Nijinski dans toute sa force et sa fraîcheur

P1090370Programme Hommage à Nijinski.

Samedi 22 octobre 2016.

La reconstitution d’œuvres du répertoire, qu’il s’agisse d’un retour à un texte original ou d’une recréation, n’est pas chose aisée. Pour une réussite, combien de ces opus ressemblent-ils plutôt à des créatures au mieux hybrides, au pis mal embaumées ? Parfois, la tentative est oiseuse. Pour preuve, La Belle au Bois Dormant prétendument reconstituée par Alexei Ratmanski pour ABT dont les archaïsmes assumés n’apportent rien aux danseurs ni au public. Le miracle peut se produire une fois (La Sylphide de Pierre Lacotte en 1971) et être suivi par des tentatives intéressantes mais moins fructueuses.

Dans le domaine de la reconstitution, même une réussite n’est jamais qu’une interprétation et rien n’empêche quelqu’un d’autre de proposer sa propre interprétation. C’est ce que se propose de faire Dominique Brun avec trois œuvres emblématiques de Nijinsky à la postérité contrastée.

L’Après-Midi d’un Faune, la première création de Nijinky en 1912, n’a jamais vraiment quitté le répertoire des compagnies et bénéficie d’une notation Stepanov de la main du danseur et chorégraphe lui-même. L’Opéra de Paris possède cette version avec la reconstitution des décors et costumes panthéistes de Léon Bakst. Tel qu’il se présente aujourd’hui, le ballet ressemble à un rituel très codifié ou, quand les interprètes font défaut, à un tableau animé. Dans sa proposition chorégraphique de 2007, Dominique Brun suit scrupuleusement le texte d’origine, mais gomme certains postulats peut-être suivis trop à la lettre dans les versions traditionnelles. Par exemple, elle gomme l’angularité des positions, sans la renier. Les paumes des mains, légèrement obliques, donnent ainsi plus de sensualité à la recherche de l’écharpe. Surtout, elle abandonne presque totalement le staccato de la chorégraphie du personnage principal.

Plus ronde bosse que bas-relief, plus grec qu’égyptien, cet Après-midi d’un Faune recentre l’intérêt sur l’épisode plutôt que sur la forme. Les costumes de Christine Skinazi ont aussi leur rôle à jouer. Ils sont proches des originaux mais moins statuaires (les perruques, moins dorées, plus « en cheveux » ont l’air presque « ethniques »). François Alu, dans un justaucorps placé entre le costume d’origine et le survêtement à motif camouflage, incarne ainsi un faune au sex appeal très contemporain.

François Alu, faune urbain en tenue de camouflage.

François Alu, faune urbain en tenue de camouflage.

Avec Jeux (1913), la problématique est tout autre. Le ballet, un pas de trois pour Nijinsky, Karsavina et Ludmilla Schollar, n’a jamais eu de succès et connut seulement un petit nombre de représentations. Quelques photographies, toujours les mêmes,  et des aquarelles de Valentine Gröss ont figé le ballet dans deux à trois poses emblématiques. Dominique Brun, loin d’être intimidée par cet univocité de l’archive, la prend à bras le corps et la diffracte pour lui rendre son côté contemporain (l’oeuvre d’origine est le premier ballet à thème contemporain présenté aux Ballets russes) et ambigu. Dans un espace sans décor délimité par une grand carré au scotch de scène (le lieu d’origine était un court de tennis) qui rend l’atmosphère induite par la musique encore plus oppressante, le trio d’origine, avec ses fameuses poses qui évoquent les bas-reliefs de Bourdelle, est séparé entre six danseurs. Ceux-ci endossent indifféremment et successivement les costumes féminins ou masculins du ballet (très subtilement, les « garçons » portent une cravate noire comme dans les photos, et pas rouge comme dans les tableaux). Le chiffre trois et son ambiguïté affective ou sexuelle est toujours présent. Les entrées et sorties de danseurs sont tellement inattendues qu’elles laissent à penser qu’ils sont beaucoup plus nombreux qu’en réalité. Une réussite.

Jeux. Six interprètes. Une infinités de possibilités.

Jeux. Six interprètes. Une infinité de possibilités.

Le Sacre du Printemps, scandale historique de 1913 pour l’inauguration du Théâtre des Champs-Élysées, volontairement oublié par les danseurs, remplacé par une autre chorégraphie (de Massine) dans les mêmes costumes, a longtemps été un mythe. Depuis les années 80, cependant, il est présenté sur scène dans une reconstruction qui a fait date au point qu’on en oublie parfois qu’il ne s’agit pas de la chorégraphie originale mais celle de Millicent Hodson et Kenneth Archer.

La version de Dominique Brun, qui utilise la même documentation à la fois pléthoriques et éparse, offre un point de vue à la fois familier et essentiellement différent. Cela commence par la production : un seul décor et des costumes (de Laurence Chalou) volontairement plus clivés sexuellement que dans la version Roerich. On assiste alors vraiment à une fête de village avec les hommes qui saluent presque obséquieusement les femmes. Chacun restant dans son espace ou dans son rôle social.

Les costumes des hommes permettent d’apprécier d’autant mieux la très impressionnante transcription de « l’en-dedans Nijinsky » habituellement caché par les costume « originaux » qui descendent en dessous du genou (ici de pantalons blancs avec des bandes de broderie sur le côté des jambes). Adducteurs serrés au dessus du genou, le bas de jambe très écarté, haut du dos extrêmement voûté des hommes : on se croirait vraiment face à de la statuaire du haut Moyen-Âge. Les groupes de filles font penser parfois aux nymphes de l’Après-midi d’un Faune de même que la transe du vieillard qui conclut le premier tableau au sol évoque l’extase amoureuse du faune.

La deuxième scène commence dans la pénombre : on distingue un mystérieux échange chamanique entre un homme jeune et un des aïeux. Les capacités acoustiques prodigieuses de la salle nous immergent littéralement dans la partition de Stravinsky et dans l’action même lorsqu’elle reste cachée.

Les filles sont désormais en grandes chemises brodées. Les hommes pour cette section incarnent tous des vieillards. Un groupe de six garçons en peau de loup ou d’ours ressemble vraiment à une meute menaçante. Pas de drames dans le choix de l’élue. Elle se couche par deux fois au sol comme si elle savait. De même la colère des filles sur la pulsation des tambours est un rituel réglé, énergique mais dépassionné. Au plus fort des tutti d’orchestre, l’élue qui passe par toutes les positions connues par les archives visuelles n’ajoute pas au drame. Elle se concentre. C’est l’assemblée des hommes qui crée la tension. Ce sacrifice tranquille créateur de chaos a quelque chose de terrible, de poignant et d’étrangement actuel.

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