Winterreise: la solitude diffractée

Ballett Zürich - Winterreise - © Gregory Batardon

Ballett Zürich – Winterreise – © Gregory Batardon

Winterreise – Ballett Zürich – Schubert, Zender, Spuck – représentation du 1er novembre

La découverte du Voyage d’hiver relève de l’expérience intime : un piano, une voix, une atmosphère cotonneuse, un ado sous la couette qui fait une crise de romantisme et apprend les paroles en phonétique (oui, je vous raconte ma vie avant le chauffage central) : a priori, pas besoin de mise en scène, chacun se fait son cinéma dans sa tête. Il y a pourtant eu diverses tentatives de représentation visuelle, comme celle de Trisha Brown en 2002, avec le baryton Simon Keenlyside en chanteur-danseur, dans un projet penchant plus vers l’opéra que le ballet.

Le Winterreise que présente Christian Spuck à Zurich se permet une autre audace : celle d’utiliser l’arrangement orchestral du cycle de Schubert par Hans Zender (né en 1936): cette « interprétation composée » créée en 1993 utilise percussions, saxophone, machine à vent, harmonica, guitare, trompette… et transforme la mélodie piano-chant en un étonnant foisonnement. Ainsi, la mélodie de Gute Nacht est-elle précédée de frottements évoquant un bruit de pas, puis par des pizzicati ; le compositeur ralentit le tempo, ou l’accélère furieusement (au total, le ballet dure 100 minutes, soit 20 à 30 de plus, selon les interprétations, que la partition d’origine). Il décale et désaccorde, répète, saccade ou permute. On peut trouver dans sa transformation comme un condensé du cheminement post-romantique de la musique allemande, de l’exubérance mahlérienne au Sprechgesang. La violence feutrée qui sourd du cycle éclate en mille reflets.

La proposition chorégraphique emprunte aux mêmes principes : la démultiplication, le cri, le coup. La mise en scène marque l’identification entre la voix et la danse : au tout début, le ténor Mauro Peter – très bon diseur à la voix subtile et solide, sachant projeter comme une secrète fragilité – est accolé sur scène à un des danseurs, avant de descendre dans la fosse d’orchestre. Émergeant d’une autre fosse en fond de scène, le chœur-corps de ballet figure comme un oiseau qui respire. Quelques passages sont illustratifs : au début de Die Wetterfahne / La girouette montre un danseur marchant contre le vent ; plus tard, la neige tombera, et des corbeaux apparaîtront sur scène, mais à quelques exceptions près, il faut renoncer à entendre une correspondance littérale entre parole et danse : le lien est de nature atmosphérique.

On se laisse vite prendre aux sombres métaphores. Chaque lied est souvent l’occasion d’un pas de deux sans rencontre. C’est la moins mauvaise expression que je trouve pour donner l’idée d’une interaction physiquement intense, mais sans croisement des consciences. Chaque danseur semble confronté à une opacité. Les figures inversées ou désaxées abondent. Un porté classiquement harmonieux est perturbé par des battements inattendus – comme un tressautement involontaire – des jambes de la donzelle. Il y a peu de ralentis, beaucoup de développés très rapides, qui sonnent comme des coups de poing. Les filles se retrouvent souvent tête en bas, pieds flexe. Elles s’appuient pour tourner sur la tête de leur partenaire, ou repoussent son omoplate. On reconnaît dans la troupe quelques figures familières – outre les transfuges parisiens Éléonore Guérineau, irradiante de présence, et l’incisif Yannick Bittencourt, il y a Alexander Jones, qui était auparavant à Stuttgart, et Esteban Berlanga, venu de la Compañía Nacional de Danza espagnole) – tout en demeurant frappé par l’unité de style dont font preuve l’ensemble des danseurs, quelle que soit leur origine. Tous ont des pieds remarquables.

Ballett Zürich - Alexander Jones, Eléonore Guérineau - © Gregory Batardon

Ballett Zürich – Alexander Jones, Eléonore Guérineau – © Gregory Batardon

Dans Auf dem Flusse / Au bord de la rivière, au déferlement torrentiel de l’orchestre (Zender suggère ainsi l’impétuosité sous la glace évoquée par le dernier couplet), répondent, chez tous les danseurs, des cris d’horreur silencieux.

La pièce convoque, de façon de plus en plus onirique, le devenir-animal du marcheur solitaire : les silhouettes en arrière-plan portent fagot sur le dos, puis ces branches envahissent leur tête ; l’un d’eux trimballe une tête de cerf naturalisé ; dans les derniers lieder, une figurante à bec, bras et jambes d’oiseau fait son apparition.

Dans Frühlingstraum / Rêve printanier, la « jolie fille » dont rêve le poète s’incarne en la sculpturale Elena Vostrotina qui, doigts écartés, gestuelle d’araignée prête à attaquer, dissipe d’emblée toute pensée-printemps. Certains passages, courus d’un côté à l’autre de la scène, évoquent comme un affolement.

L’ambiance se fait progressivement plus sombre et méditative – les filles en manteau gris nous tournent le dos, et dans Der Wegweiser / Le panneau indicateur, Éléonore Guérineau semble, à la fin, portée comme une morte par ses partenaires masculins. En sens inverse, une danseuse aux yeux bandés recouvre finalement la vue.

Le Voyage que propose Christian Spuck, en parfaite harmonie avec la proposition musicale de Zender, est singulier. La multiplication des pas de deux sur le même principe chorégraphique et narratif finit par désorienter – c’est la limite formelle d’une pièce « à numéros » –, mais le chorégraphe tient la distance, notamment grâce à une invention scénique sans cesse renouvelée. Ça pourrait être noir et blanc, et pourtant, le spectacle s’imprime dans le souvenir comme une suggestion gris-bleutée.

Ballett Zürich - Dominik Slavkovsky et Alba Sempere Torres - © Gregory Batardon

Ballett Zürich – Dominik Slavkovsky et Alba Sempere Torres – © Gregory Batardon

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