Yvette Chauviré : ballerine d’un siècle

... et la belle mort.

… et la belle mort.

Pressé un soir de ballet, je fonçais tête baissée vers les marches de la station Opéra quand je fus arrêté net par la vue d’une paire de pieds chaussée d’élégants quoique légèrement surannés escarpins à talons plats. Cette paire de pieds s’apprêtait à accomplir, comme la mienne, l’ascension des marches qui allait conduire leurs propriétaires sur la place faisant face à l’avenue de l’Opéra. Simplement, contrairement aux miens, ces pieds étaient pourvus d’une cambrure de rêve. Je levai les yeux, passai au dessus de la jupe droite bien coupée qui annonçait une dame élégante et âgée et reconnus, coiffée d’une cloche néo 1925, Yvette Chauviré… Grande émotion !

Je ne l’avais pourtant jamais vu danser. Quand la vie se prolonge à un tel point après la fin de carrière, il est difficile même de trouver des commentaires de première main. Quand Yvette Chauviré a fait ses adieux en 1972 à l’Opéra de Paris, je n’avais pas tout à fait encore quitté la poussette. Beaucoup des balletomanes de la génération précédente que j’ai fréquenté par la suite soit ne l’avaient pas vue ou alors pas vraiment… Ils avaient, assuraient-ils,  un programme avec son nom dessus et avaient forcément passé une soirée exceptionnelle (peut-être l’avait-elle été mais à la consultation dudit programme, ils découvraient alors que c’était Micheline Bardin ou Nina Vyroubova) ou alors ils avouaient piteusement que lorsqu’ils avaient commencé à s’intéresser à la danse, Yvette Chauviré, c’était une danseuse de l’ancienne génération qui avait la taille moins fine que mademoiselle Tartampion, leur favorite, grand espoir du corps de ballet. Il y a des choses qui ne changeront jamais.

Alors pourquoi cette émotion d’alors à la station Opéra ou maintenant à l’annonce de la disparition, ma foi très prévisible, d’une vieille dame de 99 ans?

Cette émotion je la dois bien sûr, comme beaucoup d’autres balletomanes, aux films de Dominique Delouche: « Une étoile pour l’exemple » (1987) qui lui est directement consacré et des scènes éparses dans « Comme les oiseaux » (1991) – pour une fascinante répétition des Mirages avec Monique Loudières, Manuel Legris et Cyril Atanassoff – ou encore dans le documentaire sur « Serge Peretti. Le dernier Italien » (1997).

Magistralement filmées et éditées, les séances de répétitions sont un extraordinaire assemblage de conseils éclairants aux danseuses et de savoureuses anecdotes. Parmi mes scènes favorites, je ne me lasse pas de sa démonstration devant quatre danseuses du ballet de Monte Carlo, alors dirigé par Pierre Lacotte, de la position emblématique du cygne en partant de la quatrième croisée classique.

Dominique Delouche a parfaitement rendu le charme de la répétitrice et de la femme du monde. Mais la danseuse dans tout ça? Car depuis l’annonce de son décès, avez-vous remarqué la récurrence des vidéo postées ? Cette rareté des témoignages étonne comparé à d’autres célébrités dansantes de la même génération ou même de la précédente (Peretti est par exemple filmé aux côtés de Suzanne Lorcia dans Suite de Danses de Clustine dans les années 30). L’intermède télévisé du Cygne de Fokine, les deux extraits accolés de sa Giselle avec Rudolf Noureev et des ses adieux dans le même rôle aux côtés de Cyril Atanasoff… Et puis ?

Il y aurait bien La Mort du cygne, ce film de 1937 où elle joue mademoiselle Beaupré, première danseuse étoile de l’Opéra. Au détour de deux variations du répertoire historique de la maison (1ere variation de Faust et le Petit Chien de Suite de Danses) on voit ses points forts de technicienne : une élévation non négligeable (des entrechats six aériens) et un aplomb sur pointe hors du commun. Hélas, le film qui a refait  surface l’an dernier en salle, n’a été que très brièvement disponible sur internet [edit :  les séquences de danse viennent d’être mises en ligne par JRH Films]. Et puis ?

Et puis Delouche, encore lui. Dans Une Étoile pour l’exemple on comprend ce qu’a été son lyrisme : presque autant que dans la répétition de Mirages, son marquage avec les mains de la chorégraphie aux côtés du très âgé Henri Sauguet jouant sa partition au piano est éclairant. Tout ce qu’elle fait  a un poids particulier et des accents musicaux. On peut ressentir le charme de l’interprète lors de la répétions des Deux pigeons avec Marie-Claude Pietragalla où elle marque la variation de Djali en chaussures de ville : ports de têtes à la fois altiers et gouailleurs, regards par dessous les cils, épaulements diaboliquement mesurés… La dame de 68 ans sait comment atteindre le spectateur.

Car ce qui charme tout d’abord dans Yvette Chauviré, c’est le mélange des opposés : douceur  et fermeté, dignité et pointe d’humour, élégance exquise, déjà presque surannée à l’époque, et petit côté canaille de titi parisien. Chez la femme et la répétitrice, cela pouvait se traduire le mélange du ton élégant et détaché pour raconter une anecdote un peu leste « Vous comprenez m’a dit Cassandre, vous allez faire le rôle de la Femme. Vous devez faire Bander la salle » – pause, yeux légèrement levés au ciel « Ça, c’est une autre histoire… » laissant le dernier mot en suspension. Chez la danseuse, cela donnait le final de la variation de Grand Pas Classique de Gsorvky, le bras de la jambe devant tendu dans un geste interrogateur vers le public ; une charmante distorsion de la technique académique qui n’avait sans doute de sens qu’interprétée par elle et qui a disparu avec elle.

C’est à cela qu’on reconnait les interprètes d’exception, les danseurs d’un siècle.

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4 Commentaires

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4 réponses à “Yvette Chauviré : ballerine d’un siècle

  1. Un bel hommage, et je comprends votre émotion à la sortie du métro, je l’ai  » vue » dans Raymonda, en 1983, et voici ce que j’écrivais à une amie : Je ne l’ai vue qu’une fois dans Raymonda, où elle tenait le rôle de la Comtesse. C’était un rôle mimé, mais je m’en rappelle encore bien ce que fût en 1983

    « Déjà, elle en imposait, elle avait une présence incroyable ( un peu comme Jean Marais que j’ai vu aussi âgé à cet époque dans la pièce Bacchus)
    Ensuite, elle avait un visage comme un sculpture qui captait magnifiquement la lumière; on ne pouvait pas la quitter des yeux.
    Ses bras étaient incroyablement fluides et longs, extrêmement éloquents; quand ils bougeaient, c’était magnétique! On était comme hypnotisé; je n’en ai jamais revus de tels depuis; chez les Russes, le travail est tout autre, car c’est un travail  » physique »  » mécanique »
    Chez Chauviré, on aurait dit qu’ils prolongeaient son âme, comme les ailes d’un ange, pour te donner une idée

    Avec tout cela, une très grande éloquence; on sentait une femme très puissante, très forte, capable tour à tour d’exprimer l’autorité, l’ardeur, la passion, ( Sybille vient faire la morale aux jeunes gens qui s’amusent avec le voile de la future mariée et elle leur exprime sa désaprobation) et curieusement toute une gamme de sentiments à l’opposé : douceur, angélisme, candeur…

    Pour clore, elle faisait partie de ces artistes de très grande classe, et là aussi je n’ai pas d’autres exemples pour comparer, – si Audrey Hepburn! -avec une autorité naturelle, dans le sens qu’elle en imposait beaucoup

    Voilà, c’est un petit témoignage juste sur un rôle mimé ( elle danse bien à un moment, mais une de ses chorégraphies en robe longue où il s’agit surtout de marcher et de se déplacer)

    • Cléopold

      Merci pour ce témoignage, Valérie. Je ne l’ai pas vue sur scène dans la comtesse de Doris mais dans la vidéo avec Pontois, Noureev et Guizerix qui a été un moment disponible sur internet et qui semble avoir disparu depuis.

      • J’ai une vieille VHS de Raymonda, si je peux un jour la numériser ( je ne suis guère à l’aise avec la technologie!) je pourrai vous l’envoyer si vous le souhaitez! Amicalement. VB

  2. Pingback: Brunch avec la Danse – Dimanche 23 Octobre 2017 – Il danse et il en parle