Malandain : voyages en terre de Ballet

Malandain au travail

Sceaux, jeudi 24 mai 2018 : programme Nocturnes/Estro. Reims, dimanche 27 mai 2018 : Noé.

Dans cette période de globale médiocrité chorégraphique à l’Opéra, il est bon d’aller se confronter avec des compagnies où le langage classique montre qu’il peut résonner de manière contemporaine sans pour autant renier ses fondements. Le Ballet Malandain Biarritz est de celles-là. Thierry Malandain se revendique en créateur de ballets (et non de pièces) qui interrogent le monde actuel par le medium de la technique classique. Pour autant, le chorégraphe n’a pas, comme certains, un style passe-partout pour servir ses sujets. Les mises en espaces et les costumes de Jorge Gallardo – souvent minimalistes -, les lumières translucides de Jean Claude Asquié ou celles de Francis Mannaert aux effets plus marqués, ne résument en aucun cas ses ballets.

La technique de Malandain est un classique-athlétique qui flirte autant avec l’acrobatie qu’avec la poésie. On repère certains leitmotivs ; les chutes en tailleur par-dessus la cambrure des pieds, les attitudes mettant l’accent sur le travail du dos (elles sont parfois renforcées par une sorte de pied dans la main), les stations en planche sur les coudes, un pied en flexe, l’utilisation de la chandelle et autres enchaînements de barre au sol. Dans ces chorégraphies tournoyantes, on s’étonne – et on s’émerveille – de remarquer la quasi-absence de la pirouette. Le partenariat est également fortement marqué dans le style de Malandain. Fait d’imbrications multiples, il n’a rien à envier à celles de Crystal Pite. Mais il sait créer des images fortes sans recourir à une distribution pléthorique (le Malandain Ballet fonctionne aujourd’hui, à flux tendu, avec 22 danseurs). Les filles portent les garçons presque autant que les garçons portent les filles. Dans toutes ces passes, objectivement acrobatiques mais jamais mécaniques (comme on le voit trop souvent) circule souvent un souffle lyrique. Lorsque deux garçons dansent ensemble, Malandain évite le côté homo-érotique dont usent et abusent certains pour en faire une interaction, qu’elle soit conversation ou confrontation.

Cette année, la compagnie Malandain n’a pas mis le pied à Paris. Telle une étoile filante effleurant la stratosphère, elle s’en est approchée (Versailles, Sceaux, Neuilly ou Noisy-le-Grand…) et il a fallu sortir de la ville lumière pour en profiter.

À Sceaux : Nocturnes (Chopin) et Estro (Vivaldi)

Jusqu’ici, on n’avait eu à apprécier que la veine narrative de Thierry Malandain au travers de La Belle et la Bête et de Cendrillon, deux ballets à la narration claire. Pour ce programme, on pouvait se confronter à la veine plus abstraite du chorégraphe.

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Frise et volutes.

Pour « Nocturnes » (2014), sur les pièces de Chopin, Malandain utilise une bande-registre claire au sol et bâtit des traversées qui évoquent les danses macabres du Moyen-Âge tout en incarnant aussi le Spleen romantique. Loin d’être linéaire comme l’espace dévolu aux danseurs, la chorégraphie est toute en sinuosités. Les deux premiers gars (Mickaël Conte et Baptise Fisson) s’enroulent l’un dans l’autre par des galipettes d’entre jambes. Dans un trio plus un, des garçons s’imbriquent les uns dans les autres. Les frises ne sont jamais linéaires. À un moment, on pense reconnaitre dans une guirlande ondulante de filles les célèbres Sylphides de Fokine ; des sylphides qui se tiendraient main dans le pied flexe. Mais les courbes sont également évoquées par tout un jeu de contrepoints et de canons (les danseurs peuvent utiliser le même pas en décalé). Dans un très beau duo, les filles (Claire Lonchampt et Irma Hoffren) alternent déhanchés saccadés et envols mousseux. Arnaud Mahouy, le petit gabarit aux grands jetés explosifs qui se mêlait au trio des garçons imbriqués, semble peu à peu prendre le dessus. À un moment, alors que les danseurs qui s’étaient déjà illustrés sur scène sortent de la voie tracée sur le lino, il est le seul à rester dans la lumière. Après le final avec reprise des thèmes chorégraphiques, Arnaud Mahouy enjambe lentement ses compagnons danseurs qui se soulèvent en un dernier soupir dans la lumière violette. Serait-ce La Mort ?

Nocturnes. Malandain Ballet. Photographie Olivier Houeix.

Danses schizophrènes

Estro (également de 2014), mélange de manière surprenante le Stabat Mater et l’Estro armonico de Vivaldi, pièce qui, pour être du même compositeur, n’en sont pas moins radicalement opposées en termes d’énergie et d’atmosphère. À l’instar de l’assemblage musical, le ballet lui-même est extrêmement clivé. C’est qu’il a pour source une crise personnelle de Thierry Malandain en tant que danseur. Interprète d’une œuvre de John Cranko, l’Estro Armonico, très exigeante, avec notamment une scène d’ouverture caractérisée par des traversées de scène pyrotechniques, le danseur du ballet de Nancy s’était un soir trouvé dans l’impossibilité de passer un certain cran dans le dépassement de soi et s’était effondré. La scène d’ouverture avec ses lanternes-pots de peinture (métaphore du danseur, matériau trivial de muscle et d’os mais animé d’une lumière intérieure) découvre un danseur-Christ (Arnaud Mahouy) recueilli par une vierge de Pièta (Irma Hoffren). Dans un passage intense où le supplicié, tout en courbes « baroque tardif », roule sur une ligne de danseuses, la figure maternelle se trouve même démultipliée. On pense, dans ces moments au Lamentation de Graham.

Dans les sections consacrées à l’Estro Armonico, c’est plutôt un mélange, dans le style éminemment personnel du chorégraphe, d’Esplanade de Taylor (les danseurs qui font saute-mouton par dessus leurs camarades couchés), et de Square Dance de Balanchine. Les danses de société, salsa, rock et autres rumbas s’invitent sur la partition jubilatoire de Vivaldi. Lors d’un quintette très réussi, Patricia Velasquez batifole joliment, accompagnée de quatre garçons. La scène finale, où les danseurs grimpent tour à tour sur les luminaires (pots de peinture, éclairages d’église, tabourets, socles, tout ce qu’on voudra) et présentent leur poitrail à une lumière intense venue du ciel, unifie in extremis par son thème d’aspiration les ambiances de ce ballet un tantinet schizophrène.

Estro. Malandain Ballet. Photographie Olivier Houeix

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A Reims : Noé, narration diffuse

Sur l’architrave de l’Opéra de Reims, la danse a perdu la face. Cette regrettable ablation sculpturale ne reflète pourtant pas la politique de ce théâtre qui entretient un solide partenariat avec le Malandain Ballet Biarritz. Estro et Nocturne y ont connu leur première française, Une dernière chanson y a été créé (en 2012) et Noé, œuvre nominée cette année aux Benois de la Danse, est une création en partenariat.

Sur la Messa di Gloria de Rossini, Thierry Malandain évoque plus qu’il ne raconte les chapitres 6 à 10 de la Genèse. Après avoir apprécié ses ballets à arguments et découvert sa veine plus « abstraite » à Sceaux, il était intéressant de faire l’expérience d’un entre-deux.

Le dispositif, très simple, avec trois grands rideaux de perles bleues qui s’élèvent lentement dans les cintres et son estrade-registre (l’arche ?) suffit à suggérer la catastrophe diluvienne. Le ballet commence avec un trio (l’Humanité ou les trois fils de Noé -Sem, Cham et Japhet- ?) qui se transforme en un duo à la fois court et extrêmement violent entre Frederick Deberdt et Arnaud Mahouy (le premier fait plier le second, le distord – poitrine au sol, pieds vers le ciel – puis le fait tournoyer avant de le lâcher brusquement). Représente-t-il le énième meurtre qui provoqua la colère divine (le fond de scène devient rouge) ?

La figure de Noé lui-même n’est qu’effleurée. Mickaël Conte pourrait bien la représenter mais on n’en est pas absolument certain.

Sur la partition aux accents très opératiques – et souvent profane pour les soli – de Rossini, les danseurs, qui ne sont pas pour autant identifiés comme des animaux, entrent dans l’arche avec des tressautements de tête et d’épaules qui ne sont pas sans rappeler du bétail ou une cohorte de volailles. Une traversée en sauts ondulants au sol fait penser au règne aquatique. Puis, c’est une succession de duos dans le style athlétique et lyrique du chorégraphe entre garçons et filles (l’injonction finale de Dieu à se reproduire ?). Entre ces duos, on admire les très beaux glissés des danseurs assis sur l’estrade-registre et les ondes de bras qui nous évoquent aussi bien la mer agitée que le vent s’engouffrant dans des voiles. Claire Lonchampt (en blanc) et un partenaire (en noir) portant des tuniques transparentes figurent les deux seuls animaux « explicites » retenus par Thierry Malandain : la colombe et le corbeau qui recherchent la terre pour Noé. Ils jaillissent littéralement des rideaux de perles bleutées. Deux danseurs (dont la très belle et très juste Miyuki Kanei) quittent leurs costumes intemporels (ils pourraient tout aussi bien évoquer le populo de la première moitié du XXe siècle que le casual wear d’aujourd’hui) pour un académique chair boutonné. Ils accomplissent un pas de deux à la fois copulatoire et lyrique. Au fur et à mesure, tous les danseurs empruntent ce costume épuré, évocateur d’une humanité renouvelée.  Mais pourtant, dans la lumière verte évoquant la renaissance de la nature, on assiste à la réitération du duo d’ouverture du ballet. L’éternelle histoire de la violence ?

En dépit de cette conclusion tristement réaliste, on est sorti rasséréné de l’Opéra de Reims.  L’idiome classique a décidément bien des ressources expressives pour parler au temps présent.

Ballet pas mort !

Noé à l’Opéra de Reims.

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