asseoir sur un banc. En revanche, les deux variations qu’interprète le danseur sont redoutables, avec des promenades et des arabesques penchées qui interviennent après des sauts en l’air. Ramiro Gómez Samón, le Vaslaw de la première distribution joue sur le rapport à la musique et sur l’aspect géométrique de sa chorégraphie. Il marque la folie par des sortes d’affolements dans la musicalité (il semble au bord de se mettre en dehors de la musique sans vraiment le faire). C’est une approche intéressante qui fait pardonner quelques petites raideurs de réception ou des recherches d’équilibre un peu voyantes. Philippe Solano, en deuxième distribution, évoque par sa plastique l’Apollon de Balanchine ou le Paul Taylor d’Auréole. Il paraît au début plus serein mais indique par de petits spasmes dans le cou et dans le dos les fêlures de son personnage. Là encore, l’angle de vue apporté est stimulant. On avouera un petit faible pour cette seconde distribution, principalement en raison de la célèbre variation féminine, que les balletomanes d’une certaine génération ont vu de nombreuses fois les jours de concours annuel du corps de ballet à l’Opéra de Paris. En première distribution, Kayo Nakazato déploie certes une belle musicalité mais la fluidité qu’elle donne à la gestuelle de la variation, notamment lors de la pose au poing fiché dans le sol qui la débute et s’offre ensuite comme un leitmotiv, laisse perplexe. Elle use de sa très belle longue chevelure de jais qui glisse comme des fils de soie sur son visage. L’effet est saisissant mais lasse à la longue. Telle qu’elle se présente, la danseuse ressemble à une belle ménade, une vision mythologique, mais elle n’endosse pas la psyché et les tourments de Vaslaw. En seconde distribution, Tiphaine Prévost se montre beaucoup plus dans l’esprit contemporain du solo (elle est la seule fille qui ne soit pas sur pointes mais pieds nus). Par son énergie plus condensée et violente, elle incarne à merveille les tourments de l’homme et du créateur.

Vaslaw. Tiphaine Prevost. Photographie David Herrero

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Kiki La Rose. Jérémy Leydier. Saluts.

Kiki La Rose de Michel Kelemenis, une pièce de 1998, bien que de technique différente, n’est pas sans points communs avec le ballet de John Neumeier. La narration élusive en est un. L’attention portée aux bras et aux mains en est un autre. Mais ce deuxième élément, qui n’est qu’un aspect du ballet de Neumeier, représente le cœur même de l’œuvre de Kelemenis. Très intelligemment, le chorégraphe a décidé de ne pas utiliser la célèbre Invitation à la Valse de Carl Maria von Weber mais les deux premières mélodies extraites des Nuits d’été de Berlioz, Villanelle et Le spectre de la Rose sur des poèmes de Théophile Gautier qui ont fourni son argument au ballet. Dans Kiki, on ne trouve pas ou peu de ces sauts qui ont rendu Nijinsky célèbre. Un garçon entre et fait glisser au sol son peignoir vert, qui évoque à la fois les soies de Fortuny et les feuillages d’un rosier. Le Spectre de la première distribution (vu le 22 juin), Rouslan Savdenov, sensible à l’aspect mélodique de la partition de Berlioz réduite pour le piano, virevolte sur la musique avec aisance et subtilité. Mais ses ports de bras restent très formels, voire un tantinet parodiques à force d’être affectés. Jérémy Leydier, le 21 juin, met plus l’accent sur l’atmosphère qui se dégage des deux mélodies (parole et musique confondues). Il charge d’une forme de densité musculaire les ports de bras et les gestes de mains où le chorégraphe joue à cache-cache avec le poème de Gautier. Ses mains sont tour à tour œil qui s’ouvre comme une corolle récalcitrante, pistil qu’on froisse pour libérer des fragrances ou couronne végétale dont on se ceint le front. Jeremy Leydier savait être à la fois le séducteur du bal, la rose et son parfum. Il s’accordait bien au timbre capiteux de la mezzo soprano Victoire Bunel. Avec lui, on avait le sentiment, à la fin, d’avoir assisté à une version masculine de la Mort du cygne.

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Faune. Florencia Chinellato et Natalia de Froberville. Photographie David Herrero.

Faun de David Dawson avait dans la soirée un statut particulier. Cette œuvre de 2009 a été l’objet d’une requête de la part de Kader Belarbi. Il a en effet demandé au chorégraphe de lui permettre de donner ce duo créé pour deux hommes à deux danseuses en première distribution. Le 21 juin, soir de la fête de musique, le directeur était visiblement enthousiaste à l’idée de présenter à la suite l’une de l’autre les deux versions, la féminine et la masculine. Cette présentation a d’ailleurs été réitérée le jour suivant.

Dans sa version féminine, celle qui aura fait découvrit ce Dawson à Toulouse, le ballet paraît plus une réflexion sur la réduction pour deux pianos à queue de sa partition par Debussy qu’une évocation du Faune de Nijinski. Une soliste (Natalia de Froberville) ouvre le ballet dans le silence avant d’être rejointe par une seconde (Florencia Chinellato). Les ports de bras tournoyants, les pirouettes rapides très bas placées sur la cambrure du pied et sur genoux pliés, les jolis cambrés du dos de Natalia de Froberville sont fascinants par leur musicalité et leur perfection formelle. Florencia Chinellato quant à elle, séduit par sa sérénité jusque dans les passages les plus véloces. Mais avec les deux danseuses, on voit des cygnes, des ailes du papillon, êtres fort peu dionysiaques. On assiste à un bucolique bain des nymphes. Avec les garçons, la dimension faunesque et l’hommage à l’original de Nijinski apparaissent de manière plus évidente. Philippe Solano mime à merveille les oreilles du Faune. L’affectation des poses et des cambrés rend beaucoup mieux compte de l’androgynie un peu sulfureuse du danseur mythique. Elle est même décuplée quand apparaît le second protagoniste, Ramiro Gómez Samón. La dimension agonale du duo est également plus évidente. À la fin du ballet, dans la version féminine, la première protagoniste désigne quelque chose à sa partenaire et lui murmure un secret. Les mêmes gestes chez les garçons résonnent plus comme un défi et un pied de nez. On avoue avoir été plus sensible à la proposition originale du chorégraphe.

Faun. David Dawson. Ramiro Gomez Samon et Philippe Solano. Photographie David Herrero

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Petrouchka par le chorégraphe belge Stijn Celis était une création pour le ballet du Capitole. Dans sa déclaration d’intentions, le chorégraphe se montre soucieux de dialoguer avec la musique de Stravinski ainsi qu’avec les « trois autres écritures chorégraphiques puissantes » auxquelles il a été associé. Cette intention est louable mais c’est peut-être la principale raison pour laquelle on s’est un peu perdu en chemin. L’écriture ne manque pourtant pas de caractère. Les danseurs accomplissent des petites courses sonores et entrechoquent leurs corps avec des bruits sourds. Ils ressemblent parfois à des insectes pris au piège ou à des boites à musique déréglées (troisième mouvement : la chambre du maure). Des ports de bras saccadés et personnels à chaque danseur les individualisent même si leurs visages sont occultés par de grandguignolesques masques de Lucha Libre (l’un d’entre eux se parant à l’occasion d’une langue grotesque). Jérémy Leydier – encore lui – est immanquable lorsqu’il marche avec le haut du dos courbé, les mains collées à la couture du pantalon. Son corps prend la forme d’une virgule qui aurait acquis le pouvoir sécant d’un point. En fait, ce qui manque le plus dans ce ballet c’est un Petrouchka, même si Kayo Nakazato, première à tomber le masque, semble s’imposer dans le mouvement de la chambre de la marionnette. On apprécie les citations de ports de bras des autres pièces de la soirée, la volonté d’évacuer la narration et, un peu moins, le jeu de cheveux lâchés de Kayo Nakazato. Mais on aurait souhaité que le chorégraphe se mette moins dans la perspective de la soirée et plus dans celle de son ballet en tant qu’œuvre indépendante. Il aurait sans doute alors repéré que l’essence de Nijinsky dans Petrouchka, c’était l’individu opprimé par un groupe et non pas un groupe, qu’il soit d’opprimés ou d’oppresseurs.

Petrouchka. Stijn Celis. Photographie David Herrero

Quoi qu’il en soit, on ressort de ce dernier programme de la saison 2018-2019 du Ballet du Capitole avec beaucoup d’images fortes en tête et d’idées à méditer. Peu de compagnies de tradition classique en France peuvent se targuer d’offrir des propositions aussi riches au public national. Rendez-vous la saison prochaine ?

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À Toulouse : la danse en partage

Eden. Maguy Marin. Ballet du Capitole. Ici Julie Charlet et Davit Galstyan. Photographie David Herrero

Programme « Partage de danses ». Ballet du Capitole. Chorégraphies Maguy Marin, Cayetano Soto, Kader Belarbi. Théâtre de la Cité. Toulouse. Représentation du 15 mars 2019.

Pour trois petites dates, le ballet du Capitole, inexplicablement gyrovague dans sa propre ville, investissait le Théâtre de la Cité, une confortable salle moderne habituellement dédiée au théâtre, pour un programme tournant autour de deux pièces pivot de Maguy Marin. La chorégraphe phare des années 80 est opportunément remise à l’honneur, y compris dans la capitale, avec la reprise de sa pièce signature, « May B » et un film documentaire en ce moment dans les salles. Encadrées par Marin, deux pièces néoclassiques de Kader Belarbi et du chorégraphe espagnol Cayentano Soto exploraient, elles aussi, les rapports humains dans ce qu’ils ont de plus tactile.

« Éden » a été créé en 1986 par Maguy Marin pour sa compagnie. La version présentée ici est un extrait ; un long et lent duo pour des danseurs à la nudité expressionniste magnifiée par les costumes de Montserat Casanova, accompagné d’une bande-son pluvieuse et grondante. On assiste à un hypnotique Perpetuum mobile. Entrant côté cour, une fille s’accroche à un garçon pour ne plus le lâcher. Elle s’enroule et tourne autour de ses hanches tandis que ce dernier décrit une marche circulaire sur scène. Extrêmement intimes, les évolutions, faites à un rythme somnambulique, ne sont jamais lascives, ce qui ne les empêche pas d’être troublantes. La bande-son aidant, on devient sensible au poids « moite » des corps. D’autres références visuelles se présentent également à l’esprit. Juchée sur les épaules de son Adam, cette Ève évoque le marbre du jeune Bernin, Enée et Anchise. Mais lorsqu’elle se retrouve soudain la tête en bas, se sont les chutes de damnés du Jugement dernier de Michel-Ange qui sont convoqués. Quand enfin elle touche le plateau de ses mains, tournée par son partenaire qui la tient par les pieds, cette Ève d’un genre inusité se met à ressembler à une constellation. Et plus qu’à la naissance de l’humanité, on a le sentiment d’assister à une sorte de théogonie. On admire les deux danseurs qui parviennent, en dépit du costume occultant, à montrer la beauté du mouvement. Tiphaine Prévost oscille du bas de la colonne vertébrale de manière animale et Nicolas Rombaut fascine par son imperturbable lenteur, presque hébétée.

« Liens de table », l’une des premières pièces que Kader Belarbi a présentées avec le ballet du Capitole, avant même d’en devenir le directeur, est d’une toute autre nature. Dans Eden, la présence subreptice d’une position classique (une arabesque très projetée par exemple) était presque disruptive. Ici, le vocabulaire utilisé par Belarbi est résolument néo-classique (on pense parfois à Kylian ou Duato) : des passages au sol, l’usage de l’en-dedans, un langage des bras expressionniste mais aussi des fulgurances pyrotechniques très classiques (comme ces doubles tours en l’air que Davit Galstyan effectue en série pour exprimer ses frustrations, ou ces promenades en attitude en dehors que les membres de la famille exécutent sur cette table qui donne son nom au ballet). L’opus de Belarbi, réglé sur le quatuor à corde n°8 de Chostakovitch, s’oppose de manière assez habile à celui de Maguy Marin. Dans l’un, tout tendait vers la symbiose, ici les duos conduisent tous vers l’arrachement. Car autour de la table, le repas qu’est censé prendre une famille de quatre personnes n’aura jamais vraiment lieu. Le fils de la maison (Galstyan) veut tout casser. Cette table sera donc tout à tour catafalque, mur de séparation à franchir, mur des lamentations et, finalement, ponton d’un navire à la dérive. Les dessous de son plateau révèlent des sentiments ou des actions peu avouables. Kader Belarbi montre, comme à son habitude, une grande habilité dans l’utilisation des accessoires. Pour autant, l’histoire n’est pas toujours aisée à lire en dépit de l’intense prestation de Galstyan et des belles qualités expressives et lyriques de Kayo Nakazato (la sœur). Alexandra Surodeeva est une mère à la jolie ligne élégiaque mais son rôle dans le drame familial reste assez effacé. Timofiy Bykovets, qui lui aussi a une jolie ligne, manque de projection et d’autorité pour être le père d’un fils aussi bouillonnant que celui dépeint par Davit Galstyan. Il aurait fallu jadis un Valerio Mangianti ou, aujourd’hui, l’autorité scénique d’un Leydier pour rendre la confrontation plausible.

Fugaz. Photographie David Herrero.

Le ballet suivant, « Fugaz », de Cayetano Soto, traite également de séparation et de douleur (celle suscitée la mort de son père) mais inscrit tout cela dans une forme de suavité chorégraphique (tours planés en attitude qui se décentrent, développés-projetés arabesque pour dos très cambrés – une mention spéciale à Natalia de Froberville pour l’intensité de ses lignes –, mouvements de bras fluides et profus) qui flirte avec le maniérisme mais reste toujours sur le fil. Quatre filles en académique sont rejointes subrepticement par deux garçons en pantalon large noir qui rentrent plusieurs fois par la salle et montent ensuite, tels des ombres, vers le fond de la scène. Deux pas de deux, presque concomitants se déroulent à jardin (Froberville et Philippe Solano, très lyriques) et à cour (Julie Charlet et Rouslan Savenov, dans une veine plus tendue). Le ballet s’achève de manière inattendue et elliptique lorsque deux danseuses remontent à leur tour le plateau couchées en déboulés. « Déjà ? C’est tout ? », pense-t-on. « C’est prématuré ! ». Mais n’est-ce pas exactement le genre de pensées qui nous viennent lors de la perte d’un être cher ?

Fugaz. Natalia de Froberville. Photographie David Herrero.

« Groosland », une des pièces emblématiques de Maguy Marin, terminait la soirée sur une note de légèreté. Un comble, si l’on pense que les costumes de Montserrat Casanova entravent les danseurs en leur rajoutant, au moins à l’œil, un quintal de chair superflue. La pièce, dont on se demande si elle pourrait être créée en l’état aujourd’hui, dans notre époque corsetée de bien-pensance, est pourtant une leçon de tolérance. Jouant à fond les codes du ballet symphonique balanchinien avec un détour vers la danse baroque, Maguy Marin confère beaucoup d’élégance à ses rondouillards zozos en salopettes et à ses nymphes adipeuses qui dodelinent de la tête et se frappent la panse en total unisson avec la musique de Bach. Le grotesque des corps en surpoids cède très vite le pas à la grâce des corps en mouvement, leur conférant une authentique beauté. Le pas de deux inénarrable de Louise Coquillard qui retire son caleçon historié avec gourmandise sous l’œil exorbité et le sourire délicieusement niais de Minoru Kaneko, fait finalement fondre de tendresse. Le pas de quatre des garçons n’a rien à envier à celui de l’acte 3 de « Raymonda ». Jeremy Leydier flexe ses muscles enrobés de la manière la plus savoureuse.

Groosland. Photographie David Herrero.

On ressort enchanté de la bien nommée soirée « Partage de danses ». La saison 2018-2019, avec son répertoire éclectique (Noureev, Don Quichotte, les post-classiques et aujourd’hui le répertoire de la danse contemporaine française des années 80) ne cesse d’enthousiasmer. Le tout est défendu avec vigueur par les versatiles danseurs de Kader Belarbi.

C’est donc avec impatience que l’on attend l’annonce de la saison 2019-2020 !

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A Toulouse : ce que Noureev me dit 2/2

Théâtre du Capitole – salle. Crédit : Patrice Nin

Programme Dans les pas de Noureev. Ballet du Capitole de Toulouse. Samedi 20 octobre (soirée)  et dimanche 21 octobre (matinée)  [suite]

Dans la partie centrale du programme, comprise entre deux entractes, qu’on appellera la  » partie de l’escalier »  (aviez-vous remarqué qu’il y en a souvent un fixe dans les productions de Noureev ?), l’intérêt était aiguisé par une autre entrée au répertoire, celle du pas de deux « au tabouret » extrait du Cendrillon hollywoodien créé par Noureev en 1986 pour Sylvie Guillem et Charles Jude. Pour ce duo, avec cette fois-ci les costumes originaux d’Hanae Mori, la difficulté est de trouver le bon équilibre entre la retenue et la séduction suggérées de concert par la chorégraphie néoclassique aux accents jazzy de Noureev : le chorégraphe s’inspire aussi bien des duos de Fred Astaire et Ginger Rogers dans les films RKO des années 30 que de ceux de Gene Kelly et Cyd Charisse dans le Singin’ In The Rain de 1953, non sans citer, au passage, les poses décalées lifariennes des années 40. Pour ce pas de deux taillé sur les qualités exceptionnelles de Guillem, le challenge est double : technique, bien sûr, mais aussi dramatique. Dès ses débuts, l’immense artiste avait cette personnalité à la fois solaire et distante, ce feu sous la glace, qui rendait plausible la rencontre entre un acteur vedette et une aspirante jeune première. Alexandra Sudoreeva (le 20) prend un évident plaisir à rentrer dans les pas conçus par Noureev. Elle le fait avec un joli moelleux, de longs et beaux bras. Malheureusement, elle ne dose pas assez le côté sensuel de la chorégraphie et à l’air de vamper le prince (Minoru Kaneko, grande élégance, belle présence, belle batterie et directions du mouvement précis). Dommage. C’est un contresens. Le dimanche 21, une nouvelle venue, Florencia Chinellato, transfuge de Hambourg, ne tombe pas dans le piège. Très belle avec ses longues lignes déliées, elle négocie les petites difficultés (notamment dans le partenariat de Timofiy Bykovets) avec élégance. Elle a la fraîcheur nécessaire pour ce rôle. Il se dégage alors du pas de deux une émouvante sensation d’intimité.

Cendrillon : Timofiy Bykovets et Florencia Chinelatto. Photographie David Herrero

Dans le pas de deux de Roméo et Juliette, une autre chorégraphie originale de Noureev dans un ballet « à escalier », les enjeux sont nombreux. Il faut d’une part « tenir la distance » de ce marathon chorégraphique où les deux protagonistes dansent sans cesse (ce qui n’est pas le cas de la plupart des autres versions de ce pas de deux), le faire avec style et maintenir un rapport d’égalité entre les deux amants (dans le ballet de Noureev, ce pas de deux est le moment charnière où l’on passe de la première partie, celle de Roméo, à la seconde, où Juliette prend la main). Dans ce difficile exercice à haute tension, c’est la seconde distribution (vue en premier) qui convainc le plus.  Passés les premiers moments seuls sur scène, un peu « appris », Philippe Solano et Tiphaine Prévost forment un couple techniquement et dramatiquement convaincant. On admire le lyrisme du haut du corps pendant les passes très difficiles voulues par le chorégraphe. Les pirouettes de Juliette finies en penché pourraient certes être plus vertigineuses mais elles sont très intelligemment négociées. Tiphaine-Juliette, admirable de justesse technique, est peut-être un peu trop dévouée à son bondissant Roméo. Sur l’ensemble du ballet, il faudrait se montrer plus « meneuse » pour être une Juliette de Noureev. Mais, avouons-le, on se laisse emporter. La première distribution, quant à elle, nous a paru être une addition de qualités  fort éloignés du style Noureev.

Roméo et Juliette : Philippe Solano et Tiphaine Prévost. Photographie David Herrero

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Les deux autres extraits de ballet présentaient de nouveau Noureev en tant que relecteur de la tradition classique. Pour celui du mariage de la Belle au bois dormant, on est dans l’exercice de style académique. Le grand Rudy s’y montre presque autant fasciné par le ballet impérial petersbourgeois que par ses réinterprétations par George Balanchine ou encore par le style français. Aurore et Désiré, dans leurs oripeaux nacrés et leurs perruques poudrées doivent moins se montrer éperdus d’amour que déjà souverains. Les deux distributions acceptent courageusement le défi. La deuxième n’est pas sans qualité mais elle est encore bien verte.  Louise Coquillard a un très joli physique et un très beau haut de corps : ses ports de tête et ses épaulements sont d’une grande élégance. Mais la pirouette n’est pas encore son fort. Son partenaire, Timofiy Bykovets, est aussi doué d’une ligne princière mais ses pieds ont tendance à le lâcher dans la difficulté technique. S’il y a une chose sûre, c’est que Philippe Solano, Désiré en première distribution aux côtés de Tiphaine Prevost (au très joli style), lui, ne lâche rien. Lors de son entrée, poudré et perruqué, il nous évoque, par l’énergie qui se dégage de son visage, le portrait du Maréchal de Saxe par Quentin de la Tour. Et la chorégraphie est d’ailleurs interprétée tambour battant. On se prend à penser que la délicate Aurore s’est endormie sous l’Ancien Régime mais qu’elle a été éveillée dans les premiers temps de l’Empire par un impatient Buonaparte. Je ne sais ce que Noureev aurait pensé de cette coloration post-révolutionnaire. J’ai personnellement fini par adhérer.

 

 

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Pour le pas de trois du Cygne noir on est face à un exercice de subtilité d’interprétation. Le rééquilibrage entre rôle masculins et féminin chez Noureev ne consistait pas qu’à rajouter des variations pour les hommes : ici le danseur-chorégraphe en a inventé une pour le magicien Rothbart tout en gardant l’essentiel de la chorégraphie traditionnelle du pas de deux. Le renforcement de Rothbart et son dédoublement en la personne du précepteur Wolfgang, une présence familière, est destiné à rendre le prince moins ballot quand, à l’acte 3, il prend le Noir pour du Blanc.

Pas de 3 du cygne noir : Julie Charlet et Ruslan Savdenov. Photographie David Herrero

Le cygne noir de Noureev se doit d’être subtil dans la séduction. Julie Charlet l’a bien compris. Son Odile, techniquement bien menée, n’est pas une aguicheuse perverse. Elle déploie dans l’entrada et dans l’adage l’exact équilibre entre séduction et froideur : pas de gestes brusques. Les mains sont refusées avec un art consommé de la diplomatie. Les regards à Rothbart (Simon Catonnet, plausible dramatiquement mais trop vert techniquement) peuvent très bien être un questionnement respectueux de la fille à son père. Son Siegfried, Rouslan Savdenov a une certaine prestance et se sort avec élégance des nourreevades (doubles tours finis attitude). Il enthousiasme la salle par une belle série de tours à la seconde dans la coda. Kateryna Shalkina, qui danse Odile le 21, est dans une approche de vamp plus traditionnelle et cela nous touche moins. Il est vrai que c’est toujours mieux que l’excès inverse, vu parfois à l’Opéra de Paris, où l’approche subtile nous occasionne des cygnes noirs tellement innocents que l’histoire semble ne plus faire sens. De plus, le rapport d’Odile avec son Rothbart était inégal durant cette matinée : Simon Catonnet reprenait du service en remplacement de Jeremy Leydier et on ne peut imaginer danseurs masculins plus différents. L’alchimie aurait sans doute été différente avec le partenaire initialement prévu, plein d’autorité naturelle. Minoru Kaneko, le prince Siegfried, exécute bien ses variations et gère le partenariat avec l’aisance qu’il faut. Mais il a l’air bien crédule…

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La Bayadère : Natalia de Froberville et Davit Galstyan. Photographie David Herrero

La troisième partie du spectacle troquait l’escalier fixe pour le plan incliné. On retrouvait avec un plaisir non dissimulé le troisième acte de La Bayadère dans le condensé intelligent qu’en a fait Kader Belarbi. L’ouverture avec les fakirs permet en effet de présenter l’une des rares interventions chorégraphiques du grand Rudy dans une chorégraphie somme toute très conforme aux versions traditionnelles. La variation de Solor permet au danseur d’exister techniquement avant de ne plus jouer qu’un rôle de partenaire jusqu’à la coda pyrotechnique et son manège de double-assemblés. Pour l’entrée des ombres, le corps de ballet féminin fait honneur à la difficile spécificité de la version Noureev : les arabesques moins penchées que dans les versions russes mais avec le dos tenu pour mettre en valeur le grand cambré qui suit. On s’émerveille, comme en 2014, de ne pas se trouver gêné par ces 18 ombres au lieu de 32. La proximité avec les artistes, dans un théâtre qui n’a pas les dimensions de Garnier ou de Bastille, ne cache pourtant rien des petits défauts de chacune. Et pourtant, l’effet spectral et hypnotique du chapelet de ballerines fait son effet. Les trois ombres principales n’ont pas démérité : les développés tenus de la première variation ou le final en équilibre sur pointe en attitude de la troisième sont des complications assez cruelles.

Pour cette Bayadère, les deux couples présentent une approche personnelle et cohérente. Le 21, Davit Galstyan est un Solor qui possède à la fois du poids au sol et une grande qualité de suspendu. Il rend l’histoire du ballet, pourtant tronquée, intelligible. Natalia de Froberville est une Nikiya qui défie la gravité. Elle a de jolies lignes élégiaques et des grands jetés aux retombées silencieuses. On décèle bien un soupçon de tension dans la variation du voile mais tout cela est rattrapé par une souveraine pirouette finie en fixé-attitude. Sa coda d’assemblés est d’une vertigineuse prestesse. Dimanche en matinée, Julie Charlet déploie le grand style. Sa batterie dans les portés est claire comme le cristal, ses ports de tête sont subtils et les directions du mouvement (un des points sur lesquels Noureev insistait beaucoup) sont toujours indiquées avec grâce. Ramiro Gomez Samon a la technique requise pour le rôle. Son ballon et sa batterie sont impressionnants. Il a, lui aussi, fait un gros travail sur le style. Le rapport entre les deux danseurs reste bien un peu désincarné. Mais on ne boude pas son plaisir devant tant de belle danse.

La Bayadère : Julie Charlet et Ramiro Gomez Samon. Photographie David Herrero

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L’acte des ombres de la Bayadère termine cet hommage à Noureev sur une note ascendante. Kader Belarbi peut à juste titre s’enorgueillir de ses solistes ; aussi bien ceux nouvellement promus étoiles que les solistes et demi-solistes. La plupart d’entre eux ont livré quelque chose d’eux même dans les chorégraphies présentées durant cette soirée. Plus qu’une exactitude de style, c’est sans doute ce qu’entendait et attendait le grand Rudy lorsqu’il a dit (l’a-t-il vraiment fait ? Les grandes phrases sont souvent apocryphes) : « Tant qu’on dansera mes ballets, je serai vivant ».

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