Archives de Tag: Opera Royal de Versailles

La Platée toulousaine à Versailles : Opéra/Ballet, la journée des dupes?

_DSC9318

Platée. Ballet du Capitole. Ensemble. Photographie Mirco Magliocca

Platée (Jean-Philippe Rameau). Le Concert Spirituel, direction Hervé Niquet. Mise en scène Corinne et Gilles Benizio (Shirley et Dino). Ballet du Capitole de Toulouse. Chorégraphie Kader Belarbi. Opéra royal de Versailles. soirée du mercredi 18 mai 2022.

Au risque de me répéter, je dirai qu’on ne rate pas une apparition du ballet du Capitole. Voilà sans doute un préambule qui ne va pas de soi lorsqu’on se rend à l’Opéra royal de Versailles pour non seulement voir mais aussi écouter le concert spirituel dans Platée de Rameau sous la direction du chef Hervé Niquet.

*

 *                                              *

Pourtant, voilà une grande partie du thème de cet article. Car pour la création d’une production de Platée, la direction du Capitole a décidé de demander non seulement au directeur artistique du ballet, Kader Belarbi, d’en régler les chorégraphies mais également à une partie de la troupe du ballet du Capitole d’y danser. Or, les rapports du ballet face au lyrique ont largement été dominés depuis le début du XXe siècle par une volonté de s’en émanciper. Au XVIIIe siècle, justement au temps de Rameau et dans ses œuvres même, à une époque où le ballet d’action n’était pas encore apparu, l’inflation des danses dans les œuvres lyriques a d’abord été ressentie comme une menace pour l’art lyrique. Au XIXe siècle, notamment à l’Académie Royale ou Impériale de Musique, le rapport s’est inversé dans le courant du siècle. La troupe de ballet de l’Opéra fut, déjà sous les fastes du romantisme et avant même la décadence de la IIIe République, principalement occupée par ses apparitions dans les ballets d’Opéra et, par là même, accusée de n’être qu’une récréation pour messieurs à hauts de forme, de passage entre deux étapes de leurs obligations mondaines. Les fameux « ballets de l’acte trois » étaient un passage obligé du Grand Opéra Français. Ils sont aujourd’hui presque systématiquement coupés lorsque d’aventure ces œuvres lyriques sont remontées.

Au XIXe siècle, il était de toute façon inconcevable d’avoir une soirée complète de Ballet. À sa création en 1870, Coppélia fut précédée du Freischütz de Weber. En 1841, le premier lever de rideau de Giselle se fit après un troisième acte de Moïse de Rossini. Pour la Sylphide, en 1832, il s’agissait du Philtre d’Auber. Il faudra attendre 1935 pour que Jacques Rouché, à la demande expresse de Serge Lifar, impose des soirées entièrement consacrée à la danse, le mercredi. Enfin, ce n’est qu’en 1940 qu’aura lieu la première « saison » chorégraphique du ballet de l’Opéra.

La tendance à l’émancipation des compagnies de danse dans les théâtres lyriques a été une bonne chose. Dans les années 50, sous l’ère Lehmann, une production légendaire des Indes Galantes de Rameau (1952) à laquelle participait la troupe de ballet de l’Opéra était donnée dès qu’un chef d’État pointait le bout de son nez. Mais cette période correspondait à un affaiblissement de la troupe de l’Opéra qui voyait le nombre de ses apparitions par saison baisser et qui se sentait plutôt considérée comme utilité chorégraphique pour le lyrique que comme artiste.

La participation du ballet du Capitole à une production d’Opéra n’est donc pas anodine surtout quand elle n’a bénéficié cette saison que de trois programmes (il est vrai majoritairement de créations) et de 18 dates dans la Ville rose.

*

 *                                              *

_DSC0013

Platée. Mathias Vidal. Photographie Mirco Magliocca

Mais résiste-t-on à Platée ? La curiosité l’a emporté sur mes préventions et inquiétudes d’autant que l’affiche réunissait de fortes personnalités. Hervé Niquet, un baroqueux grand teint, un duo d’humoristes déjantés passés à la mise en scène, Shirley et Dino (Corine et Gilles Benizio) et, bien sûr, Kader Belarbi, chorégraphe inventif et plein d’humour. Alors qu’en est-il ?

Assurément, la version Niquet de Platée ne pourra être gravée au disque sous sa forme actuelle, avec ses interpolations de musiques populaires (Platée, la nymphe érotomane, chante Tico Tico pour appâter le galant), ou classiques (les pages de ballet XIXe qui s’invitent à la noce de Platée) ou enfin Frère Jacques, une œuvre de Rameau nous dit le chef, que le public est invité à chanter en canon. La distribution vocale est pourtant impeccable aussi bien dans les timbres que dans la diction et l’orchestre, quand il ne sonne pas hard rock pour introduire le premier grand air de la Folie ou maracas de carnaval, se caractérise par sa prestesse et sa limpidité.

Les partis-pris du directeur musical sont radicaux et pourraient paraître de premier abord iconoclastes. En plein milieu de l’ouverture, Hervé Niquet s’interrompt, se retourne et commence à babiller avec la salle. Après avoir raconté l’histoire de la nymphe Platée et de la cruelle farce dont elle est la victime, il demande sans cérémonie : « Y-a-t-il un roi dans la salle ?» et, face à l’absence de réponse, annonce qu’il coupe le prologue qu’on ne jouait, nous dit-il, qu’en présence du souverain. S’ensuit une succession d’interventions très drôles du machiniste (Dino) et des chanteurs, complètement déstabilisés par cette décision inattendue. Le tout a un petit côté premier acte d’Ariane à Naxos. Au premier acte, Hervé Niquet s’interrompt encore pour demander à Platée (Mathias Vidal, un haute-contre au timbre sans une once d’acidité) et Cythéron (Marc Labonette, baryton basse plein d’autorité) de couper les récitatifs qui barbent tout le monde au profit de dialogue parlés. On frémit un peu. Pourtant, très peu est en fait coupé et on apprécie cette irrévérence philologique apparente qui met en fait l’œuvre dans son contexte.

Car la coupure du prologue est de fait un petit pied de nez historique. En effet, à sa création à Versailles en 1745 au manège des écuries royales, Platée n’est pas comprise et le thème, une nymphe laide qui pense épouser Jupiter, met la cour en délicatesse puisque l’infante d’Espagne qui épousait un fils de Louis XV, le prétexte pour ce divertissement, n’était justement pas célèbre pour sa beauté. Le public ne fut pas beaucoup plus réceptif entre 1749 lors de l’entrée au répertoire de l’Académie Royale de Musique de ce « ballet bouffon » et Platée fut donc le seul opéra du XVIIIe siècle à n’être connu que pour un arrangement de la musique de son prologue, l’inverse de ce qui se passait habituellement.

En coupant, certains récitatifs remplacés par des dialogues parlés, Hervé Niquet pousse un peu Platée vers l’Opéra bouffe qu’il annonce tout en gardant les conventions du genre de l’opéra-ballet héroïque. Enfin, l’usage des interpolations rappelle que Rameau s’était également inspiré des mascarades et du théâtre de foire pour cette œuvre qui n’a finalement pas fait école.

En cela, le choix des comiques Shirley et Dino, avec leur goût pour la pacotille des années pop, était tout à fait judicieux. Il y a finalement très peu de « mythologie » dans cette Platée située quelque part entre la favela sud-américaine (les étagements colorés de maisons précaires) et  le point lambda du quart-monde méditerranéen (la statue de déesse juchée sur l’Acropo-Corcovado en fond de scène). Les marais de Platée sont donc peuplés de lolitas sanglées dans des robes ajustées aux couleurs criardes et de travestis. Cithéron est un parrain à costume rayé et chemise voyante. Clarine une jeune mère Thérésa et Mercure, qui reste coincé derrière une palissade lors de sa grande entrée « déesse qui régnez… », est un Bee Gees de pacotille arborant fièrement un manteau de renard … vif argent. Car c’est un tout autre panthéon, celui de la musique populaire, qui est convoqué pour les fiançailles de Platée à l’acte 2. On croit en effet reconnaître un John Lennon psychédélique dans les chœurs, Jupiter (Jean-Vincent Blot) est un Elvis délicieusement boudiné dans sa tenue à paillette, Momus (Jean Christophe Lanièce) un jeune Liberace et la Folie (Marie Perbost, qui ornemente avec brio à défaut de déployer beaucoup de brillant dans les aigus finaux de ses grands airs) troque la lyre apollinienne pour la guitare électrique.

_DSC0116

Platée. De gauche à droite Marc Labonette (Cithéron), Jean-Vincent Blot (Jupiter), Mathias Vidal (Platée), Marie Perbost (La Folie), Pierre Derhet (Mercure) et Jean-Christophe Lanièce (Momus). Photographie Mirco Magliocca

Au milieu de ce petit monde, Dino, tour à tour machiniste bouché, tenancier d’échoppe ou touriste alpiniste kleptomane donne la réplique à Hervé Niquet qui fait du rangement d’accessoires sur scène pieds nus dans ses tongs quand il ne donne pas la cote d’un manuscrit de Rameau à la bibliothèque nationale ainsi que le prix de la carte de 4 entrées à ladite bibliothèque.

*

 *                                              *

_DSC9208

Platée. Photographie Mirco Magliocca

Et que viennent faire les danseurs dans ce fantasque bric à brac ? Kader Belarbi les fait entrer d’une manière tout d’abord discrète pour qu’ils se fondent harmonieusement avec les chœurs sur le « Quittez nymphes quittez … Arrosez mes États » de Platée. Il procède par touches légères donnant une cohésion à l’ensemble du groupe qui rend vivant ce petit monde bigarré et grouillant. Le balletomane reconnaît (ou croit reconnaître) des références constantes à des chorégraphies ou à des moments de ballet connus. Les aquilons donnent par exemple lieu à une scène des parapluies qui n’est pas sans évoquer celle du Concert de Robbins. Les moments les plus mémorables sont sans aucun doute les métamorphoses de Jupiter. Au lieu d’un âne et d’un hibou (pourtant suggérés par la partition) on assiste à un irrésistible numéro de hip hop loufoque par un danseur en tenue de catcheur ventripotent. Suit l’inénarrable oiseau de paradis de Jeremy Leydier habillé en cape de carnaval à plumes multicolores qui nous évoque, sur un mode parodique, les apparitions sur praticable d’Odette dans le Lac de Bourmeister. Sofia Caminiti, décidément abonnée aux rôles torrides cette saison, fait un numéro de pole dance sur un poteau électrique pendant l’air triste de la folie. Platée, pendant l’hommage « qu’elle est belle » est lancée en l’air par les danseurs comme Sancho Pança dans le Don Quichotte de Noureev. Car les chanteurs solistes sont en effet intégrés aux évolutions des danseurs. Platée-Vidal (pas une grenouille comme dans la version Minkowski-Pelly mais une femme qui fait une première apparition très « mère Simone » au balcon) fait honneur à sa sangle abdominale quand les membres du corps de ballet le font tourner sur lui-même telle une planche. Durant le grand air de la folie, Belarbi joue avec succès la carte du pastiche du clip de Cindy Lauper « Girls just wanna have fun ».

_DSC0164

Platée. Le Ballet des Grâces. Photographie Mirco Magliocca

À l’acte 3, pour les Grâces, Belarbi parodie de ballet classique en apposant trois filles en tutu blanc et trois gars en mode cata sur « le ballet des heures » de Ponchielli ; un rappel du ballet de 1745 avec ses adultes habillés en bébés et ses philosophes barbus ? La dernière apparition balletique évoque in extremis la danse baroque avec de petites marches sur genoux pliés, des roulis de poignets  et des petits sauts de basque.

L’ensemble du spectacle, on l’aura compris, enthousiasme en grande partie car on y sent une véritable symbiose entre l’humeur facétieuse du chef, le goût déjanté des metteurs en scène et l’humour teinté d’éclectisme du chorégraphe. En même temps, si on a du mal à imaginer un autre chef qu’Hervé Niquet interrompre irrévérencieusement sa propre direction ou si le duo de touristes alpinistes kleptomanes se conçoit difficilement sans Shirley et Dino en personne, on se dit que la chorégraphie organique à la mise en scène de Kader Belarbi pourrait exister sans monopoliser l’excellent ballet du Capitole de Toulouse. Un groupe assemblé de danseurs free-lance pourrait se fondre dans ce moule. La compagnie a joué le jeu avec son habituel sens de la cohésion mais elle a tellement plus à donner.

*

 *                                              *

En tous cas, on aimerait que ce point de rencontre magique entre un chef, un duo de metteurs en scène acteurs et un chorégraphe inspiré et sa compagnie fasse l’objet d’une captation filmée , ne serait-ce que pour apprivoiser la fin déchirante, sans courroux mais avec juste des sanglots et des larmes en place des trois derniers accords orchestraux rageurs de la version 1749, qui nous a saisi à la gorge juste avant le baisser du rideau.

_DSC0332

Platée. Scène finale. Hervé Niquet et Mathias Vidal (Platée). Photographie Mirco Magliocca

Publicité

Commentaires fermés sur La Platée toulousaine à Versailles : Opéra/Ballet, la journée des dupes?

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs, Hier pour aujourd'hui, Humeurs d'abonnés

Les Balletos d’or 2018-2019

Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

La publication des Balletos d’or 2018-2019 est plus tardive que les années précédentes. Veuillez nous excuser de ce retard, bien indépendant de notre volonté. Ce n’est pas par cruauté que nous avons laissé la planète ballet toute entière haleter d’impatience une semaine de plus que d’habitude. C’est parce qu’il nous a quasiment fallu faire œuvre d’archéologie ! Chacun sait que, telle une fleur de tournesol suivant son astre, notre rédaction gravite autour du ballet de l’Opéra de Paris. Bien sûr, nous avons pléthore d’amours extra-parisiennes (notre coterie est aussi obsessionnelle que volage), mais quand il s’est agi de trouver un consensus sur les les points forts de Garnier et Bastille, salles en quasi-jachère depuis au moins trois mois, il y a eu besoin de mobiliser des souvenirs déjà un peu lointains, et un des membres du jury (on ne dira pas qui) a une mémoire de poisson rouge.

 

Ministère de la Création franche

Prix Création : Christian Spuck (Winterreise, Ballet de Zurich)

Prix Tour de force : Thierry Malandain parvient à créer un ballet intime sur le sujet planche savonnée de Marie Antoinette (Malandain Ballet Biarritz)

Prix Inattendu : John Cranko pour les péripéties incessantes du Concerto pour flûte et harpe (ballet de Stuttgart)

Prix Toujours d’Actualité : Kurt Jooss pour la reprise de La Table Verte par le Ballet national du Rhin

Prix Querelle de genre : Les deux versions (féminine/masculine) de Faun de David Dawson (une commande de Kader Belarbi pour le Ballet du Capitole)

Prix musical: Goat, de Ben Duke (Rambert Company)

Prix Inspiration troublante : « Aimai-je un rêve », le Faune de Debussy par Jeroen Verbruggen (Ballets de Monte Carlo, TCE).

Ministère de la Loge de Côté

Prix Narration : François Alu dans Suites of dances (Robbins)

Prix dramatique : Hugo Marchand et Dorothée Gilbert (Deux oiseaux esseulés dans le Lac)

Prix Versatilité : Ludmila Pagliero (épileptique chez Goecke, oiseau chez Ek, Cendrillon chrysalide chez Noureev)

Pri(ze) de risque : Alina Cojocaru et Joseph Caley pour leur partenariat sans prudence (Manon, ENB)

Prix La Lettre et l’Esprit : Álvaro Rodriguez Piñera pour son accentuation du style de Roland Petit (Quasimodo, Notre Dame de Paris. Ballet de Bordeaux)

Prix Limpidité : Claire Lonchampt et son aura de ballerine dans Marie-Antoinette (Malandain Ballet Biarritz).

Ministère de la Place sans visibilité

Prix Singulier-Pluriels : Pablo Legasa pour l’ensemble de sa saison

Prix Je suis encore là : Le corps de Ballet de l’Opéra, toujours aussi précis et inspiré bien que sous-utilisé (Cendrillon, Le lac des Cygnes de Noureev)

Prix Quadrille, ça brille : Ambre Chiarcosso, seulement visible hors les murs (Donizetti-Legris/Delibes Suite-Martinez. « De New York à Paris »).

Prix Batterie : Andréa Sarri (La Sylphide de Bournonville. « De New York à Paris »)

Prix Tambour battant : Philippe Solano, prince Buonaparte dans le pas de deux de la Belle au Bois dormant (« Dans les pas de Noureev », Ballet du Capitole).

Prix Le Corps de ballet a du Talent : Jérémy Leydier pour A.U.R.A  de Jacopo Godani et Kiki la Rose de Michel Kelemenis (Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Seconde éternelle : Muriel Zusperreguy, Prudence (La Dame aux camélias de Neumeier) et M (Carmen de Mats Ek).

Prix Anonyme : les danseurs de Dog Sleep, qu’on n’identifie qu’aux saluts (Goecke).

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Cygne noir : Matthew Ball (Swan Lake de Matthew Bourne, Sadler’s Wells)

Prix Cygne blanc : Antonio Conforti dans le pas de deux de l’acte 4 du Lac de Noureev (Programme de New York à Paris, Les Italiens de l’Opéra de Paris et les Stars of American Ballet).

Prix Gerbille sournoise (Nuts’N Roses) : Eléonore Guérineau en princesse Pirlipat accro du cerneau (Casse-Noisette de Christian Spuck, Ballet Zurich).

Prix Chien et Chat : Valentine Colasante et Myriam Ould-Braham, sœurs querelleuses et sadiques de Cendrillon (Noureev)

Prix Bête de vie : Oleg Rogachev, Quasimodo tendre et brisé (Notre Dame de Paris de Roland Petit, Ballet de Bordeaux)

Prix gratouille : Marco Goecke pour l’ensemble de son œuvre (au TCE et à Garnier)

Ministère de la Natalité galopante

Prix Syndrome de Stockholm : Davide Dato, ravisseur de Sylvia (Wiener Staatsballett)

Prix Entente Cordiale : Alessio Carbone. Deux écoles se rencontrent sur scène et font un beau bébé (Programme « De New York à Paris », Ballet de l’Opéra de Paris/NYCB)

Prix Soft power : Alice Leloup et Oleg Rogachev dans Blanche Neige de Preljocaj (Ballet de Bordeaux)

Prix Mari sublime : Mickaël Conte, maladroit, touchant et noble Louis XVI (Marie-Antoinette, Malandain Ballet Biarritz)

Prix moiteur : Myriam Ould-Braham et Audric Bezard dans Afternoon of a Faun de Robbins (Hommage à J. Robbins, Ballet de l’Opéra de Paris)

Prix Les amants magnifiques : Amandine Albisson et Audric Bezard dans La Dame aux camélias (Opéra de Paris)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Brioche : Marion Barbeau (L’Été, Cendrillon)

Prix Cracotte : Emilie Cozette (L’Été, Cendrillon)

Prix Slim Fast : les 53 minutes de la soirée Lightfoot-Leon-van Manen

Prix Pantagruélique : Le World Ballet Festival, Tokyo

Prix indigeste : les surtitres imposés par Laurent Brunner au Marie-Antoinette de Thierry Malandain à l’Opéra royal de Versailles

Prix Huile de foie de morue : les pneus dorés (Garnier) et la couronne de princesse Disney (Bastille) pour fêter les 350 ans de l’Opéra de Paris. Quand ça sera parti, on trouvera les 2 salles encore plus belles … Merci Stéphane !

Prix Disette : la deuxième saison d’Aurélie Dupont à l’Opéra de Paris

Prix Pique-Assiette : Aurélie Dupont qui retire le pain de la bouche des étoiles en activité pour se mettre en scène (Soirées Graham et Ek)

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Supersize Me : les toujours impressionnants costumes de Montserrat Casanova pour Eden et Grossland de Maguy Marin (Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Cœur du sujet : Johan Inger, toujours en prise avec ses scénographies (Petrouchka, Ballets de Monte Carlo / Carmen, Etés de la Danse)

Prix à côté de la plaque : les costumes transparents des bidasses dans The Unknown Soldier (Royal Ballet)

Prix du costume économique : Simon Mayer (SunbengSitting)

Prix Patchwork : Paul Marque et ses interprétations en devenir (Fancy Free, Siegfried)

Prix Même pas Peur : Natalia de Froberville triomphe d’une tiare hors sujet pour la claque de Raymonda (Programme Dans les pas de Noureev, Ballet du Capitole)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix Laisse pas traîner tes bijoux n’importe où, Papi : William Forsythe (tournée du Boston Ballet)

Prix(se) beaucoup trop tôt : la retraite – mauvaise – surprise de Josua Hoffalt

Prix Sans rancune : Karl Paquette. Allez Karl, on ne t’a pas toujours aimé, mais tu vas quand même nous manquer !

Prix Noooooooon ! : Caroline Bance, dite « Mademoiselle Danse ». La fraicheur incarnée prend sa retraite

Prix Non mais VRAIMENT ! : Julien Meyzindi, au pic de sa progression artistique, qui part aussi (vers de nouvelles aventures ?)

Louis Frémolle par Gavarni. « Les petits mystères de l’Opéra ».

Commentaires fermés sur Les Balletos d’or 2018-2019

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs, Humeurs d'abonnés, Ici Londres!, Ici Paris, Retours de la Grande boutique, Une lettre de Vienne, Voices of America

Marie-Antoinette : itinéraire intime

Marie-Antoinette (Malandain-Haydn). Malandain Ballet Biarritz. Opéra royal de Versailles. Vendredi 29 mars 2019.

Marie-Antoinette, c’est avant tout un sujet « peau de banane ». La dernière reine de France a été tellement fantasmée, y compris de son vivant, qu’il est quasiment impossible d’en parler en tant que personnage historique : de trop nombreuses strates de légendes contradictoires (l’Autrichienne, Reine de la mode, Madame déficit, Madame « ils n’ont qu’à manger de la brioche », Martyre de la Révolution…) viennent obscurcir la personnalité réelle de la femme.

Pourtant, aucun autre personnage historique que Marie-Antoinette ne devait être plus légitimement célébré à l’Opéra royal de Versailles. En effet, la salle de spectacle, longtemps désirée par Louis XIV (il devra choisir entre sa construction et celle de la chapelle), commandée par Louis XV mais sans cesse repoussée aux calendes grecques, doit en grande partie son existence au mariage de la jeune princesse autrichienne avec l’héritier de la couronne et futur Louis XVI. La salle, à la fois opéra et salle de bal, ne servira d’ailleurs qu’une dizaine de fois entre les fêtes de mariage en 1770 et la fin de l’ancien régime (à l’occasion d’un malheureux « banquet des gardes du corps » qui portera un ultime coup à l’image du couple royal). Sa mise en lumière coûtait trop cher.

Et puis, Marie-Antoinette à Versailles, c’est aussi tout une petite histoire du théâtre en soi : théâtre de la cour réglé par Louis XIV (un acteur-né), qu’elle s’emploiera à fuir pendant la petite quinzaine d’années du règne de son mari ; petit théâtre de Trianon, une salle au décor de papier mâché mais l’une des scènes les plus modernes de son époque au point que Charles Garnier vint en étudier la machinerie, alors intacte, lors de ses études pour la construction du grand Opéra ; enfin le théâtre du hameau du petit Trianon, décor grandeur nature, avec ses maisons à surprises aux dégradations peintes avec art, reproduisant l’atmosphère de l’opéra favori de la reine, où elle tint d’ailleurs un rôle secondaire sur la scène de son petit théâtre, le très médiocre « Devin de village » de Jean-Jacques Rousseau.

Mise en scène, Marie-Antoinette n’échappe jamais vraiment aux périls du glamour : elle fut interprétée par Norma Shearer ou encore par Kirsten Dunst dans le célèbre film de Sofia Coppola. C’est ce dernier film qui semble avoir directement inspiré le dernier « Marie-Antoinette » dansé sur la scène de l’Opéra royal, celui de Patrick de Bana (présenté par le ballet de Vienne en 2011), une accumulation des clichés visuels (avec son esthétique lingerie coquine) et musicaux (un pot-pourri de tubes XVIIIe siècle) sur la reine. L’hyperactivité chorégraphique le disputait au grandiloquent, tuant toute notion d’intimité ou de destin personnel.

*

 *                                                   *

Avec Thierry Malandain, on évite tout ce fatras décoratif. Aidé de son metteur en scène-complice habituel, Jorge Gallardo, le chorégraphe embrasse deux des dimensions centrales de la reine Marie-Antoinette : le théâtre et la quête à tout prix de l’intime.

Le décor, fait de grands cadres de boiserie bleu-satin à liserés or posés sur un décor de tapisserie à frondaisons, décrit un espace fermé, à la fois protecteur et claustrophobique. Toute la première partie du ballet décrit les fêtes du mariage entre la jeune archiduchesse et l’héritier de la couronne de France. Un grand cadre, manipulé par l’ensemble de la troupe, figure tour à tour une table (qui n’est pas sans évoquer la Table verte de Joos) autour duquel on agite les mains comme pour planifier l’alliance diplomatique, une prison, au centre de laquelle les deux promis se trouvent enfermés et, enfin, un lit nuptial. On admire la fluidité des groupes qui se font et se défont, parvenant à évoquer aussi bien les danses de cour que l’agitation désordonnée qui s’empare d’une foule lors d’épousailles royales. D’un cadre sortent également les cinq danseurs de « Persée et Méduse » (le vieil opéra de Lully avait été repris lors des festivités de noces). Dans ce passage, Malandain et Gallardo parviennent à rester sur le fil. Les évolutions des trois nymphes évoquent tout aussi bien la danse baroque, que le Faune de Nijinsky ou l’Apollon de Balanchine. Le noir et or des costumes donne également un petit côté sécession viennoise à l’ensemble (rappelant par là que la principale biographie de Marie-Antoinette reste sans doute celle écrite par le romancier Stefan Zweig). Hugo Layer en Persée époustoufle par la beauté de ses arabesques et la précision graphique de ses rotations de l’en-dedans à l’en-dehors. Méduse la tricéphale (Nuria Lopez Cortez) sera, heureusement, la seule tête coupée présentée sur scène de la soirée.

Marie-Antoinette : Laurine Viel, Hugo Layer, Clémence Chevillotte et Allegra Vianello. Persée et Méduse. Photographie ®-Olivier-Houeix

Le répertoire des fêtes, permanentes, sans être éludé, est pourtant habilement évoqué de manière elliptique. Les bals de l’Académie royale de Musique sont plantés par de simples traversées de masques, le hameau est campé par quelques moutons blanc et bleu posés sur scène.

Rien de gratuit et pas de remplissage inutile de la partition. Les passages plus grand spectacle écornent ainsi très subtilement le mythe de la reine « artiste » ; Marie-Antoinette ayant finalement plus suivi la mode qu’elle ne l’a créée. Les perruques et costumes colorés volontairement croquignolets et peu seyants dans le mouvement « coiffure à l’indépendance » ou le pastiche du célèbre numéro de Music-Hall de Roland Petit pour Zizi Jeammaire, « mon truc en plumes » (rebaptisé ici « mon truc en soie ») rappellent les condamnations épistolaires rageuses de l’impératrice Marie-Thérèse à sa fille (Stefan Zweig raconte par exemple que l’impératrice renvoya un jour un portrait officiel, cadeau de sa fille en lui écrivant : « Non, ce n’est pas le portrait d’une reine de France, il y a erreur, c’est celui d’une actrice… »).

Car évoquer seulement le style Marie-Antoinette (longtemps appelé style Louis XVI), ce n’est qu’effleurer finalement la surface du mythe de la dernière reine de France. On ne peut en effet réduire la fascination pour une reine à ses incursions sur les planches et à son hameau. Elle n’était ni la seule ni la première dans sa société à pratiquer ces passe-temps et à posséder ces joujoux.

*

 *                                                   *

Marie-Antoinette : Irma Hoffren (Marie-Thérèse), Arnaud Mahouy (Mercy-Argenteau) et Claire Lonchampt (Marie-Antoinette). Photographie ® Olivier Houeix

Ce que Thierry Malandain capte au travers de son ballet, c’est l’émouvante, la vaine quête de liberté et d’intimité de la reine.

Cette quête d’indépendance, le choix musical qu’a fait le chorégraphe, la voue dès le départ à l’échec. Joseph Haydn est un compositeur qui n’a jamais vraiment mis le pied en France de son vivant. Le serviteur des Esterhazy est avant tout un compositeur viennois et le choix de ses trois symphonies n°6, 7 et 8 (« le matin », « le midi », « le soir »), souligne la tare initiale de cette reine « contre-nature », produit d’un surprenant retournement de la tradition des alliances. Même son principal instigateur, le roi Louis XV, se prenait parfois à regretter ce changement de politique. Le sobriquet « d’Autrichienne », suggéré par le choix du compositeur, est également souligné dans la chorégraphie par le duo formé par la très belle et juste Irma Hoffren (Marie-Thérèse) et Arnaud Mahouy (l’ambassadeur Mercy-Argenteau, espion des faits et gestes de Marie-Antoinette). Les deux danseurs, tout de noir vêtus, apparaissent de manière récurrente pour soumettre l’héroïne. Irma Hoffren a le piétiné bigot mais le geste large qui caractérise la femme de pouvoir. Le duo évolue plus en parallèle avec Marie-Antoinette qu’il ne danse avec elle. Une arabesque récurrente effectuée par les trois danseurs indique les moments où la reine se soumet aux commandements de sa génitrice et aux injonctions du ministre.

Dans le rôle de la jeune reine à la recherche désespérée de l’intimité, Claire Lonchampt est tout simplement admirable. Il émane de cette longue danseuse blonde une immanquable aura de ballerine. Le haut du corps et le port de tête sont d’une suprême élégance. Elle a une réserve qui convient bien pour évoquer cette reine dont madame de Staël disait « Elle a même un genre d’affabilité qui ne permet pas d’oublier qu’elle est reine et persuade toujours cependant qu’elle l’oublie ».

Thierry Malandain magnifie dès qu’il le peut cette qualité de son interprète. Dans le quatuor avec les trois filles de Louis XV, vitupérant contre la favorite madame du Barry, le port très droit et digne de Claire Longchampt s’oppose visuellement aux gesticulations de poignet des trois commères, mais exprime la même détestation. Plus tard, dans le trio qu’elle forme avec « le beau Fersen » et son mari, elle parvient, sans pathos ni indications chorégraphiées à montrer que si son cœur va à l’un, son attachement va vers l’autre.

Marie-Antoinette : Raphaël Canet (Fersen), Claire Lonchampt (Marie-Antoinette) et Mickaël Conte (Louis XVI). Photographie ® Olivier Houeix

Car une des plus belles réussites du ballet de Thierry Malandain est d’avoir fait exister le couple que formaient Marie-Antoinette et Louis XVI. Dans le rôle du roi, Michaël Conte se montre absolument émouvant avec sa gestuelle à la fois athlétique et empruntée. Son port de bras et son regard vers les cintres, au moment de la mort de son grand-père, semblent lestés du poids de la fatalité ; comme si le jeune roi avait déjà la prescience du couperet qui allait s’abattre sur lui et sa famille. Son Louis XVI peut apparaître trompé, jamais il ne paraît ridicule. C’est que dès le pas de deux de la nuit de noces, dans un lit figuré par un grand cadre posé au sol, on assiste entre les époux à un jeu d’enfants touchant, entre prière du soir et marelle, qui suggère qu’en dépit des différences (notamment physiques : Mickaël Conte n’a pas de prime abord la communauté de ligne avec Claire Lonchampt que Raphaël Canet a naturellement en Fersen ; mais quelle belle osmose entre les danseurs !), il existe d’emblée une complicité amicale entre les époux. Ce pas de deux candide s’oppose à celui de Louis XV (Frederik Debert, intense) et madame du Barry (Miyuki Kanei, ce qu’il faut vénéneuse), à la fois violent (il est à base de clés de bras) et sensuel (le roi s’enfouit sous les jupes de sa maîtresse).

 

 

 

Ce diaporama nécessite JavaScript.

Le rapport entre Marie-Antoinette et son mari culmine durant un très émouvant pas de trois avec une marionnette articulée résumant les enfants que le couple eut finalement après des années de tentatives infructueuses. Le petit être, actionné délicatement par les deux danseurs, paraît bien fragile mais les deux danseurs rayonnent de concert. Pour ce passage charnière, le chorégraphe choisit l’unique pièce qui ne soit pas de Haydn : la danse des âmes heureuses de l’Orphée et Eurydice de Gluck (au passage, la seule importation artistique réussie de la reine de Marie-Antoinette qui essaya aussi d’imposer son ex-professeur de danse Noverre à l’Académie royale de musique sans que celui-ci parvienne jamais à y trouver sa place entre les ambitieux Gardel et Dauberval).

Cet itinéraire intime du roi et de la reine s’achève de manière accélérée sur le dernier mouvement de la symphonie n°8 de Haydn comme parasité par des bruits de populace. En une coda magistrale, l’ensemble des thèmes chorégraphiques du ballet se télescopent tandis que le décor de frondaison disparu laisse apparaître l’inquiétant trou noir de la scène. Les barrières sont tombées et la reine, éprise de vie privée fait, avec son mari, son entrée forcée dans le théâtre vociférant de la Grande Histoire.

Claire Lonchampt et Thierry Malandain. Saluts. 29 mars 2019.

Marie-Antoinette tourne maintenant en France c’est à l’Opéra de Vichy (les 6 et 7 avril); au Grand Théâtre de Bordeaux (les 19 et 20 avril), à l’Opéra de Reims (du 25 au 27 mai), à Biarritz (du 1er au 4 juin). 

Commentaires fermés sur Marie-Antoinette : itinéraire intime

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs, Hier pour aujourd'hui

La Belle et la Bête de Malandain : narration poétique

Opéra Royal de Versailles : La Belle et la Bête, Thierry Malandain, Malandain Ballet Biarritz. Représentation du jeudi 21 décembre 2017.

Lorsque tenté par une réinterprétation scénique de « La Belle et la Bête », un créateur peut être attiré par différents pôles. Le conte lui-même a connu deux versions dont la seconde, celle de madame Leprince de Beaumont, nous est plus familière car, assez édulcorée, elle convient mieux à tous les âges. La première, celle de madame de Villeneuve, plus touffue, a des accents pré-psychanalytiques. Et puis, depuis 1946, il y a bien sûr le film de Cocteau qui a rempli l’imaginaire de générations de spectateurs par ses trouvailles poétiques et oniriques. L’entrée du père de la Belle dans le corridor aux bras de lumière animés du palais enchanté de la bête, le manteau de cheminée aux cariatides scrutatrices, sont autant d’images frappantes et inoubliables qui ont de quoi effrayer les successeurs.

Connaissant tout cela, Thierry Malandain a relevé le gant avec chic et brio. Le chorégraphe, qui dit ne pouvoir concevoir ses chorégraphies qu’après avoir visualisé l’espace scénographique dans lequel évolueront ses danseurs (on pense à Marius Petipa qui plaçait des figurines de ses danseurs dans un petit théâtre avec les maquettes du décor), a conçu avec son scénographe complice Jorge Gallardo un dispositif intelligent et beau qui fait référence au cinéma et au film de Cocteau tout en évitant soigneusement le pastiche. Du film, Malandain n’a en effet retenu que l’idée des contraintes auxquelles le poète et créateur protéiforme avait été soumis pendant le tournage : manque d’argent, de matériaux, coupures d’électricité intempestives. C’est peut-être de toutes ces limitations qu’est né cet imaginaire dense et resserré qui fait du film un chef-d’œuvre poétique. Sensible à ces contingences matérielles de par les limitations inhérentes à sa compagnie de 22 danseurs, basée à Biarritz mais voyageant sans cesse à la manière de forains, le chorégraphe n’a donc pas voulu de palais enchanté de carton-pâte. Un dispositif de rideaux, trois noirs et un doré, suffit à faire voyager dans l’espace à travers les différents mondes du conte. Ces rideaux sont aussi bien pages de livre qu’on tourne que fondu-enchainés cinématographiques.

Ils sont actionnés par une forme de sainte trinité, le poète démiurge et créateur (Arnaud Mahouy au beau ballon) flanqué de son âme (la très énergique Patricia Velásquez qui incarne aussi « la Rose ») et de son corps (Frédéric Deberdt, un grand gars musculeux comme il faut pour ce rôle). Bien qu’il fasse physiquement le lien entre ses deux comparses (il a un air de ressemblance avec son corps mais le fin gabarit de son âme), l’artiste ne fait pas corps avec eux. À certains moments, les pas de trois qu’ils forment créent des sortes de monstres éphémères aux multiples membres. Ne trouvant pas le pont entre son corps et son âme, l’artiste est donc « la Bête » (une autre déclaration de Cocteau). Ce personnage est pourtant interprété par un quatrième danseur à la gestuelle beaucoup moins classique que les autres interprètes du ballet (Mickaël Conte, expressif même avec ses  traits brouillés par le curieux bas bleu qu’il porte sur la tête).

Cette atomisation d’un unique personnage aurait pu, chez d’autres, perdre le spectateur, mais Thierry Malandain mène la narration avec une extrême clarté. Les styles de danse, même en vêtement de répétition, ne laissent jamais ignorer qui est qui : danses du bal chez le père de la Belle très néoclassiques, gestuelle de la famille fauchée en exil plus caractère (les deux sœurs forment un duo de chipies à la Cendrillon et les frères ont des démarches cocky et des sauts qui les apparentent un peu aux marlous du Train Bleu de Nijinska). « Le miroir » est un garçon qui écarte les avant-bras les coudes chevillés au tronc (on est moins convaincu par « la Clé » et « le Gant »), et les deux chevaux (celui du père, brun, et le cheval-fée de la Bête, blanc) ont même une chorégraphie différenciée (très beaux sauts de biche pour ce dernier). Le corps de ballet, serviteurs de la Bête, figure dans ses évolutions l’état d’esprit de leur maître à moins que ce ne soit les cimes dépouillées des arbres qui entourent son palais ou encore le vent qui les agite.

Ce diaporama nécessite JavaScript.

L’opposition des styles de la Bête et de la Belle parle également des obstacles que l’amour des deux protagonistes doit franchir. Pour la Bête, ce sont des sauts à l’oblique, de grands ronds de jambe décalant à l’extrême les hanches, des glissés au sol, parfois même sur les genoux, des courses sur les mains. Les sauts sont explosifs mais soulignent plutôt la pesanteur, presque aimantée au sol, du corps. Pour la Belle (Claire Lonchampt, longue danseuse blonde à la fois lyrique et intériorisée), la chorégraphie est presque baroque avec des marches formelles, des arabesques réflexives. Les avant-bras sont souvent présentés en avant (une manière de poser une question à elle-même ou au public ?).

La Belle et la Bête. Claire Lonchampt (La Belle) © Olivier Houeix

La rencontre improbable de ces deux êtres est l’occasion d’un des plus poignants pas de deux qu’il m’ait été donné de voir depuis longtemps, réglé sur le deuxième mouvement de la cinquième symphonie de Tchaïkovski (un autre exploit qu’accomplit Malandain étant de donner le sentiment d’une partition unifiée avec des pages parfois très connues et déjà utilisées par d’autres de ce compositeur). Dans ce pas de deux, ce n’est pas la Bête qui vient le soir au souper mais La Belle. Elle arrive toujours de derrière un rideau puis commence son entrée formelle de ballet de cour. La bête recroquevillée au sol essaye de se montrer bien élevée. Elle s’approche, tente une révérence, un baise-main, voire un pas de danse mais sa nature dévoyée rend toujours, comme à son corps défendant, ces interactions violentes. La Belle prend peur et s’enfuit. Les entrées se répètent ainsi, presque à l’identique, mais le rituel se fait toujours plus intime et plus émouvant jusqu’au moment du baiser libérateur. La qualité première de La Bête de Malandain est que la chorégraphie et le costume la rendent à la fois repoussante et attirante sexuellement. En cela, le chorégraphe qui ne cite que madame de Beaumont dans la plaquette du spectacle, se rapproche plus de la version initiale de madame de Villeneuve où la Bête ne demande pas à la Belle de l’épouser mais de coucher avec elle.

Lors du final apaisé dans les beaux costumes mordorés qui s’accordent avec les harmonies de la salle de l’Opéra royal de Versailles, l’artiste paraît épuisé plutôt qu’heureux. Il recouvre ses personnages du grand rideau d’or, leur offrant l’éternité comme dernier cadeau.

Ce diaporama nécessite JavaScript.

Commentaires fermés sur La Belle et la Bête de Malandain : narration poétique

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs