
Daphnis et Chloé. Ballet du Capitole. Alexandre de Oliveira Ferreira (Pan) et ensemble. Photographie David Herrero.
Daphnis et Chloé. Ballet du Capitole. Représentation du dimanche 26 juin 2022.
Pour sa fin d’une déjà très riche saison, Kader Belarbi a réussi un coup de maître au Capitole de Toulouse : obtenir de Thierry Malandain qu’après des années il crée enfin une œuvre pour une autre compagnie que la sienne. Pour hélas quatre subreptices dates, le programme Daphnis et Chloé réunit deux œuvres emblématiques associées aux Ballets Russes de Serge de Diaghilev et à deux danseurs-chorégraphes de génie : Michel Fokine et Vaslav Nijinsky. En effet, en sus de la création mondiale de Daphnis et Chloé (chorégraphie initiale de Fokine sur la partition de Ravel), Thierry Malandain a jeté dans la corbeille son Faune, un de ses chefs-d’œuvre, créé en 1995 (chorégraphie originale de Nijinsky, la seule qui nous soit parvenue directement). Enfin, la musique est jouée par l’orchestre et les choeurs du Capitole sous la direction sobre et claire de Maxime Thomas et non sur une bande enregistrée.
Le programme était d’emblée alléchant. Dans l’histoire de la Danse, Faune et Daphnis sont deux œuvres qu’on oppose souvent. Toutes deux de thèmes « grec », toutes deux créées en 1912 au Théâtre du Châtelet et représentées le même soir. Elles constituent une véritable charnière.
Des dires même de Michel Fokine, Daphnis et Chloé a été à la fois sa plus grande joie et son plus grand désespoir. Sa plus grande joie car enfin il avait pu commander une œuvre originale à un compositeur (le jeune Maurice Ravel, 35 ans tout au plus) d’après un de ses livrets. Jusqu’ici, il avait travaillé sur des pages préexistantes, parfois réorchestrées (Les Sylphides, Shéhérazade), ou alors les partitions et les arguments avaient été proposées par d’autres (L’oiseau de feu ou Petrouchka). Son plus grand désespoir car il réalisa, en cours de réalisation, que Diaghilev (ainsi que Stravinsky, jamais très loin quand il s’agissait de dénigrer un collaborateur) l’avait décrété obsolète.
Michel Fokine se voulait et était sans doute un moderne, un rénovateur du ballet. Mais Diaghilev s’était insensiblement lassé de la modernité. Il voulait désormais de l’avant-garde et pour cela, il avait jeté son dévolu sur Nijinsky, complètement néophyte en la matière.
Fokine, qui savait déjà qu’il quittait la compagnie, dut donc batailler contre le directeur des Ballets russes qui voulait le persuader de reporter sa pièce puis lui refusait des services de répétition pour son ballet d’une heure quand son rival en obtenait 120 pour son essai de 9 minutes. Il devait également faire travailler quotidiennement son rival qui créait le rôle de Daphnis.
Il y avait donc une belle gageure à représenter ces deux ballets, témoins de deux esthétiques dressées comme antagonistes, sous la patte d’un seul et même créateur.
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Je devrai hélas laisser à d’autres le soin de juger si ce pied de nez à l’Histoire a tenu toutes ses promesses car, dans un impardonnable moment d’inadvertance, j’ai confondu les heures de représentations et, en conséquence, ai manqué le Faune-boîte de Kleenex de Philippe Solano. Quand on n’a pas de tête… eh bien, le drame est qu’il vous reste encore des yeux pour pleurer.
Car connaissant d’une part la pièce, savant et savoureux mélange de citations de la chorégraphie originale et d’une habile transposition-actualisation du propos scandaleux du ballet de 1912, et d’autre part Philippe Solano, interprète hautement charismatique, on pouvait se préparer à un grand moment. J’en ai eu confirmation après le spectacle par quelques commentaires d’heureux présents dans la salle. Autant dire que j’ai connu l’envie…
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Au moins n’ai-je pas manqué la création de Daphnis et Chloé.
C’est la deuxième fois cette saison que Thierry Malandain pose son regard réflexif sur une oeuvre de Michel Fokine. À la différence de l’Oiseau de feu, où l’histoire était entièrement revue au prisme de Saint François d’Assise, l’oiseau étant une sorte de Saint Esprit, l’argument de Daphnis est globalement suivi. Daphnis aime Chloé qui l’aime en retour mais un rustaud du nom de Dorcon a jeté son dévolu sur Chloé tandis que la belle Lycéion a jeté le sien du Daphnis. Il y a un concours de danse entre les deux garçons rivaux, gagné par le tendron. Il y a aussi des pirates qui enlèvent Chloé, un sauvetage de la belle et une célébration bachique à la fin. Mais Thierry Malandain parvient à passer l’écueil dressé par Michel Fokine lui-même, qui dans son obsession de trouver un prétexte à réaliser ses grands principes chorégraphiques nouveaux (limitation de la pantomime au strict nécessaire, danses adaptées au sujet et détachées des conventions du ballet classique, citations picturales etc..) en avait oublié de donner une épaisseur à ses personnages principaux. En effet, dans le livret, Daphnis dort pendant qu’on enlève sa bien-aimée puis ne prend aucune part à son sauvetage. Le deus-ex machina qui sauve Chloé, le dieu Pan n’apparaissait même pas sur scène.
Thierry Malandain n’essaye pas d’opérer l’amendement des personnages principaux. En chorégraphiant un dieu Pan, il révèle ce que peut-être Fokine désirait démontrer. Daphnis et Chloé est un parcours initiatique au terme duquel deux personnages, en dépit des doutes et des épreuves, ont accepté les injonctions du dieu (Daphnis et Chloé) tandis que deux autres ont voulu y résister et n’ont fait que retarder sa décision (Dorcon et Lycéion). Le tout se fait dans une de ces scénographies épurées dont Jorge Gallardo a le secret. Exit la luxuriance de Léon Bakst. L’espace tout blanc est comme perturbé par la présence de trois colonnes doriques en voile luminescent dont l’inclination n’a rien à envier à la tour de Pise. En hauteur, révélé par le truchement d’un rideau transparent, les chœurs de Ravel semblent des dieux lointains qui commentent l’action.
Le ballet s’ouvre donc dans le silence, non sur un duo mais sur un trio entre Pan, le décidément passionnant et dionysiaque Alexandre De Oliveira Ferreira, grande jupe plissée soleil vert-gazon, et Daphnis et Chloé, Ramiro Gomez Samon et Natalia de Froberville, même costume en plus pâle. On pense bien sûr au trio de l’Oiseau de feu. Car il est indéniable que ce Daphnis est une œuvre de Thierry Malandain. On retrouve dans les premières scènes des thèmes chorégraphiques et visuels propres au maître de Biarritz. Il y a du Noé (les chaines ondoyantes que forment les corps en fond de scène ou sur ses côtés avec leurs subtils contrepoints visuels et rythmiques), de La Pastorale (les rondes qui s’enroulent et se délient de manière inattendue) ou encore de L’Oiseau de Feu (les piqués en petite seconde avec l’axe du corps en déséquilibre) dans ce Daphnis. L’attaque des pirates (menés par l’impressionnant Minoru Kaneko) est, dans sa plastique et sa dynamique, spécifiquement malandinesque. Mais on note aussi des spécificités. Les danseurs qui se déplacent parfois avec des ports de bras très télégraphiques (la danse des bergères pendant le songe de Chloé ou encore durant le final doré) évoquent les frises géométriques de la peinture grecque de l’époque archaïque.

Daphnis et Chloé. Ballet du Capitole. Natalia de Froberville (Chloé), Alexandre de Oliveira Ferreira (Pan) et Ramiro Gomes Samon (Daphnis). Photographie David Herrero.
C’est que Thierry Malandain semble réaliser le rêve de Fokine et rendre hommage au style du chorégraphe, plus d’un siècle après la création de l’œuvre aujourd’hui presque entièrement perdue. En effet, on remarque pendant le ballet l’usage de marches de profil, de bras stylisés. La première réaction serait de penser au Faune concurrent de Nijinsky. Pourtant, on se rend compte que cela est beaucoup plus subtil. Dans ses mémoires, Fokine ne mâche pas ses mots sur cette œuvre qu’il refuse de comprendre (il n’a pas de mots trop durs pour l’épisode de l’écharpe). Il note plusieurs passages où Nijinsky (qu’il épargne en revanche toujours en tant que danseur et en tant qu’homme) le cite directement en reprenant ses évolutions de profils d’œuvres antérieures. Il critique en revanche les marches et courses des danseurs « par le talon » qu’il juge anti-naturelles et dangereuses pour les danseurs. Or, on remarque que, dans la chorégraphie de Malandain, les poses grecques sont beaucoup moins anguleuses et prononcées que dans son Faune (où il cite Nijinsky). De plus, les danseurs n’attaquent pas le sol du talon mais se déplacent souvent avec des pas glissés.
Dans son compte rendu rageur, du Faune de Nijinsky, Fokine prononce néanmoins un compliment. Au moment d’un forte de l’orchestre, il apprécie que le chorégraphe débutant ait su résister à la tentation de faire s’agiter ses danseurs sur la musique. Fokine avait en effet horreur de ce qu’il appelait « la rythmographie » : la tendance à vouloir nécessairement mettre un pas sur chaque impulsion rythmique d’une partition. Dans le final de son Daphnis, alors que l’orchestre et les chœurs s’affolent, Thierry Malandain répond là encore aux principes chers à son devancier : avançant à pas glissés de jardin à cour, les danseurs prennent leur temps pour céder à la vague musicale avant d’offrir un ultime et étourdissant chassé-croisé de corps.
Thierry Malandain a assurément rempli son contrat. Mais qu’en est-il des danseurs du ballet du Capitole ? On pourrait en effet se montrer inquiet. Même d’excellentes compagnies peuvent passer à côté de l’œuvre d’un chorégraphe. Il y a plus de dix ans, le ballet de l’Opéra avait complètement aplati le Rêve d’Icare de Malandain. Ici, la compagnie a eu à cœur de capter le style de la chorégraphie. L’absorption n’est peut-être pas encore totalement réalisée ; on le remarque à la façon dont les costumes unisexes de Jorge Gallardo, si consubstantiels au Malandain Ballet Biarritz, se posent de manière parfois plus étrange sur les corps à la gestuelle plus genrée des danseurs de Toulouse. Mais globalement, le ballet réussi à ses interprètes.

Daphnis et Chloé. Ballet du Capitole. Natalia de Froberville (Chloé), Minoru Kaneko (le pirate) et ensemble. Photographie David Herrero.
Chloé-Froberville fait dans la scène des pirates de superbes temps de flèche enchainés rapidement et délicieusement voyagés. Ses interactions avec Daphnis Gomez Samon (qui caresse les pieds du sol comme personne) sont toujours plein de sens dans les pas de deux : celui de la dispute après que le jeune homme a fauté avec la tentatrice Lycéion ou celui des retrouvailles avec leur curieux dialogue géométrique des avants bras.
Mais ceux qui sont surtout transcendés par la chorégraphie sont Alexandra Sudoreeva et Rouslan Savdenov. Dans leur pas de deux d’abandon, truffé de jolies inventions Lycéion développe en quatrième et pose à plusieurs reprises son pied sur la poitrine offerte de Dorcon qui recule sous son impulsion ; les deux amants se font ensuite de petits baisers sonores puis se poursuivent enfin avec de primesautiers jetés-attitude. Ils brillent comme jamais sous les lumières irisées et estivales concoctées par François Menou.

Daphnis et Chloé. Ballet du Capitole. Alexandra Sudoreeva (Lycéion) et Rouslan Savdenov (Dorcon). Photographie David Herrero.