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Daphnis et Chloé de Thierry Malandain au ballet du Capitole : la geste de Pan

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Ballet du Capitole : la saison des peintres

L'Après-midi d'un faune - crédit David Herrero

L’Après-midi d’un faune (Solène Monnereau). Photographie David Herrero

À Toulouse, le ballet du Capitole de Kader Belarbi poursuit ce qu’on pourra appeler « sa saison des peintres ». En cette période troublée, on pourra bien faire une petite entorse à la notion habituelle de « saison » en intégrant le très réussi Les Saltimbanques, autour d’une toile de Pablo Picasso, rescapé de la saison martyre 2020-21, présenté en juillet dernier à la Halle aux Grains, suivi en octobre dernier du très attendu et multi-reporté Toulouse-Lautrec. En ce mois de février, Kader Belarbi passe la main en tant que chorégraphe mais poursuit le thème pictural. Toiles-Étoiles propose en effet des variations autour d’œuvres de Picasso réalisées pour le ballet, qu’il s’agisse de décor ou de rideaux de scène. Trois chorégraphies par quatre chorégraphes revisitent certaines œuvres commues ou moins connues des Ballets russes de Serge de Diaghilev.

Le cahier des charges est plus complexe qu’il n’y paraît. Il s’agit en effet tout d’abord  d’utiliser un élément de décor qui, parfois, n’a fait qu’une apparition subreptice dans l’œuvre d’origine (c’est souvent le cas des rideaux de scène) et le mettre au centre de sa création. Il convient ensuite de créer une œuvre personnelle et originale à partir d’un ballet d’origine connu et parfois déjà maintes fois réécrit par d’autres.

Avec quelle fortune, bonne ou mauvaise, Honji Wang et Sébastien Ramirez, Cayetano Soto ou Antonio Najarro ont-ils relevé le défi ?

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7e1edd7d-ed0a-4428-8e5d-81319e99c04aL’Après-midi d’un Faune (Honji Wang et Sébastien Ramirez / Claude Debussy et Clément Aubry, conception sonore)

Le tandem Wang-Ramirez, issu de la scène hip hop, débutait le programme avec ce qui pouvait s’apparenter à l’ascension de l’Everest par la face nord. On ne compte plus en effet les relectures de l’Après-midi d’un Faune depuis que Nijinski a décidé de chorégraphier la partition préexistante de Debussy. En fin de saison, le ballet du Capitole fera d’ailleurs rentrer à son répertoire le Faune de Thierry Malandain. Le rideau de scène de Picasso fut d’ailleurs produit pour une relecture du ballet de Nijinski par Serge Lifar où le célèbre danseur-chorégraphe évacuait les nymphes, grande ou petites, du ballet original pour se concentrer sur la personnalité du faune à l’érotisme auto-suggéré. Dans les années 60, à l’occasion d’une reprise de ses ballets désormais incarnés par Attilio Labis, Lifar avait obtenu du célèbre Pablo une production complète pour Icare et ce rideau de scène pour son Faune. Sur la toile, dans un style figuratif volontairement schématique avec une palette chromatique restreinte, un faune cornu tout rose poursuit une créature de la même couleur. Autour de la nymphe effrayée, on distingue des formes bleues ailées.

Pour mettre en scène cette œuvre, Honji Wang et Sébastien Ramirez optent pour une scénographie extrêmement léchée et un propos peut-être un peu abscons de premier abord mais qui installe une atmosphère mystérieuse. Sur une production sonore de Julien Aubry, un personnage en noir (Alexandre De Oliveira Ferreira) entre et se place en fond de scène à jardin sur une sorte de pupitre. Apparaît alors dans une douche de lumière une mystérieuse figure féminine effondrée sur ce qui semble être la corole d’une robe à panier. Le danseur sur le pupitre s’avère être une sorte de machiniste qui actionne avec des mouvements très chorégraphiés (plus visibles depuis les hauteurs du théâtre que depuis le parterre) des leviers qui tirent les pans de la « robe » de la créature dont le visage disparait sous une sorte de coiffure-paillote noir de geai. Cette robe s’avère être en fait la toile de scène de Picasso, reproduite sur un voile translucide qui s’élève dans les airs toujours actionné par le danseur-machiniste. Ce qui pourrait être le voile de la nymphe  du ballet d’origine tourne en l’air, se transforme en orbe, souligne et occulte la danseuse. Solène Monnereau servie par une chorégraphie finalement très néoclassique, dans une veine forsythienne, ondule de la colonne vertébrale et des bras avec un mélange de  grâce infinie mais aussi avec une troublante androgynie. Les mouvements, qui pourraient être mécaniques, exsudent la sensualité. Elle semble dialoguer avec le rideau de scène-écharpe. La nymphe est bientôt rejointe par une autre (Kayo Nakazato) puis par deux gaillards bergers (Jeremy Leydier et Simon Catonnet) alors que s’élèvent enfin les premiers accents de la partition de Debussy qui sera diffusée comme entrelardée par les additions sonores à base d’interviews de Picasso. Un double pas de deux presque bucolique s’engage. Les garçons, en reptation aux pieds des filles, semblent avancer sous leurs impulsions tant les mouvements des uns sont connectés à ceux de leurs partenaires.

DHF_0335 - L'Après-midi d'un faune - crédit David Herrero

L’Après-midi d’un faune (Simon Catonnet, Jeremy Leydier et Rouslan Savdenov). Photographie David Herrero

Arrive alors une sorte de berger de l’enfer, perché sur des échasses prosthétiques qui donnent un angle caprin aux jambes du danseur (Rouslan Savdenov) et armé d’un grand bâton. Ce personnage, appelé le Minotaure dans le programme mais qu’on a préféré nommer le faune, met fin au quatuor amoureux et remet de l’ordre dans ce qui semble être son royaume. Cette intervention disruptive présente une violence certaine mais n’abandonne jamais vraiment le registre bucolique. Lorsque le « faunotaure » touche nymphes et berger de son bâton, par les vertus de la musique de Debussy, on pourrait imaginer qu’il est un jardinier entretenant depuis une barque un étang aux nymphéas.

Lorsque la toile-voile aérienne s’effondre finalement au sol, les danseurs semblent disparaître comme s’ils n’avaient été que mirage.

Voilà une bien belle relecture qui à la fois s’éloigne de l’original tout en en conservant son parfum et qui utilise pleinement l’élément imposé : la toile de scène de Picasso.

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8f89daf6-34e7-4bb7-9a74-f8c4ccc65dccLe Train bleu (Cayetano Soto / Georg Fredrich Händel)

Pour le Train Bleu original de Nijinska sur un livret de Jean Cocteau, une musique de Darius Milhaud, des costumes de Gabrielle Chanel et des décors du sculpteur cubiste Henri Laurens, Pablo Picasso n’avait fait qu’autoriser la reproduction d’une de ses toiles de 1922, La Course. Il s’était montré tellement satisfait du travail de transposition à grande échelle du prince Schervachidzé qu’il y avait apposé sa signature le soir de générale. Dans les déclarations d’intention, Jean Cocteau annonçait vouloir dresser un « monument de frivolité » qui incarnerait l’année 1924 et serait démodé en 1925. Ce fut mission accomplie. Le ballet qui révéla au monde le danseur britannique Anton Dolin ne dépassa pas les dix représentations à l’époque et ne fut recréé qu’à la fin des années 80 dans une version entrée au répertoire de l’Opéra en 1992. Dans le Train Bleu (un vocable qui désignait la ligne qui rejoignit Calais à la French Riviera destinée aux riches anglais en partance pour la villégiature), il n’y avait pas de train. Sur la plage cubiste de Laurens, on devinait juste la présence d’un avion depuis lequel étaient jetés des tracts. Tout était censé aller tellement vite dans le train bleu : le train – déjà reparti –, les sentiments – avec un méli-mélo amoureux entre des baigneurs, une tennis woman et un joueur de golfe – et ces deux femmes figées dans leur course du rideau de scène…

Cayetano Soto débute son ballet par huit danseurs et danseuses au torse nu et au bonnet de maillot de bain (peut-être la seule référence directe au ballet d’origine) affublés de robes à panier. Ces personnages évoluent avec des mouvements saccadés des bras et du buste.  À la faveur d’une extinction des feux, on les retrouve par terre dans des poses loufoques. On ne peut s’empêcher de penser à Petite mort de Jiri Kylian et, en général, aux scénographies sombres et grinçantes utilisées par le chorégraphe à partir des années 1990.

Le rideau du train bleu, roulé au proscenium, se soulève enfin une première fois dans les airs et … disparaît dans les cintres.

Toute cette partie de la pièce se déroule sur un montage malin d’extraits d’une bande-son pour une émission télévisée enregistrée lors d’une fête d’anniversaire de Picasso à donnée à Vallauris. Les questions très convenues du journaliste et les réponses du peintre sont mises en boucle ou encore passées à l’envers. Jean Cocteau, le librettiste du Train Bleu, présent, multiplie les protestations attendues d’amitié mondaine. Sur sa voix, les danseurs entrent en ligne tenant chacun une mini-locomotive bleu-Klein. Ils les lâchent au sol. Fin de la première partie.

DHF_0899 - Le Train bleu - crédit David Herrero

Le Train bleu (Solène Monnereau et Alexandre De Oliveira Ferreira). Photographie David Herrero

Sans transition, apparaît un second groupe de neuf danseurs en justaucorps argenté. Sur des pièces pour piano de Haendel (exit donc Darius Milhaud), ils égrènent en duo, en solo, en trios féminins ou en groupe la grammaire de William Forsythe faite de poses contournées, d’hyper-extensions, de départs de mouvements inhabituels. Le rideau de scène n’est réutilisé qu’une fois ou deux fois à la manière du rideau-couperet d’Artefact.

Cayetano Soto justifie ses choix en disant dans sa déclaration d’intention : « Le magnifique rideau de Picasso me donne la force et la liberté de m’exprimer, d’être courageux et de ne pas regarder en arrière ». Force nous est de constater que le rideau a été bien peu utilisé et que s’il ne regarde pas vers 1924, le chorégraphe semble coincé dans un espace-temps situé entre les années 80 et les années 90.

Reste que ce nouveau brillant pastiche forsythien (on aimerait que le maître lui-même remonte ses propres œuvres avec l’efficience de Cayetano Soto) met merveilleusement en valeur les qualités des danseurs de la troupe toulousaine. Davit Galstyan et Natalia Froberville font une trop brève apparition dans un pas de deux puissant, Philippe Solano est absolument époustouflant dans ses poses anguleuses. Il ondule du cou même en équilibre précaire sur demi-pointe. On retrouve aussi Jeremy Leydier, déjà remarqué à Montrouge dans une autre pièce du même type, AURA de Jacopo Godani, toujours impressionnant par le contraste qu’il offre entre son gabarit statuaire et la délicatesse de ses évolutions. Ramiro Gómes Samón met quant à lui l’accent sur la fluidité de même que le très talentueux et singulier Alexandre De Oliveira Ferreira tandis que Solène Monnereau et Kayo Nakasato (encore elles !) étirent leurs lignes mouvantes à l’infini.

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734c3fc4-2d5b-488e-9e23-95cc62b41309Tablao (Antonio Najarro / José Luis Montón)

La dernière pièce du programme, Tablao d’Antonio Najarro, était la seule à utiliser non pas un rideau de scène de Picasso mais un de ses décors.

En 1921 Diaghilev, qui s’était fâché avec Massine, le chorégraphe du Tricorne pour lequel Picasso avait signé toute la production, voulait un nouvel opus ibérique. Sans chorégraphe attitré, il décida d’avoir recours à de vrais danseurs andalous de flamenco (l’un d’entre eux, sans pieds, dansait sur ses moignons…) et, comme d’expérience il savait que ce types de danseurs ne comptaient pas la musique, il avait opté pour de la musique traditionnelle et non pour du Manuel de Falla. Pour les décors et costumes, Diaghilev avait d’abord pensé à Juan Gris en sa qualité d’Espagnol mais l’artiste, qui venait d’être très malade, n’était pas assez réactif. C’est alors que le célèbre impresario se tourna vers Picasso, connu pour sa rapidité d’exécution. Le peintre honora la commande plus pour obliger Diaghilev que par réel désir de création. Avec l’accord du maître des Ballets russes, il réutilisa des maquettes pour Pulcinella que celui-ci avait alors refusé. Il s’agissait d’une sorte de théâtre dans le théâtre où figuraient sur le côté, des couples XIXe siècle assis en loges. À la place de la baie de Naples qui ouvrait la perspective pour Pulcinella, Picasso peignit une pièce décorée d’une nature morte dans son cadre doré. L’artiste était censé créer les costumes mais se montra tellement peu inspiré que le ballet se fit finalement dans des habits de flamenco traditionnels. Ainsi fut présenté l’éphémère et très oubliable Cuadro flamenco.

Pour la version 2022 de ce ballet centenaire, Antonio Najarro, une grande figure du flamenco, s’écarte finalement peu de l’original : le décor est celui d’un café cantante (ou tablao) ; la musique jouée sur scène par un quatuor de musiciens – le compositeur et guitariste José Luis Monton, le percussionniste Odei Lizao, le violioniste Thomas Potiron et la cantaora flamenca Maria Mezcle – est typique ; la pièce ne raconte pas d’histoire mais présente une série de danses traditionnelles.

Les danseurs du ballet du Capitole se sont incontestablement prêtés au jeu. Dans la première scène, quatre garçons et quatre filles tournent autour de deux tables rondes en roulant gracieusement des poignets. Les palmas sur ces tables pallient la quasi absence de zapateado, une technique sans doute plus longue à assimiler avec un temps limité de répétitions. Tout le monde est fort beau dans ces piqués- attitudes déportés presque Art Deco. Philippe Solano, sanglé dans sa veste, s’en donne à cœur-joie.

Tablao - crédit David Herrero

Tablao -Ensemble. Photographie David Herrero

Mais le chorégraphe échoue un peu à fondre la chorégraphie classique académique avec sa technique classique flamenca. Du coup, les danseurs ressemblent toujours un peu à des danseurs de ballet dans des numéros de caractère. C’est ainsi que, dans la volera sevillana, Natalia de Froberville bat et brise de volée. Elle se montre charmante comme elle le serait dans Don Quichotte de Petipa. Plus tard, dans un pas de châle avec Ramiro Gomez Samón, Natalia de Froberville nous évoque la première scène des moulins du DQ de Noureev. C’est un peu le cas chez tous les danseurs. À un passage pour cinq filles aux éventails répond un passage pour 5 garçons qui claquent des mains et finissent en double pirouettes genoux.

On prend du plaisir cependant. La très belle Sofia Caminiti en justaucorps noir strié de rouge figure un taureau ensanglanté engageant un torride pas de deux avec son élégant torero, Ramiro Gómes Samón. La belle a des lignes ciselées et se montre sensuelle sans forcer la note. Alors qu’importe que le thème de la femme taureau d’arène ait déjà été imaginé et chorégraphié par Roland Petit à la fin des années 50…

DHF_1956 - Tablao - crédit David Herrero

Tablao. Ramiro Gómes Samón et Sofia Caminiti. Photographie David Herrero

Tablao est assurément un « crowd pleaser » et cela justifie amplement son déplacement de dernière minute du début à la fin de programme. Néanmoins, à la longue, on n’échappe pas à une certaine insipidité. Mais n’était-ce pas ce qui caractérisait déjà le Cuadro  flamenco en 1921 ?

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Reste que ce programme montre encore une fois la vitalité et l’énergie de la troupe de Kader Belarbi. Pensez ! Une saison complète constituée presque uniquement de créations (la seule pièce qui ne l’est pas est une entrée au répertoire) servies par des danseurs au talent protéiforme. À l’issue de ces représentations, la talentueuse Solène Monnereau qui illumine depuis longtemps le corps de ballet de sa présence a été promue au rang de demi-soliste. Et la période serait morose ? Pas à Toulouse en tous cas ; du moins quand le ballet du Capitole y danse.

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Bayonne, compagnie Illicite : Confluences

img_9220Bayonne, Compagnie Illicite (Programme GIRLS) et Ensemble chorégraphique du conservatoire de Paris. Samedi 19 juin 2021.

Tandis que la France déconfine, les lieux de spectacles rouvrent lentement leurs portes. À Bayonne, le théâtre Michel Portal, élégant bâtiment néoclassique à l’extérieur et salle frontale à l’intérieur n’ayant conservé de sa salle d’origine que sa coupole surbaissée de théâtre à l’italienne, rouvrait justement avec un spectacle de la compagnie d’expression néoclassique, Illicite, dirigée par Fabio Lopes. C’est un peu une boucle bouclée. Du moins l’espère-t-on sincèrement. La dernière fois qu’il nous avait été donné de voir le travail d’Illicite, c’était en mars 2020, à Meaux, quelques jours seulement avant le grand confinement.

Pour cette soirée de retrouvailles, le programme est « riche » et composite. Le spectacle présente pas moins de cinq chorégraphies interprétées par deux compagnies : la compagnie de Fabio Lopes, bien sûr, mais aussi l’Ensemble chorégraphique du conservatoire de Paris, une compagnie réunissant les élèves diplômés du CNSM de danse et leur permettant de se confronter à la scène et au public. Le programme – même fortuit car guidé par la présence des danseurs du CNSM et de la pièce qu’ils ont travaillée –, scandé par deux entractes, est tripartite mais aussi un peu bicéphale : deux pièces de chorégraphe masculins Wayne McGregor et Fabio Lopes encadrent une partie centrale constituée de chorégraphes féminines. Les styles chorégraphiques sont également clivés puisque ces messieurs apparaissent plutôt comme des chorégraphes néoclassiques tandis que ces dames, bien qu’ayant reçu une formation similaire, semblent, sous l’ombre tutélaire de Martha Graham dont on présente un court solo, s’émanciper davantage de la technique académique.

Les vaillants jeunes danseurs de l’Ensemble chorégraphique du Conservatoire de Paris présentaient un extrait d’une pièce très primée de Wayne McGregor datée de 2008, Entity. Vêtus de teeshirts blancs à clusters et de shorts noirs, ils égrènent le vocabulaire typique du chorégraphe, élaboré avec sa compagnie – pour laquelle Entity a été créé – et perfectionnée ensuite sur les danseurs du Royal Ballet de Londres : les bassins sont cambrés à l’extrême, les bustes basculent violemment pour projeter de vertigineuses arabesques penchées, le partnering musclé des garçons conduit les filles à se retrouver plus souvent qu’à leur tour la tête en bas. Le travail des mains et des ports de bras est volontairement alambiqué. La circulation des danseurs alterne les reptations et les courses. Tout cela est sans doute inspiré par William Forsythe mais le tout paraît sans surprise. Est-ce la jeunesse des interprètes qui ne ménageraient pas encore suffisamment la surprise ou l’absence des lumières précieuses et des décors mouvants de la scénographie originale ? Je penche, comme souvent face à une chorégraphie de McGregor, pour la seconde solution. Forsythe faisait sortir la forme pure de la danse académique d’un chaos apparent, McGregor la cite comme ces snobs qui parlent en argot mais ne manquent pas de vous glisser à l’oreille la longue liste des personnes chics qu’ils fréquentent.

On l’aura compris, je n’ai pas encore opéré ma conversion à l’église McGregor. J’abordai donc la deuxième partie de soirée avec un mélange d’espoir et de crainte. La compagnie Illicite, profondément transformée depuis mars 2020 – des six danseurs, seule Raquel Morla en faisait déjà partie alors – présentait une pièce de Nicole Muratov, No Ommes. Cette belle danseuse du ballet de Bordeaux, qu’on avait pu apprécier dans le rôle de la reine du Blanche-Neige de Preljocaj, présente régulièrement des improvisations chorégraphiques via les réseaux sociaux. Celles-ci, dans une veine proche de la gestuelle d’un Sidi Larbi Cherkaoui ou d’un Mehdi Kerkouche, n’avaient pas particulièrement retenu mon attention. Elles ne se distinguaient pas, à mon sens, de ce que présente sur ces mêmes réseaux sociaux une autre belle danseuse classique à l’Opéra, Marion Barbeau, depuis qu’elle s’est découvert une passion pour le « moderne » : volutes des bras et des poignets entraînant le buste, différentes parties du corps dissociées donnant parfois l’impression d’un corps-machine. Pourtant, cette pièce pour quatre danseurs, sur des musiques de Franz Liszt, n’est pas sans séduction. Le ballet s’ouvre sur le quatuor de danseurs comme enchaînés les uns aux autres et luttant pour leur liberté. Les têtes, soulignées par la lumière tandis que les corps restent dans la pénombre, semblent figurer les notes impétueuses jouées par le pianiste. Ensuite, les interprètes, habillés dans une palette de couleurs proche de celle utilisée par Robbins dans ses ballets des années 50 (Interplay ou NY Opus Jazz), apparaissent souvent en formation carrée dos à dos. Ils s’en arrachent tour à tour pour interpréter un court solo. Il y a de l’antagonisme mais également une certaine intimité qui se dégage de leurs échanges, notamment dans les duos. Par moment, un danseur accroupi sur le sol devient la plateforme de rotation des autres. Sur le presto, une danseuse semble vouloir percer le mur formé par ses trois autres comparses. Ils ne se contentent pas de la bloquer mais la soulèvent en l’air, la faisant tournoyer. L’effet est très dynamique. Somme toute, on aura apprécié cet « Age of Anxiety » moderne.

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Nos Omnes, Nicole Muratov. Photographie Stéphane Bellocq

L’anxiété est également à la base du solo « historique » présenté lors de cette soirée. En 1937, Martha Graham, présentait pour la première fois Deep Song, sur une musique de Henry Cowell, en réaction à la Guerre civile espagnole. Le vocabulaire de la grande prêtresse de la danse moderne est très reconnaissable : la pose assise de la danseuse en équilibre instable sur un banc, les grands ronds de jambe avec rotation de l’en-dedans à l’en-dehors sur pieds flexes ; son utilisation d’un élément de décor épuré – ici le banc sous lequel la femme se cache qui se mue éventuellement aussi en croix pour la montée au Golgotha – est également typique de l’esthétique de la chorégraphe. Cependant, quelque chose ne fonctionne pas. Océane Giner, l’interprète du solo, ne sépare pas suffisamment les jambes du haut du corps  par cette « colonne d’air » venue du diaphragme typique de la technique Graham, privant la gestuelle de son aura archaïque et mythologique.

Avec la troisième pièce, on ne quitte pas la mythologie. Ludmila Komkova, elle aussi de formation classique, évoque en effet les Moires (les Parques de la mythologie romaine) sur des extraits de Debussy moult fois utilisés par des chorégraphes néoclassiques. Son style, qui présente des similitudes avec celui de Nicole Muratov, est fait de jolis mouvements contournés, avec des volutes des bras, des rotations sur genoux pliés pour trois danseuses qui, par instants, s’agrègent les unes aux autres comme des sœurs siamoises ou alors se font face dans des génuflexions à l’angularité de fresque égyptienne. L’ensemble est plaisant même si, au bout du compte, on regrette que la singularisation de la Fileuse, la Tisseuse et la Trancheuse soit plus souligné par les costumes que par l’attribution à chacune d’une gestuelle vraiment spécifique.

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Moirai, Ludmila Komkova. Photographie Stéphane Bellocq

La soirée s’achevait par une œuvre du directeur-chorégraphe de la compagnie Illicite, Fabio Lopes. Crying After Midnight, son nouvel opus, n’allait pas de soi sur le papier pour le balletomane que je suis. Chorégraphier pour trois couples sur des Nocturnes de Chopin, c’est se mettre dans le sillage et dans l’ombre écrasante de Jerome Robbins et de son In The Night. En 2014, dans Nocturne, Thierry Malandain s’est également frotté à la musique de Chopin, créant une de ses œuvres les plus poignantes – une œuvre qu’a d’ailleurs dansée Fabio Lopes au Ballet Biarritz.

Crying After Midnight est pourtant une bonne surprise. Lors des soirées de mars 2020 à Meaux, pour EDEN, j’avais un peu regretté que la scénographie et la volonté de « faire sens » ait pris le pas sur le plus important, la chorégraphie. Ici, le chorégraphe qui répondait à une commande de la ville de Bayonne d’étendre un simple duo à une œuvre pour sa compagnie de six danseurs, a pris le parti de la simplicité. Et c’est pour le meilleur. Dans un style franchement néoclassique légèrement biaisé d’incongruités plus contemporaines, sans sous-texte trop prégnant – les danseurs ne représentent pas une vision chronologique de la vie du couple comme chez Robbins et les costumes beiges sont d’une grande neutralité – la chorégraphie se met à l’écoute de la musique. L’ouverture, sur le Prélude n°4, avec les trois couples, montre des qualités dans la gestion des groupes qui circulent avec fluidité. On décèle une petite influence « malandinesque » dans le partnering (les imbrications de corps ou encore les filles qui font tourner les garçons) et on apprécie les portés avec ports de bras lyriques qui impriment dans la rétine du spectateur une sorte d’étagement dynamique. Les duos qui se suivent, tout en étant de la même veine stylistique, ont chacun une spécificité qui les distingue. Du premier duo, j’ai retenu par exemple des sortes de baisers et des ports de bras d’orants. Le second est celui des envols – beau ballon des deux danseurs, Tomis Pedro et Raquel Morla. Enfin, le troisième est celui des « étreintes dynamiques » : par exemple, la danseuse, Coline Grillat se jette dans les bras de son partenaire, David Claisse, pour un embrassement glissé. Il se dégage de ce dernier pas de deux – le premier créé du ballet – une sensation d’agréable tournoiement qui teinte finalement la perception d’ensemble de l’œuvre.

C’est dans un état d’esprit plutôt positif, un peu partagé tout de même – on n’a pas encore vu quelque chose de « nouveau » ou d’entièrement personnel – qu’on sort sur le parvis du théâtre Michel Portal, placé – est-ce un signe ? – à la confluence de deux cours d’eau d’inégale importance, L’Adour et la Nive. Une forme de croisée des chemins…

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Crying After Midnight, Fabio Lopes. Photographie Stéphane Bellocq.

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Blixen: dialogue avec les fantômes

Blixen, ballet de Gregory Dean, musique de Debussy (arrangements Martin Yates), Ballet royal du Danemark, Copenhague – soirée du 9 novembre 2019.

Comme son nom l’indique, Blixen, nouvelle création du ballet royal du Danemark, prend pour objet la vie de Karen Blixen (1885-1962), femme de lettres qui connut une célébrité internationale à la fin des années 1930 pour son bestseller La ferme africaine, inspiré de ses infructueuses entreprises agricoles au Kenya, mais qui écrivit aussi de nombreux contes après son retour au Danemark en 1931.

Le ballet déroule chronologiquement l’histoire de la romancière, entremêlant les matériaux biographique et littéraire. Le premier acte raconte l’enfance et l’adolescence de la future romancière, marquée par le suicide du père quand elle avait neuf ans ; la complicité entre Karen-enfant et un père présent-absent donne lieu à une jolie scène de partenariat enfant/adulte, tendre sans mièvrerie (elle est dansée par la petite Delphine Kristiansen et par l’ancien Principal Mads Blangstrup, depuis peu à la retraite, et qui prête son charisme à un rôle tout d’effacement). À l’orée de l’âge adulte, Karen, née Dinesen, a une passion non partagée pour son cousin Hans von Blixen-Finecke (Benjamin Buza), mais se marie finalement avec son frère jumeau Bror (Jonathan Chmelensky).

C’est ce dernier qui décide de faire fortune grâce à une plantation de café en Afrique orientale anglaise, mais c’est elle qui prend rapidement les rênes de l’exploitation. Dans La ferme africaine, on apprend comme incidemment l’existence d’un mari vers la page 350, et la description de ses relations avec les hommes n’a rien d’ouvertement romantique (un anachorète qui a lu Blixen mais pas vu Out of Africa ne sait pas qu’il y a Robert Redford à l’intérieur). Il ne peut en aller de même dans un ballet classique, dont le cahier des charges requiert quelques scènes de groupe (le bal des débutantes au premier acte, la soirée jazzy dans un club britannique au deuxième, et une tournée triomphale aux États-Unis au troisième), et commande de faire progresser l’intrigue – comme de maintenir l’intérêt – via un minimum syndical de pas de deux.

Heureusement, la vraie vie de la baronne Blixen, qu’on connaît aussi à travers ses lettres, réserve son lot d’histoires dansables, dont se saisit la narration de Gregory Dean, qui est à la fois le chorégraphe de Blixen, et l’interprète du rôle de l’amant-chasseur-aviateur Denys Finch Hatton. Le deuxième acte, qui relate l’aventure africaine, se concentre sur les enjeux économiques et amoureux entourant Karen (Kizzy Matiakis).

Mizzy Matiakis et Gregory Dean - Blixen - (c) Henrik Stenberg, courtesy of Danish Royal Ballet

Mizzy Matiakis et Gregory Dean – Blixen – (c) Henrik Stenberg, courtesy of Danish Royal Ballet

Le contexte africain est – littéralement – relégué dans l’ombre, ce qui dispense de grimer les interprètes des danses kikuyu, perçues en contrejour. Gregory Dean n’essaie pas vraiment de créer une hétérogénéité de style entre l’Europe et l’Afrique (les sauts des Ngomas de nuit, sans être classiques, restent bien sages). Son univers chorégraphique est clairement celui du ballet du Danemark (où il danse depuis 2008) : c’est le monde de Bournonville. Propreté des positions, petite batterie ciselée, enchaînement élastique des sauts, virtuosité sans esbroufe : toutes les qualités de la troupe de Copenhague se déploient à plaisir, à chaque séquence soliste – impeccables entrechats de volée de Jonathan Chmelensky en mari de Karen – comme dans le corps de ballet. La réussite tient à ce que Dean exploite la grammaire de prédilection de la compagnie, sans pour autant en rester à l’exercice de style ni oublier de la moderniser – comme en témoigne l’exubérance de la partie dansée par Marcin Kupiñski, dans le rôle de Berkeley Cole. De manière assez amusante, les scènes-de-groupe-avec-accessoire (avec fusil de chasse, avec livre à la main…) se multiplient sans se répéter, ni paraître scolaires, grâce à une dynamique – également musicale, merci Debussy – constamment renouvelée.

Même si elle n’élude les détails prosaïques – la syphilis transmise par le mari au début du mariage, l’ablation d’une grosse partie de son estomac –, la mise en scène n’est pas entièrement réaliste. Bien vu, les contes de Blixen ne le sont pas non plus : on voit donc sur scène l’âme de Blixen (incarnée par Jón Axel Fransson, tout de noir vêtu, comme plus tard Karen au soir de sa vie), qui l’accompagne et l’engage à écrire, et une séquence onirique convoque la Shéhérazade des Mille et une nuits.

Blixen fait la part belle à la technique masculine, et sans être sacrifiés, les personnages féminins ont, du point de vue narratif, bien moins de relief. À telle enseigne qu’au troisième acte, une Karen célèbre et vieillissante, coquetant au milieu d’une cour d’admirateurs, décide de carrément renvoyer les filles, pour ne danser qu’avec les garçons, parmi lesquels le poète Thorkild Bjørnvig (dansé par le jeune Alexander Bozinoff) que la romancière prit sous son aile un moment. Lors du voyage aux États-Unis, alors que tout s’agite autour d’elle, notre personnage, qui ressemble de plus en plus à une silhouette, semble ordonner les mouvements de l’assistance par de discrètes indications des bras. Kizzy Matiakis, au visage émacié et expressif, est très crédible dans l’incarnation des différents âges de la vie de Blixen. Vers la fin de l’œuvre, les principaux hommes qui ont jalonné son existence – son père, son amour Denys, mort dans un accident d’avion, son serviteur somali Farah – reviennent danser avec elle. L’art du ballet ne sait pas mettre en scène les considérations d’ethnologue-amateur de Blixen sur les Masaï, ni son opinion sur l’administration coloniale, mais il sait montrer le dialogue avec les fantômes.

Blixen (acte II) - Photo Henrik Stenberg, courtesy of the Royal Danish Ballet

Blixen (acte II) – Photo Henrik Stenberg, courtesy of the Royal Danish Ballet

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Les Balletos d’or 2018-2019

Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

La publication des Balletos d’or 2018-2019 est plus tardive que les années précédentes. Veuillez nous excuser de ce retard, bien indépendant de notre volonté. Ce n’est pas par cruauté que nous avons laissé la planète ballet toute entière haleter d’impatience une semaine de plus que d’habitude. C’est parce qu’il nous a quasiment fallu faire œuvre d’archéologie ! Chacun sait que, telle une fleur de tournesol suivant son astre, notre rédaction gravite autour du ballet de l’Opéra de Paris. Bien sûr, nous avons pléthore d’amours extra-parisiennes (notre coterie est aussi obsessionnelle que volage), mais quand il s’est agi de trouver un consensus sur les les points forts de Garnier et Bastille, salles en quasi-jachère depuis au moins trois mois, il y a eu besoin de mobiliser des souvenirs déjà un peu lointains, et un des membres du jury (on ne dira pas qui) a une mémoire de poisson rouge.

 

Ministère de la Création franche

Prix Création : Christian Spuck (Winterreise, Ballet de Zurich)

Prix Tour de force : Thierry Malandain parvient à créer un ballet intime sur le sujet planche savonnée de Marie Antoinette (Malandain Ballet Biarritz)

Prix Inattendu : John Cranko pour les péripéties incessantes du Concerto pour flûte et harpe (ballet de Stuttgart)

Prix Toujours d’Actualité : Kurt Jooss pour la reprise de La Table Verte par le Ballet national du Rhin

Prix Querelle de genre : Les deux versions (féminine/masculine) de Faun de David Dawson (une commande de Kader Belarbi pour le Ballet du Capitole)

Prix musical: Goat, de Ben Duke (Rambert Company)

Prix Inspiration troublante : « Aimai-je un rêve », le Faune de Debussy par Jeroen Verbruggen (Ballets de Monte Carlo, TCE).

Ministère de la Loge de Côté

Prix Narration : François Alu dans Suites of dances (Robbins)

Prix dramatique : Hugo Marchand et Dorothée Gilbert (Deux oiseaux esseulés dans le Lac)

Prix Versatilité : Ludmila Pagliero (épileptique chez Goecke, oiseau chez Ek, Cendrillon chrysalide chez Noureev)

Pri(ze) de risque : Alina Cojocaru et Joseph Caley pour leur partenariat sans prudence (Manon, ENB)

Prix La Lettre et l’Esprit : Álvaro Rodriguez Piñera pour son accentuation du style de Roland Petit (Quasimodo, Notre Dame de Paris. Ballet de Bordeaux)

Prix Limpidité : Claire Lonchampt et son aura de ballerine dans Marie-Antoinette (Malandain Ballet Biarritz).

Ministère de la Place sans visibilité

Prix Singulier-Pluriels : Pablo Legasa pour l’ensemble de sa saison

Prix Je suis encore là : Le corps de Ballet de l’Opéra, toujours aussi précis et inspiré bien que sous-utilisé (Cendrillon, Le lac des Cygnes de Noureev)

Prix Quadrille, ça brille : Ambre Chiarcosso, seulement visible hors les murs (Donizetti-Legris/Delibes Suite-Martinez. « De New York à Paris »).

Prix Batterie : Andréa Sarri (La Sylphide de Bournonville. « De New York à Paris »)

Prix Tambour battant : Philippe Solano, prince Buonaparte dans le pas de deux de la Belle au Bois dormant (« Dans les pas de Noureev », Ballet du Capitole).

Prix Le Corps de ballet a du Talent : Jérémy Leydier pour A.U.R.A  de Jacopo Godani et Kiki la Rose de Michel Kelemenis (Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Seconde éternelle : Muriel Zusperreguy, Prudence (La Dame aux camélias de Neumeier) et M (Carmen de Mats Ek).

Prix Anonyme : les danseurs de Dog Sleep, qu’on n’identifie qu’aux saluts (Goecke).

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Cygne noir : Matthew Ball (Swan Lake de Matthew Bourne, Sadler’s Wells)

Prix Cygne blanc : Antonio Conforti dans le pas de deux de l’acte 4 du Lac de Noureev (Programme de New York à Paris, Les Italiens de l’Opéra de Paris et les Stars of American Ballet).

Prix Gerbille sournoise (Nuts’N Roses) : Eléonore Guérineau en princesse Pirlipat accro du cerneau (Casse-Noisette de Christian Spuck, Ballet Zurich).

Prix Chien et Chat : Valentine Colasante et Myriam Ould-Braham, sœurs querelleuses et sadiques de Cendrillon (Noureev)

Prix Bête de vie : Oleg Rogachev, Quasimodo tendre et brisé (Notre Dame de Paris de Roland Petit, Ballet de Bordeaux)

Prix gratouille : Marco Goecke pour l’ensemble de son œuvre (au TCE et à Garnier)

Ministère de la Natalité galopante

Prix Syndrome de Stockholm : Davide Dato, ravisseur de Sylvia (Wiener Staatsballett)

Prix Entente Cordiale : Alessio Carbone. Deux écoles se rencontrent sur scène et font un beau bébé (Programme « De New York à Paris », Ballet de l’Opéra de Paris/NYCB)

Prix Soft power : Alice Leloup et Oleg Rogachev dans Blanche Neige de Preljocaj (Ballet de Bordeaux)

Prix Mari sublime : Mickaël Conte, maladroit, touchant et noble Louis XVI (Marie-Antoinette, Malandain Ballet Biarritz)

Prix moiteur : Myriam Ould-Braham et Audric Bezard dans Afternoon of a Faun de Robbins (Hommage à J. Robbins, Ballet de l’Opéra de Paris)

Prix Les amants magnifiques : Amandine Albisson et Audric Bezard dans La Dame aux camélias (Opéra de Paris)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Brioche : Marion Barbeau (L’Été, Cendrillon)

Prix Cracotte : Emilie Cozette (L’Été, Cendrillon)

Prix Slim Fast : les 53 minutes de la soirée Lightfoot-Leon-van Manen

Prix Pantagruélique : Le World Ballet Festival, Tokyo

Prix indigeste : les surtitres imposés par Laurent Brunner au Marie-Antoinette de Thierry Malandain à l’Opéra royal de Versailles

Prix Huile de foie de morue : les pneus dorés (Garnier) et la couronne de princesse Disney (Bastille) pour fêter les 350 ans de l’Opéra de Paris. Quand ça sera parti, on trouvera les 2 salles encore plus belles … Merci Stéphane !

Prix Disette : la deuxième saison d’Aurélie Dupont à l’Opéra de Paris

Prix Pique-Assiette : Aurélie Dupont qui retire le pain de la bouche des étoiles en activité pour se mettre en scène (Soirées Graham et Ek)

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Supersize Me : les toujours impressionnants costumes de Montserrat Casanova pour Eden et Grossland de Maguy Marin (Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Cœur du sujet : Johan Inger, toujours en prise avec ses scénographies (Petrouchka, Ballets de Monte Carlo / Carmen, Etés de la Danse)

Prix à côté de la plaque : les costumes transparents des bidasses dans The Unknown Soldier (Royal Ballet)

Prix du costume économique : Simon Mayer (SunbengSitting)

Prix Patchwork : Paul Marque et ses interprétations en devenir (Fancy Free, Siegfried)

Prix Même pas Peur : Natalia de Froberville triomphe d’une tiare hors sujet pour la claque de Raymonda (Programme Dans les pas de Noureev, Ballet du Capitole)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix Laisse pas traîner tes bijoux n’importe où, Papi : William Forsythe (tournée du Boston Ballet)

Prix(se) beaucoup trop tôt : la retraite – mauvaise – surprise de Josua Hoffalt

Prix Sans rancune : Karl Paquette. Allez Karl, on ne t’a pas toujours aimé, mais tu vas quand même nous manquer !

Prix Noooooooon ! : Caroline Bance, dite « Mademoiselle Danse ». La fraicheur incarnée prend sa retraite

Prix Non mais VRAIMENT ! : Julien Meyzindi, au pic de sa progression artistique, qui part aussi (vers de nouvelles aventures ?)

Louis Frémolle par Gavarni. « Les petits mystères de l’Opéra ».

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Les Ballets de Monte-Carlo au TCE : aujourd’hui, Nijinsky

En compagnie de Nijinsky. Ballets de Monte Carlo. Théâtre des Champs-Elysées. Samedi 9 février 2019 (matinée).

Le Théâtre des Champs Elysées est foncièrement lié à la mémoire de Nijinsky. Le danseur y est représenté sur les bas reliefs en marbre de Bourdelle plaqués sur sa façade en béton armé (le premier théâtre de ce genre) et son entrée dans l’Histoire théâtrale doit sa tonitruance à la première du Sacre du Printemps de Stravinsky chorégraphié par ce premier génie masculin de la danse au XXe siècle. Cette année, il y aura cent ans que cette voix corporelle s’est tue à jamais, définitivement, happée dans les cercles de la folie. L’an dernier, le TCE avait accueilli le Ballet National du Canada dans une pièce un peu profuse de John Neumeier qui adressait justement cet épisode final de la carrière dansé de Nijinsky.

Cette année, ce sont les Ballets de Monte Carlo qui viennent offrir un hommage au danseur mythique au travers de quatre ballets intimement liés à son souvenir aussi bien en tant qu’interprète qu’en tant que chorégraphe. C’est une gageure. Quatre partitions majeures et au moins trois authentiques chefs d’œuvres chorégraphiques qui ont traversé le temps pour nous parvenir, dans leur version originale, dans un état de fraîcheur sans cesse renouvelé.

En décidant de s’attaquer à Daphnis et Chloé, Jean-Christophe Maillot est finalement celui qui prend le moins de risques. Le ballet de 1912 n’est plus guère connu que pour les décors et costumes de Léon Bakst. La chorégraphie de Fokine ne s’est pas imposée comme définitive. L’Opéra l’a eu dans son répertoire dans les années 20 avant de lui préférer celle de Georges Skibine dans les décors et costumes de Chagall en 1959 (aujourd’hui reléguée au répertoire de l’Ecole de Danse), avant de commander l’actuelle version à Benjamin Millepied dans une scénographie de Daniel Buren. A chaque fois, au fond, et en dépit de certaines qualités, le ballet de Debussy semble trop souvent être vampirisé par le décorateur et costumier. Il faut dire que l’argument original du ballet, avec ses bergers et ses bergères de pastorale et ses pirates kidnappeurs, peine toujours à convaincre. Comme dans de nombreuses œuvres trop inspirées de poèmes (Sylvia en est un exemple), le héros sentimental n’est pas l’acteur de la délivrance de la demoiselle en détresse (dans Sylvia c’est Cupidon, dans Daphnis c’est le dieu Pan) et parait en conséquence bien falot. De toutes les versions sur la partition originale du ballet qu’il m’a été donné de voir, c’est peut-être celle de John Neumeier, située sur un site archéologique grec à l’époque des premières Saisons russes parisiennes, qui gomme ce défaut de la manière la plus élégante. Jean-Christophe Maillot quant à lui, décide très intelligemment de faire fi de l’argument original en utilisant les deux suites pour orchestre de Daphnis plutôt que l’intégrale du ballet avec chœur. L’intrigue se resserre ainsi sur le chassé-croisé amoureux entre les quatre protagonistes principaux de l’histoire. Le ballet s’ouvre sur un long duo pour Daphnis (Simone Tribuna) et Chloé (Anjara Ballesteros), habillés de vêtements à traits (Jérôme Kaplan), qui font écho aux dessins de nus qui s’inscrivent sur le décor de rochers stylisés d’Ernest Pignon-Ernest. La chorégraphie faite d’enroulements-déroulements, développe un partnering très « frotté ». Le Daphnis de Simone Tribuna est très tactile et facétieux. Par certains mouvements très pantomime (la mobilité des poignets), il semble guider les impulsions de sa Chloé et non pas les subir comme dans la plupart des versions de ce ballet. Dorcon et Lycénion (Matèj Urban et Marianna Barabas), en pourpre, plus sculpturaux et sexués, viennent essayer de troubler cet accord naïf en entrainant le jeune couple dans d’autres associations ; sans succès. Car à la fin, tendis que le crayon numérique de l’artiste s’affole et multiplie les dessins érotiques rupestres sur la montagne de papiers, ce sont finalement les deux tendrons qui, dans une apothéose faunesque, copulent sous l’œil des deux tentateurs.

Daphnis et Chloé. Jean-Christophe Maillot. Ballets de Monte Carlo. Photographie Alice Blangero

L’Après-midi d’un Faune est une œuvre qui, bien que non créée spécifiquement pour le ballet, a connu de nombreuses versions dansées différentes et mémorables. La première d’entre-elles, qui est également la première chorégraphie de Nijinsky (1911) est toujours jouée aujourd’hui. L’adaptation qu’en a faite Serge Lifar en 1941 reprenait les principes de la chorégraphie originale tout en soulignant, par la disparition des nymphes, l’érotisme autosuggéré qui anime le faune. L’écharpe mythique remplaçait la grande nymphe. Robbins, dans son Faun de studio de danse présente de nouveau un pas de deux mais tout en soulignant la solitude des deux protagonistes perdus dans leur contemplation narcissique des moindres détails de leur corps. Thierry Malandain retourne quant à lui à la forme solo pour une pièce qui se propose de remettre le spectateur dans l’état de voyeurisme un peu gêné dans lequel les spectateurs de 1912 avaient pu se retrouver. Il y a bien une écharpe mais elle est extraite d’une boite de mouchoirs en papier. Le Faune de Debussy semble porter chance aux chorégraphes.

Le Faune de Jeroen Verbruggen, humblement renommé « Aimai-je un rêve ? », confirme ce postulat. Le rêve du chorégraphe néerlandais semble commencer comme un cauchemar. Le faune (Alexis Oliveira) est d’un aspect qui provoque le malaise ; animal à tâches (réminiscence du costume original de Nijinsky) il porte ce qui pourrait être un masque tribal lui donnant l’aspect d’une tête réduite momifiée avec sa couronne de cheveux longs à la base du cou. L’attirail n’est pas sans évoquer, avec son ouverture de bouche obscène, une cagoule pour adepte de pratiques sadomasochistes. Entre un homme, nommé simplement « L’individu » dans le programme (Benjamin Stone), qui se retrouve entraîné dans une succession d’emmêlements intimes au sol, d’imbrications osées et de positions ouvertement sexuelles. Pourtant, on ne distingue pas dans ce pas de deux de complaisance homo-érotique. Il apparaît très rapidement que ce pas de deux ne fait que présenter l’homme aux prises avec son désir. L’individu, partagé entre répulsion et attirance, contemple son moi secret. Il finit même par se dégager de ces ébats une certaine poésie intime. Les deux danseurs, admirables, deviennent tour à tour l’écharpe de l’autre. Après une dernière étreinte, l’individu exhale la même fumée qui baignait la scène pendant ses ébats. Aurait-il internalisé son désir ? On en conclura ce qu’on voudra…

Aimai-je un rêve? Chorégraphie Jeroen Verbruggen. Ballets de Monte Carlo. Photographie Alice Blangero

Le Spectre de la Rose ne correspond pas au même schéma que l’Après midi d’un Faune. Cette chorégraphie de Fokine, acte de renaissance de la danse masculine grâce aux qualités physiques et d’interprétation de Nijinsky n’a sans doute jamais été égalée à ce jour. Et ce n’est pas la version de Marco Goecke qui va changer la donne. La gestuelle du chorégraphe, affolée et hyperactive des bras, avec spasmes désespérés et autres déboîtements de nombreuses parties du corps est assurément captivante à première vue. Mais Goecke plaque ce même schéma sur toutes ses pièces au mépris de la musique ou de son sujet. Après un début, très convenu, dans le silence avec six gars en imper jetant des pétales de roses, commence ce qui devrait-être une évocation du célèbre ballet de 1911. Mais ici, la jeune fille et son rapport au spectre ne sont finalement qu’accessoire. Le pas de deux n’est qu’une adition d’agitations monomaniaques effectuées en parallèle. Cette gestuelle grouillante d’insecte lasse très vite. Marco Goecke aurait dû penser que ce que la danse évoque dans la Spectre de la Rose, c’est le parfum entêtant de la fleur, pas la contemplation de ses pucerons.

Le Spectre de la Rose. Chorégraphie Marco Goecke. Ballets de Monte Carlo. Photographie Alice Blangero

Petrouchka, qui clôturait le programme, est une œuvre du même acabit que le Spectre de la Rose. Sa chorégraphie ainsi que sa scénographie originale restent à ce jour la version la plus satisfaisante du ballet de Stravinsky. Johan Inger prend acte de ce constat et propose une réécriture actualisée du conte. Il élude la fête foraine petersbourgeoise et transpose l’action dans le monde de la mode. L’agitation est celle de la préparation d’un défilé de la fashion week avec son désordre de couturiers, de coiffeurs et de top-modèles. On habille des mannequins de vitrine blancs avec des créations réminiscentes des costumes de Schéhérazade (costumes Salvador Mateu Andujar). Dans la version de Johan Inger, fluide techniquement sans être mémorable, le grand couturier mégalomane -le magicien dans l’argument original-  (Lennart Radtke) se coince la libido entre les charmes de Petrouchka et ceux du Maure, deux mannequins Stockman aux mensurations avantageuses (George Oliveira et Alvaro Prieto) placés dans une boite-vitrine. La ballerine paraît finalement plus accessoire dans ce schéma même s’il y a bien une rivalité autour d’elle entre les deux porte-manteaux. Cette idée des mannequins blancs est brillante. Elle restaure parfaitement le sentiment de malaise face aux poupées animées de Fokine, tout en effaçant la question lourdingue « Pretrouchka est-il un ballet raciste puisqu’il y a un « maure » badigeonné de noir ? ». Ici, le Maure n’est reconnaissable qu’au cimeterre blanc comme lui dont il menace Petrouchka. Le quatrième tableau est très réussi. Yohan Inger sait mettre en osmose la danse et la scénographie, une qualité somme toute très « Ballets russes ». On assiste au défilé de couture. Le plateau tournant de Curt Allen Wilmer prend alors tout son sens. La ballerine revêt la traditionnelle robe de mariée. On sourit de voir la mécène, cheveux assortis à son manteau à poil long, évoquer subtilement l’ours en peluche exhibé dans la version originale du ballet. C’est cette mécène que le designer perd lors du scandale de l’étranglement de Petrouchka par le Maure. Le créateur s’effondre alors sur lui-même comme une poupée de chiffon.

Petrouchka de Yohan Inger. Ballets de Monte Carlo. photographie Alice Blangero

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Nijinski dans toute sa force et sa fraîcheur

P1090370Programme Hommage à Nijinski.

Samedi 22 octobre 2016.

La reconstitution d’œuvres du répertoire, qu’il s’agisse d’un retour à un texte original ou d’une recréation, n’est pas chose aisée. Pour une réussite, combien de ces opus ressemblent-ils plutôt à des créatures au mieux hybrides, au pis mal embaumées ? Parfois, la tentative est oiseuse. Pour preuve, La Belle au Bois Dormant prétendument reconstituée par Alexei Ratmanski pour ABT dont les archaïsmes assumés n’apportent rien aux danseurs ni au public. Le miracle peut se produire une fois (La Sylphide de Pierre Lacotte en 1971) et être suivi par des tentatives intéressantes mais moins fructueuses.

Dans le domaine de la reconstitution, même une réussite n’est jamais qu’une interprétation et rien n’empêche quelqu’un d’autre de proposer sa propre interprétation. C’est ce que se propose de faire Dominique Brun avec trois œuvres emblématiques de Nijinsky à la postérité contrastée.

L’Après-Midi d’un Faune, la première création de Nijinky en 1912, n’a jamais vraiment quitté le répertoire des compagnies et bénéficie d’une notation Stepanov de la main du danseur et chorégraphe lui-même. L’Opéra de Paris possède cette version avec la reconstitution des décors et costumes panthéistes de Léon Bakst. Tel qu’il se présente aujourd’hui, le ballet ressemble à un rituel très codifié ou, quand les interprètes font défaut, à un tableau animé. Dans sa proposition chorégraphique de 2007, Dominique Brun suit scrupuleusement le texte d’origine, mais gomme certains postulats peut-être suivis trop à la lettre dans les versions traditionnelles. Par exemple, elle gomme l’angularité des positions, sans la renier. Les paumes des mains, légèrement obliques, donnent ainsi plus de sensualité à la recherche de l’écharpe. Surtout, elle abandonne presque totalement le staccato de la chorégraphie du personnage principal.

Plus ronde bosse que bas-relief, plus grec qu’égyptien, cet Après-midi d’un Faune recentre l’intérêt sur l’épisode plutôt que sur la forme. Les costumes de Christine Skinazi ont aussi leur rôle à jouer. Ils sont proches des originaux mais moins statuaires (les perruques, moins dorées, plus « en cheveux » ont l’air presque « ethniques »). François Alu, dans un justaucorps placé entre le costume d’origine et le survêtement à motif camouflage, incarne ainsi un faune au sex appeal très contemporain.

François Alu, faune urbain en tenue de camouflage.

François Alu, faune urbain en tenue de camouflage.

Avec Jeux (1913), la problématique est tout autre. Le ballet, un pas de trois pour Nijinsky, Karsavina et Ludmilla Schollar, n’a jamais eu de succès et connut seulement un petit nombre de représentations. Quelques photographies, toujours les mêmes,  et des aquarelles de Valentine Gröss ont figé le ballet dans deux à trois poses emblématiques. Dominique Brun, loin d’être intimidée par cet univocité de l’archive, la prend à bras le corps et la diffracte pour lui rendre son côté contemporain (l’oeuvre d’origine est le premier ballet à thème contemporain présenté aux Ballets russes) et ambigu. Dans un espace sans décor délimité par une grand carré au scotch de scène (le lieu d’origine était un court de tennis) qui rend l’atmosphère induite par la musique encore plus oppressante, le trio d’origine, avec ses fameuses poses qui évoquent les bas-reliefs de Bourdelle, est séparé entre six danseurs. Ceux-ci endossent indifféremment et successivement les costumes féminins ou masculins du ballet (très subtilement, les « garçons » portent une cravate noire comme dans les photos, et pas rouge comme dans les tableaux). Le chiffre trois et son ambiguïté affective ou sexuelle est toujours présent. Les entrées et sorties de danseurs sont tellement inattendues qu’elles laissent à penser qu’ils sont beaucoup plus nombreux qu’en réalité. Une réussite.

Jeux. Six interprètes. Une infinités de possibilités.

Jeux. Six interprètes. Une infinité de possibilités.

Le Sacre du Printemps, scandale historique de 1913 pour l’inauguration du Théâtre des Champs-Élysées, volontairement oublié par les danseurs, remplacé par une autre chorégraphie (de Massine) dans les mêmes costumes, a longtemps été un mythe. Depuis les années 80, cependant, il est présenté sur scène dans une reconstruction qui a fait date au point qu’on en oublie parfois qu’il ne s’agit pas de la chorégraphie originale mais celle de Millicent Hodson et Kenneth Archer.

La version de Dominique Brun, qui utilise la même documentation à la fois pléthoriques et éparse, offre un point de vue à la fois familier et essentiellement différent. Cela commence par la production : un seul décor et des costumes (de Laurence Chalou) volontairement plus clivés sexuellement que dans la version Roerich. On assiste alors vraiment à une fête de village avec les hommes qui saluent presque obséquieusement les femmes. Chacun restant dans son espace ou dans son rôle social.

Les costumes des hommes permettent d’apprécier d’autant mieux la très impressionnante transcription de « l’en-dedans Nijinsky » habituellement caché par les costume « originaux » qui descendent en dessous du genou (ici de pantalons blancs avec des bandes de broderie sur le côté des jambes). Adducteurs serrés au dessus du genou, le bas de jambe très écarté, haut du dos extrêmement voûté des hommes : on se croirait vraiment face à de la statuaire du haut Moyen-Âge. Les groupes de filles font penser parfois aux nymphes de l’Après-midi d’un Faune de même que la transe du vieillard qui conclut le premier tableau au sol évoque l’extase amoureuse du faune.

La deuxième scène commence dans la pénombre : on distingue un mystérieux échange chamanique entre un homme jeune et un des aïeux. Les capacités acoustiques prodigieuses de la salle nous immergent littéralement dans la partition de Stravinsky et dans l’action même lorsqu’elle reste cachée.

Les filles sont désormais en grandes chemises brodées. Les hommes pour cette section incarnent tous des vieillards. Un groupe de six garçons en peau de loup ou d’ours ressemble vraiment à une meute menaçante. Pas de drames dans le choix de l’élue. Elle se couche par deux fois au sol comme si elle savait. De même la colère des filles sur la pulsation des tambours est un rituel réglé, énergique mais dépassionné. Au plus fort des tutti d’orchestre, l’élue qui passe par toutes les positions connues par les archives visuelles n’ajoute pas au drame. Elle se concentre. C’est l’assemblée des hommes qui crée la tension. Ce sacrifice tranquille créateur de chaos a quelque chose de terrible, de poignant et d’étrangement actuel.

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Bordeaux: Roses Bloom Beyond Paris (3/3)

DAY TWO: BORDEAUX (matinee, October 26th)

P1080799ICARE (Lifar/Honneger/Picasso)

“Men,” said the little prince, “set out on their way in express trains, but they do not know what they are looking for. Then they rush about, and get excited, and turn round and round […] “With a hint of sadness, he added: ‘Straight ahead of him, nobody can go very far…”

What a weird and startling experience. To all of the Dr.Who guys from the Nerd Bars in Brookyn: prick up your ears! Not going to ballet explains why you still haven’t found what you’re looking for. An ancient legend of just what happens when you try to fly too high in the sky with invented wings, merged with violent and multi-colored percussion, plus sets and costumes by Picasso in his most Jean Cocteau (as in, let’s do this in bold, iconic, yet ironic, strokes) phase, is what you need.

Most at this matinee audience were already atwitter about how Bordeaux’s director, Charles Jude, had already drunk from the fountain of both Lifar (therefore Diaghilev) and Nureyev (therefore everyone). We knew this matinee would serve up great goblets of more beautiful dancing.

This ballet is sooo Ballet Russes that it seems all about the sets and costumes and lights and music and philosophy and …you. The dance seems to just grow out of all this: I’d never seen the ballet before, but cannot imagine it existing in another way.

P1030074It’s incredibly hard to describe the atmosphere it creates. A bit cubist (those Ikea wings that — as you would expect, screw on, sort of, but don’t hold fast and then inspire your angry dance across the room — became Igor Yebra/Icare’s), a bit Expressionist (a gesticulating lost father like Lifar’s in the original Prodigal Son, but also a Daedalus awakened, Ludovic Dussarps, a Faust-like enabler, utterly “on”) and a bit of something other: graceful choral groups, male and female, all Art Deco curves and profiled angles. And all along, the music forcing you to bounce along in one-two-three-four (and other) phrasing. Boom cha che whoosh!

FAUN (Lifar/Debussy/who the hell did the decor?)

“Little golden objects that set lazy men to idle dreaming.” […] “Ah, you mean the stars?”

Le Faune Barberini (Glyptothek Munich)

Le Faune Barberini (Glyptothek Munich)

This version, carried forward from Nijinsky to Nijinska to Lifar, turns out to be a solo. Be gone the nymphs, me here, yo. So it’s the After That Afternoon, where I – Alvaro Rodriguez Piniera — lie about in my primitivo-naif rain forest décor and um, revisit that experience without even needing actual nymphs. Because, and that is what astonished me, a great artist can concentrate your mind into actually seeing what he sees. A split second hit where I started to feel inarticulately overwhelmed by the intensity of the mood he created alone out there. I thought, OK, sit up and quickly look around in order to make sure you are not insane. I saw: an entire audience, leaning forward, all sitting with mouths hanging open. I swear, it was a glimpse at a cave of bats hanging upside down! What an actor!

I’d always wondered what was so special about Nijinsky. Maybe here I finally caught a glimpse. Concentration, conviction, release with utter control. Where all lines and the smallest gestures confirmed a deeply-felt inner logic. Rodriguez Piniera made a guy in a spotted costume and gilded horned wig swooping around an abandoned scarf seem like the only way to go. A ballet that would always be modern. For what is otherworldly, if brought to life, can turn into an evident truth.

SUITE EN BLANC (Lifar/Lalo/well, yes, obviously no decor and arty costumes here)

“This is only his box. The sheep you asked for is inside.”

Everyone loves “Etudes.” But not enough people know this other ballet about ballet that held the stage in Paris before Harald Lander imported his masterpiece from Copenhagen. The best difference between these two roller-coasters which have no other story-line other than letting the audience in on just how high you can ride on technique? In Etudes you have a massively functioning corps de ballet and three stars. Yet all seem to be equally committed to one task: demonstrating how the struggle against one’s recalcitrant body leads to a larger kind of, ah that word again, inner perfection. In Lifar’s Suite en Blanc you have smaller groups and, by giving each one of them so much to do, he crafted each section into a constellation of stars each shedding its own light.

Nathan Fifield conducted the overture with such force and delicacy you could hear the stars and planets begin to twinkle as blown into place by the winds.

In swooping long tutus, Emilie Cerruti, Marie-Lys Navarro and Aline Bellardi, set the stage in the opening “Siesta”: softly romantic, powerfully in control, well-coordinated as a trio yet each individual never felt faceless (alas, I don’t know these dancers by heart yet, so I fear attributing attributes to the wrong name!)

Then Vanessa Feuillate wholeheartedly led Samuele Ninci and Ashley Whittle in a grand trio. All three played to the audience in a good way, with confident flair, utterly committed to the steps and without irony: let’s just hit this “invitation to the dance.” The audience, kind of still reeling after the “Faun,” responded. Delicate and precise, Mika Yoneyama then soothed us with her smoothly poised balances in the “Serenade.”

According to legend, one of the “baby ballerinas” of the Ballets Russes de Monte Carlo – I think it was Tatiana Riabouchinska – used to take men’s class as well. I always am reminded of that when I see the relentless “Pas de cinq,” where one girl challenges four boys in echapés and cabrioles and sheer energy. And can do all the « girly » things, too. The score gets terribly bombastic here and can, if listlessly played as is wont in Paris, drag the poor dancers down. Here dance and music bounced merrily along together. Sara Renda, despite a tutu, definitely proved to be one of the boys. With her four impeccable partners, they even made this all look easy and fun, which is absurd. And enchanting.

All bourées and asymmetrically-timed-and-positioned passés and careful flutterings, “La Cigarette” (in the long-lost first stage version of this flute-filled music from 1866, Rita Sangalli waved one around) should create the impression that the soloist floats and never comes off pointe. I found the solo a bit too strongly danced by Oksana Kucheruk, the crowd-pleasing pirouettes almost harsh in execution (the “I’m now going to let my face go blank and nail this step” variety). Etude-y. This may have been one little moment when I actually missed the way Paris’s dancers can merge precision with sometimes too much chic and nonchalance. Later on, in “La Flûte,” I had the same impression: Kucheruk is an impressive technician with natural lines who can indeed do almost everything…except go a little easier on herself. A bit like the rose with four thorns. I kept wanting to tell her: « you’re fine! Don’t force it, don’t keep the mirror in your mind, just enjoy the steps, will you?! »

But, in the meantime, Roman Mikhalev had used the grand Mazurka to grant me a little wish: what if the Poet in “Les Sylphides” could have broken out of that droopy melancholy solo? He’s in a mosh pit of girls, for god’s sake! He’d think big and jeté and turn and leap all over the place, while never losing his dignity. Nice, bold, manly, tasty. In the Adage, Stéphanie Roublot and Oleg Rogachev at first seemed beautifully in-synch, yet then something went cold. That was a pity, because the great advantage Suite en Blanc has over Etudes is that it’s not about just getting it to work in an empty studio. It’s about negotiating dancing all together. Most of the choreography is given over to partnering and interacting and sharing the stage.

Yes, that’s the major difference between Etudes and Suite en Blanc: the first focuses on challenging the deep part that lurks in dancers’ minds – you facing the mirror, and that annoying person just in front of you at the barre, whose every perfection is pissing you off…the stuff audiences don’t really understand — the second on how the excellence of each rare idiosyncratic talent contributes to forming a real community. More than a challenge, this ballet remains an homage to every one on stage. You each face us sitting out there in the dark, but are not alone. Suite en Blanc recognizes that we are all in this together: you dancers, us in the audience, even the musicians in the pit (who actually cared to look back at the stage at the end and applaud…hello, Paris?)

“What is a rite?” asked the little prince. /”Those also are actions too often neglected, “ said the fox. “They are what make one day different from other days, one hour from other hours.”

I found these different days in Bordeaux and Toulouse. My eyes still hear golden peals of laughter.

[Just in case: all citations, and many bit of inspiration, came from Antoine de Saint-Exupéry’s « The Little Prince » from 1943, in its translation by Katherine Woods].

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Bordeaux : Lifar dansé au présent

P1080799Bordeaux Icare… Hommage à Lifar. Ballet de l’Opéra de Bordeaux. Dimanche 26/10/2014

Avec le ballet de l’Opera de Bordeaux, le programme se concentre sur le Lifar choréauteur des années trente. Icare et la relecture du Faune datent tous deux de 1935.

Icare naquit  accompagné du fameux manifeste du chorégraphe où Lifar définissait sa conception de la création chorégraphique comme œuvre totale. On imagine sans peine le choc qu’a pu provoquer en 1935 cette pièce dansée uniquement sur un arrangement de percussions d’Arthur Honegger et de Karl Szyfer avec une chorégraphie à la fois minimaliste (à base de batterie en réponse à la percussion) et expressionniste (des mouvements amples évoquant le théâtre antique plus que la pantomime); Lifar réutilisera ce style « minoen » dans Phèdre en 1950. Le parallèle est d’ailleurs renforcé depuis que le ballet a été « rhabillé » par Picasso dans une palette aussi tonitruante que celle de Cocteau pour Phèdre. Cela sert-il réellement l’œuvre ? Pas sûr. Cette esthétique « faïence de Vallauris » incruste le ballet dans une période, les années De Gaulle- Malraux, qui n’est pourtant pas la sienne. Il est des associations décor-chorégraphie qu’on ne peut rompre sans faire perdre l’un ou l’autre. C’est le cas de Mirages. Mais pas ici. En fait, le ballet de Lifar souffre actuellement de sa production Picasso 62 comme l’Orphée de Balanchine de sa production Noguchi 1948. On rêve de voir ces ballets dansés en costumes de répétition.

Icare : Les amis dans le décor de Picasso. Photographie Sigrid Colomyès. Courtesy of Opera National de Bordeaux

Icare : Les amis dans le décor de Picasso. Photographie Sigrid Colomyès. Courtesy of Opera National de Bordeaux

Car il y a d’immenses qualités dans Icare. Les évolutions des amis (4 garçons et 4 filles) avec leurs savantes et brutes architectures mouvantes sont à la fois simples et directement expressives. On se prend à s’émerveiller devant de simples tours en l’air que le corps de ballet – très homogène – achève soit de face, soit de dos, nous transportant dans un tableau cubiste. On distingue aussi ce que la chorégraphie créée par Lifar sur lui-même avait de force, même si l’Icare de cette matinée, Igor Yebra, semblait ne jamais l’attaquer franchement du pied. Un rôle tel qu’Icare, avec ses lentes pirouettes s’achevant sur des poses plastiques, ne supporte ni l’approximation ni le timoré. Or, c’est ce qui semblait caractériser l’interprétation de l’étoile bordelaise. Du coup, ses rapports avec le reste des danseurs sur le plateau ne sortaient pas clairement: il n’était ni un chef pour les amis ni réellement un fils pour le Dédale de l’excellent Ludovic Dussarps.

Timoré, il ne faut pas non plus l’être quand on interprète le Prélude à l’après midi d’un faune que Lifar a remodelé pour en faire un solo.

L’expérience est fascinante. Dans un décor frontal qui rappelle plus le douanier Rousseau que Bakst, on observe une chorégraphie à la fois proche de celle de Nijinsky (elle recourt à des poses « aplaties » inspirées des vases à figures noires de la Grèce archaïque ou bien des bas-reliefs égyptiens) et, en même temps, complètement renouvelée. Ce n’est pas simplement parce qu’elle supprime les nymphes mais également parce qu’elle réalise une petite révolution copernicienne en donnant de la chair à l’esthétique de bas-relief du ballet original. Il ne s’agit plus d’un épisode de rencontre manquée mais bien d’autosuggestion. Tout en traduisant la passion de Lifar pour la forme plastique – tout particulièrement la sienne, on le concède–, l’absence des nymphes nous recentre sur la psyché du Faune. L’écharpe est bien là, abandonnée. Et comme sa propriétaire n’a pas pris forme physique, on voit la créature mi-animale renifler son parfum dans l’air. À la fin de la pièce, après l’orgasme imaginé par Nijinsky, le Faune se retourne et finit sur le dos, appuyé sur un coude ; comblé. Plus qu’à l’esthétique archaïque du ballet d’origine, c’est à la statuaire baroque que Lifar se réfère. Le chorégraphe n’hésite pas à briser la ligne de l’original pour, ne serait-ce que brièvement, y introduire la courbe et l’ellipse.

Dans le faune, Alvaro Rodriguez Piñera, tout en respectant la lettre de la chorégraphie et ses débordements expressifs, parvient à rester sur le fil : jamais cabotin, jamais complètement narcissique non plus. Tout en marchant de manière stylisée mais nerveuse, il agite ses pouces d’une manière explicite. Mais ce qui pourrait être obscène ne l’est pas avec lui. On a plutôt l’impression d’un insecte qui ferait une parade d’amour en agitant ses antennes pour une parèdre cachée quelque part dans la coulisse. La grande nymphe devient accessoire quand sa présence est suggérée de manière si suggestive.

Suite en Blanc : Ballet de l'Opéra de Bordeaux. Photographie Sigrid Colomyès. Courtesy of Opéra National de Bordeaux

Suite en Blanc : Ballet de l’Opéra de Bordeaux. Photographie Sigrid Colomyès. Courtesy of Opéra National de Bordeaux

Avec « Suite en Blanc », c’est un Lifar plus maître de son style que l’on rencontre. En 1943, l’interprète-choréauteur et le ballet de l’Opéra de Paris se sont en quelques sortes « acculturés ». Les bizarreries du  » barbare Lifar » semblent s’être bonifiées sous le vernis d’élégance de l’école française qui elle, a gagné en virtuosité. Force nous est de reconnaître que ce vernis était bien mieux défendu par le ballet de Bordeaux que par l’Opéra de Paris lui-même lors des dernières reprises de ce ballet.

Oh ! Sacrilège ? Je m’explique. L’interprétation de « Suite en Blanc » par La première troupe nationale ressemble trop souvent à un coffre à bijoux où des pierres précieuses voisineraient en vrac avec de la pacotille. Deux ou trois apparitions fulgurantes réveillent par intermittence un ballet dansé par des interprètes plantons qui ânonnent leur chorégraphie comme on dit un Pater et trois Ave. À Bordeaux, on ne présente pas nécessairement toujours des diamants de la plus belle eau (l’étoile maison, Oksana Kucheruk ne convainc pas vraiment dans « la cigarette » à force de vouloir faire preuve d’autorité et Roman Mikhalev est plus précis qu’enthousiasmant dans la Mazurka), mais le tout est enchâssé dans une vraie monture dynamique. Les numéros s’enchaînent avec naturel et la partition – par ailleurs très bien défendue par l’orchestre sous la direction de Nathan Fifield – scintille encore davantage. Les danseurs de Bordeaux servent avec brio cette chorégraphie quand les parisiens se trouvent bien assez bons de la ressortir de temps en temps de la naphtaline. À regarder l’élégante « Sieste » (Melles Cerruti, Navarro et Bellardi), le « Thème varié » plein de chic teinté d’humour (Vanessa Feuillate, Samuele Ninci et Ashley Whittle), le « Presto » enflammé par Sara Renda entourée d’un quatuor de gaillards à la fois énergiques et moelleux puis enfin tout le corps de ballet rendant justice à ces charmantes ponctuations en forme de rideau qui s’ouvre et puis se ferme sur les solistes, on n’était pas loin de ressentir l’émotion qui s’était saisie de nous lorsque le Miami City Ballet d’Edward Villella nous avait montré comment Balanchine pouvait être mieux dansé qu’au New York City Ballet.

Tout chorégraphe appartient à son époque. Lifar a embrassé la sienne avec démesure et gourmandise. Faut-il pour autant l’enfermer dans le passé? Non. Son œuvre n’est pas en soi vieillie même si elle est d’une époque. Car quand elles sont prises à bras le corps comme cela a été le cas à Bordeaux, ses chorégraphies appartiennent à notre présent.

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Oiseau, Faunes, Boléro : Variations sans fin

P1010032Ballet de l’Opéra de Paris – Soirée du 2 mai

La soirée Béjart/Nijinski/Robbins/Cherkaoui & Jalet paraît conçue comme un jeu de l’esprit. Balanchine disait des chorégraphes qu’ils sont plus des chercheurs que des créateurs : « à chaque musique correspond une danse. Nous nous efforçons de la trouver ». A contrario, le programme dont la première a eu lieu le 2 mai à Garnier s’emploie à montrer que plusieurs danses sont possibles sur une même partition. Reste à savoir laquelle – voire lesquelles – on préfère.

Pour L’Oiseau de feu, la version Soleil rouge de Maurice Béjart donne furieusement envie de se replonger dans la création, originelle et multicolore, de Fokine. Malgré un Mathias Heymann toujours étonnant en créature semi-animale et extra-terrestre, malgré aussi un François Alu soufflant de ballon parmi les Partisans, l’overdose de testostérone militante laisse sur le flanc et le final pompier est assommant.

Comme lors de la saison 2001-2002 (avec le programme « Fokine / Nijinski / Robbins / Li »), la deuxième partie offre la plaisante perspective d’une comparaison directe entre le chatoyant Après-midi d’un Faune de Nijinski (1912) et son cousin new yorkais imaginé par Robbins. Nicolas Le Riche dote le Faune tacheté et toujours de profil d’une sensualité naïve. Le jeu des mains, polissonnes de gourmandise, est remarquable. Dans Afternoon of a faun (1953), Hervé Moreau parvient à avoir un regard complètement creux : son personnage donne l’impression de n’exister que par le miroir où il se découvre, se contrôle et s’admire. Le trouble du spectateur-voyeur est redoublé par la présence échevelée, longiligne, d’Eleonora Abbagnato, à l’unisson de son partenaire.

Vient enfin – après un deuxième entracte – la création de Sidi Larbi Cherkaoui, Damien Jalet et Marina Abramovič. Comme on l’a abondamment lu dans la presse, la performeuse et les deux chorégraphes ont travaillé sur les notions de transe et de spirale. Bien vu, et raccord avec le lancinant crescendo de Ravel. Les danseurs tournent sans fin (mais pas sans variations ni inventions). Il y a beaucoup à voir, et un miroir incliné renvoyant leur image, ainsi que les projections au sol, démultiplie l’hypnose. C’est fascinant et vide, comme tous les exercices de style d’hier (Béjart) ou d’aujourd’hui (nouveau #triomphe @Operadeparis).

Dans une veine plus personnelle (et selon moi pour une impression plus profonde), il vaut mieux revoir l’élastique Faun – encore une variation sur le prélude de Debussy ! – que Sidi Larbi Charkaoui avait créé en 2009 à l’occasion du centenaire des Ballets russes, pour une soirée justement nommée « Dans l’esprit de Diaghilev ».

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