Archives de Tag: Ballet de Zurich

Les Balletos d’or 2018-2019

Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

La publication des Balletos d’or 2018-2019 est plus tardive que les années précédentes. Veuillez nous excuser de ce retard, bien indépendant de notre volonté. Ce n’est pas par cruauté que nous avons laissé la planète ballet toute entière haleter d’impatience une semaine de plus que d’habitude. C’est parce qu’il nous a quasiment fallu faire œuvre d’archéologie ! Chacun sait que, telle une fleur de tournesol suivant son astre, notre rédaction gravite autour du ballet de l’Opéra de Paris. Bien sûr, nous avons pléthore d’amours extra-parisiennes (notre coterie est aussi obsessionnelle que volage), mais quand il s’est agi de trouver un consensus sur les les points forts de Garnier et Bastille, salles en quasi-jachère depuis au moins trois mois, il y a eu besoin de mobiliser des souvenirs déjà un peu lointains, et un des membres du jury (on ne dira pas qui) a une mémoire de poisson rouge.

 

Ministère de la Création franche

Prix Création : Christian Spuck (Winterreise, Ballet de Zurich)

Prix Tour de force : Thierry Malandain parvient à créer un ballet intime sur le sujet planche savonnée de Marie Antoinette (Malandain Ballet Biarritz)

Prix Inattendu : John Cranko pour les péripéties incessantes du Concerto pour flûte et harpe (ballet de Stuttgart)

Prix Toujours d’Actualité : Kurt Jooss pour la reprise de La Table Verte par le Ballet national du Rhin

Prix Querelle de genre : Les deux versions (féminine/masculine) de Faun de David Dawson (une commande de Kader Belarbi pour le Ballet du Capitole)

Prix musical: Goat, de Ben Duke (Rambert Company)

Prix Inspiration troublante : « Aimai-je un rêve », le Faune de Debussy par Jeroen Verbruggen (Ballets de Monte Carlo, TCE).

Ministère de la Loge de Côté

Prix Narration : François Alu dans Suites of dances (Robbins)

Prix dramatique : Hugo Marchand et Dorothée Gilbert (Deux oiseaux esseulés dans le Lac)

Prix Versatilité : Ludmila Pagliero (épileptique chez Goecke, oiseau chez Ek, Cendrillon chrysalide chez Noureev)

Pri(ze) de risque : Alina Cojocaru et Joseph Caley pour leur partenariat sans prudence (Manon, ENB)

Prix La Lettre et l’Esprit : Álvaro Rodriguez Piñera pour son accentuation du style de Roland Petit (Quasimodo, Notre Dame de Paris. Ballet de Bordeaux)

Prix Limpidité : Claire Lonchampt et son aura de ballerine dans Marie-Antoinette (Malandain Ballet Biarritz).

Ministère de la Place sans visibilité

Prix Singulier-Pluriels : Pablo Legasa pour l’ensemble de sa saison

Prix Je suis encore là : Le corps de Ballet de l’Opéra, toujours aussi précis et inspiré bien que sous-utilisé (Cendrillon, Le lac des Cygnes de Noureev)

Prix Quadrille, ça brille : Ambre Chiarcosso, seulement visible hors les murs (Donizetti-Legris/Delibes Suite-Martinez. « De New York à Paris »).

Prix Batterie : Andréa Sarri (La Sylphide de Bournonville. « De New York à Paris »)

Prix Tambour battant : Philippe Solano, prince Buonaparte dans le pas de deux de la Belle au Bois dormant (« Dans les pas de Noureev », Ballet du Capitole).

Prix Le Corps de ballet a du Talent : Jérémy Leydier pour A.U.R.A  de Jacopo Godani et Kiki la Rose de Michel Kelemenis (Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Seconde éternelle : Muriel Zusperreguy, Prudence (La Dame aux camélias de Neumeier) et M (Carmen de Mats Ek).

Prix Anonyme : les danseurs de Dog Sleep, qu’on n’identifie qu’aux saluts (Goecke).

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Cygne noir : Matthew Ball (Swan Lake de Matthew Bourne, Sadler’s Wells)

Prix Cygne blanc : Antonio Conforti dans le pas de deux de l’acte 4 du Lac de Noureev (Programme de New York à Paris, Les Italiens de l’Opéra de Paris et les Stars of American Ballet).

Prix Gerbille sournoise (Nuts’N Roses) : Eléonore Guérineau en princesse Pirlipat accro du cerneau (Casse-Noisette de Christian Spuck, Ballet Zurich).

Prix Chien et Chat : Valentine Colasante et Myriam Ould-Braham, sœurs querelleuses et sadiques de Cendrillon (Noureev)

Prix Bête de vie : Oleg Rogachev, Quasimodo tendre et brisé (Notre Dame de Paris de Roland Petit, Ballet de Bordeaux)

Prix gratouille : Marco Goecke pour l’ensemble de son œuvre (au TCE et à Garnier)

Ministère de la Natalité galopante

Prix Syndrome de Stockholm : Davide Dato, ravisseur de Sylvia (Wiener Staatsballett)

Prix Entente Cordiale : Alessio Carbone. Deux écoles se rencontrent sur scène et font un beau bébé (Programme « De New York à Paris », Ballet de l’Opéra de Paris/NYCB)

Prix Soft power : Alice Leloup et Oleg Rogachev dans Blanche Neige de Preljocaj (Ballet de Bordeaux)

Prix Mari sublime : Mickaël Conte, maladroit, touchant et noble Louis XVI (Marie-Antoinette, Malandain Ballet Biarritz)

Prix moiteur : Myriam Ould-Braham et Audric Bezard dans Afternoon of a Faun de Robbins (Hommage à J. Robbins, Ballet de l’Opéra de Paris)

Prix Les amants magnifiques : Amandine Albisson et Audric Bezard dans La Dame aux camélias (Opéra de Paris)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Brioche : Marion Barbeau (L’Été, Cendrillon)

Prix Cracotte : Emilie Cozette (L’Été, Cendrillon)

Prix Slim Fast : les 53 minutes de la soirée Lightfoot-Leon-van Manen

Prix Pantagruélique : Le World Ballet Festival, Tokyo

Prix indigeste : les surtitres imposés par Laurent Brunner au Marie-Antoinette de Thierry Malandain à l’Opéra royal de Versailles

Prix Huile de foie de morue : les pneus dorés (Garnier) et la couronne de princesse Disney (Bastille) pour fêter les 350 ans de l’Opéra de Paris. Quand ça sera parti, on trouvera les 2 salles encore plus belles … Merci Stéphane !

Prix Disette : la deuxième saison d’Aurélie Dupont à l’Opéra de Paris

Prix Pique-Assiette : Aurélie Dupont qui retire le pain de la bouche des étoiles en activité pour se mettre en scène (Soirées Graham et Ek)

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Supersize Me : les toujours impressionnants costumes de Montserrat Casanova pour Eden et Grossland de Maguy Marin (Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Cœur du sujet : Johan Inger, toujours en prise avec ses scénographies (Petrouchka, Ballets de Monte Carlo / Carmen, Etés de la Danse)

Prix à côté de la plaque : les costumes transparents des bidasses dans The Unknown Soldier (Royal Ballet)

Prix du costume économique : Simon Mayer (SunbengSitting)

Prix Patchwork : Paul Marque et ses interprétations en devenir (Fancy Free, Siegfried)

Prix Même pas Peur : Natalia de Froberville triomphe d’une tiare hors sujet pour la claque de Raymonda (Programme Dans les pas de Noureev, Ballet du Capitole)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix Laisse pas traîner tes bijoux n’importe où, Papi : William Forsythe (tournée du Boston Ballet)

Prix(se) beaucoup trop tôt : la retraite – mauvaise – surprise de Josua Hoffalt

Prix Sans rancune : Karl Paquette. Allez Karl, on ne t’a pas toujours aimé, mais tu vas quand même nous manquer !

Prix Noooooooon ! : Caroline Bance, dite « Mademoiselle Danse ». La fraicheur incarnée prend sa retraite

Prix Non mais VRAIMENT ! : Julien Meyzindi, au pic de sa progression artistique, qui part aussi (vers de nouvelles aventures ?)

Louis Frémolle par Gavarni. « Les petits mystères de l’Opéra ».

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Romeo und Julia à Zurich: le drame sans l’innocence

Opéra de Zurich

Romeo und Julia, chorégraphie de Christian Spuck, Ballett Zürich, soirée du 25 mai 2019

Au début du Romeo und Julia de Christian Spuck, repris en cette fin de saison par le ballet de Zurich, un personnage mystérieux trace au sol, à la craie, un trait blanc séparant la scène en son milieu. Avant ce geste, l’assistance désœuvrée pouvait passer pour une troupe d’escrimeurs au repos. Après aussi, puisque rien dans l’habillement ne différencie nettement Capulets et Montaigus, et que les danseurs n’auront de cesse de franchir la ligne. Le trait matérialise une tension qui n’en reste pas moins un paysage mental. Et qui relève de l’ordre de la fatalité. Comme on le comprend progressivement, celui qui dessine la ligne n’est autre que le Frère Laurent, qui paraît une incarnation de l’aveugle destin quand il chausse ses lunettes noires (le personnage biface est interprété par Filipe Portugal).

Bref, le ton est donné, mais n’anticipons pas. La première scène est clairement du côté du jeu, avec un dessin très architecturé, une chorégraphie virevoltante ; on reconnaît aisément le style Spuck, plus grand saut que petite batterie, offrant toujours beaucoup de parcours aux danseurs. Certains sauts de garçon sont un clin d’œil à Cranko (le directeur du ballet de Zürich a été chorégraphe en résidence à Stuttgart, et connaît manifestement son répertoire).

Le harcèlement que subit un malheureux Capulet aux prises avec des Montaigus aussi cruels que badins dégénère vite en bataille rangée. On sort les épées, mais on n’oublie pas de danser (jolie prouesse du chorégraphe comme des interprètes). Les évolutions se font plus linéaires lors de la fête chez les Capulet, où un certain hiératisme est de mise. Au début du bal, chaque membre du pack des hommes de la famille semble évoluer autour de son épée, qui accède ainsi au saisissant statut de partenaire de vie.

Romeo und Julia (c) Gregory Batardon, courtesy Ballett Zürich

Par la suite, le spectateur-midinette guette le moment de la rencontre entre Juliette et Roméo. Tous les ingrédients narratifs sont en place – irascible Tybalt, farfadets Mercutio et Benvolio faisant diversion, nourrice entremetteuse –, mais après l’initial coup de foudre, pas de crescendo. La construction de la scène ne rend pas très lisible le jeu des personnages principaux visant à se retrouver malgré l’obstacle de la foule et le contrôle des parents. Mais surtout, Roméo et Juliette manquent d’innocence. À aucun moment on ne perçoit chez eux l’étincelle du premier amour. Est-ce l’apparence des interprètes ? Cela joue sans doute : vus de près, Katja Wünsche et William Moore, sur qui Christian Spuck a créé son ballet en 2012, et qui incarnent à nouveau le couple maudit au soir de la première, projettent davantage l’expérience que la jeunesse.

Romeo und Julia (c) Gregory Batardon

Cependant, leur incarnation ne fait qu’accentuer une impression qui procède de la chorégraphie : la partition de Juliette fourmille de grands ronds de jambe en l’air qui respirent la maîtrise et l’ostentation, et le pas de deux du balcon fait figure de parade pour partenaires aguerris. Quant à celui du début de l’acte III, il peine à faire ressentir la douleur de la séparation autrement que par le truchement de la pantomime et l’aide d’intervenants extérieurs (d’un côté, Laurent traîne Roméo, de l’autre, la nourrice éloigne Juliette).

Qui plus est, certaines options sont dramatiquement curieuses ; faire de Pâris (Jan Casier) un personnage maniéré et imbu de lui-même prive son partenariat avec Juliette de toute potentialité sentimentale (qui ferait contraste avec l’éveil suscité par Roméo). Et puis, un Roméo dansant en tee-shirt lamé argenté décolleté pendant la scène du balcon, en ensuite – jusqu’à la fin – torse nu sous sa veste non boutonnée, fait plus victime de la mode qu’amoureux transi.

Frustrant quant à la peinture de l’amour, le Romeo und Julia de Spuck convainc davantage dans sa face tragique, qu’il s’agisse de la mort de Mercutio (Daniel Mulligan), poignante comme un déchirement d’entrailles, ou des affres de l’ingestion du poison chez Juliette. La distribution de la première réserve aussi une marquante opposition entre rousse glaciale (Eva Dewaele en comtesse Capulet) et rousse comique (Elena Vostrotina en nourrice). Une remarquable scénographie (décors de Christian Schmidt et lumières de Reinhard Traub) transforme la scène en catafalque (fin du 2e acte), puis en caveau éclairé à la bougie (4e acte). À la toute fin (attention, je vous la divulgâche), Juliette se réveille assez tôt pour voir Roméo mourir dans des transports de douleur. À ce moment comme dans d’autres, la douleur et la vie qui se disloque sont montrées de façon stridente, en écho à la partition de Prokofiev. Il faut dire que, sous la direction inspirée de Michail Jurowski, l’orchestre fait sonner certains pupitres comme jamais on ne les avait entendus.

Romeo und Julia (c) Monika Rittershaus, courtesy of Ballett Zürich

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Nussknacker und Mausekönig : Tchaïkovski à l’envers, mais Hoffmann à l’endroit

Opéra de Zurich

Nussknacker und Mausekönig. Ballet de Zurich. Chorégraphie Christian Spuck. Représentation du mercredi 26 décembre 2018.

La tentation est forte d’offrir une relecture du Casse-Noisette de Tchaïkovski qui se rapproche du conte original d’Hoffmann avant son édulcoration par Alexandre Dumas. La structure originale du ballet n’aide cependant pas à la narration. L’acte 2 a été conçu comme un grand divertissement chorégraphique dans le goût des ballet-revues italiens popularisés dans les années 1880 par des danseuses comme Viriginia Zucchi et son chorégraphe attitré Luigi Manzotti. À Paris, la version de Noureev, peut-être celle qui essaie le plus de se rapprocher d’Hoffmann, ne sort pas tout à fait du schéma en numéros de la partition. La jeune Clara fait des cauchemars dans lesquels interviennent des membres de sa famille déguisés en espagnols, en russes ou … en chauve-souris. Mais certains des numéros échappent à cette catégorisation (le pas de trois rococo et la danse chinoise). Néanmoins, la version Noureev reste, à ce jour, la plus satisfaisante pour rendre compte de manière classique de l’atmosphère originale du conte (d’autres ayant assez élégamment aussi résolu le problème de l’absence de rôle de la jeune héroïne et de son prince Casse-Noisette à l’acte 2). Mais à Zurich, Christian Spuck voulait plus. Il voulait Hoffmann ; tout Hoffmann. Le conte original du Casse-Noisette et le roi des souris est une sorte d’Alice au Pays des Merveilles croisé avec L’Homme au sable. Herr Drosselmeier est un homme curieux qui s’assoit au bord du lit de la petite Marie et se substitue à ses vrais parents pour lui conter des histoires merveilleuses, parfois, ou effrayantes le plus souvent. Celle des mésaventures de la princesse Pirlipat (la première à être transformée en croqueuse de noix) et du prince Casse-Noisette (détenteur de la noix dure-remède puis victime de la vengeance de la reine des souris) s’étendra sur trois soirées de suite. Dans la foulée, Clara épousera le neveu de son mentor conteur.

La lecture de l’argument pour l’acte 1 dans le programme de Zurich n’est pas sans laisser perplexe. On se demande comment deux, voire trois fils narratifs (Marie et Fritz chez Drosselmeier, les mésaventures de la princesse Pirlipat, la famille Stahlbaum prépare Noël) vont réussir à s’imbriquer dans l’espace étroit des 50 minutes de musique qu’offre le premier acte. Et pourtant tout se déroule naturellement. Après l’introduction de trois drôles de clown-automates (un accordéoniste et deux danseurs qui semblent avoir pris possession de l’atelier de Drosselmeier et qui commentent en quelque sorte l’action pendant tout le ballet) sous l’œil un peu réprobateur d’un jeune-homme en chandail à carreaux et lunettes rondes d’Harold Lloyd (qui s’avérera être le neveu de l’horloger, le prince et le Casse-Noisette), l’action est étonnamment lisible. Dans la boutique du génie des rouages, Marie, nom original de la jeune héroïne (Meiri Maeda, très fluide dans sa danse et toujours en caractère), s’ennuie et se chamaille avec son boudeur de frère Fritz (le très dense Mark Geiling). Drosselmeier raconte ses histoires par le truchement d’un petit théâtre d’automates reproduit et agrandi en fond de scène côté cour (décors de Rufus Didwiszus). Les danseurs du conte de Pirlipat apparaissent avec des gestuelles mécaniques qui se fluidifient et se naturalisent à mesure que les enfants rentrent dans le conte. Par moment, Marie et son frère sont placés sur la petite scène côté cour, couchés au sol et regardant à travers la petite boite-théâtre tandis que l’action du conte se déroule sur la scène principale. Les arguments peuvent alors se chevaucher sans perdre le spectateur.

Ballett Zürich – Nussknacker und Mausekönig – Clown (Yen Han), Fritz (Max Geiling), Clown (Daniel Muligan), Drosselmeyer (Jan Casier) et Marie (Meiri Maeda).
© Gregory Batardon

La narration au plus proche d’Hoffmann a néanmoins un prix : c’est en effet tout l’ordre de la partition de Tchaïkovski qui est chamboulé. L’orchestre commence d’ailleurs par jouer la conclusion du ballet (Marie et Fritz dans la boutique de Drosselmeier) et la soirée se conclut par l’ouverture. Le plus souvent, pourtant, la structure en numéros de l’œuvre supporte bien ce genre de remède de cheval. On soulève bien un peu les sourcils quand les danses de salon des grands parents, des parents et des tantes se déroulent sur la scène de Clara et de son jouet Casse-Noisette, et quelques transitions musicales ne semblent pas « naturelles », mais dans l’ensemble on goûte ce regard nouveau sur l’histoire qui vous rafraichît aussi l’oreille. Les malheurs de Pirlipat transformée en brise noix sont exposés, au premier acte sur une grande partie du divertissement de l’acte deux et on n’est pas mécontent de voir disparaître la couleur locale souvent forcée dans la plupart des versions du ballet.

Le Casse-Noisette de Christian Spuck fourmille d’inventions visuelles qui préservent le sentiment de merveilleux propre à l’enfance tout en satisfaisant le second degré que recherche le public adulte: les costumes (Buki Shiff) de la cour de Pirlipat, au rococo hypertrophié, très Jules Barbier, sont à la fois beaux et juste ce qu’il faut ridicules, les rats ont d’adorables moustaches frétillantes mais restent menaçants (ce sont des danseurs adultes qui les incarnent), l’arbre de Noël géant est évoqué par une simple branche décorée d’une boule gigantesque, mais le balancier de la pendule aussi a grandi, traversant la scène tel un couperet. Les flocons sont noirs mais les costumes scintillent de guirlandes électriques (un passage dans lequel Éléonore Guérineau apparait en demi-soliste mais attire le regard par l’acuité et la précision de sa technique).

Ballett Zürich – Nussknacker und Mausekönig – Pirlipat (Eléonore Guérineau) et un prétendant.
© Gregory Batardon

La chorégraphie quant à elle est faite de passes  intriquées et de de positions contournées se greffant d’une manière volontairement visible sur un tronc de pas d’école de haute volée. Il y a des enroulements des bras, beaucoup de flexes dans les battements ou dans les sauts. Les garçons surtout ont de longues lignes. Ils jettent  couramment à 180° (Filipe Portugal, qui danse le grand-père à problèmes de coordination exécute des entrechats très croisés en flexe). Les filles ne sont pas en reste. Katja Wünshe, en Reine des fleurs, décoche des arabesques dans les roubignoles de son partenaire à barbe fleuri (Yannick Bittencourt, très belles lignes mais un peu sous-employé) avec une assurance qui force l’admiration. La variation Fée dragée-bonbon-cupcake avec son outrageux tutu « ronde des desserts » (sur la traditionnelle danse arabe) apparaît moins originale. Ou est-ce parce qu’Elena Vostorina, un grand gabarit, cherche un peu ses pointes et que le costume semble la gêner ? En revanche, la gestuelle des automates est très réussie, très proche de la robotique. Elle est particulièrement accomplie lorsque le prince-neveu est transformé en casse-noisette (le très beau Alexander Jones, également très convaincant en jeune homme un tantinet coincé puis en prince un chouïa guindé).

Les duos des deux clowns automates (Yen Han et Daniel Mulligan) sont à la fois techniquement élaborés (beaucoup de portés horizontaux où la ballerine se retrouve souvent dans des positions délicates), bizarres et tendres. Ils sont toujours accompagnés d’un nuage de poudre dispensée généreusement par la perruque de la ballerine. Ce couple trait d’union est justement ovationné à la fin de la soirée.

Drosselmeier, le très longiligne Jan Casier, est doté pour sa part d’une gestuelle à la fois facétieuse et inquiétante de mante religieuse.

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Les ressources comiques de la gestuelle de Christian Spuck émerveillent surtout. À l’acte 2, Fritz, le frère de Marie, revient dans son cauchemar en héros malheureux de la bataille des rats (montés sur patins à roulettes), entouré d’un état-major de gars à épaulettes dorées, frange au vent et courage en berne ; ces personnages falots ne sont pas sans rappeler la gestuelle désarticulée du grand père à l’acte 1.

Ballett Zürich – Nussknacker und Mausekönig – Fritz (Mark Gallen)
© Gregory Batardon

Les scènes de la princesse Pirlipat sont un chef-d’œuvre de timing comique. Elles sont construites comme une parodie du premier acte de La Belle au bois dormant. Pirlipat est affligée de quatre bélitres de prétendants pour lesquels elle n’a aucunement l’attention de rester trois plombes en équilibre le temps qu’ils se décident à lui donner la main. Éléonore Guérineau, dans son costume d’Alice au Pays des Merveilles qui détonne avec l’ambiance XVIIIe du reste de sa cour, est parfaite en petite fille de 12 ans à l’orée de la crise d’adolescence. Elle trompe encore son monde en affichant un sourire poupon mais a déjà dans les yeux le lucre et la cruauté des jeunes adultes. Ses expressions changent d’ailleurs comme un ciel de fin d’été. Les sourires de convention se muent imperceptiblement en moues ennuyées ou agacées lorsqu’elle est confrontée à ses soupirants. La gestuelle athlétique (des grands jetés, des grands battements 4e à se cogner le front et une sorte de temps levé cabriole pieds flexes), qu’Éléonore Guérineau embrasse avec une insolente facilité, montre bien que cette princesse compte plus tard porter la culotte et poser ladite culotte sur le trône à la place de son consort. Transformée en accro du cerneau par le truchement d’un dentier infernal, placée dans un aquarium telle un reptile dangereux, elle plonge la tête dans les reliefs de son festin avec un entrain loufoque.

À la fin du Casse Noisette de Christian Spuck, conformément au conte d’Hoffmann, Marie, selon un plan bien préparé par Drosselmeier, tombe amoureuse du neveu de l’horloger –alias le prince au skateboard, alias le casse-noisette (un pas de deux entre Alexandrer Jones et Mairi Maeda se tranforme en pas de trois avec Jan Casier. Le danseur-mentor s’efface ensuite pour laisser le dernier duo –mais pas le dernier mot- au couple d’amoureux). Entre-temps, Marie a revêtu le costume de la princesse Pirlipat. Doit-on avouer sans honte notre affreux chauvinisme ? Pour nous, il n’y avait qu’une seule et unique princesse Pirlipat.

Ballett Zürich – Nussknacker und Mausekönig – La princesse Pirlipat (Eléonore Guérineau)
© Gregory Batardon

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