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Programme Feux d’artifice à Toulouse : des étoiles plein les yeux

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Suite en Blanc (Edouard Lalo – Serge Lifar). La Mazurka. Philippe Solano. Photographie David Herrero.

Dans la plaquette donnée au public pour la soirée Feux d’Artifice, trois photographies juxtaposées montraient les trois ballets présentés lors de cette soirée. On focalisait d’emblée sur le côté leur côté graphique : Suite en Blanc et sa pièce montée de danseurs, Sechs Tänze et son porté loufoque, la danseuse juchée dos à dos sur son partenaire avec les mains et les pieds flexes à la limite de la peinture égyptienne, et enfin les pas de 4 à 6 aux chapeaux du Concert où un des danseurs, bassin cambré au point de s’assoir sur le visage de la ballerine principale, semblait être au beau milieu d’agapes.

On ne pouvait s’empêcher de penser qu’associer deux ballets comiques au très sérieux Suite en Blanc de Lifar était en soi un commentaire désobligeant à l’égard du ballet d’ouverture. Pourtant, le programme montrait plutôt comment trois chorégraphes réagissaient à des musiques symphoniques tout en offrant une vision dépouillée des a priori sur leur compositeur et leur style.

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Pour le Lifar de Suite en blanc, c’est la transformation d’un ancien ballet d’action néo-mauresque en un ballet abstrait présenté dans l’attirail le plus académique qui soit : chemise et collants pour les garçons et tutus pour les filles. Lifar a voulu construire un monument à la danse française en plein milieu de l’Occupation. Dans un espace tout noir équipé d’une sorte de grand autel en fond de scène (le ballet s’appelait Noir et Blanc à la création), les danseurs principaux viennent présenter de petites œuvres d’art ciselées au milieu d’un corps de ballet traité comme une frise. Pendant la célèbre variation masculine de la Mazurka, par exemple, les comparses masculins placés sur l’estrade figurent un fronton de temple grec.

Suite en blanc développe le vocabulaire néo-classique propre à Lifar (notamment ses portés décalés), ne gardant de la couleur locale que quelques détails joliment incongrus dans les ports de bras. Ce style n’a pas fait école. Il est aujourd’hui marqué du sceau de son époque et il est délicat à remonter sans le muséifier (une tendance qu’à force de correction, l’Opéra de Paris a pu parfois incarner).

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Suite en Blanc. Pas de 5. Kayo Nakazato en soliste féminine. Photographie David Herrero.

À Toulouse, on est loin de la pièce de musée, cela vit et cela danse. Est-ce également le fait que l’orchestre de Capitole, sous la baguette experte de Philippe Béran, fait scintiller la partition de Lalo comme on ne l’entend jamais à l’Opéra de Paris ? Il n’empêche que ces deux soirées montraient des différences notables dans l’adoption du style lifarien par les danseurs. Il y avait ceux qui en embrassaient pleinement les particularités et d’autres qui avaient suivi la voie de l’adaptation. J’ai une préférence pour les premiers mais au final, toutes les propositions étaient recevables et intéressantes à regarder.

Dans la Sieste, qui ouvre le ballet, le trio féminin en tutu romantique montrait cette juxtaposition tout en dansant à l’unisson. Du côté des puristes, Sofia Caminiti, qui avait déjà dansé cette partie du ballet en 2019, était un plaisir des yeux tant elle mettait de drame dans ses bras. Kayo Nakazato, elle aussi une spécialiste du style, a la part belle dans le pas de cinq, une variation où la fille développe une technique saltatoire presque masculine aux côtés de 4 garçons survitaminés. Dans le Thème varié, le 29 décembre, Philippe Solano dansait Lifar tandis que son acolyte, Kleber Rebello, balanchinisait la chorégraphie. Cette opposition ne manquait pas de saveur, les deux chorégraphes se détestant dans la vie. Entre ces deux bondissant gaillards, Nancy Osbaldeston, pas exactement dans le style, séduisait néanmoins par son entrain. Le 30 décembre, Tiphaine Prevost, dans le même rôle, déclamait en revanche son Lifar mêlant la rigueur presque graphique des jambes à la fantaisie Art Déco des bras aux côtés de Minoru Kaneko et Aleksa Zikic. Prevost et Osbaldeston s’étaient d’ailleurs échangé les rôles. Nancy Osbaldeston dansait la Sérénade que Tiphaine Prévost avait magistralement défendue le soir précédent.

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Suite en Blanc. Thème varié Tiphaine Prevost, Minoru Kaneko et Aleksa Zikic.  Photographie David Herrero.

Philippe Solano, quant à lui, confirme dans la Mazurka (le 30 décembre) sa compréhension fine de la geste lifarienne déjà visible dans le Thème varié. Dans ce solo plein de bravura, il assume crânement les contrappostos statuaires et les pas de caractère qui mettent cette variation à part dans le ballet et justifient qu’elle soit, par exemple, tellement proposée au concours de promotion du corps de ballet de l’Opéra de Paris.

La veille,  son prédécesseur dans la variation, Ramiro Gómez Samón, avait un peu tendance à gommer toutes ces petites aspérités qui en font tout le sel. Le danseur étoile dansait le 30 l’Adage avec Natalia de Froberville, un joli moment plein de charme qui faisait passer de l’émotion dans les intrications techniques bourrés de décalés et de portés de ce pas de deux qui arrive à un moment où l’attention du public risque de s’étioler. La veille, Alexandra Surodeeva donnait de ce même passage une vision plus formelle aux bras de Rouslan Savdenov. Ce style lui va bien. Le côté fruité de sa danse ressort bien dans Lifar qui, à son époque, a réenchanté l’académisme français, y insufflant un peu de lyrisme expressionniste slave. Dans la Flûte, Froberville ou Surodeeva séduisaient chacune pour des raisons différentes ; la danseuse étoile par son naturel sans affectation tandis que la soliste le faisait par son artifice. Dans la Cigarette, autre monument au milieu du monument qu’est Suite en blanc, où la ballerine devient la volute de fumée qui était montrée littéralement dans le ballet d’origine puisque la danseuse y fumait la cigarette, Natalia de Froberville jouait également la carte du charme et de la légèreté. Le 30, Haruka Tonooka, déjà danseuse sur la Sieste, troquait sa corolle romantique pour le plateau académique et faisait dans ce même passage une belle démonstration de style.

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Dans le style ou pas, comme tout cela était bien enlevé ! La coda, avec les manèges de d’Osbadelston ou de Prévost, ceux de Samoón ou de Solano et bien sûr les fouettés impeccables de Froberville, soulève la salle les deux soirs.

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Sechs Tänze. Jiri Kylian. Photographie David Herrero.

Dans les lectures nouvelles d’un compositeur, Sechs Tänze est peut-être la moins inattendue. Il y a en effet dans cette pièce de Jiri Kylian de 1991 quelque chose du Mozart survolté popularisé par le film de Milos Forman (1984). Mais quel étourdissant exercice de haute voltige ! Dans Sechs Tänze, sur les célèbres Danses allemandes de Mozart, les gags se succèdent à une telle vitesse qu’on a du mal à les mémoriser. Les danseurs sont presque méconnaissables badigeonnés de blanc et affublés pour les garçons de perruques poudrés. Le 29 et le 30, c’est plutôt une distribution de danseurs « nouveaux » dans la compagnie qui monte sur scène et je dois renoncer à les identifier. Après les représentations, on a envie de se faire servir une coupe de champagne en hommage à ce feu d’artifice d’images subreptices dont on a été bombardé pendant 15 courtes minutes. Des duos, trios, solos à géométrie variable (oui, même les solos) où les danseurs sautillent en accéléré, roulent sur le dos les uns des autres avec des positions angulaires ou mignardes, se tirent par la robe, par la perruque, renversent les codes du ballet dans un nuage de poudre. Tout cela en présence des deux artistes « invités » que sont les façades de robe de cour montées sur roulettes que les hommes surtout s’arrachent.

La pièce fonctionne presque mieux à Toulouse qu’à Paris en raison de la taille de la scène toulousaine, plus intimiste. Sechs Tänze, qui à Paris semblait être un aimable développement loufoque de Petite Mort, prend ici une toute autre dimension. On y reconnaît désormais une évocation de la révolution baroque qui a dépoussiéré la musique de Mozart de l’interprétation romantique avec instruments modernes.

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The Concert (Chopin-Robbins). Mistake Waltz. Photographie David Herrero.

Marchant décidément dans les pas du ballet de l’Opéra de Paris, la compagnie toulousaine faisait enfin entrer à son répertoire The Concert de Jerome Robbins (présenté à Paris en octobre dernier). En 1954, on a tendance à l’oublier, ce ballet bouffon a eu son rôle à jouer dans le dépoussiérage de la musique de Chopin en tant que musique de danse. Depuis qu’à l’orée du XXe siècle, Michel Fokine avait habillé de gaze vaporeuses les danseuses des Sylphides (le nom occidental pour Chopiniana), il semblait difficile de présenter le célèbre virtuose et compositeur pour piano d’une quelconque autre façon.  L’orchestration en fanfare des pièces pour piano était également un pied de nez aux puristes qui pensaient qu’avec Les Sylphides, l’outrage ultime avait été infligé au compositeur. Robbins y est allé au forceps en y faisant entrer dans Chopin le slapstick comique des théâtres de Broadway.

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The Concert (Chopin-Robbins). Nancy Osbaldeston (la ballerine). Photographie David Herrero.

Pour ces deux représentations, notre cœur balance entre les distributions, toute deux satisfaisantes. Qui choisir en ballerine évaporée, de Nancy Osbaldeston, fine et déliée, au ballon ébouriffant dans la scène des papillons, ou de Kayo Nakazato qui embrasse le piano comme personne et se ramollit irrésistiblement à la vue d’une rivale qui porte le même chapeau qu’elle ? Qui préférer entre le truculent et délicieusement terre à terre mari de Jérémy Leydier et le facétieux Ramiro Gómez Samón qui prête sa fibre aérienne aux petits hussards et aux papillons ? Les deux danseurs sont également surveillés d’un air suspicieux et autoritaire par l’épouse de Nina Queiroz. Alexandra Surodeeva est particulièrement drôle dans son  entrée de fille à lunettes atrabilaire tandis que Sofia Caminiti et Marie Varlet restaurent pour moi la scène du croisé de jambe pinup des deux amies que je n’avais pas vu ainsi servi depuis les années 1990,  quand Nathalie Riqué et Sandrine Marache l’exécutaient à l’Opéra de Paris. Le soir du 30, alors qu’il était déjà apparu dans les deux ballets précédents, Philippe Solano réitérait son excellent jeune homme timide, incomparable dans le pas de deux lorsque, courant après la ballerine, il a l’air de lui crier « Madame ! Mais Madaaame ! ».

On aura beaucoup ri.

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On passe encore des soirées bien agréables au Ballet du Capitole, en compagnie de danseurs à la personnalité marquée. On apprend que la direction a ouvert une audition externe pour recruter deux danseurs étoiles en remplacement de Julie Charlet et Davit Galstyan. C’est se donner bien du mal. Il y a bien quelques noms au sein de la compagnie qui émergent quand on pense à ce titre prestigieux et convoité.

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La Sylphide in Toulouse : pick your team !

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La Sylphide. Ballet du Capitole de Toulouse. Tiphaine Prevost. Photographie David Herrero

In Toulouse, one cast danced from the outside in, the other from the inside out. One was clean and sufficed for a Saturday night out, but the second cast on a Sunday matinée took us on a journey.

I’ve become so accustomed to the Paris  Opéra’s Taglioni/Lacotte Schneitzhoeffer score that I was refreshed by the way Lovenskiold’s music begins in a proto-Verdian fashion. A quick explosion of tutti brass and drums instantly gives way to the plangent tone of a solo cello and then crescendos begin again.

As dandelion puffballs waft across a scrim during the overture, we see the back-story: while walking along the heath, the little boy James exasperates his girl companion. Effie cannot see the delightful ageless fairy beckoning to him. The boy’s fate is sealed: he will always be chasing after what he cannot catch.

But that’s his choice. Are you, or will you be, Team Syphide or Team Effie, up in the air or feet planted on the ground?

To my surprise, be it Bournonville or Lacotte,, sometimes I find myself  rooting for Effie, the all too human girl. During both performances last weekend in Toulouse, I found myself solidly Team Effie, for very different reasons.

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La Sylphide. Alexandra Surodeeva. Photographie, David Herrero.

Saturday, October 21

It’s really a matter of taste, but I have never been fond of the modern Russian classical ballet style. It’s too “top model.” There the point is to get from one camera-ready pose to the next rather than exploring danced-through phrases. A case in point: I cringed each time Alexandra Surodeeva  launched clearly and deliberately from flat-footed arabesque to, hop!, full-pointe. No full-footed juicy relevés initiated by plié and the toes, just a haul-up using the hamstrings and the butt muscles. The extended leg gets stuck up in the air like a salute. The snapshot will be gorgeous as Surodeeva has beautiful lines. Her fluffy ronds de jambe and batterie just after yet another pose then left me cold.  Her rather earthbound leaps in hard shoes led to noisy landings (in a pose). So for me, this Sylphide just didn’t happen. Surodeeva was just too much of a technically strong dancer, too healthy, too embodied. Her arms, both stiff and flappy, seemed more Balanchine than Bournonville. Each double pirouette turned out rather wobbly and approximate, which seemed odd for such a polished technician.

Instead, Nancy Osbaldeston’s feminine and elfin Effie won me over. Why was she not cast in the principal role?  She’s delicate and dancey, soft on the ground and fleet of foot, and her phrasing, and the way she shapes her steps… lets you hear the music. Just lovely.

On this Saturday, Alexandre De Oliviera Ferreira’s goofy and bouncy Gurn – his beautifully expansive explosion of a solo lifted the house — matched with Rouslan Savdenov’s equally unromantic James. Poor Effie, what a choice! Alas, Savdenov, who can reach out and stretch in the direction of his movements in the soli, sculpting beautiful shapes out of thin air, was just not believable as a dreamer. Indeed, he played the role from the outside. “I will now pretend to see a vision in white, I will now pretend to get mad, now I will now smile big, now my face will go blank as I manage the manège.” I felt sorry for him. He was like a light bulb with the switch awry. But he was dancing by himself, I guess.

Simon Catonnet’s Madge was strong and funny and crisp, but  — surprisingly for this gifted character dancer – his pantomime as the witch was emphatic without being effective and clear. A bit Sturm und Drang. Once the overture gets out of the way, the score becomes positively Rossinian in the way all the downbeats call for their match in mime. Catonnet’s Madge, beautifully limber down to her fingertips, seemed to be listening to her own music.

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La Sylphide. Ballet du Capitole de Toulouse. Simon Catonnet (Madge) et Alexandre De Oliveira Ferreira (Gurn). Photographie David Herrero.

What made everything work at both performances was the really, really, together corps that often included soloists from the other day. The company is light and noiseless and together and without any stiff gestures or poses. The really charming Scottish reel in Act One brought the house down both times. The plethora of fairies filling the stage in perfect unison in Act Two brought sighs from the audience.

In Act Two, Savedanov’s James continued his aggressive pursuit of the sylph, who did those abrupt relevés again.  When Surodeeva-Syphide’s wings fell off, I was shocked for the wrong reason. I had never noticed that she had borne wings in the first place.

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La Sylphide. Kayo Nakazato. Photographie David Herrero.

Sunday , October 22

Due to an injury, the third cast  Sylphide ended up dancing with the first cast James. As the fairy and human never partner but only touch each other once, this is do-able. But what about the mime, the connection? Will they pull off the drama, inhabit space so much together you imagine they actually have been touching throughout?

The answer became yes.

Kayo Nakazato’s Sylphide, as of the opening tableau, was pliant and in the music.  In the first scene, here you had feet rolling without a need to hop up, a body in movement between poses, a smooth and silky presence. She danced it all out soundlessly. Her smooth and un-posed movements and the supple and alive nape of the neck let that almost feline aspect of all fairies come out. “Catch me if you can! Pet me if you can! In the meantime, I will just perch up on a shelf, watching you, as I settle down my fluffy self. I know you want me.” Legs never higher up than needed, beautiful cupped-in and un-showy delicate lines. In Act Two, she caught a butterfly! I had seen simply two hands clap the night before, uncertain what that had meant. When she would die, in a final arc just like a butterfly pierced by a pin, the audience held its breath.

Her James, Ramiro Gómez Samón, was really talking to himself and to his vision throughout. He gazed at the women he was torn between and then tried to look into his heart. His smile was melancholy, distant. He even managed to remind us (through light mime) that he had been the little boy in the prologue. He was bigger than Savdenov, rounder with a softer plié.  In this role where you are supposed to be as fanciful as nut who chases after butterflies, Gómez Samón’s James was clearly more at ease with all the choreographic changes of direction and changes of heart. That this Sylphide looked into his eyes really helped.

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La Sylphide. Ramiro Gomez Samón (James). Photographie David Herrero.

Kléber Rebello’s  Gurn proved to be an actor and dancer more “French” than yesterday’s, more subtle. “Oh, of course, I always loved you. And by the way, why exactly are we in this mess in the first place? Don’t forget – no stress — I’m here for you.”  But also, just who wouldn’t want to marry Rebello’s Gurn after his first act solo? What placement, uplifted ballon, épaulement, pliés that go somewhere! Seriously, girlfriend, this one is boyfriend material.

Rebello was definitely the more dignified spurned suitor. He eagerly responded to every mood of Tiphaine Prévost’s anxious and alive Effie, so clearly worried about her fiancé’s sanity from the start. He even managed to make gentle uplift out of the fact that the only girl available to dance the reel with him was a little one. Whereas De Oliviera Ferreira’s Gurn dutifully disappeared into the second row with his partner, Rebello’s Gurn kept presenting the girl to her advantage. A real gentleman.

Kudos go to Tiphaine Prévost’s Effie, too, who made her role as The Girl Next Door both beautiful and believable up to the end. Her bride on that walking diagonal at the finale had accepted a “marriage of reason” that will probably turn out well, but she was clearly not happy to be back in that accursed forest again.  Nor was the mother, Solène Monnnereau for both performances, who elegantly and subtly reacted in kind to each of her successive daughter’s moods.

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La Sylphide. Ballet du Capitole. Tiphaine Prévost (Effie) et Ramiro Gomez Samón (James). Photographie David Herrero.

And what a witch! Jérémy Leydier’s scary and grumpier Madge seemed to almost snake out of the fireplace in Act One. His timing and force made me think of a gnarly wisteria carefully planning to take all the time it needed to rip apart an iron grille…his masterful mime made James’s doom all that more inevitable and preordained.  Maybe I’m Team Madge? Like mom, she’s an inventive cook and only wants to keep you from marrying Mr. Wrong.

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La Sylphide. Jérémy Leydier (Madge). Photographie David Herrero.

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A Toulouse. La Sylphide de Bournonville : de la terre aux cieux

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La Sylphide, Acte 2. Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Aujourd’hui considérée comme la plus authentique des versions de ce ballet, car représentée sans interruption depuis sa création, La Sylphide de Bournonville suscitait des sentiments plus que mitigés chez son créateur. Dans son autobiographie « Ma vie de Théâtre », August Bournonville ne lui fait même pas l’honneur d’un chapitre dédié. Le ballet apparaît comme une digression dans un chapitre sur un autre ballet qui pourtant fit un four, « Don Quichotte aux noces de Gamache » (deux représentations). Si dans l’espace de cette vingtaine de lignes Bournonville vante les mérites de son œuvre – notamment la place de James qui n’est pas qu’un « piédestal » pour la ballerine – et sa longévité au répertoire, il conclut en écrivant : « La Sylphide a été pour moi ce qu’elle a été pour James : un mauvais ange dont l’haleine empoisonnée a exercé son influence sur toute les plantes qui poussaient sur mon chemin, et qui ne marchait pas légèrement sur les feuilles qu’elle écrasait et détruisait ».

C’est que le chorégraphe s’était attiré en créant cette Sylphide une tenace réputation de plagiaire.  Créée en 1836 quand celle de Taglioni date de 1832, la Sylphide suit presque à l’identique le scénario original d’Adolphe Nourrit. Elle en diffère cependant substantiellement dès qu’il s’agit de la musique (le chorégraphe n’avait pu obtenir les droits de la musique de Schneitzhöffer et commanda donc une partition originale au jeune Løvenskiold), de la durée (beaucoup plus resserrée ; certains parleront de concision, car il y a moins de place pour le pur divertissement que dans la version parisienne) et bien sûr de la chorégraphie.

Telle qu’elle se présente aujourd’hui, justement car elle a été créée pour une compagnie qui, à l’époque, ne pouvait rivaliser avec la grande machine qu’était déjà l’Académie royale de Musique, La Sylphide de Bournonville est idéale pour des compagnies classiques de taille moyenne comme le ballet du Capitole qui compte aujourd’hui 35 danseurs avec les supplémentaires.

Le Capitole fait d’ailleurs entrer à son répertoire une production appartenant à sa parèdre bordelaise.

On n’avait vu cette version avec le ballet de Bordeaux que sur le petit écran, lors d’une retransmission à l’époque du second confinement. On avait apprécié alors le décor de l’acte 1, sorte de grange à clairevoie en perspective forcée laissant deviner la forêt, source de rêveries pour le héros principal James, la métaphore des pistils de pissenlits symbolisant la légèreté et la fragilité de la Sylphide (et remplaçant les vols à filins de productions plus dispendieuses) ainsi que la forêt un tantinet fantomatique de l’acte 2. Dans un théâtre, on réajuste parfois son jugement. La clairevoie rend les apparitions de la Sylphide un peu prosaïques puisqu’on voit par exemple la danseuse se placer sur son estrade avant de se matérialiser à la fenêtre. On se dit qu’un petit mécanisme simple pour que les huisseries s’ouvrent sans le concours des mains de l’elfe aurait favorisé l’illusion de l’immatérialité des interprètes du rôle-titre. À l’inverse, lors de la retransmission filmée, on avait été gêné par les rampes à décors posées au sol pendant la scène des sorcières qui ouvre l’acte 2 alors qu’ici cela ne nous a pas marqué et que la lente montée des toiles de la forêt qui s’ensuit nous a paru poétique.

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Globalement, le ballet du Capitole fait honneur à cette Sylphide remontée par la danoise Dinna Bjorn Larsen, qui interpréta jadis le rôle-titre. À l’acte un, on apprécie les très jolies danses de caractère bien réglées et surtout bien accentués. La gigue à la fin de l’acte 1 recueille particulièrement les suffrages de la salle : les garçons y ont du feu et les filles de la grâce. Durant l’acte 2, le corps de ballet féminin, dont les évolutions sont moins développées que dans la version Lacotte-Taglioni, est ce qu’il faut mousseux tout en restant fidèle aux bras plus stéréotypés du style Bournonville.

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La Sylphide. Nancy Osbaldeston dans le rôle d’Effie. Photographie David Herrero.

Lors de la soirée du 21 octobre, la seconde distribution des rôles principaux est néanmoins assez inégale. On est conquis par l’Effie de Nancy Osbaldeston qui a le bas de jambe alerte et spirituel et un ballon conséquent. Elle dépeint une fiancée vive et joyeuse chez qui les doutes sur l’attachement de son promis ne sont que subreptices. On est également séduit par le Gurn d’Alexandre De Oliveira Ferreira qui enlève son petit bout de variation de l’acte 1 avec gusto. Son jeu pourrait cependant être peaufiné. Sa pantomime est expressive mais son positionnement face à James et Effie – il aime la jeune fille mais doit organiser son mariage avec son rival – n’est pas toujours très lisible.

En James, Rouslan Savdenov développe une belle batterie et un haut de corps très Bournonville, surtout à l’acte 1, mais son jeu est quelque peu carton-pâte. Dommage, notamment lors de ses confrontations avec la Sorcière Madge de Simon Catonnet, au regard incandescent, aux colères véhémentes, incarnation à la fois sardonique et poignante du destin. Dans la scène de l’écharpe de l’acte 2, l’interprétation de la pantomime « oh mais j’ai des sous ! » frise même l’effet de comique involontaire.

Et la Sylphide ? Celle de Bournonville est essentiellement différente de celle de Taglioni. Le chorégraphe, formé par son père Antoine et par Auguste Vestris, dieu de la danse, venait d’un monde où les techniques masculines et féminines étaient de même nature avec, de fait, un avantage certain pour les hommes au ballon plus notable que celui de beaucoup de femmes. Filippo Taglioni avait créé la surprise à Paris en créant une danse essentiellement féminine. Il y avait les pointes bien sûr ; mais surtout, il y avait un accent mis sur la simplicité d’effets, sur les équilibres et la technique planée à laquelle Bournonville est resté globalement hermétique toute sa vie. Dans sa Sylphide, le vocabulaire féminin reste très proche de celui des hommes. Il y a de la petite et de la grande batterie : beaucoup de brisés, de cabrioles battues, des chassés-posés-jetés en attitude. Ce que la danseuse n’a pas en ballon, elle doit le compenser par la prestesse et la légèreté des réceptions. Interprété comme il faut, une sylphide  de Bournonville doit ressembler à un colibri insaisissable quand celle de Taglioni est un ange qui passe.

Or, dans le rôle de la Sylphide, Alexandra Surodeeva, qui minaude beaucoup (notamment dans la scène d’introduction avec James enfant), met trop l’accent sur la ligne (qui est belle) et pas assez sur la délicatesse technique. Sa danse est pesante et sonore. Ses remontées sur pointe sont trop sèches donnant une image trop charnelle de son personnage. Pour voir des sylphides, il fallait donc se concentrer sur le corps de ballet et particulièrement sur le duo formé par Tiphaine Prevost et Nina Queiroz : leurs sylphides étaient à la fois ciselées et vaporeuses.

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La Sylphide. Alexandra Surodeeva. Photographie, David Herrero.

Lors de cette première soirée, on s’est donc plus concentré sur le drame bourgeois (Effie, Gurn, la sorcière), une spécialité de Bournonville, que sur la féérie et sur l’aspect métaphorique du ballet.

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La matinée du 22 octobre fut d’un tout autre acabit. Elle commençait pourtant par une déconvenue puisque la nouvelle directrice de la compagnie, Beate Vollack, est venue annoncer avant le lever du rideau que Natalia de Froberville ne pourrait pas danser le rôle-titre. Quel dommage, pensait-on. Avec sa technique facettée, son ballon naturel et sa délicatesse, la danseuse étoile de la compagnie était la candidate idéale pour évoquer Lucile Grahn, la créatrice du rôle.

Mais sa remplaçante, Kayo Nakazato, prévue initialement en troisième distribution aux côtés de Philippe Solano (une autre source de regrets pour nous ; ne pas assister aux débuts de l’ardent interprète) a su nous conquérir. Toute en prestesse et en douceur, on sait, dès la scène d’ouverture derrière le rideau translucide que la ballerine saura trouver le bon ton. Les sauts de Kayo Nakazato sont silencieux et sa batterie est claire. Surtout, sa musicalité est impeccable ; elle semble littéralement dialoguer avec la musique, ce qui aide également à la compréhension de la pantomime : la scène des pleurs à l’acte 1, « Je suis triste… Je suis effondrée – tutti d’orchestre – Mais non ! C’était pour rire ! Viens jouer maintenant », est jouissive.

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La Sylphide. Kayo Nakazato. Photographie David Herrero.

Le cou de la danseuse est libéré et sa tête oscille comme une fleur sur sa tige tandis qu’elle exécute les intriqués petits pas de batterie bournonvilliens. On se reconcentre sur le haut du corps tandis que la veille, on avait les yeux rivés au plateau. Les équilibres de la danseuse sont modulés, flottants, jamais plantés dans le sol.

En James, Ramiro Gómez Samón est à l’unisson. Sa pantomime enflammée rend dramatique sa confrontation avec la sorcière impressionnante de charisme de Jérémy Leydier. Ses variations sont pures comme le cristal et sous tendues d’une énergie fiévreuse.

La scène de l’anneau, à la fin de l’acte 1, dépeint à merveille les tergiversations et l’agitation amoureuse qui traversent James quand la Sylphide l’entraîne vers les bois.

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La Sylphide. Ramiro Gómez Samón (James). Photographie, David Herrero.

Durant ce premier acte, les rôles secondaires viennent également soutenir l’intérêt de l’action. En Gurn, Kléber Rebello nous offre un Gurn tourmenté, qui essaie de faire bonne figure bien qu’écartelé entre les solidarités familiales et son amour pour Effie. Sa courte variation surtout est un plaisir des yeux. Ses posés-jetés en attitude sont aériens et ses réceptions sont d’un moelleux absolu. Sa musicalité est impeccable. Tiphaine Prévost est quant à elle absolument touchante en Effie. À la différence de Nancy Osbaldeston, son Effie semble avoir la prescience de son malheur. La petite pointe d’acidité de son bas de jambe dans ce rôle la distingue de la Sylphide. Son désespoir lorsqu’elle se voit délaissée laisse imaginer ce que pourrait être sa scène de la folie dans Giselle. On est captivé et ému.

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La Sylphide. Kléber Rebello (Gurn). Photographie, David Herrero.

L’acte 2 est le juste prolongement de l’acte 1. Dans son royaume Sylphide-Nakazato, toujours aussi mousseuse, séduit. On note sa charmante pantomime du papillon avec James, chasseur ardent, qu’on n’avait pas comprise la veille. Marlen Fuerte, à qui on avait trouvé la veille une autorité plus digne de Myrtha que d’une première Sylphide, s’intègre désormais parfaitement, avec sa belle ligne noble, dans ce tableau des elfes. On remarque aussi que Nancy Osbaldeston serait finalement une bien jolie Sylphide, avec sa danse très onctueuse. On flotte littéralement dans le bonheur.

La rupture de cette félicité lors de la scène de l’écharpe n’en est que plus dramatique. Dès que James la noue autour des bras de la Sylphide, Kayo Nakazato fait ressentir la douleur de son personnage. Les ailes tombent du tutu. On avait regretté la veille l’absence d’interaction avec ces appendices perdus comme dans la version Lacotte-Taglioni. Ici, elles ne choient que lorsque la Sylphide est exactement au centre de la scène, sur le point de mourir ; il y a des jours où il est dit que tout doit tomber en place. La confrontation finale de James-Gómez Samón avec la vengeresse et implacable Madge-Leydier est saisissante. L’effondrement du héros évoque une crise cardiaque. On se prend à penser que la petite lumière vacillante qui grimpe dans les cintres n’est autre que l’amour conjugué des deux héros et non pas seulement l’âme de la Sylphide foudroyée.

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Toulouse : le Ballet du Capitole en « Noir et Blanc » … et en couleur

Voici donc le premier programme du Ballet du Capitole de Toulouse sans directeur après que Kader Belarbi a été officiellement débarqué en février dernier. C’est une série de représentations substantiellement différente de celle originalement prévue. Dans les plans de Belarbi, les trois œuvres programmées devaient évoquer les Arts plastiques. No more Play de Kylian regarde en effet vers Giacometti, la création de Michel Kelemenis se proposait d’évoquer les noirs de Pierre Soulage et Entrelacs, le ballet de l’ancien directeur, la calligraphie et les œuvres du peintre chinois Shi Tao. Cela n’a pas été. Entrelacs, qui avait été dansé à Toulouse au tout début du mandat de Belarbi, en février 2013, n’était plus connu de personne dans la compagnie et il est difficile de remonter une pièce quand son chorégraphe ne peut s’adresser directement ni aux danseurs ni même aux maîtres de ballet. Il a fallu trouver une solution. La relation qui suit aura, du coup, un petit côté chronique analytique que, j’espère, on me pardonnera.

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No More Play. Philippe Solano, Jérémy Leydier, Solène Monnereau, Tiphaine Prevost et Baptise Claudon. Photographie David Herrero.

No more Play est une œuvre de la grande période de Jiri Kylian. Créé en 1986, le ballet débute de manière quelque peu énigmatique avec deux façades de robes baroques posée de part et d’autre de la scène. Un duo de garçons  se place derrière celle qui se trouve à jardin. Puis, les deux robes disparaissent pour ne plus reparaître. Commence alors une sorte de marathon acrobatique pour cinq danseurs (trois garçons, deux filles) sur la musique d’Anton Webern. La gestuelle est anguleuse, les passes chorégraphiques nerveuses. Les filles s’enroulent et se déroulent comme des rubans sous l’action des danseurs. Elles semblent voleter au-dessus de leur dos. Les lignes sur-étirées, les déséquilibres donnent le vertige. Parfois, les danseurs se figent dans des positions statuaires impressionnantes comme dans ce pas de trois où une danseuse au sol est surplombée par un danseur penché au-dessus d’elle portant sur son dos la troisième danseuse. Tous bras et jambes écartés, les interprètes figurent un vol de cormorans. Avec Kylian, même l’immobilité semble bouger. Beaucoup d’enchaînements reposent, unifiés par le génie de Kylian, sur des emprunts à la barre au sol et à l’acrosport ; comme ce moment où un danseur, sur le dos, porte sa partenaire en planche à la force de ses jambes repliées. Par instants, les danseurs se servent de la fosse d’orchestre vide en s’y penchant comme sur le bord d’un précipice.

Cette hyper-technique porte désormais le sceau des années 90. Elle a même été galvaudée à force d’être reprise par moult épigones. Mais cela reste tellement beau quand c’est un original !

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No More Play. Jérémy Leydier et Solène Monnereau. Photographie David Herrero.

Deux distributions se succédaient dans ce chef-d’œuvre du maître de La Haye. Le 25 mars, les deux garçons initiateurs sont Philippe Solano et Jeremy Leydier. On ne peut imaginer deux danseurs au gabarit plus opposé. Derrière la robe, Solano parait tout petit, couvert qu’il est par les grands abatis de Leydier. Pourtant, dès qu’ils se mettent à danser, les deux interprètes déploient une énergie similaire. Il y a de la densité dans les tours-arabesque de Solano comme dans les élévations de Leydier. Les deux filles, Tiphaine Prevost et Solène Monnereau, ont quant à elles une sorte de qualité gémellaire qui fascine. Dans un pas de deux, la paire Leydier-Monnereau a une qualité à la fois fluide et anguleuse. Baptiste Claudon est parfait en partenaire des deux filles au début du ballet. Le 26, le rapport s’inverse. Le premier à avancer vers la robe est Minoru Kaneko, très ronde-bosse à l’Antique tandis que le partenaire qui l’enserre ensuite de ses bras est le très filiforme Simon Catonnet. Les deux filles sont elles aussi physiquement contrastées. Marie Varlet est plus athlétique et Kayo Nakasato plus délicate. Amaury Barreras Lapinet prête sa plastique parfaite au partenaire du pas de trois. Les deux distributions, pourtant si différentes, portent cependant le ballet d’une manière également convaincante. Le ballet du Capitole a « un style ».

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Instars. Kléber Rebello et Jessica Fyfe

Instars, l’une des deux pièces de remplacement du programme, a été chorégraphiée en 2018 par Erico Montes, un ancien premier artiste du Royal Ballet aujourd’hui maître de ballet à Toulouse, dans une veine qui doit beaucoup en un sens au style de technique poussé par Kylian dans les années 80-90. La première influence qui viendrait à l’esprit devrait bien sûr être celle de Christopher Wheeldon mais ce dernier doit sans beaucoup plus au néoclassicisme germanique qu’à l’école anglaise (où il a été formé) ou américaine (où il a dansé en tant que membre du NYCB). Tel qu’il se présente, ce pas de deux sur la musique en ostinato de John Adams est plaisant. Une fois passé la surprise de voir la ballerine porter un justaucorps arc en ciel dans un programme appelé « Noir et Blanc », on peut prendre plaisir au enroulements-déroulements et au perpetuum mobile qu’exécutent des deux protagonistes. Le 25, Jessica Fyfe se montre lyrique mais sans excès accompagnée du très attentif Kleber Rebello. Mademoiselle Fyfe a tout ce qu’il faut du côté des jambes mais ce sont ses ports de bras (très anglais, avec la ligne de la main un peu au-dessus de la ligne d’épaules) qui ravissent. La liberté de son haut du corps créé une suspension dans la chorégraphie qui manquera un tantinet le 26 avec Alexandra Sudoreeva, pourtant charmante, mais dont on remarque surtout les jambes aux côtés du très solaire Alexandre De Oliveira Ferreira. Au soir du 25, le chorégraphe est monté sur scène pour offrir un bouquet à Jessica Fyfe dont c’était, hélas, la dernière représentation sur la scène du Capitole. On regrettera cette artiste qui nous avait conquis l’an dernier dans Giselle lorsque, sur invitation de Kader Belarbi, elle était venue danser aux côtés de Philippe Solano.

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Jessica Fyfe et Erico Montes. Saluts. Adieux.

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Libra est une autre addition d’urgence au répertoire de la compagnie. Le chorégraphe anglais George Williamson a créé ce duo pour l’occasion. Encore sur une musique en ostinato, cette fois-ci de Peter Gregson, deux danseuses aux justaucorps très maillot de plage, un noir, un bleu, entrent sur scène en déboulés. S’ensuit tout un jeu d’imbrication des corps rapides et bien réglé qui, au soir du 25 mars, finit par lasser. La musique nous parait tomber dans l’orchestration sirupeuse de même que la chorégraphie. Pourtant, les deux interprètes sont nos deux Kitri de décembre, Nancy Osbaldeston (en bleu) et Natalia de Froberville (en noir). On avait apprécié, lors de deux soirées séparées, le contraste entre la perfection classique teintée d’une pointe d’humour de Froberville, qui en faisait une authentique Kitri-Dulcinée de l’acte 2, et l’efficacité terrienne et premier degré d’Osbaldeston qui faisait merveille sur la place de Séville à l’acte 1. Mais présentés ensemble, les styles des deux danseuses ne communiquent pas. Aucun jeu ne naît de leur apposition.

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Libra. Nancy Osbaldeston et Natalia de Froberville. Photographie David Herrero.

L’impression est diamétralement opposée le 26. Là aussi les deux danseuses ne se ressemblent pas. Sofia Caminiti (en bleu) est une gracieuse liane et Marlen Fuerte (en noir) une belle statue. Mais ici, leurs différences introduisent une forme de dialectique dans leurs évolutions au fur et à mesure qu’avance le ballet. Caminiti est l’élément végétal tandis que Fuerte est l’animal. Et le jeu d’imbrications prend du corps.

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Libra. Sofia Caminiti et Marlen Fuerte. Photographie David Herrero.

La pièce reste certes d’occasion mais elle peut donc offrir un plaisant moment de danse.

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Loin Tain de Michel Kelemenis était la seule création de la soirée initialement prévue par Kader Belarbi. Sur le concerto pour violoncelle et orchestre d’Henri Dutilleux, « Tout un Monde lointain », le chorégraphe se proposait d’évoquer les noirs profonds de la peinture de Pierre Soulages, récemment disparu. La scénographie de Bruno de Lavenère, constituée de deux couches de rideaux de chaînettes qui montent et descendent dans les cintres sur un fond noir, n’est pas loin de donner l’impression des coups de brosse de l’artiste sur ses monochromes. Les garçons, habillés en blanc, portent des tee-shirts qui évoquent le bleu électrique qui incendie parfois les noirs du peintre. Leur lèvres sont carminées.

La pièce commence par une scène charmante, dans le silence, où Amaury Barreras Lapinet traverse la scène de cour à jardin avec une gestuelle cartoonesque : petits sauts avec jambes qui gigotent en l’air, prestes voltes-faces. Le danseur semble appelé-attiré par le bout de sa main puis par la danseuse Kayo Nakazato, parfaite tentatrice entrée à jardin. Le charmant Puck de Barreras sera l’acmé de la pièce.

Car avec l’introduction de la musique de Dutilleux, l’ambiance change du tout au tout et devient sombre et absconse.  Kayo Nakasato, la ligne acérée, fait une sorte de variation reprise à l’identique derrière le rideau de chaînes par une autre fille. L’effet de miroir et de transparence n’est pas abouti. Les éclairages de Rémi Colas auraient gagné à être plus tranchés et plus translucides. Puis Nakasato est lancée en toute droite en l’air par 4 garçons et pousse de petits cris. La salle rit une fois puis devient atone à la répétition de cette facétie.

La gestuelle de Kelemenis est « contemporaine ». Chacun reste enfermé dans sa kinésphère ; les sauts, initiés par des jambes en parallèle, sont ancrés dans le sol. Les portés, à l’inverse de ceux d’un Kylian, focalisent l’attention du spectateur sur les points de contacts entre les corps. La gestuelle est anguleuse comme lors de ces marches en parallèle où les bras très tendus font un va-et-vient avec des poignets cassés à l’inverse. Kelemenis connaît son affaire.

Mais Kayo Nakasato a beau prendre la position couchée de dos sensuelle d’une déesse de Bourdelle, on peine à voir émerger une quelconque intimité entre ces dix-sept corps qui se croisent et se touchent pourtant de près. L’interaction entre la danseuse et Minoru Kaneko est avortée et ce n’est pas comme si celle avec Simon Catonnet, pourtant listé comme interprète soliste, était plus aboutie. Au fond, Kayo Nakasato n’aura jamais autant communiqué qu’avec son premier partenaire, Barreras Lapinet, qui termine le ballet dans la pose de la déesse de Bourdelle.

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Loin Tain. Kayo Nakazato et Amaury Barreras Lapinet

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C’est la deuxième fois cette saison qu’Amaury Barreras Lapinet, longtemps discret au sein du corps de ballet, révèle son talent facétieux (déjà perceptible une première fois dans son duo de petits chevaux avec Philippe Solano dans Les Saltimbanques en 2021). C’est ce que j’ai aimé toutes ces années dans le ballet du Capitole de Toulouse : voir éclore des personnalités au sein d’un groupe cohérent dans sa diversité.

Espérons qu’il y aura encore beaucoup de jolies surprises comme celle-ci à l’avenir. Mais cela ne se fera assurément pas en l’absence d’une direction et d’un répertoire original, propre à la compagnie …

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Don Quichotte à Toulouse : Une cure de soleil en plein hiver

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Don Quichotte de Kader Belarbi, Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Les couleurs des décors et des costumes éclatent comme celles d’un étal de fruits sur un marché du sud-ouest. Dans le corps de ballet, Sofia Caminiti, l’œil et le cheveu très noirs arbore crânement une robe d’un jaune pétant.

Le ballet du Capitole reprend le Don Quichotte de Kader Belarbi, une production gorgée de soleil qui vous met du baume au coeur.  Les murailles de cette ville d’Espagne ont pris les tons rosés et chauds des rues de Toulouse. La production elle-même (décors d’Emilio Carcano, costumes  de Joop Stokvis et lumières de Vinicio Cheli) n’est pourtant pas due à Kader Belarbi qui, dans un louable souci d’économie a repris l’ancienne production de la direction Glushak, ne demandant des nouveaux décors que pour la scène des dryades (ici des naïades) située dans une mystérieuse mangrove vert arsenic.

Et puis il y a la musique. Sous la baguette alerte et enjouée de Fayçal Karoui, l’orchestre de l’Opéra national du Capitole fait scintiller la partition de Minkus. L’ouverture de l’acte 3, avec ses castagnettes qui crépitent provoque un petit frisson dans le dos. Un don du ciel après quatre Lacs des cygnes à l’Opéra où le terne le disputait à la dissonance.

Enfin le découpage intelligent de l’action par Belarbi, condensant les personnages (Basilio et le Toréador, la Danseuse de rue et la Reine des gitans, Don Quichotte et Gamache) et allant droit au but, est magnifié par l’énergie sans cesse renouvelée de la compagnie. Elle embrasse avec panache les danses de caractère classiques, proches de celles de la version Noureev mais recentrées depuis 2019 sur l’authenticité des impulsions par l’intervention du chorégraphe Antonio Najarro.

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Au soir du 28 décembre, la scène d’introduction, noyée dans la pénombre dans la production de l’Opéra de Paris, est au contraire lisible et palpitante. Ruslan Savdenov sait être un Don à la fois ridicule et touchant, sorte de pantin fantasque. Il s’effondre avec gusto sur son séant, les bras ballants. Dans les scènes suivantes, il sait être ridicule en vieux soupirant tout en gardant son côté hidalgo. Son Sancho Panza, Amaury Barreras Lapinet, méconnaissable, est truculent à souhait. Ce danseur, très beau mais habituellement très réservé révèle ici un vrai talent comique.

Sur la place de Séville, la pantomime est aussi énergique que les danses de caractère. Tiphaine Prévost et Kayo  Nakasato sont deux amies de Kitri avec du feu sous les pointes et la danseuse de rue-gitane de Marlen Fuerte est capiteuse à souhait.

Nancy Osbaldeston, une nouvelle venue dans la compagnie, interprète le rôle de Kitri. La jolie danseuse a un gabarit et une énergie à la Eléonore Guérineau. Elle danse avec une assurance bravache et possède un impressionnant temps de saut (notamment dans sa variation aux castagnettes). Elle reste toujours dans son rôle même hors des parties dansées. Minoru Kaneko, dont c’est décidément la saison, embrasse crânement le rôle du toréador Basilio. Il met de la puissance dans ses sauts et peaufine son partenariat.

Les deux danseurs dansent dans un bel unisson. À l’acte 2, leur pas de deux, sur des pages de Minkus peu souvent utilisées, est sensuel. Kitri-Osbaldeston fait des piétinés « tu m’attires-je te résiste » très convaincants.

Dans ce tableau gitan, Alexandre De Oliveira Ferreira est un roi dont la danse claque comme son fouet. Marlen Fuerte est à son affaire dans un pas de deux drolatique où sa danse de séduction à l’encontre de Don Quichotte, fortement accentuée, effraye le brave homme de la Mancha.

On sourit face aux bosquets mouvants sur pattes, croquignolets et poétiques, ainsi qu’à la carriole-moulin et aux masques de la scène du cauchemar qui précèdent la scène des naïades.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Alexandre De Oliveira Ferreira. Photographie David Herrero

Dans la Mangrove, Jessica Fyfe, qui nous avait déjà séduit en Giselle aux cotés de Philippe Solano, incarne une Reine des naïades aux longues et belles lignes. L’arabesque est haute et les jetés aériens. Nancy Osbaldeston est peut-être moins convaincante dans le registre éthéré mais son côté charnel reste pertinent. Dulcinée n’est après tout que Kitri, la fille du tavernier promue vision dans l’esprit perturbé du chevalier à la triste figure. Conduites par Tiphaine Prévost et Kayo Nakasato, les naïades installent une atmosphère aquatique apaisante. Pour l’épilogue, Don Q et Sancho partent pour de nouvelles aventures ; un retour à la réalité dans la veine du ballet romantique.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Jessica Fyfe (la reine des naïades). Photographie David Herrero.

Tout l’acte 3 a lieu sur la grande place de la ville. La chorégraphie reste pourtant conforme à la scène de taverne des versions traditionnelles. Mercedes et Esteban se voient néanmoins attribuer un pas de deux capiteux.

Minoru Kaneko fait une variation aux gobelets spectaculaires et bravache à souhait. Sa scène du suicide est délicieusement loufoque. Tous les danseurs d’ailleurs s’en donnent à cœur joie, Jeremy Leydier, en père du Kitri, dans le genre bouffe, est à mettre en tête.

Le Fandango qui ouvre la scène du mariage à proprement parler a beaucoup de caractère. Il s’agit de celle de Noureev mais elle a été rendue plus terrienne et anguleuse par les bons soins d’Antonio Najarro. Le ballet se termine dans un crescendo de virtuosité. Le grand pas de deux est dominé par Kaneko et Osbaldeston. Le partenariat réglé au cordeau reste néanmoins vivant. Basilio-Kaneko se montre très à l’aise dans les doubles assemblés en l’air et dans sa diagonale de cabrioles. Kitri-Osbaldeston est très enjouée dans sa variation où elle met l’accent sur la tenue des équilibres.

C’était une bien belle soirée. On en redemande et on y retourne avec entrain le lendemain.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Nancy Osbaldeston (Kitri) et Minoru Kaneko (Basilio). Photographie David Herrero.

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Les hasards de ma présence toulousaine ont fait que j’ai vu la distribution 1 après la distribution 2. Au soir, du 29 décembre, c’est Simon Catonnet qui chausse les bottes orthopédiques de Don Quichotte. Déjà grand, il paraît désormais immense et titube de toute sa hauteur. Cette instabilité gravitatoire semble refléter sa fragilité psychique. Avec sa grande houppette qu’il agite avec esprit aux moments opportuns, il ressemble à un croisement entre Tintin et le professeur Tournesol. Sans atteindre la folie douce d’Amaury Barreras Lapinet, Lorenzo Misuri est un Sancho Pansa rempli d’humour.

Natalia de Froberville, que nous avions découverte dans ce rôle en 2017 quand elle n’était encore que soliste, tire Kitri du côté de la ballerine classique. C’est très poétique durant le prologue. À l’acte 1, ce n’est pas nécessairement capiteux mais c’est assurément léger et primesautier. La technique est suprêmement maîtrisée.

Philippe Solano continue à s’affirmer comme une des valeurs les plus sûres de la compagnie. Déjà Albrecht en tournée la saison dernière, il a également interprété le rôle-titre de Toulouse Lautrec. Arrivé en tant qu’artiste du corps de ballet, il a gravi tous les échelons. À ce stade de sa carrière et au vu de ses distributions, on commence à espérer pour lui une promotion au rang d’étoile. Quel beau signe de santé cela serait pour la compagnie !

À l’acte 1, Solano prend très au sérieux son rôle de toréador  et prend techniquement la commande du plateau. Son approche un tantinet mâle alpha gêne un peu la crédibilité du couple qu’il forme avec Froberville mais tout cela est vite oublié à l’acte 2, où dès le pas de deux de séduction avec Kitri, on retrouve son ouverture sans affectation, son charisme et sa chaleur naturelle.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Solène Monnereau (Mercédès) et Lorenzo Misuri (Sancho), Photographie David Herrero.

L’ensemble des comparses est à l’unisson. Solène Monnereau est une Mercédès très second degré qui, dans son duo drolatique avec le Don, joue moins sur le registre sensuel que végétal (une préfiguration de la mangrove des naïades ?) ; Monnereau ressemble en effet à une liane strangulatoire qui s’enroule autour du vieil hidalgo. Au contact d’Esteban, le chef gitan, ces mêmes enroulements sont soudain tout infusés de séduction. Il faut dire que le rôle est interprété par Kleber Rebello, une des sensations de la visite du Miami City Ballet en 2011 lors des Étés de la Danse, devenu entre-temps principal dans cette compagnie. Impressionnant techniquement, avec ses sauts hauts et propres et ses multiples pirouettes arrêtées en équilibre sur la demi pointe, Rebello enflamme la salle.

Dans la scène des naïades, l’équilibre s’inverse par rapport à la soirée précédente. Marlen Fuerte est en effet plus régalienne que divine tandis que Froberville incarne une poétique et mousseuse vision.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Scène des Naïades. Natalia de Froberville et Rouslan Savdenov (Kitri-Dulcinée et le Don), Marlen Fuerte (Reine des naïades). Photographie David Herrero.

L’acte 3 est enfin un bonheur pour les yeux et les oreilles. Durant la première scène, on remarque une sorte de gémellité entre Solano-Basilio et Rebello-Esteban lorsqu’ils dansent ensemble. Et s’ils étaient frères ? Cela expliquerait pourquoi Lorenzo -Leydier, le paternel de Kitri, ne verse du vin dans les gobelets de Basilio-Solano qu’à contrecœur contrairement à ce qu’il faisait la veille pour Basilio-Kaneko. Pensez ! Marier sa fille à un gitan !

Qu’on me pardonne cette interpolation. Il en est ainsi des représentations où tout fonctionne. Le public, tenu en alerte, s’invente sa propre histoire et étend les décors et le temps au-delà des limites étroites de la scène. Et ici tout coule de source. La drôlerie de la  scène du suicide de Solano, le grand pas de deux roboratif avec une émulation entre les deux partenaires qui dévorent leur partition avec gourmandise, tout concourt à vous porter vers le dénouement de l’intrigue dans l’allégresse. La salle enthousiaste réserve un triomphe aux deux héros et à toute la compagnie… C’est mérité.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Philippe Solano (Basilio), Natalia de Froberville (Kitri). Photographie David Herrero.

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Décidément ce Don Quichotte est un authentique bijou qui mériterait d’être  montré en France et à l’étranger. Avis aux programmateurs curieux et avisés : vous avez ici de l’or en barre !

Parisiens et Franciliens, le ballet du Capitole sera :
à l’Opéra de Massy pour présenter son programme « Picasso et la Danse : Toiles-Etoiles » avec notamment une pièce d’Antonio Najarro les 21 et 22 janvier 2023 .
 au TCE pour présenter le Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi du 13 au 15 avril 2023.

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Ballet du Capitole : Giselle, retour aux sources du Romantisme

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Philippe Solano (Albrecht) et Jessica Fyfe (Giselle).

Giselle. Ballet du Capitole de Toulouse. Théâtre Paul Eluard de Bezons. 14/04/2022.

Bezons, une commune du Val d’Oise de   30 000  habitants n’est guère éloignée de Paris à vol d’oiseau ; à peine une dizaine de kilomètres. Pourtant, les tours minérales de La Défense, visibles depuis certaines rues de la ville, semblent la séparer de Paris comme, au XVe siècle, les châtelets verrouillaient certains ponts de la capitale. Sur le site internet du Théâtre Paul Eluard, qui propose une riche et diverse offre culturelle aux Bezonnais, le plan d’accès par les transports en commun parle d’un bus ou d’un tramway pris depuis la Défense. Lorsqu’on est motorisé, il faut compter une quarantaine de minutes pour atteindre le centre de Paris. Autant dire que, pour profiter de l’offre culturelle parisienne, il faut vraiment en prendre la décision. C’est en cela que des scènes conventionnées-Danse comme le théâtre Paul Eluard (qui fait également office de cinéma) ont un rôle majeur dans l’accès à la culture théâtrale pour les jeunes générations.

 Accueillir la Danse est une chose. Mais recevoir une compagnie de danse classique de plusieurs dizaines d’artistes avec toute l’infrastructure que nécessitent le transport, le montage et l’adaptation des nombreux décors d’un grand ballet narratif en est une autre. Au soir du 14 avril, avant la représentation de Giselle, le directeur du Théâtre remerciait gracieusement Kader Belarbi de la « démarche militante » qui a conduit le Ballet du désormais Opéra national de Toulouse dans sa commune. Il faut tout autant saluer son courage à lui qui a voulu et rendu possible cette visite. Dans la salle, on observe donc un nombre non négligeable de jeunes d’âge scolaire qui auront peut-être découvert le ballet par une compagnie située à 600 kilomètres de chez eux quand l’Opéra de Paris, tout proche, n’y envoie jamais ses danseurs.

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Sur scène, on retrouve toutes les qualités de la production de Giselle de Kader Belarbi. Les décors et accessoires prennent certes plus de place et il faudra 30 bonnes minutes d’entracte entre le premier et le deuxième acte. Mais paradoxalement, dans cet espace plus resserré,  l’esthétique Brueghel l’Ancien voulue par Kader Belarbi et son décorateur et costumier Olivier Beriot est presque renforcée. Les danseurs semblent encore plus incarner les foules bruissantes et gesticulantes du maître flamand. Les couleurs tranchées des costumes, par exemple les rouges des chausses des garçons associés aux bleus-canard de leurs gilets, vous sautent à l’œil. Dans cette proximité renforcée, les détails expressionnistes bien dosés de la chorégraphie, telle cette danse des vignerons joliment rustiquée et gaillarde ou encore la danse des ivrognes particulièrement bien défendue par le duo de danseurs-acteurs Simon Catonnet et Jeremy Leydier, vous happent littéralement. Aléa désormais habituel de cette période troublée de pandémie, le pas de quatre des paysans devient un pas de trois. Minoru Kaneko y développe sa technique saltatoire impeccable et puissante. Tiphaine Prévost et Kayo Nakazato jouent leur partition dans un bel unisson.

Mais, l’un des intérêts premier de cette revoyure, au-delà de toutes les qualités de la production, était la découverte d’un nouvel Albrecht.

Philippe Solano est l’un des danseurs « carte de visite » de la compagnie. Entré au ballet du Capitole en 2015 après un passage par les rangs de surnuméraires de l’Opéra de Paris puis par feue la compagnie de Victor Ullate, il a gravi les échelons à Toulouse. Entré en tant que membre du corps de ballet, il est aujourd’hui soliste, le grade juste en dessous d’étoile (une distinction récente introduite par Kader Belarbi qui remplace le titre de premier soliste). Se voir confier un rôle aussi emblématique qu’Albrecht dans Giselle est une grande marque de confiance de la part de son directeur qui aurait pu, comme il l’a d’ailleurs fait pour le rôle-titre, recourir à un invité de l’extérieur.

Philippe Solano, qui s’est essayé déjà une fois au rôle à Béziers quelques jours auparavant, dépeint un Albrecht directement séducteur, insistant voire impérieux : le type même du joli prince qui passe. Ce bel Epiméthée traverse l’acte un sans penser plus loin que le moment présent. Cette interprétation convient bien à sa technique puissante, dense et directe, toujours sur le fil de la brusquerie. Une ligne qu’il ne franchit néanmoins jamais.

On aime détester cet Albrecht-Loïs lorsqu’il berne la jeune fille en arrachant des pétales à sa marguerite mais qui d’un regard enjôleur sait se faire pardonner. Cette approche « égoïste » du prince déguisé en paysan, est en fait plus romantique qu’on pourrait le penser. Elle met en effet en valeur la Giselle de Jessica Fyfe, soliste du Ballet de Stuttgart. Très romantique d’aspect (on croirait voir par moment un portrait d’une Rachel rousse), la Giselle de mademoiselle Fyfe l’est également de tempérament : naïve, enjouée et douce. Cette Giselle de type définitivement consomptif est d’ailleurs couvée par sa maman, une Laure Muret à la pantomime limpide, vraie matriarche bienveillante qui préfère définitivement Hilarion – le très touchant Rouslan Savdenov – . Jessica Fyfe, avec sa jolie ligne et ses mouvements déliés, séduit. Sa scène de la folie est saisissante. Elle module subtilement les moments introspectifs et violents. Sa répétition de la scène de la Marguerite est déchirante. Le crescendo de la désarticulation des sauts qui préfigure son effondrement est presque vériste.

Devant ce drame, Philippe-Albrecht est bouleversé mais ne se dépare pas de sa morgue princière. Agenouillé devant le corps de sa victime, il semble ne pas comprendre pourquoi tout le monde se détourne de lui et le repousse. Il quitte les lieux dans un grand mouvement de cape « offusqué ».

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Giselle de Kader Belarbi. Photographie David Herrero

A l’acte 2, les Willis du ballet du Capitole, menées par une Alexandra Sudoreeva plus marquée par la force que par l’élégie et la poésie, égrènent leur partition avec grâce. Les 16 danseuses du corps de ballet savent être à la fois disciplinées tout en restant mousseuses et fluides.  On apprécie également le joli duo des deux Willis : Sofia Caminiti altière-nostalgique et Solène Monnereau, moelleuse et comme « suspendue ». La traversée croisée en sautillé arabesque du corps de ballet, parfaitement posée sur la musique, figure à merveille les jeunes mortes glissant sur un lac au clair de lune. La ronde courue autour d’Hilarion (Savdenov qui meurt avec toute l’énergie du désespoir) est à la fois immatérielle et brutalement implacable.

Si Philippe Solano fait un peu trop d’effets de cape pour son entrée au risque de paraître affecté, il offre néanmoins une belle progression dramatique à son Albrecht. Apeuré par l’attaque initiale des Willis, déboussolé par les apparitions subreptices de sa défunte aimée, le danseur sait jouer au cours de l’acte de son réel épuisement physique (qui ne l’empêche pas d’accomplir une impeccable série d’entrechats 6) pour faire ressentir les affres de son personnage. Jessica Fyfe, qui a fait une très belle entrée (le tourbillon des sautillés arabesque), est parfaite en ombre rédemptrice avec ses bras ondoyants et ses arabesques planées.

Il y a de très beaux moments de partenariat dans cet acte 2. Les six portés flottés à la fin de l’adage sont chaque fois différents, ménageant une surprise et accentuant l’effet de volètement.

Au tintement de l’Angélus, Giselle-Fyfe est une ombre qui sourit à la paix éternelle retrouvée. Albrecht-Solano trace depuis la tombe de sa bien-aimée un chemin de lys comme on s’entaille les veines ; une conclusion presque violente qui nous laisse véritablement ému.

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Les Balletos-d’or 2019-2020

Avouons que nous avons hésité. Depuis quelques semaines, certains nous suggéraient de renoncer à décerner les Balletos d’Or 2019-2020. À quoi bon ?, disaient-ils, alors qu’il y a d’autres sujets plus pressants – au choix, le sort du ballet à la rentrée prochaine, la prise de muscle inconsidérée chez certains danseurs, ou comment assortir son masque et sa robe… Que nenni, avons-nous répondu ! Aujourd’hui comme hier, et en dépit d’une saison-croupion, la danse et nos prix sont essentiels au redressement spirituel de la nation.

Ministère de la Création franche

Prix Création « Fiat Lux » : Thierry Malandain (La Pastorale)

Prix Zen : William Forsythe (A Quiet Evening of Dance)

Prix Résurrection : Ninette de Valois (Coppelia)

 Prix Plouf ! : Body and Soul de Crystal Pite, un ballet sur la pente descendante.

 Prix Allo Maman Bobo : le sous-texte doloriste de « Degas-Danse » (Ballet de l’Opéra de Paris au musée d’Orsay)

Ministère de la Loge de Côté

Prix Narration: Gregory Dean (Blixen , Ballet royal du Danemark)

Prix Fusion : Natalia de Froberville, le meilleur de l’école russe et un zest d’école française dans Suite en Blanc de Lifar (Toulouse)

Prix Plénitude artistique : Marianela Nuñez (Sleeping Beauty, Swan Lake)

Prix les Doigts dans le Nez : le corps de ballet de l’Opéra dans la chorégraphie intriquée de Noureev (Raymonda)

Ministère de la Place sans visibilité

Par décret spécial, le ministère englobe cette année les performances en ligne.

Prix Minutes suspendues : Les 56 vidéos cinéphiliques d’Olivia Lindon pendant le confinement

Prix du montage minuté : Jérémy Leydier, la vidéo du 1er mai du Ballet du Capitole.

Prix La Liberté c’est dans ta tête : Nicolas Rombaut et ses aColocOlytes Emportés par l’hymne à l’Amour

Prix Willis 2.0 : Les filles de l’Australian Ballet assument leur Corps En Tine

Prix Le Spectacle au Quotidien : les danseurs du Mikhailovsky revisitent le grand répertoire dans leur cuisine, leur salle de bain, leur rond-point, etc.

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Lionne blessée : Amandine Albisson dans la Folie de Giselle

Prix Sirène en mal d’Amour : Ludmila Pagliero, mystérieuse danseuse du thème russe de Sérénade

Prix bête de scène : Adam Cooper, Lermontov à fleur de peau dans le Red Shoes de Matthew Bourne (New Adventures in Pictures, Saddler’s Wells)

Prix SyndicaCygne  : Le corps de Ballet féminin de l’opéra sur le parvis du théâtre pour une entrée des cygnes impeccable par temps de grève.

Prix Gerbilles altruistes : Philippe Solano et Tiphaine Prevost. Classes, variations, challenges ; ou comment tourner sa frustration du confinement en services à la personne. Un grand merci.

 

Ministère de la Natalité galopante

Prix Tendresse : Dorothée Gilbert et Mathieu Ganio (Giselle)

Prix Gender Fluid : Calvin Richardson (violoncelle objet-agissant dans The Cellist de Cathy Martson)

Prix Le Prince que nous adorons : Vadim Muntagirov (Swan Lake)

Prix L’Hilarion que nous choisissons : Audric Bezard

Prix Blondeur : Silas Henriksen et Grete Sofie N. Nybakken (Anna Karenina, Christian Spuck)

Prix Vamp : Caroline Osmont dans le 3e Thème des Quatre Tempéraments (soirée Balanchine)

Prix intensité : Julie Charlet et Davit Galstyan dans Les Mirages de Serge Lifar (Toulouse)

Prix un regard et ça repart : Hugo Marchand galvanise Dorothée Gilbert dans Raymonda

Prix Less is More : Stéphane Bullion dans Abderam (Raymonda)

 

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Disette : la prochaine saison d’Aurélie Dupont à l’Opéra de Paris

Prix Famine : la chorégraphie d’Alessio Silvestrin pour At The Hawk’s Well de  Hiroshi Sugimoto (Opéra de Paris)

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Rubber Ducky : Les costumes et les concepts jouet de bain ridicules de At the Hawk’s Well (Rick Owens).

Prix Toupet : Marc-Emmanuel Zanoli, inénarrable barbier-perruquier dans Cendrillon (Ballet de Bordeaux)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix de l’Écarté : Pierre Lacotte (dont la création Le Rouge et le Noir est reportée aux calendes grecques)

Prix Y-a-t-il un pilote dans l’avion ? Vello Pähn perd l’orchestre de l’Opéra de Paris (Tchaïkovski / Bach) pendant la série Georges Balanchine.

Prix Essaye encore une fois : les Adieux d’Eleonora Abbagnato

Prix de l’éclipse : Hervé Moreau

Prix Disparue dans la Covid-Crisis : Aurélie Dupont

Prix À quoi sers-tu en fait ? : Aurélie Dupont

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par | 4 août 2020 · 7 h 39 min

Ballet du Capitole à Massy : ma part de Giselle pour l’hiver

Giselle. Ballet du Capitole de Toulouse. Davit Galstyan (Albrecht). Photographie David Herrero.

Giselle (mus. Adolphe Adam, chor. Kader Belarbi inspirée de Jules Perrot et Marius Petipa). Ballet du Capitole de Toulouse. Opéra de Massy. Représentations du samedi 25 et dimanche 26 janvier.

Il fallait certes traverser le périphérique pour y parvenir mais le Ballet du Capitole de Toulouse vient bien de faire une de ses – trop rares – visites parisiennes et qui plus est, avec la très belle Giselle refondue par Kader Belarbi. On avait découvert et apprécié ce bijou en 2015, à la création de la production, mais fort nous est de reconnaître que presque cinq après, la richesse de la relecture nous a de nouveau pris par surprise. A l’acte 1, le visuel est d’ores et déjà captivant, avec une esthétique inspirée de Brueghel l’Ancien. Les couleurs vives et chaudes des costumes villageois (Olivier Bériot) vous sautent aux yeux tandis que les tons terreux du décor translucide (Thierry Bosquet) vous attachent à la terre.

On avait, non pas oublié, mais sans doute estompé le souvenir de l’intelligence du découpage narratif. Les scènes de danses paysannes sont déployées tout au long de l’acte 1 et l’action avance inexorablement vers le drame final au gré du déroulé de la fête villageoise. On a vraiment le sentiment que l’histoire s’étire sur toute une journée. La chorégraphie captive et étonne aussi. La réécriture énergique des danses paysannes, avec force roulés au sol, sur les tonneaux et autres agaceries gaillardes des filles et garçons, ne perturbe jamais l’aficionado de la version traditionnelle du ballet que je suis.

Qui plus est, cette version est vraiment devenue la version du Ballet du Capitole. Les danseurs se la sont appropriée au point qu’on serait tenté de donner un prénom à chacun des paysans. Jérémy Leydier file par exemple son personnage de paysan bituré au-delà du délicieux duo de soulographes inventé par Kader Belarbi (les danseurs trinquent de la gourde après les avoir fait tourner autour de leur cou entre deux pirouettes dangereusement et drolatiquement décentrées). Le pas de quatre des paysans, qui commence avec le corps de ballet accompagnant chacun des solistes, reprend la quasi-totalité du pas de deux traditionnel (chaque couple interprète le pas de deux en le dansant soit à droite soit à gauche). C’est peut-être le seul moment du ballet qui n’échappe pas tout à fait à la structure en numéro et stoppe un peu l’action. Sans doute les deux couples ne dansent-ils pas assez sur le même registre. On ne boude cependant pas son plaisir car chacun offre, dans son genre particulier, une approche valide de la chorégraphie. Le couple Philippe Solano-Tiphaine Prévost est dans l’énergie, la vivacité et la prestesse, on se croirait devant une riche eau-forte. Minoru Kaneko et Kayo Nakazato mettent eux l’accent sur le moelleux et le ballon ; l’effet est celui d’une tempera très colorée.

Giselle. Ballet du Capitole de Toulouse. L’entrée de la chasse. Photographie David Herrero.

Dans les rôles dramatiques principaux, mis à part Hilarion, joué les deux fois par Rouslan Savdenov avec force et conviction (de près on croirait qu’il en fait trop, mais de loin, son personnage de rustaud amoureux est d’une grande lisibilité), les alchimies varient selon les personnalités. Le 25, Julie Charlet est une Giselle simple et vraie comme sa ligne et sa technique sont claires. L’héroïne est plus une jeune femme qu’une jeune fille. On admire le travail de la ballerine qui, dans la variation Petipa-Pugni, n’oublie pas de saluer différemment sa mère et son amoureux après une double pirouette sur pointe. Comme on avait déjà pu l’observer dans L’Arlésienne de Roland Petit, l’autorité scénique de la danseuse donne une direction au jeune et talentueux Ramiro Goméz Samón. Sa juvénilité émeut lorsqu’il danse avec sa Giselle et on le sent évoluer pendant les deux actes. Il y a ce moment touchant où les vignerons l’invitent dans leurs danse et où il tente, maladroitement, de les imiter dans l’espoir de s’intégrer à la bande. En Bathilde, Alexandra Surodeeva met bien valeur cet Albrecht-Loïs : elle est un mélange de raideur aristocratique et de bonnes intentions qui a peu de chance de séduire un si jeune homme.

La scène de la folie de Julie-Giselle est vraiment incarnée. Lorsqu’elle fond en larmes, elle nous brise le cœur. Sa terreur lorsqu’elle touche ses avant-bras qui lui échappent est palpable. On se sent gagné par la tension qui se dégage du plateau.

Le couple réunissant Natalia de Froberville à Davit Galstyan donne une toute autre atmosphère à l’acte 1. Froberville est une Giselle presque enfantine, d’une absolue fraîcheur et d’une grande aisance technique comme en témoigne sa très facile exécution de la redoutable diagonale sur pointe. Sa Giselle contraste avec la maturité physique et émotionnelle de Galstyan. L’Albrecht du danseur est très entreprenant et tactile. Natalia-Giselle passe son temps à réfréner ses ardeurs. Ce jeu du chat et la souris amuse comme celui d’un premier acte de la Fille mal gardée. On a beau connaître l’issue du premier acte, on ne peut que se mettre au diapason de cette Giselle insouciante. On apprécie d’autant plus le charmant passage où Bathilde (la très belle Marlen Fuerte, nouvelle soliste de la troupe) converse chorégraphiquement avec Giselle sur des pages peu jouées de la partition originale d’Adam. L’éclatement du drame n’en paraît que plus inattendu. Dans sa scène de la folie, Natalia de Froberville est comme une enfant prostrée. Sans être aussi dramatique que Julie Charlet, elle est aussi touchante. Et c’est comme si en deux soirs, on était passé de l’approche de la scène par Fanny Elssler à celle de Carlotta Grisi.

Giselle, Acte II. Les Willis. Photographie David Herrero.

L’acte 2 est plus conforme aux versions traditionnelles de Giselle mais une fois encore avec de subtils changements pour redonner du sens, telle cette scène des Willis virevoltant comme des feux follets entre les joueurs de dés ou encore la réintroduction de la scène du retour à la réalité à la fin du ballet. Il est servi par un corps de ballet féminin mousseux et homogène qui garde ses longs voiles fantomatiques pendant toute la première scène et par des deux Willis semi-solistes  chaque soir d’une grande qualité (Francesca Chinellato, preste, Alexandra Surodeeva, lyrique le 25, Juliette Thélin très élégante et Marlen Fuerte dont on admire la sureté des équilibres et la danse silencieuse le 26).

Les deux distributions offrent, on s’y attendait, des interprétations de l’acte blanc très contrastées. Le 25, Marlen Fuerte, après une très jolie entrée en piétinés, dépeint une Myrtha aussi implacable que marmoréenne (les contours mériteraient d’ailleurs d’être un tantinet adoucis). En face d’elle, Julie Charlet, avec ses beaux bras et ses équilibres suspendus (en dépit de très occasionnelles faiblesses de la jambe de terre) défend pied à pied son juvénile Albrecht (à la ligne impeccable et aux entrechats six ébouriffants). Ombre tutélaire, elle conduit son amant parjure sur le chemin de la maturité. Au petit matin, elle laisse dans la clairière désertée un homme certes marqué mais adulte enfin.

Le 26, face à la reine des Willis très moelleuse d’Alexandra Surodeeva, Natalia de Froberville est une sorte de créature de l’entre-deux. Plus du tout humaine mais pas encore spectre, elle est d’une autre consistance. C’est une âme. Ses équilibres sont planés. Elle semble sans poids. Davit Galstyan, avec son lyrisme exacerbé, son saut généreux, reste l’Albrecht du premier acte en recherche désespérée de contact tactile. Il court éperdument après la femme qui aurait dû être et qui ne sera jamais. Son désespoir final n’est pas un effondrement physique mais un cri de douleur.

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Dois-je l’avouer ? À la sortie de l’Opéra de Massy, sous un ciel pluvieux, après ces incarnations si personnelles des rôle principaux, je me suis pris à penser que, si jamais la longue grève à l’Opéra devait continuer à perturber les représentations du ballet d’Adam, j’aurais au moins eu ma part de Giselle pour l’hiver…

Giselle par le ballet du Capitole c’est encore à Santander (Espagne) le 31 janvier et les 9 et 10 février à l’Opéra de Vichy.

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Lifar in Toulouse : synesthesia

Théâtre du Capitole – salle. Crédit : Patrice Nin

Despite Lifar’s own rather jejune pronouncements about the superiority of dance to music [understandable though, as even today too many musicians look down their noses at ballet] on October 26th and 27th both the ballet and the orchestra of Toulouse’s Capitole were up and ready to share the spotlight.
Philippe Béran sprang up to the podium and began to bring the flutes to life. About ten measures into the overture to Edouard Lalo’s Namouna, I was afloat.

« En dépit des déclarations un brin naïves de Lifar lui-même sur la supériorité de la danse sur la musique […] les 26 et 27 octobre, aussi bien le ballet que l’orchestre du Capitole de Toulouse étaient prêts à partager les feux de la rampe.

Philippe Béran se hissa au pupitre et commença à donner vie aux flûtes. À dix mesures du début de l’ouverture de la Namouna d’Edouard Lalo, j’étais déjà embarquée. »

Whatever you may think about Serge Lifar the man, his choreographies for Suite en Blanc and Les Mirages deserve to be danced as often as possible. They were designed to make each individual shine in the company of others. Suite folds all kinds of technical challenges into that big one of stylistic refinement, while Mirages asks the cast to soulfully embody – rather than simply act out – a most surreal storyline. Best of all, his works allow the dancers to be music. You can’t just stomp out his steps on the beat, you have to insinuate yourself into the melody and play within rhythms.

*

Suite en blanc. Final. Photographie David Herrero

Suite en Blanc begins with a tableau vivant of the cast that slowly breaks apart as various groups glamorously stalk off the stage, leaving a trio of ballerinas to embark on a kind of gentle chorale. At both performances, I was drawn to the manner in which Juliette Thélin gave a natural flow to the peculiarities of Lifar’s neo-classical style. Lifar’s vision involves an elegant Art Deco feeling, two-dimensional yet in three, with elbows bent just so, the nape of the neck bent just so, the décalé – a kind of languid stretching out/exaggeration of a movement’s impulse that makes time stop for a micro-second — and frequent use of 6th positions. This is not to say that on both nights the trio didn’t feel like a trio, but there was just “that soupçon of a quelque chose that Parisian girls have” (to quote Gary Cooper) more about the way Thélin moved. The next day, she would endow her incarnation of the melancholy Moon in Les Mirages with the same stylish glow.

« Aux deux représentations, j’étais attirée pas la façon avec laquelle Juliette Thélin donnait un débit naturel aux étrangetés du style néoclassique de Lifar […] un élégant aspect Art Déco, du bidimentionnel en 3D […] Le jour suivant, [Thélin] conférerait à son incarnation de la mélancolique lune des Mirages cette même aura stylée »

On the 26th, the Thême varié that follows — another trio, but this time for a girl and two boys – blew me out of the water. In any group, usually your eye catches one dancer no matter how hard you are trying to be fair. But here, Thiphaine Prévost, Philippe Solano, the promising Matteo Manzoni…sheesh, I wanted them to re-dance the damn thing three times. It was like staring into a gorgeous box of chocolates and trying to decide. Maybe Solano? He made the classic Lifar déhanchement super-elegant. This pose involves a stretchy and arched swerve of the hips and arms that both breaks and confirms the classical line. Preparations (and this goes for the whole company) were tossed off, subordinated to the movement. Not once did someone squat down into “now as I am about to do my big pirouette, just wait one more sec while I settle in” mode.

[Thème Varié] « Tiphaine Prevost, Philippe Solano et le prometteur Matteo Manzoni… Mazette ! J’aurais voulu les voir trois fois redanser leur bon sang de truc [Thème Varié]. C’était comme être devant une boîte de chocolats et essayer de se décider. Solano, peut-être ? Il rendait le caractéristique déhanché lifarien super élégant. […] Ses préparations (mais cela est aussi valable pour l’ensemble de la compagnie) étaient escamotées, subordonnées au mouvement. Pas une seule fois quelqu’un ne s’est campé dans le sol pour un « Et maintenant, je vais vous montrer ma multiple pirouette. Juste une petite seconde, que je me mette sur le bon mode »

On the 26th, Julie Charlet owned the La Cigarette variation with easeful and stylish phrasing, as if a foot caressing the floor and an hand teasing the geometries of the air just above her shoulder were the norm. She played with the music, seeming to wrap her body around the orchestra’s phrasing. On the Sunday matinee, Natalia de Froberville made invisible lift-offs from a lovely variety of pliés another norm. Later, in the pas de deux, de Froberville’s effortlessly unshowy balances floated along with the strings.

Le 26, Julie Charlet faisait sienne la variation de la Cigarette avec son phrasé à la fois facile et élégant ; comme si caresser le sol du pied et taquiner de la main les géométries de l’espace au-dessus de ses épaules était la norme. Elle jouait avec la musique, semblant se draper dans le phrasé de l’orchestre. [Dans la même variation] Natalia de Froberville quant à elle fit des envols partis d’une jolie variété de pliés une autre norme. Plus tard, dans le pas de deux, ses équilibres faciles et sans affectation flottaient parmi le son des cordes de l’orchestre.

Suite en blanc. Natalia de Froberville dans « La Cigarette ». Photographie David Herrero

Alas, while blessed with a smooth and solid technique, Alexandra Surodeeva needs to work on style. She substituted Princess Aurora arms in place of Lifarian épaulement whatever the role: Thême varié, Grand Adage, the “La Flûte” solo, or “La Femme” in Les Mirages. Whenever a combination of steps was repeated, the energy and phrasing were carbon copied. This must be fixed.

«Hélas, bien que douée d’une technique à la fois solide et fine, Alexandra Sudoreeva aurait besoin de travailler sur le style. Elle a substitué aux épaulements lifariens les bras de la Belle au bois dormant, quel que soit le rôle […]»

On the other hand, whether part of the female trio at the first performance, as a soloist the next day, or as the ballerina of one’s desire in Les Mirages, the unaffectedly feminine Florencia Chinellato made us breathe to the music. Her responsiveness to the pan pipe nuances of the orchestra’s flutist in La Flûte – including deliciously hovering décalés — gave you the feeling that the two of them could see each other. I know this sounds absurd, but musician and dancer seemed to be having a flirtatious conversation..

[La flûte] «La féminité sans affectation de Florencia Chinellato nous a fait respirer sur la musique. Sa réactivité aux accents de flûte de pan du flutiste […] donnait l’impression que les deux se voyaient. […] et menaient une conversation intime.»

Even if it comes before the adagio, I’ve left the Mazurka for last. It’s the best: an emulsion of steps and style and danciness, of chic and cool. (Even though it does proffer the temptation to ham it up). On the 26th, Davit Galstyan used his arching arabesques and organic sense of rhythmic variation. He gave his solo polish, sweep, and jazz, and made you want to run out and sign up for mazurka class. Perhaps because the Sunday matinée unexpectedly turned out to be his only shot at it, Solano’s beautifully-executed demonstration of the solo lacked the release he had had the night before. If the performance for the 29th hadn’t been cancelled, I am certain Solano would have let loose and grooved.

« [Mazurka] Davit Galstyan utilisait son arabesque cambrée et son sens organique de la variation rythmique. Il donnait à son solo à la fois un caractère polonais, du parcours et du jazz […] Peut-être parce que le dimanche matinée était sa chance unique, la démonstration parfaitement exécutée du solo par Solano manquait de ce relâché qu’il possédait lors de la représentation de la veille [dans le Thème varié]. »

*

Les Mirages. Davit Galstyan (le jeune homme) et Julie Charlet (l’Ombre). Photographie David Herrero.

Henri Sauguet believed so deeply that his haunting score for Les Mirages only came alive – only existed — when danced out that he refused to allow the music to be recorded. This ballet is a fable about a young man who, shadowed by his conscience, insists upon chasing after glittering illusions at his own peril.
In a reversal of the usual, here the female lead, L’Ombre [His Shadow], often finds herself behind her partner and even on his back as she tries to point the way to the path he should be taking.

Les Mirages. Ramiro Gomez-Samon (le jeune homme) et Kayo Nakazato (la Chimère). Photographie David Herrero.

Like Romeo, the Young Man proves a role to which few young actors are actually suited. On the 26th, Ramiro Gómez Samón gave the character a naïve grace, purity of line and movement, great energy. He chased after the bird-woman, the ballerina, the pot of gold, with the gleeful joy of a little boy in a roomful of toys. No hint of growing disillusionment came through though, so the character gradually became static. Within a few years, this talented dancer will have had the experience to develop his interpretation into that of a man, certainly still young, but one with desires and regrets.

« Ramiro Gómez Samón a donné au personnage [du jeune homme] une grâce naïve, une pureté de ligne et de mouvement et une grande énergie […] Mais aucun soupçon d’une désillusion grandissante ne sourdait, en conséquence, son personnage est graduellement devenu statique. »

Les Mirages : Natalia de Froberville (l’Ombre) et Ramiro Gomez-Samon (le jeune homme). Photographie : David Herrero

Thus, as his shadow, Natalia de Froberville had less to work with than she deserved. Her partner was dancing to the beat of a different drummer.  If you hadn’t read the program notes, you would have been confused. Is she this immature boy’s disappointed ex-girlfriend? His governess? This is a pity, for her interpretation had integrity, sculpted and extending lines, and paid thoughtful attention to every unshowy detail down to the way she slowly swept the back of her palm across her eyes, trying to wipe away what she’s seeing in the boy’s future.

« Du coup, en tant que son Ombre, Natalia de Froberville avait moins à se mettre sous la dent qu’elle ne le méritait. Son partenaire dansait sur une toute autre partition. Si vous n’aviez pas lu l’argument dans le programme, vous auriez pu vous méprendre. Était-elle l’ex-petite amie déçue du jeune homme immature, sa gouvernante ? C’est dommage, car son interprétation était intègre, pleine de lignes sculptées et allongées, et prêtait attention à tous les petits détails cachés comme cette façon de lentement placer le dos de sa main sur ses yeux pour essayer de chasser l’image de ce qu’elle était en train de lire dans la destinée du jeune homme.»

On the 27th, Davit Galstyan’s Young Man – like Albrecht, like James – entered with that slow stop-and-start run around the stage, his arm loosely raised to track the will-o’-the-wisps flying just beyond his reach. He radiated the hope that if he chased them hard enough his dreams would come true, thus setting up his path to disappointment. Julie Charlet’s wide-eyed Shadow came across as softer and more protective. Less despairing, as if the pair had already travelled a long way together and she knew they were almost “there.” Here their relationship felt symbiotic, conjoined, even as Galstyan kept trying to squirm out of it. At one moment, after she reminded him of how the clock is ticking, the tender way she wrapped her arms around thin air said this: “You try to ignore that your existence is bound by chains even as you try to fly. Trust me, for I am the only one who cares about you.” By the end, as the two of them turned their backs on the mirages of the night and raised their faces towards the rising sun, you knew that this young man had finally found the light at the end of the tunnel.

« Le 27, le jeune homme de Davit Galstyan […] irradiait de l’espoir que s’il pourchassait très fort ses rêves ils deviendraient réalité, créant ainsi le terreau de la désillusion. Julie Charlet, Ombre aux yeux immenses nous est apparue plus douce et protectrice. Moins désespérée aussi, comme si le couple avait déjà accompli un long voyage et qu’elle savait qu’ils étaient presque arrivés à bon port. […] Ici, leur relation était en symbiose, conjointe, même lorsque Galstyan essayait de s’en extirper. […] À la fin, quand tous les deux ont tourné le dos aux mirages de la nuit et ont présenté leur visage au soleil naissant, vous compreniez que le jeune homme avait finalement vu la lumière au bout du tunnel »

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Ballet du Capitole : joyau français

Photo Patrice Nin / Théâtre du Capitole

Photo Patrice Nin / Théâtre du Capitole

Joyaux français. Ballet du Capitole de Toulouse. Suite en blanc (Lifar / Lalo) et Les Mirages (Lifar / Sauguet). Représentations des 26 et 27 octobre 2019.

Réunis sous le titre un peu sibyllin de « Joyaux français », le ballet du Capitole de Toulouse proposait un programme Serge Lifar avec la reprise des Mirages (1944-47), au répertoire depuis 2014 et l’entrée du redoutablement difficile Suite en Blanc (1943). Il y a quelques années encore, je n’aurais pas imaginé que Kader Belarbi prendrait la peine de défendre ce répertoire.

En tant que danseur Kader Belarbi a dit de Serge Lifar qu’il « appartient à l’histoire de l’Opéra [même si] le temps estompe un peu son influence » mais pointe aussi son « narcissisme excessif, plus en relation avec la sensibilité contemporaine » [Cette déclaration extraite de Serge Lifar à l’Opéra date de 2006 a déjà aujourd’hui, à l’ère du selfie et de l’instagramisation du quotidien, un petit côté « historique »]. En tant que chorégraphe, Belarbi disait, toujours en 2006, que l’héritage lifarien lui était en grande partie étranger : « Je suis dans un choix chorégraphique qui ne recherche pas spécialement un style ni une ligne classique pure », « en tant que danseur, je sais que Lifar est là, même si en tant que chorégraphe, j’en suis moins sûr ».

Heureusement, Kader Belarbi, le directeur artistique du Ballet du Capitole de Toulouse, programmateur intelligent, sait ce que l’étude et l’intégration d’un style peut apporter à une compagnie de jeunes danseurs de 14 nationalités différentes et d’au moins autant d’écoles de ballet, pratiquement tous nés après la mort de Serge Lifar en 1986.

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Et ce style n’est pas aisé à animer. C’est qu’il y a en lui une base « statuaire », très années 30-40, tel ce lever de rideau sur Suite en Blanc où les danseurs sont groupés comme des divinités antiques sur un fronton. Les poses lifariennes, avec leurs ports de bras en anse hyper-stylisées, les contrapposto des danseurs masculins en 6e position auraient vite fait de paraître empesés si les interprètes ne maîtrisaient pas une « nouveauté» dont Lifar n’est peut-être pas exactement l’inventeur mais qu’il a utilisée de manière toute personnelle : les décalés. Ces positions qui allongent la ligne d’une arabesque ou d’un dégagé chez Lifar, contrairement à d’autres chorégraphes, ne sont pas conçues comme un déséquilibre mais bien comme une respiration. Dans Suite en blanc, la démonstration la plus emblématique de ce décalé est peut-être dans le court solo féminin de La Flûte, à la fin du ballet, où une soliste féminine alterne des positions parfaitement centrées et académiques (des assemblés sur des 5e très fermées suivis de relevés en attitude devant sur pointe) avec une série de développés devant décalés associés à un léger cambré du dos. Ce mouvement, exagéré, conduirait à un déséquilibre et à une forme de claudication. Respiré, il ressemble à une marche badine, très naturelle. Cet art de la mesure dans le cambré, essentiellement « français » [Selon Attilio Labis, Lifar disait : « vous les Français, vous avez quelque chose qui est rare et que personne d’autre n’a, c’est le sens de la mesure. Vous savez faire le geste juste, sans exagération » ], est un peu le test imparable qui montre si le style est acquis ou pas.

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Suite en blanc. Julie Charlet. Photographie David Herrero.

Et c’est une grande part de l’exploit en quoi a consisté l’entrée au répertoire de Suite en Blanc au ballet du Capitole,  dont les danseurs n’ont, pour la plupart, jamais été confrontés ni à ce style ni à cet exercice de mesure dans la démesure. Les garçons de Toulouse se lancent par exemple avec beaucoup d’énergie dans les curieuses courses en 6e avec les bras en poignées d’amphores. Ils animent le bas-relief avec une bravoure très crane. La plupart des solistes rentrent également, à des degrés divers, dans le jeu avec, pour les danseuses, la difficulté supplémentaire d’avoir à endosser plusieurs variations attribuées à l’Opéra de Paris à des solistes différentes. En deuxième distribution, vue le 26/10, Julie Charlet interprétait ainsi avec chic La Sérénade avec ses redoutables petites cloches sur une jambe de terre pliée sur pointe, La Cigarette , exercice de maîtrise (avec un délié du haut du corps, des ralentissements et des accélérations à donner le frisson et de petites révérences primesautières), et finissait par les fouettés de la Coda. En 1ere distribution, vue le 27, Natalia de Froberville interprétait aussi La Cigarette, d’une manière tout à fait personnelle (un parti-pris entre la chaleur de l’école russe et l’élégance de l’école française, beaucoup d’humour dans les œillades à la salle et de féminité dans les ports de bras), elle continuait avec le Grand adage, interprété de manière très sereine aux côtés de Ruslan Savdenov, partenaire très sûr, et finissait sur les fouettés. La comparaison des deux étoiles féminines de la troupe toulousaine donnait un peu le pouls de la compagnie sur ce difficile ballet. Elles déployaient toutes deux, chacune à leur manière, un abattage de bon aloi, fait de cabotinage contrôlé, d’émulation avec les autres ballerines, le tout dans une volonté de présenter l’excellence technique de la troupe. Et, à l’exception notoire d’Alexandra Sudoreeva qui danse toujours velouté mais sert la même sauce à chaque repas (L’adage, le Thème varié et la Flûte de Lifar cette année ou la Cendrillon de Noureev l’an dernier), les autres solistes de la troupe se sont mises au diapason de leurs têtes d’affiche.

Suite en Blanc. Adage. Natalia de Froberville et Rouslan Savdenov. Photographie David Herrero

Dans La Flûte (le 27/10), dont nous avons parlé plus haut, Florencia Chinellato (déjà charmante le 26 dans le trio aux beaux épaulements de La Sieste) fait montre d’une grande maîtrise de la musicalité. Elle sait danser entre les tempi musicaux et ménager de jolies surprises. Ses équilibres attitude sont un rêve de balletomane. Kayo Nakazato, seule titulaire du Pas de 5 (elle est entourée de 4 marlous battants, bondissants et tournoyants) montre un joli ballon sur les sissonnes et à de beaux piqués en attitude ouverte (surtout le 27 où elle se montre plus détendue). Dans le Thème varié, Tiphaine Prevost est d’une clarté technique cristalline. Son regard parfois dirigé vers la salle est très « français », très second degré. Elle intègre les ports de bras « pin-up baigneuse » de sa partition avec un naturel désarmant. Elle est accompagnée de Philippe Solano qui époustoufle par le ciselé de sa danse : ses réceptions arabesques sur les assemblés, d’une totale propreté, avec en prime, une extension de la ligne d’arabesque, sont mémorables. Son collègue, Matteo Manzoni, s’il n’a pas encore le même fini, danse avec la même bravura. On savoure d’avance les duos masculins qu’ils pourront former tous deux sur le pas de six de Giselle ou dans Raymonda. Ajoutez à cela la musique héroïque de Lalo et on avait le sentiment de voir deux mousquetaires faisant la cour à une Constance Bonacieux délicieusement accorte.

Philippe Solano écopait également pour une seule date (le 27/10) de la célèbre Mazurka, cheval de bataille récurrent des concours masculins du corps de ballet à l’Opéra. Le jeune danseur y fait preuve d’une énergie roborative. Ses positions sont littéralement facettées. Tout cela brille de mille feux. On espère que le danseur aura de plus nombreuses occasions de danser ce solo, de s’y détendre un peu et d’y introduire l’abandon « danse de caractère » propre à une mazurka. C’est ce mélange d’abandon dans la force dont faisait preuve le plus chevronné Davit Galstyan (le 26) pour le plus grand bonheur de la salle.

Tous les soirs, on se laisse emporter par l’énergie du grand finale interprété par les 32 danseurs de la troupe toulousaine. La gageure est relevée. Lifar ne paraît en aucun cas amidonné.

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4 - Les Mirages - Solène Monnereau (La Lune) - crédit David Herrero

Les Mirages. Solène Monnereau (La Lune), Mohamed Sayed et Jeremy Leydier (les bergers). Photographie David Herrero

La compagnie toulousaine retrouvait à l’occasion de ce programme Les Mirages, entré au répertoire dans le cadre d’une programme Henri Sauguet avec Les Forains de Roland Petit. Pour cette mouture 2019, les éclairages ont été fort à propos révisés . En 2014, la réduction du volume de la cage de scène écrasait un peu le surréaliste palais de la Lune imaginé par Cassandre et certains beaux costumes, très « École de Paris », étaient rendus presque outranciers par le manque d’éloignement. Ici, lorsque le rideau se lève sur le scintillement mystérieux de l’ouverture de Sauguet, on retrouve la belle pénombre ésotérique qui prépare à l’enchantement des Mirages. Messieurs Leydier et Sayed peuvent survivre sans trop de mal à leur costume de pâtre à perruque blonde bouclée et conduire les évolutions de la lune déshabillée d’un très osé académique blanc intégral à dos nu. Le 26, Solène Monnereau rayonnait de l’éclat laiteux de l’astre tandis que le 27, Juliette Thélin évoquait plutôt la Diane chasseresse.

Les Mirages. Florencia Chinellato (la femme). Photographie David Herrero

On retrouve dans Mirages de nombreuses particularités techniques exposées dans Suite en Blanc. L’adage du jeune homme avec la Femme (qui porte l’un des plus jolis tutus du répertoire classique, tous ballets et productions confondus), par exemple, voit reparaître des portés de l’Adage, les pointés sur pliés sur pointe du Thème varié ou les décalés dynamiques de la Sérénade. Mais contrairement à Suite en blanc où il s’agit de jouer le ressort de l’émulation, l’atmosphère qu’installe le couple principal est primordiale pour obtenir l’adhésion du public. Les deux couples qui se partageaient Mirages n’étaient pas sur ce point à égalité. Alors qu’en première distribution Julie Charlet et Davit Galstyan avaient déjà travaillé leur rôle en 2014, Natalia de Froberville et Ramiro Gomez Samon le découvraient. La seconde distribution s’en tire avec les honneurs stylistiques. Natalia de Froberville a compris le style lifarien, sa dynamique et l’esthétique de ses poses plastiques mais elle reste peut-être trop « ombre » pendant tout le ballet. Car le rôle de l’Ombre est ambivalent. Il faut trouver le juste milieu entre l’être allégorique et l’être de chair qui incarne les rêves très humains du jeune homme. En 2014, Maria Gutierrez était presque trop humaine. Elle dépeignait une sorte de Mater Dolorosa inquiète pour son rejeton récalcitrant. Cette approche avait l’avantage d’offrir un final poignant. Natalia de Froberville, en revanche, joue la carte de l’implacable œil de la conscience et s’enferme par là-même dans le rôle de gâte-sauce. À aucun moment le jeune homme de Ramiro Gomez Samon ne semble faire corps avec elle. Le danseur est touchant dans ses interactions enfantines avec les différentes protagonistes féminines (la chimère très papillonnante et insaisissable de Kayo Nagasako ou la femme suprêmement élégante et sensuelle de Florencia Chinellato) mais il ne semble jamais quitter le monde de l’adolescence. Du coup, sa variation en hommage à la femme, bien calée techniquement, manque de mâle autorité. De son côté Natalia de Froberville semble interpréter la fameuse variation de Chauviré comme une introspection personnelle. À la fin, dans le paysage aride, le jeune homme semble bien boudeur et désolé d’être encore et toujours persécuté par cette austère matrone en gris.

Les Mirages : Davit Galstyan (le jeune homme) et Tiphaine Prévost (la-chimère) Photo : David Herrero

L’approche de Julie Charlet est beaucoup plus fructueuse. Elle joue une Ombre dure certes mais pas implacable car toujours charnelle. Son rapport avec Davit Galstyan, pour être antagoniste, laisse cependant la place à une évolution. Dans sa variation, l’ombre semble vraiment danser les tergiversations du jeune homme. Galstyan, quant à lui dépeint un jeune homme tourmenté à la recherche d’une échappatoire. Mais chacune de ses rencontres avec un personnage féminin exprime une forme de maturation de l’homme. Avec la chimère terrestre et aguicheuse de Tiphaine Prevost, il est dans les amours adolescentes. Avec les deux courtisanes-sucre d’orge aux cous serpentins (mesdemoiselles Sofia Camininti et Solène Monnereau qui succèdent aux non moins charmantes Louise Coquillard et Yuki Ogasawara) dans la scène du Marchand-berlingo (Rouslan Savdenov, retors là où Minoro Kaneko, le 26, jouait sur le registre comique du baryton d’opérette), il se lance tête baissée dans la bacchanale, tel un fils prodigue. Avec la femme (Sudoreeva), il succombe à sa première passion d’homme. Toute sa variation semble dirigée vers sa partenaire (même le départs de pirouette de face sont précédés d’un regard intense jeté côté jardin).

Lorsque déçu par tous les mirages le jeune homme renvoie dans les airs la boite de Pandore du palais lunaire, le pas de deux final avec l’ombre est très touchant. Un amour se révèle. Le jeune homme accepte son ombre non plus comme un censeur mais comme une muse. Dans le paysage désolé, le jeune homme comprend les directions que sa tutrice lui indiquait depuis le début. Les ports de bras vers la terre, vers le ciel et à l’horizon sont porteurs d’espoirs. Ébloui par le soleil naissant, le jeune homme devenu adulte est prêt à commencer sa route.

Les Mirages. Davit Galstyan (le jeune homme) et Julie Charlet (l’ombre). Photographie David Herrero

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Sorti de cette soirée, regardant l’affiche à l’entrée du théâtre du Capitole, on se dit que oui, le titre de ce programme n’était finalement pas mal choisi. Car au-delà de ces deux chefs-d’oeuvre de Serge Lifar, c’est bien le ballet du Capitole qui est un joyau français.

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