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The Dante Project: McGregor en trois dimensions

IMG_20230522_073753Palais Garnier, représentations des 3 et 15 mai – Ballet de l’Opéra de Paris; Musique et direction d’orchestre : Thomas Adès, Chorégraphie : Wayne McGregor, Décor et costumes: Tacita Dean; Lumières; Lucy Carter, Simon Bennison; Dramaturgie: Uzma Hameed

The Dante Project a été créé à Londres à une époque où il fallait montrer patte blanche sanitaire à chaque poste-frontière. Je m’étais donc contenté, pour découvrir la création de Wayne McGregor, du streaming proposé sur le site de Covent-Garden. Mauvaise idée : l’œuvre ne prend pas sens sur écran plat. La partition de Thomas Adès et les créations de Tacita Dean, également monumentales, ont besoin d’espace pour se déployer. Mais surtout, le projet d’ensemble – de la dramaturgie aux lumières, de la chorégraphie aux décors, de la musique aux costumes – ne se laisse vraiment appréhender que dans sa globalité. Aussi vaut-il mieux, pour découvrir pleinement cette création, ne pas se placer trop près de la scène, et résister à la tentation des jumelles : dès qu’on se focalise trop sur un détail, on est sûr de rater quelque chose.

Nous voilà conviés à un voyage en trois temps (Inferno, Purgatorio, Paradiso), dans des ambiances radicalement distinctes. Le pèlerinage dans les cercles de l’Enfer est à la fois éprouvant et impressionnant ; on se sent comme écrasé par le décor – un dessin à la craie reflété par un miroir, qui selon l’éclairage, semble une forêt, une grotte, une montagne ou un immense glacier – sous le regard duquel évoluent des fantômes dont on peine parfois à reconnaître les visages. Cette partie, créée en premier par McGregor, est sans conteste la plus réussie, en tout cas la plus variée du point de vue des rythmes et des humeurs, tant musicales que chorégraphiques. On y rencontre des exilés, des passeurs, des voleurs, un Ulysse rampant et tout caoutchouteux (incarné par un remarquable danseur non identifié dans la feuille de distribution du 3 mai, puis par l’étonnant Loup Marcault-Derouard le 15 mai), des couples au destin tragique (Paolo et Francesca, Didon et Énée), quatre femmes en colère qui se donnent d’impressionnants coups de tête, des devins assez drolatiques, un chemin de croix qui donne lieu à de poignantes figures au sol, un Pape, un grand pas sur une musique de cirque qui donne lieu à une étonnante battle de fin de classe, et, bien sûr, Satan (qui prend la forme, selon les distributions, de Valentine Colasante ou Roxane Stojanov).

Le personnage de Dante, manifestement torturé, est à la fois acteur et spectateur, alternativement au bord du cercle tracé au sol, et puis dedans. Chaque séquence, dans une logique plus atmosphérique que narrative, donne à ressentir une douleur, une tension, une torsion des sens, de l’esprit et du corps. On reconnaît aisément la gestuelle de McGregor, faite d’excès, de profusion et de vitesse, mais contrairement à d’autres pièces du chorégraphe, où l’esbroufe m’a souvent semblé prendre le dessus, les évolutions des danseurs paraissent canalisées par le sens, et on écarquille les yeux pour mieux ressentir, si ce n’est comprendre. La musique d’Adès, qui ne craint ni le pastiche ni les ruptures de style, et se relève orchestralement très riche, contribue sans conteste à cette réussite : quand la partition fait boum-boum, McGregor sombre trop facilement dans le mécanique, alors que si l’on lui donne un ligne mélodique à étirer, il sait aller au-delà de ses tics chorégraphiques.

La création de McGregor est une coproduction asymétrique entre l’Opéra de Paris et le Royal Opera House (à part la confection des costumes, tout vient de Londres), et elle a été clairement réglée sur le corps des danseurs du Royal Ballet, avec notamment un rôle sur-mesure pour Edward Watson, qui a fait ses adieux à la scène dans le rôle de Dante. On n’était pas sûr que les danseurs parisiens pourraient soutenir la comparaison. Eh bien, ils s’en sortent plutôt bien : sans avoir la longiligne figure émaciée du créateur du rôle, Germain Louvet comme Paul Marque s’approprient le rôle avec une visible intensité dramatique (en cela, Louvet est sur la lancée de son très poignant Compagnon errant, tandis que Marque déploie une facette inédite de sa présence scénique).

Le seul élément qui ne fonctionne pas vraiment est le partenariat entre Dante et son prédécesseur en poésie Virgile, incarné à Londres par l’excellent Gary Avis : à Garnier, on a choisi d’apparier Louvet avec Irek Mukhamedov : la prestation de ce dernier, sans être embarrassante, est tout de même un poil pataude, ce qui nuit à la fluidité des pas de deux entre Dante et Virgile. De son côté, Paul Marque danse avec un Arthus Raveau qui, même vieilli par son collier de barbe, reste bien juvénile : du coup, le partenariat manque de densité.

En Inferno, tout est poussière et fumée (la craie qui recouvre certaines parties du corps des danseurs  se répand au sol au gré de leurs roulades). La séquence du Purgatorio nous transporte dans une ambiance lumineuse et méridionale, sous le regard d’un grand arbre aux feuilles vert tendre. À une mélopée d’inspiration orientale, correspond une gestuelle apaisée, enroulée et fluide. Ce monde est placé sous le signe de l’amour, Dante – dont le personnage se démultiplie – se remémorant ses trois rencontres avec Béatrice (enfant, jeune et adulte). À la première vision de l’œuvre, le souvenir des fureurs de la première partie m’avait fait trouver ces réminiscences bien pâles. L’impression est toute autre la deuxième fois, et sans doute Léonore Baulac y est-elle pour quelque chose : elle enlace le torse de Paul Marque de son bras avec une fougue qui nimbe de sensualité et de nostalgie toute la suite du pas de deux. La séduction opère et on oublie la technique (là où Hannah O’Neill, plus hiératique, ne fait pas oublier l’acrobatie qu’elle compose avec Germain Louvet).

Pour le Paradiso, Tacita Dean n’a pas réalisé un tableau, mais une vidéo de 30 minutes, diffusée sur un écran au-dessus de la scène. Et il faut faire l’effort de regarder l’ensemble : c’est la connexion entre la vidéo, la danse et la musique, toutes placées en ostinato sous le signe du cercle, qui fait la qualité hypnotique de cette dernière partie. Faisant écho à la musique, la vidéo et les lumières font une boucle qui se répercute sur les danseurs, dont les justaucorps en blanc satiné sont faits pour refléter la couleur. Si l’on ne regarde qu’en bas, ces changements de lumière paraissent très chromo. Mais si on voit l’ensemble, le motif d’ensemble séduit. Et on se rend compte aussi que les évolutions des « corps célestes », bien que dominées par la figure du tourbillon, sont bien plus variées qu’il n’y paraît. Il y a beaucoup à danser pour le corps de ballet dans ce Dante Project, qui est sans doute, à ce jour, la création la plus aboutie de Wayne McGregor et ses comparses.

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Prétérition

img_2143Cri de cœur, Opéra de Paris, soirée du 21 septembre 2022.

Nous ne chroniquerons pas la création d’Alan Lucien Øyen à l’Opéra de Paris, car notre correspondant n’en a vu que la moitié. On a voulu le virer pour faute professionnelle, mais il a argué que lors de la saison précédente, il avait vu Le Rouge et le Noir une fois et deux-tiers, ce qui était au moins une fois de trop, et que ça compensait sa nouvelle désertion.

La rédaction-en-chef, constatant qu’un ratage complet par an semble la marque de fabrique de la programmation d’Aurélie Dupont, a bien voulu surseoir à sa décision. Notre chroniqueur en a profité pour peaufiner son plaidoyer ; c’est qu’il menace de nous réclamer des dommages et intérêts, le bougre !

« À part les costumes, dont je voudrais bien pour ma garde-robe, il n’y a pas grand-chose à sauver », nous a-t-il assuré. Mais de quoi cela parle-t-il ? « Je ne sais trop, ça commence par une logorrhée dont on perd un peu le fil, on ne comprend pas tout d’ailleurs. Plusieurs spectateurs m’ont dit avoir dû lire les sous-titres en anglais pour suivre. Moi-même, quand Marion Barbeau s’adresse à son caméléon en soulevant le couvercle de son vivarium de chambre, j’ai entendu qu’elle le nommait Audrey alors qu’en fait c’est Laurène ». Mais dans Le Figaro, Ariane Bavelier, qui a détesté mais a tout vu, dit qu’il s’agit d’un lézard et qu’il s’appelle Lorraine. « Elle a dû s’assoupir ! C’est pas mieux que de s’esbigner au bout de 75 minutes », s’est esclaffé notre homme, dont la mauvaise foi n’égale que l’irrespect. Au moins, il y a polysémie de la réception, a-t-on tenté.

Le gars s’est fait menaçant : « Un mot de plus et je te balance tous les traités de Performance Studies à la tronche !  J’ai déjà vu des spectacles quasi dans le noir, et d’autres presque immobiles, jamais pourtant je n’ai dû lutter contre l’ennui autant que durant la première partie de Cri de Cœur. On est dans un dispositif de mise en abyme de la troupe. C’est le monde du spectacle dans l’ère de la réflexivité, tu joues ton propre rôle et on t’appelle par ton propre prénom, mais c’est pas forcément toi, c’est toi et c’est pas toi, tu comprends ? Ça parle de douleur, de mal-être et de malaise, de mort aussi. Le personnage joué par Barbeau se sent bien mal en point. Elle accueille sur son canapé un personnage énigmatique du nom de Personne. Et quand elle dit quelque chose comme « je vais mourir et Personne va s’occuper de moi », le spectateur ajoute immanquablement la négation, et entend le contraire de ce qu’elle paraît énoncer ».

N’est-ce pas hyper-malin? (On a fait une relance de très loin). « Oui, c’est intellectuellement virtuose. Homère y a pensé avant. Il y a aussi le vertige des performativités paradoxales, du style ‘’je voudrais m’arrêter de parler avant que cette phrase finisse’’. Mais ces  jeux de langage ne sont propres à exciter que les khâgneux boutonneux » (ceci est ou n’est pas un pléonasme).

Les petits moments de danse, tout en jolis enroulements, ne parviennent pas à soutenir l’attention, d’autant que « la musique est proche de la soupe d’ascenseur. Le soir de la deuxième représentation, l’Opéra a envoyé un courriel à tous les spectateurs expliquant que ‘’pour des raisons artistiques’’, le minutage du spectacle était quasiment doublé par rapport à l’annonce antérieure. Je ne l’ai lu qu’en sortant de la première partie. La perspective d’avoir double-dose de pensum m’a achevé. Je me suis barré à l’entracte et à L’Entracte, où j’ai mangé un super steak tartare ».

On a remboursé le repas.

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Le Rouge et le Noir d’après Lacotte : à plat (de couleur)

img_0294Opéra-Garnier, Soirée du 18 octobre 2021

Sur le papier, j’avais des doutes. Autant la solaire Chartreuse me paraissait susceptible d’adaptation chorégraphique, autant le sombre Rouge me semblait inaccessible au même traitement. Car comment représenter ce qui se passe dans la tête de Julien Sorel, « être singulier » chez qui « c’était tous les jours tempête » ? Autant Fabrice del Dongo fait corps avec son âme, autant Julien joue constamment un rôle, sauf avec Mme de Rênal, et encore, bien après qu’il l’a séduite par une sorte de défi que son orgueil s’est donné. Cet hypocrite joli garçon est tout sauf un héros romantique ; il n’y a presque jamais congruence entre ce qu’il pense et ce qu’il fait, ce qui est gênant pour un personnage de ballet.

Admettons que l’adaptation était impossible, et jetons Beyle aux orties. Faut-il laisser Lacotte en faire de la bouillie ? Pourquoi pas, si ça marche. Mais on est loin du compte. On y croit un peu au début, quand le père de Julien arrache son fils à ses lectures (« chien de lisard »), et quand sa maîtrise du latin est transposée en celle de la petite batterie, que le précepteur nouvellement embauché transmet aux enfants des Rênal (dans le roman, Julien est au contraire gauche de manières, mais il faut bien un truchement scénique pour que son charme opère). On peut même comprendre, au premier acte, que le rôle – ingrat à tous égards – de la soubrette Elisa (Roxane Stojanov) soit gonflé.

Mais on s’aperçoit vite qu’une sommaire caractérisation – Mme de Rênal en dévote, Julien en amoureux transi, Mathilde de la Mole en pimbêche – ne fait pas un arc narratif.

Un ballet, ce sont des hauts et des bas, et Pierre Lacotte a pondu du tout plat. On chercherait en vain un contraste entre la danse de M. de Rênal et celle de Julien Sorel (ils font tous deux du Bolchoï-soviétique ; Stéphane Bullion, le mari trompé, est en pleine forme). On guette aussi un peu de tension émotionnelle dans le pas de deux de la chambre. Peine perdue, on n’aura que du vaudeville. La narration est aussi profuse que dénuée de profondeur. Il faut connaître le roman sur le bout des doigts pour faire le lien avec les péripéties du livret, mais aucun détail ne va au-delà de l’anecdote ou de la convention.

L’ennui gagne, d’autant que le parti-pris musical tombe à faux : c’est une bévue a-stendhalienne d’avoir érigé Massenet (né en 1842) pour illustrer une chronique de 1830, d’autant que les extraits piqués çà et là ne sont pas du premier choix (MacMillan a déjà pris le meilleur pour sa Manon).

D’ailleurs, dans le solo de la Maréchale de Fervaques (Camille Bon), Lacotte cite clairement le chorégraphe britannique. Ou bien devrait-on parler de pastiche ? En tout état de cause, le patchwork chorégraphique composant les trois actes fait l’effet d’un kougelhopf qui n’aurait pas levé.

Durant le deuxième acte, les scènes au séminaire ratent l’occasion d’une intervention dramatiquement signifiante du corps de ballet : dans le roman, ce n’est pas l’abbé Castanède – campé par Pablo Legasa – qui tourmente Julien, ce sont ses condisciples rustres ; mais la chorégraphie ne donne à ces derniers qu’un rôle décoratif. La scène du bal, qui aurait dû être le clou de la soirée, s’étire mollement.

Après un nouveau pas de deux « de la chambre », cette fois entre Julien et Mathilde (Bianca Scudamore), qui n’éveille pas plus l’intérêt et n’est pas moins générique que le premier, l’embarras se renforce au cours du troisième acte, dont maints passages sont proprement ridicules : les hommes et les femmes priant séparés à l’église, le coup de fouet du geôlier et la porte de la geôle qui claque brutalement au nez de Julien…

Et puis, de quelle nécessité vient l’embarrassant pas de deux homo-érotique avec l’abbé Chélan (Audric Bezard), à qui Julien voue en fait une dévotion toute filiale ? À quoi sert de nous infliger une lancinante succession de scènes laborieusement illustratives (le procès, l’échafaud), au lieu de creuser les enjeux émotionnels ? Tout le talent de Dorothée Gilbert et Hugo Marchand, qu’on a toujours plaisir à voir sur scène, ne suffit pas à rattraper le naufrage.

Au sein de l’Opéra de Paris, on a dû se dire que donner une carte blanche sur toute la ligne à Pierre Lacotte – il cumule les emplois de chorégraphe, librettiste, décorateur et costumier – était une bonne idée. Ça donne un joujou créé en roue libre.

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J’ai enfin lu le rapport sur la diversité à l’Opéra! (3/4)

Les Solutions

Ou « L’Opéra, c’est à tout le monde ! »

9a85c87ff5594070d6b7b647dcc295a3Résumé des épisodes précédents : Contestant les œillères méthodologiques du rapport Ndiaye-Rivière, James soutient que la faible diversité du corps de ballet de l’Opéra doit s’analyser en termes sociologiques et historiques, et pas seulement selon des logiques ethno-raciales. Pour expliquer le phénomène récent de gentrification du recrutement des petits rats, il lance quelques pistes : la société a changé, la place de la danse aussi, et la popularité du ballet, plus large par le passé qu’on ne le dit aujourd’hui, a subi une éclipse qui dure depuis un bon quart de siècle. Dès lors, que faire ? C’est ce que nous allons explorer à présent, toujours en analysant les propositions signées par Pap Ndiaye et Constance Rivière

Dans L’Âge heureux (1966), feuilleton télévisuel écrit et interprété par Odette Joyeux, nous suivons les aventures de Delphine Nadal, petit rat de l’Opéra, et de ses camarades de classe. La petite fille, dont la mère est secrétaire, vit sur l’Île-Saint-Louis, dans un entresol. C’est central mais pas uniment chic : on y pêche encore la nuit venue. Une de ses copines, qui resquille dans l’autobus, descend à Palais-Royal, et s’engouffre dans un passage couvert, qu’on imagine proche de celui dépeint dans Mort à Crédit. Une autre élève est fille de crémiers. Dans cette  intrigue à la Black Swan (en moins gore, rassurez-vous), une seule des élèves – la pimbêche de service – a des parents manifestement riches.

Ce n’est qu’un scénario, mais il peint de manière assez crédible les petits rats comme issus de la petite bourgeoisie du Paris de l’époque. Il y a quelque chose de très local, presque familial, dans le fonctionnement quotidien des lieux : « Je rêvais d’être une étoile et je finis garde-chiourme », dit une des surveillantes, dont on comprend qu’elle est une ancienne élève. L’attitude des adultes – l’épicière, le poinçonneur… – montre que l’institution, sans faire partie de leur quotidien, leur est familière. « Puis d’abord, dis-donc, L’Opéra c’est à tout le monde ! », clame d’ailleurs une élève gouailleuse quand Delphine, un temps expulsée, hésite à franchir en douce la porte de service.

Renouard Paul : « Escalier des classes » (années 1880)

Renouard Paul : « Escalier des classes » (années 1880)

Au début des années 1970, les effectifs étaient encore, très largement, franciliens. Et c’est en partie pour consolider l’élargissement à toute la France du périmètre de recrutement de l’École que le déplacement à Nanterre, intervenu en 1987, a été voulu par Claude Bessy.

Le coup de la baguette magique

On pourrait donc placer le premier axe des propositions du rapport Ndiaye-Rivière – le « décentrement géographique » – dans la continuité de ce déménagement. Les auteurs suggèrent qu’au lieu d’attendre que les candidats viennent à elle, l’École aille « à la rencontre des enfants et de leurs parents », à travers des auditions décentralisées dans plusieurs villes de France (y compris les DOM).

On ne sait pas si la mission a pensé au coût d’une telle tournée, mais il serait minime au regard de ses effets surpuissants : les candidats des familles hésitant à venir à Nanterre passer l’audition pourraient ainsi « franchir le pas » (c’est oublier qu’il ne s’agit que d’une première marche, moins haute que le coût de l’internat : contrairement à l’enseignement, il n’est pas gratuit).

Qu’importe, car cela permettrait aussi de « faire pièce aux préjugés parfois tenaces (homosexualité des danseurs ; vie légère des danseuses…) qui retiennent les familles d’enfants désireux de faire de la danse de s’engager dans cette voie ».

Le soutien des parents est crucial, mais le raisonnement introduit en fraude – et à mon avis, via une généralisation abusive sur le lien entre ouverture d’esprit et origine sociale – un frein supplémentaire à la diversité. Et on doute qu’il suffise d’aller à la rencontre des parents pour le lever. Comment d’ailleurs ? Faudrait-il choisir des sélectionneurs ostensiblement virils et des sélectionneuses à la vertu irréprochable ? Ou bien croit-on que la présence d’Élisabeth Platel, ballerine-directrice de l’École de danse, tuera les préjugés d’un coup de baguette magique ?

L’intelligence pratique siège à Memphis

Revenons à la réalité : « faire passer l’information », « se projeter vers l’extérieur », tout cela est gentillet, mais bien pauvrement pensé, et peu propre à faire bouger les lignes.

Dans Lil’ Buck, Real Swan (2020), le documentaire de Louis Wallecan sur le parcours de Lil Buck, des parkings de Memphis à la célébrité planétaire, on découvre que le danseur a pris des cours de ballet. Joe Mulherin, du New Ballet Ensemble, explique que la compagnie offre le même parcours de formation à tous les enfants, indépendamment de leurs possibilités financières, et qu’un des moyens pour toucher les jeunes des quartiers pauvres a été d’inviter les groupes de hip-hop à utiliser le studio. Plus loin, il indique que le cursus pour les enfants talentueux et motivés inclut, par défaut, l’apprentissage de la technique classique.

Nous sommes loin des ors de Garnier, mais le programme du New Ballet Ensemble est manifestement plus intelligent et efficace que les suggestions iréniques de la mission Ndiaye-Rivière : si l’on veut élargir le vivier des candidatures, c’est à travers des dispositifs de passerelle entre les styles et les techniques, organisés au niveau local, et construits sur la durée. Les mesures symboliques, ponctuelles et empruntant surtout au registre de la communication, ne peuvent avoir qu’un impact superficiel.

Changer d’état d’esprit

Bien sûr, cela n’est pas du ressort de l’Opéra de Paris, et il arrive que des professeurs aiguillent spontanément des enfants prometteurs vers une formation croisée, en ajoutant – par exemple – le ballet au jazz. Mais ces possibilités mériteraient d’être envisagées sans restriction stylistique, car les apprentis-danseurs, quel que soit leur formation d’origine, ont en commun un rapport similaire au corps, au perfectionnement et à la musique. Et ce changement d’état d’esprit – qui tranche avec l’habitude qu’ont les administrations, et les adultes, de catégoriser les genres et les gens – devrait être encouragé au niveau national.

Cela n’exonérerait pas l’École de danse de l’Opéra d’agir pour son compte, mais de manière plus structurée que ce que suggère le rapport Ndiaye-Rivière. Où trouve-t-on aujourd’hui des jeunes souples et athlétiques, et issus de milieux sociaux populaires, si ce n’est dans certaines disciplines sportives, comme la gymnastique ? Qu’est-ce qui empêche – à part le snobisme – l’Opéra de nouer des partenariats avec une ou plusieurs fédérations intelligemment choisies, et de proposer des stages de découverte ? À ma connaissance, c’est à travers un programme d’échange de ce type – et qui, vraisemblablement, n’existe plus – que Sylvie Guillem, gymnaste à l’origine, a découvert la danse.

Ce genre d’initiatives est sans doute lourd à construire ; il y aura sans doute des réticences de tous côtés, et le succès n’est pas garanti. Mais si l’on se donne vraiment les moyens de ses ambitions, c’est une voie qui, au moins, ne se résume pas à cocher des cases pour se donner bonne conscience, et cherche à enclencher un véritable dynamique de changement.

Au niveau de l’Opéra en tant que tel, trois mesures simples – que j’emprunte à Cléopold – sont à recommander, si l’on veut réellement faire découvrir et aimer le ballet aux jeunes de tous les milieux. Tout d’abord, programmer des matinées scolaires en semaine (car organiser une sortie scolaire en soirée ou le weekend avec tous les élèves relève de la mission impossible). Ensuite, ne pas restreindre les programmes de « démocratisation culturelle » aux réseaux d’éducation prioritaire (REP, REP+) mais aller à la rencontre de rejetons de la petite classe moyenne (qui inclut aussi, on l’oublie trop souvent, des personnes « issues de la diversité »). Enfin, dans sa politique d’offres préférentielles pour les groupes, inclure plus largement les blockbusters au lieu de solder en priorité les programmes qui se vendent moins bien (car il est faux qu’à sept ans on trouve sa vocation en allant voir Signes).

Un second axe qui ne tient pas debout

IMG_20210518_074845.jpgLe second axe de la « réforme substantielle » du concours d’entrée à l’École de danse préconisé par la mission Ndiaye-Rivière consiste en une révision des « critères anatomiques de sélection ». Mais la suggestion reste floue, et pose un gros souci de logique.

Deux pages auparavant, les auteurs ont expliqué, avec raison, que « le groupe des personnes noires est infiniment divers d’un point de vue morphologique. Il serait profondément invalide et même absurde d’un point de vue scientifique de vouloir les regrouper dans une catégorie définie par des traits morphologiques ». Du coup, affirmer quelques paragraphes plus loin que les critères de sélection sont à repenser car « susceptibles d’être lestés de considérations indirectement discriminantes », est manifestement contradictoire (je corrige, dans la citation, une faute d’accord).

S’il y a dans l’organisation du concours et je cite la définition du droit européen – « une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre » mais « susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une race ou d’une origine ethnique donnée par rapport à d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but soient nécessaires et appropriés », il faut désigner clairement cette disposition, ce critère ou cette pratique, et l’abolir.

Or, ce critère ne peut pas être morphologique ou anatomique, puisque rien n’indique qu’il y a un lien entre couleur de peau et aptitude à la technique classique, comme l’affirment les auteurs eux-mêmes, et comme le prouvent des dizaines d’exemples dans le monde entier (en commençant, dès 1958, par les danseurs de la compagnie Alvin Ailey).

Les auteurs répètent encore : « il est très important d’éliminer du processus de sélection des biais défavorables aux enfants non blancs, et de parvenir à une procédure aussi inclusive que possible » (je corrige, dans la citation, une virgule mal placée).

Mais là non, plus, on n’arrive pas à en savoir plus. De deux choses l’une, me suis-je dit à la première lecture : soit ils tournent autour du pot, soit ils parlent pour ne rien dire. Au bout de la trentième, j’ai trouvé la réponse, que je vous livre – oui, c’est une manie – en trois temps :

  • Puisque rien ne prouve qu’un enfant « non blanc» soit statistiquement moins souple, moins fin, moins ouvert au niveau des hanches, il n’est pas besoin de changer ces critères de sélection puisqu’ils n’auront pas d’impact sur les résultats de la sélection (ils sont donc vraiment neutres : il n’y a pas de discrimination indirecte).
  • En revanche – rappelez-vous la première partie de cette longue série d’articles –, si un ou plusieurs membres du comité de sélection, voyant un enfant noir, font jouer dans le processus des jugements a priori du type « ce n’est pas pour lui», « elle va faire de gros muscles », « elle a les pieds plats » (donc, pour parler clairement, rejettent un gosse pour la couleur de sa peau), il s’agira tout bonnement d’une discrimination directe ;
  • Mais comme nos auteurs tiennent à souligner qu’il n’y a pas « actuellement» de « volonté discriminante explicite » (ce ne serait pas poli de dire le contraire), ils s’enferrent dans un raisonnement qui ne tient pas debout, et finissent par affirmer qu’il faut mettre fin à des discriminations indirectes dont ils n’ont pas précisé la nature ou l’impact, tout en empruntant au vocabulaire des discriminations directes, autrement dit, du racisme, dont ils ont pourtant écarté l’influence dans le processus.

Caramba, encore raté !

Résultat des courses : la mesure préconisée, si on parvenait à la sortir du flou, serait de toutes façons logiquement inutile, et donc sans effet. Tout cette confusion intellectuelle serait comique si elle n’instillait un soupçon éternel sur la technique classique, puisque pour être inclusif, il faudrait en changer les critères, sans savoir lesquels (ce qui condamne à tourner en rond dans le brouillard).

Le rapport ajoute brièvement d’autres suggestions, mais elles sont difficiles à décrypter, faute de lien entre la proposition résolument technocratique donnée en encadré (« redéfinir le projet d’établissement, en repensant ses relations avec l’extérieur et en fixant des objectifs de diversité et d’ouverture ») et le texte principal.

Dans ce dernier, on loue l’existence, depuis 2013, d’un stage d’été ouvert aux jeunes « venus du monde entier», mais c’est pour préconiser l’instant d’après une action au niveau local avec les écoles et les associations d’éducation artistique et culturelle autour de « projets communs ».

On passe ensuite à l’idée – dont le lien avec l’objet de la réflexion est obscur – d’ajouter des « cours de chorégraphie » au sein de l’École et à l’Opéra (dans le premier endroit, c’est peut-être prématuré).

Enfin, les auteurs remarquent que « ne permettre aux élèves qu’un baccalauréat littéraire tend à limiter l’ouverture et les possibles pour les jeunes qui s’engagent dans cette voie » et suggèrent de ne pas fermer la « voie scientifique . Cette proposition est carrément lunaire : si des parents ont besoin qu’existe un parcours « danse + maths » pour laisser leur rejeton s’inscrire à l’École de danse de Nanterre, c’est qu’ils font des calculs d’optimisation, et dans ce cas, il suffit de trois secondes, au maximum, pour ne pas le choisir (moins de chances en danse pour cause de fatigue, et la galère en maths pour cause d’horaires aménagés…).

Qui a lu le rapport ?

On va dire que je n’ai aucun respect, mais j’en viens à me demander si le rapport dont j’ai décortiqué quelques pages a été relu avant sa remise. Je ne suis pas sûr non plus qu’il ait été lu avec attention… En tout cas, je doute que les propositions concernant l’École de danse contribuent en quoi que ce soit à modifier la situation actuelle, tant elles sont iréniques (« décentrement géographique »), illogiques (« révision des critères de sélection ») et bureaucratiques (« redéfinir le projet d’établissement »).

En revanche – et ce sera l’objet de la dernière partie de cette longue saga – on peut  s’interroger sur les risques attachés au troisième type de recommandations, qui implique de compter, mesurer, jauger de manière trop appuyée une institution artistique à l’aune de critères externes à la sphère esthétique.

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J’ai enfin lu le rapport sur la diversité à l’Opéra! (2/4)

Le Détour

Ou Comprendre le grand retournement

9780670040247Résumé de l’épisode précédent : focalisant sa lecture du Rapport sur la diversité à l’Opéra national de Paris sur la question du recrutement dans le corps de ballet, James conteste que la faible présence de minorités visibles à l’heure actuelle puisse être rapportée principalement à une explication ethno-raciale : en plus des processus sociaux qui éloignent relativement les milieux les plus populaires de la danse classique, des pratiques discriminatoires interviennent sans doute. On ne peut guère mesurer la part de chaque phénomène, mais si l’on veut que les choses changent, il faudra agir à tous les niveaux. Auparavant, une question de nature historique demeure : comment s’explique le biais de recrutement actuel dans le corps de ballet ?

Dans son autobiographie, le danseur Li Cunxin raconte comment il a été sélectionné, à l’âge de onze ans, pour apprendre le ballet à l’Académie de danse de Pékin : sur la base de critères physique (visage, proportions entre le torse, les bras et les jambes, taille des orteils et du cou, souplesse et en-dehors), il a été sélectionné par une délégation de recruteurs en tournée dans toutes les écoles de Chine. À l’issue d’un processus écrémant les petits élèves jusqu’à ce qu’il n’en reste que quelques-uns pour chaque province, il s’est retrouvé, 6e fils d’une famille de paysans, en internat à l’Académie de danse de Pékin (couramment appelée, à l’époque, l’Académie de danse de Mme Mao), à apprendre les bases d’un art qui n’était pas son divertissement préféré.

Les trois piliers du Ballet national de Chine

C’est ainsi que, dans les années 1970, la Chine assurait que sa compagnie nationale représentait les trois piliers – paysans, travailleurs et soldats –  de la nation communiste, les enfants d’ennemis du peuple étant exclus, tout comme ceux qui ne proclamaient pas assez bien leur amour pour le Président Mao (tous les détails ne sont peut-être pas dans la version française, Le dernier danseur de Mao, qui a été adaptée pour la jeunesse).

Un tel système – dont on pourrait retrouver des éléments en Russie ou à Cuba,  gradués du plus incitatif au plus coercitif, selon les époques – permet une sélection précoce, égalise les bases sociologiques de recrutement, et maximise, en théorie, le potentiel total de développement athlétique et artistique de chaque génération.

Le miroir inversé : ta mère, c’est pas Madame Mao

Peut-on dire que le modèle de recrutement occidental en est le miroir inversé ? En première approximation, oui : personne ne vient vous chercher dans votre classe de primaire pour vous bombarder dans un cursus d’État, c’est votre mère qui vous inscrit, dans un club ou une association extrascolaire, pour un cours d’initiation à la danse (si j’en crois les études de l’INSEE ainsi que mes souvenirs, c’est toujours la mère).

L’apprentissage de la danse étant (à l’inverse de la natation), une option, si vous regimbez, on n’insistera pas forcément très longtemps. À l’inégalité des chances de départ, s’ajoute potentiellement un gros gâchis. Si ça se trouve, vous aviez du talent, mais votre mère est moins efficace que Madame Mao.

J’espère qu’on me pardonnera cet intermède comparatif. Dans le système français (à la fois libéral et relativement centralisé), les chances d’entrer dans la danse sont très différemment distribuées.

IMG_20210517_223141_01.jpgRappelons – puisque le rapport Ndiaye-Rivière n’en donne aucun – les chiffres étonnants qu’analyse Joël Laillier dans Entrer dans la danse (CNRS Éditions, 2017): en 2010, les petits rats étaient « massivement issus des franges les plus aisées et les plus cultivées de la population », avec 54% de parents occupant un emploi de cadre ou parmi les professions intellectuelles supérieures (alors qu’à l’époque cette catégorie ne représentait que 16,6% de la population active). L’auteur souligne notamment le poids de l’origine culturelle et artistique des élèves (beaucoup ayant des parents qui sont eux-mêmes artistes, architectes, journalistes, directeurs de théâtre etc.).

Interroger le retournement du Second XXe siècle

Mais il souligne aussi que ce constat n’a rien d’évident (« il ne va (…) absolument pas de soi que l’école de l’Opéra puisse avoir a priori un recrutement aussi élevé ») et aussi tout ce que cette réalité a de nouveau et d’inexpliqué (« il est difficile de savoir comment s’est opéré un tel retournement dans le recrutement social », p. 28).

L’auteur étant sociologue, et non historien, fait la remarque en passant, et se concentre sur le présent. Mais creuser cette question est crucial (et aurait pu être un bienfait du rapport Ndiaye-Rivière si les auteurs avaient intellectuellement construit leur objet).

Si l’on cherche ce qui a rendu possible ce retournement, il y a l’évolution de l’image de la profession (avec une nette perte de poids du stigmate associé à son substrat physique, et une prédominance de plus en plus nette de sa dimension artistique, porteuse de prestige et de glamour) qui s’inscrit sans doute dans un mouvement général de transformation du capitalisme depuis le milieu des années 1970. L’opposition historique entre, d’une part, les intellectuels et les artistes et, d’autre part, les élites économiques, s’étant atténuée, vos parents fortunés ne vous enferment plus à l’armée ou au couvent si vous voulez devenir musicos.

Il est même possible qu’ils vous encouragent… alors qu’au contraire, les enfants des classes populaires auront moins le luxe de prendre autant de risques, sauf passion dévorante (de ce point de vue, l’intuition du rapport Ndiaye-Rivière sur l’impact différencié de « l’incertitude de la carrière » est assez juste).

Mais comment se fait-il que, pour la danse classique, le balancier soit allé aussi loin, jusqu’à raréfier autant les classes populaires dans l’effectif ? Comment expliquer, comme Laillier le relève, un biais de recrutement plus net que pour les musiciens d’orchestre? Il semble bien qu’il y ait une spécificité de la discipline.

Quel maillage territorial ?

IMG_20210518_214431.jpgOn n’est pas sûr de pouvoir percer le mystère. Notamment parce que les études historiques manquent, mais aussi parce qu’en matière de parcours de danse, les bifurcations peuvent survenir vraiment très tôt.

Imagine-t-on que la danseuse-étoile Wilfride Piollet (1943-2015) avait été inscrite dès l’âge de deux ans à l’école Irène Popard ? D’ailleurs, ce genre d’école, à la lisière entre la gymnastique et la danse, et participant du mouvement d’éducation populaire de l’Entre-deux-guerres, existe-t-il encore ?  Irène Popard (1884-1950), figure célèbre en son temps, mais un peu oubliée aujourd’hui, est assez représentative d’une époque où l’on jouait à saute-discipline : promouvant le sport, elle a inventé la gymnastique rythmique et sportive, mais aussi créé un ballet à l’Opéra avec Serge Lifar, en 1949. On enseigne toujours sa méthode, mais le mouvement est apparemment plus confidentiel, et on ne sait pas si un itinéraire « à la Piollet » serait possible de nos jours.

On ne sait pas non plus si tous les enfants ont accès, près de chez eux, à un cours de danse, ou si – en plus des facteurs sociologiques, comme le revenu, le niveau de diplôme, l’âge de la mère, etc. – les inégalités spatiales jouent un rôle. Y a-t-il, sur tout le territoire, dans les quartiers populaires, et aussi dans les départements d’outre-mer, une petite école de danse à proximité ? Cela vaudrait le coup de s’y intéresser, et de dresser une cartographie complète (contrairement à ce que croit le rapport Ndiaye-Rivière, il n’y a pas que les conservatoires pour faire « antichambre »)…

Des pratiques qui changent

Il paraît que Noëlla Pontois (née en 1943) a commencé la danse sur la recommandation d’un médecin, qui la trouvait un peu fluette, et y aurait vu un moyen de la fortifier. Sans doute le corps médical ne fait-il plus ce genre de prescription : c’est aussi que la palette d’activités physiques ouvertes aux filles s’est largement diversifiée. Le choix de la danse, n’étant plus qu’un parmi d’autres, pourrait aussi être devenue plus socialement typé depuis les années 1980. Ce genre de piste, aussi, mériterait d’être exploré.

Les enfants de la balle et les autres

En attendant ce genre d’enquête – on peut rêver ! –, revenons, d’un point de vue qualitatif, sur les chances différenciées d’entrer dans la danse (professionnellement) pour un enfant d’hier et d’aujourd’hui.

On sait déjà que les enfants de danseurs ont 100% de chances de connaître la discipline et de l’éprouver naïvement comme activité. Cet avantage indéniable n’est pas un signe de fermeture spécifique au ballet, mais un phénomène universel. On le retrouve, particulièrement marqué, dans les professions, plus ou moins prestigieuses (acrobate, chasseur de serpents au Vietnam, gros bras pour la mafia), où la précocité de l’apprentissage, facilitée par l’endogénéité, est une des clefs du succès.

Historiquement, les enfants de musiciens semblent aussi assez bien positionnés (la ritournelle « les parents jouent, les enfants dansent » est un classique des biographies des danseuses-étoiles du milieu du XXe siècle).

Pour les autres, les probabilités seront moins élevées, selon un continuum dépendant du profil économique et culturel des parents. Pour les enfants dont l’héritage familial ne constitue pas un terreau favorable a priori, il faudra le hasard des découvertes, un déclic apporté par la télévision ou une sortie scolaire…

Métro, boulot, ballet

IMG_20210518_211400.jpgMais justement, il est possible que ces occasions de rencontre aient plutôt diminué qu’augmenté depuis trente ans.

La danse classique et néoclassique est aujourd’hui bien moins centrale dans la vie culturelle du pays qu’elle ne l’a été. Après-Guerre, le ballet de l’Opéra était en concurrence de prestige avec des compagnies privées. Elles ont progressivement disparu. Dans les années 1960-1970, les Ballets Béjart ont été un vrai phénomène culturel populaire. Aujourd’hui, les compagnies de danse attachées à un Opéra, et défendant la technique classique, se comptent sur les doigts d’une main : en gros, il y a Toulouse, Bordeaux, et –  avec de tous petits effectifs – Nice. Les compagnies de danse de Lyon, Strasbourg, Marseille, Nancy ont, depuis vingt ou trente ans, bifurqué vers le contemporain.

C’est autant d’occasions en moins de rencontrer le classique près de chez soi. D’autant que, de son côté, le ballet de l’Opéra s’est progressivement replié sur son pré carré, mettant fin à une politique d’ouverture dont on a peine à imaginer aujourd’hui l’amplitude.

Se souvient-on qu’en 1969, l’Opéra de Paris, présentant le Lac des cygnes au Palais des Sports, touchait 40 000 personnes en 10 jours ? Le Monde publiait alors, sous le titre L’impact populaire des Ballets de l’Opéra, une relation du critique Olivier Merlin : « À côté de nymphettes fraîches émoulues des cours de danse et s’usant les mains dès qu’apparaissait Noureev, d’enfants des écoles ou d’œuvres sociales débarqués de leurs cars, des visages adultes perdus dans l’anonymat et dodelinant de la tête, la bouche en o, communiaient dans la grande illusion de la féerie ».

En quelques mots, et avec style, tout est dit : l’effet magique du Lac, celui de la starisation (Noureev-danseur à son zénith dans les années 1960), mais aussi l’impact de la participation à un mouvement organisé – via les comités d’entreprise – de démocratisation de l’accès à la culture.

Certes, l’habitude de spectacles hors les murs, qui a perduré jusqu’à  la saison 1988-1989 (outre le Palais des Sports, il y a eu des représentations dans la Cour carrée du Louvre, au Palais des Congrès et au Grand Palais, mais aussi à Créteil, Evry, Bobigny…) avait partie liée avec les travaux de rénovation de Garnier. Mais – et Olivier Merlin le dit dans cet article comme dans d’autres –, elle émanait aussi d’une volonté apparemment consciente de rompre avec les pratiques plus exclusives de l’avant-guerre (où les danseuses de l’Opéra se produisaient plutôt dans les jardins du Cercle interallié ou au Pré-Catelan ; mais elles avaient aussi fait leur apparition sous la verrière du Grand Palais à l’occasion de l’Exposition des arts décoratifs de 1925).

Une fermeture récente

À partir de 1989, le ballet de l’Opéra s’est cantonné à Garnier, sacré « Palais de la danse » tandis que le lyrique prenait ses aises à Bastille (une répartition attrape-touristes, mais pas vraiment optimale en termes d’accès aux non-initiés). On ne va pas raser Garnier, mais imagine-t-on, aujourd’hui, que l’Opéra dépêcherait deux de ses étoiles à l’inauguration de la Maison des Arts de Créteil, comme ce fut le cas en 1975 ? De nos jours, les instances qui président aux destinées de la maison parlent plus qu’elles n’agissent : l’ouverture leur est un discours plus qu’une pratique.

IMG_20210518_211034.jpgÀ quand remonte la dernière tournée en province du ballet de l’Opéra, compagnie qui se veut pourtant nationale ? Pourquoi, depuis plusieurs années, faut-il compter sur des initiatives annexes de membres de la troupe (comme 3e étage, la compagnie animée par Samuel Murez) pour voir des danseurs de l’Opéra de Paris se produire dans de petites salles d’Île-de-France ? On a vraiment l’impression qu’un crétin issu du marketing a convaincu un jour Brigitte Lefèvre et son équipe que l’Opéra étant une marque, il lui fallait devenir rare et exclusive, comme un sac à main Louis Vuitton.

Soyons juste, tout n’est pas du fait de la direction de l’institution, et les contraintes des conventions collectives jouent sans doute aussi un rôle (il devient de plus en plus cher et complexe de sortir un pied à l’extérieur).

Starisation et télévision tombent à l’eau

IMG_20210518_192623.jpgQuoi qu’il en soit, et rétrospectivement, la fin des années Noureev et l’éviction de Patrick Dupond ont peut-être marqué le début d’une éclipse du ballet en tant que spectacle grand public, touchant au-delà du cercle des initiés, à travers les retransmissions télévisuelles, notamment.

On dira qu’il y a de temps à autre des documentaires sympathiques sur l’École, et que l’on trouve tout ce qu’on veut en fin de soirée ou en VOD. Mais c’est seulement si elle offre des occasions de rencontre non prévue que la télévision (seule pratique culturelle indéniablement populaire selon toutes les enquêtes du ministère de la culture) joue son rôle d’agent de démocratisation.

Qu’on le veuille ou non, la télévision a ses règles, et la starisation en est une : or, Patrick Dupond, dernière étoile populaire (dans tous les sens du terme), a quitté la scène de l’Opéra en 1997. Et la génération suivante a été moins regardée, moins mise en valeur – et a donc moins suscité de vocations inattendues – que ses devancières. Depuis quelques années, la situation change peut-être, mais il faudra attendre un peu pour voir s’il y a un effet lié à la présence de Marie-Agnès Gillot au jury de La Meilleure Danse

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J’ai enfin lu le rapport sur la diversité à l’Opéra! (1/4)

Le diagnostic

ou, Qui trop embrasse, mal étreint

img_8913J’ai enfin lu le Rapport sur la diversité à l’Opéra national de Paris ! Qu’on me pardonne, au moment de sa parution, le style empesé et les poncifs enfilés comme des perles du texte signé par Pap Ndiaye et Constance Rivière m’ont fait caler au second paragraphe. Après avoir lu des platitudes du genre « tradition, excellence, pouvoir, tout cela a contribué à ce que l’Opéra soit, ou apparaisse, comme un lieu fermé, réservé, sur la scène comme dans les salles », j’ai laissé tomber et m’en suis tenu aux résumés faits, ici et là, dans la presse nationale.

Abandonner aussi vite était sans doute un peu abrupt. Qu’on me comprenne aussi : les rapports officiels me tombent des mains.  Outre qu’ils sont mal écrits, ils valent généralement plus comme discours de l’institution sur elle-même que pour l’intérêt de leurs analyses. La mission Ndiaye-Rivière n’échappe pas à la loi du genre : suivant sagement le déroulé de la lettre de mission envoyée par Alexander Neef, nouveau directeur de l’Opéra – que ces hauts fonctionnaires sont scolaires ! – et reflétant les points de vue recueillis lors des auditions – une centaine d’entretiens avec des salariés de l’ONP et d’acteurs du milieu culturel –, son rapport vise surtout à manifester que l’Opéra est synchrone avec son époque, et que, s’il a du retard en matière de diversité, il le rattrapera sans renier son essence.

Pourquoi y revenir, alors ? Pour plusieurs raisons. D’abord, parce que j’ai relu le manifeste initial, intitulé « De la question raciale à l’Opéra national de Paris » (reproduit en Annexe 3), et qu’une de ses suggestions m’a interpellé (j’ai eu, du coup, envie de lire ce qu’en faisait le rapport). Ensuite, parce que si le diagnostic est erroné, les remèdes risquent d’être inadéquats (il faut donc aller y regarder de plus près). Enfin, parce que le grand public, à travers la presse, prend au sérieux les affirmations et raisonnements de ce type de prose, qui contribue, et quelle que soit sa pertinence, à définir une version officielle de l’histoire (que j’ai très envie de contester).

Relire le Manifeste

C’est du Manifeste d’août 2020 que tout découle, et – qu’on l’approuve en entier ou non – le texte a le double mérite d’être écrit par un vrai collectif, et  de poser les enjeux en termes simples et concis (que le rapport, par pans entiers, paraphrase longuement).

Si l’on résume à travers les têtes de chapitre, les signataires, qui souhaitent « faire sortir la question raciale du silence », appellent de leurs vœux un débat ouvert, et formulent cinq séries de recommandations. Pour l’instant, je passerai sur les quatre premières, assez consensuelles : en première analyse, il s’agit de la description, adaptée à une institution artistique recevant du public, des politiques d’inclusion et de diversité des grandes boîtes : regarder son passé (« abolition des pratiques issues de l’héritage colonial et/ou esclavagiste »), faire évoluer les usages (« la mise à disposition de matériel adapté aux couleurs de peau des artistes »), se doter d’un dispositif anti-discriminations en interne et d’un code de bonnes pratiques pour les relations avec l’extérieur.

Dans le point 5, les signataires prônent « l’ouverture d’une réflexion sur le manque de diversité au sein des différentes puissances artistiques » (autrement dit, dans le corps de ballet, l’orchestre, les chœurs), qu’ils attribuent non pas à des « processus de sélection actuels » qui barreraient « l’accès aux personnes de couleur », mais à des « mécanismes qui s’enclenchent bien en amont de l’étape du recrutement des artistes : parmi les nombreuses candidatures pour intégrer les différents corps artistiques, l’on retrouve encore trop peu de personnes racisées. Il appartient alors à la Direction de l’Opéra de Paris et de l’École de danse de rechercher les causes de cette carence et d’explorer des solutions pour y pallier ».

Le paradoxe du point 5

L’agenda me paraît curieux : pas sur le fond (on peut et doit débattre de la question), ni sur la forme (il est vain de s’empailler sur les mots, comme Don Quichotte bataillant contre les moulins à vent), mais dans la logique de la solution : les signataires disent qu’ils sont la « preuve vivante » qu’il n’y a pas de barrière à l’accès aux emplois à l’ONP, et que le problème se situe en amont ; mais ils n’en demandent pas moins à l’Opéra et à l’École de danse d’y remédier.

Voilà un paradoxe (« ce n’est pas toi le problème, mais c’est à toi d’apporter une solution ») qui a été, si je ne m’abuse, fort peu relevé.

Pas de remontée en amont

En tout cas, pas par le rapport Ndiaye-Rivière, qui ne répond pas vraiment à cette question des « mécanismes en amont ». Pour la danse, l’analyse court entre les pages 27 et 32 et, autant le dire tout de suite, elle est manifestement bâclée : la saisie des phénomènes ne remonte nullement dans le temps (alors qu’une analyse historique serait nécessaire), et elle s’arrête aux portes mêmes de l’École de danse de Nanterre (ce qui, en matière de remontée en amont, ne va pas chercher loin).

L’établissement reçoit « peu de candidatures d’enfants issus de la diversité », constatent les auteurs « de manière assez intuitive » (ce qui laisse entendre qu’ils ont passé, au plus, une demi-journée sur les lieux).

Et d’avancer plusieurs raisons. La première, qu’on cite in extenso, fait jouer un rôle à « l’image de la danse classique dans la société en général, perçue comme élitiste et “aristocratique” redoublée par son « aspect ‘’blanc’’,  critère parmi tant d’autres d’une homogénéité qui serait consubstantielle au ballet et qui rendrait malaisée une appropriation de la danse classique pour les enfants non blancs – “si personne ne me ressemble dans cette école, c’est donc qu’elle n’est pas faite pour moi”.»

Un raisonnement pachydermique

IMG_20210518_171721.jpgSoyons clair, c’est le type même d’explication holistique qui repose sur un monceau de postulats invérifiables, sans pour autant s’ancrer dans le réel.

Car enfin, qui nous dit que la danse classique a cette image ? Et même si on l’admettait, est-il crédible de supposer – chez des enfants âgés de 8 à 12 ans environ – une perception de la danse, non pas en tant qu’activité ludique et artistique, mais comme pratique culturelle et sociale, interprétée, qui plus est, en termes abstraits ? Est-il avéré que les enfants se pensent de manière centrale et prégnante selon une logique ethno-raciale binaire, et en plus, qu’ils en font un critère déterminant de leurs projets d’avenir ?

Voilà pour des prémisses aussi pachydermiques que non étayées. Mais par ailleurs, la situation décrite ne correspond à aucun processus réel : la danse classique est-elle un choix au même titre pour tous les enfants ? Je ne crois pas (on y reviendra). Ce choix s’apparente-t-il à celui d’un vêtement qu’on « s’approprie » ? On peut en douter.

Bref, cet essai d’explication par l’autocensure (ce n’est pas pour moi) veut trop prouver d’emblée, et peine à convaincre. D’ailleurs, le rapport avance deux autres facteurs, moins élaborés mais plus plausibles : les incertitudes liées à une carrière bien aléatoire (malgré la gratuité de l’école, « élément de diversité sociale », jugé cependant insuffisant aujourd’hui), et l’investissement monétaire nécessaire au passage du concours de recrutement (qui favorise les profils socio-économiques privilégiés).

Un gros contresens historique

IMG_20210517_224925.jpgImplicitement, le rapport adopte donc un raisonnement de nature socio-économique. Cependant, les formulations adoptées reviennent à considérer le recrutement à l’École de danse comme s’il s’agissait de l’École Polytechnique. Écrire que sa gratuité « a permis un recrutement dans des milieux sociaux populaires au 19e siècle et jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et parfois encore aujourd’hui » est pour le moins incongru.

Car enfin, c’est présenter les choses à l’envers : historiquement, la gratuité n’a pas été pensée comme un mécanisme d’ouverture sociale ! Sous l’Ancien Régime, à partir du moment où elle cesse d’être une activité de cour, la danse sur scène est, par définition, une profession non noble. Et cette carrière ne devient nullement bourgeoise au siècle suivant : c’est éventuellement un moyen d’ascension – vers un statut au mieux ambigu –, mais plutôt depuis le bas de la société.

Ce n’est que dans la période récente que le profil social des élèves s’est élevé, au point de devenir étonnamment privilégié. Dans son enquête auprès des élèves de l’École de danse et leurs parents, Joël Laillier, auteur de Entrer dans la danse (Paris, CNRS Éditions, 2017), parle d’un « processus d’embourgeoisement de la profession, et du Ballet de l’Opéra », qu’il date approximativement de la seconde moitié du XXe siècle (j’aurais tendance à placer la césure un peu plus tard, au tournant des années 1980, en gros quand l’École a quitté Garnier pour s’installer à Nanterre).

Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

En tout cas, ce « retournement dans le recrutement social » (p.28) est massif. À ne pas le souligner, le rapport passe à côté d’une piste d’explication simple à la situation d’aujourd’hui.

En 2010, on comptait à l’École moins de 2% d’enfants d’ouvriers. On ne peut rien déduire de l’origine – qu’on ne connaît pas – de ces cinq élèves  (l’effectif est trop restreint). En revanche, on peut supposer que les dynamiques sociales qui conduisent à un tel biais de recrutement affectent tous les enfants, quelle que soit leur origine.

En d’autres termes, ce n’est pas forcément du fait de leur couleur de peau que les enfants issus des vagues de migration de travail des Trente Glorieuses (à partir de la 2e et sans doute au moins jusqu’à la 3e génération) sont rares à Nanterre mais, au moins en partie, du fait du profil socio-professionnel de leurs parents. Si l’on se fie aux patronymes, les enfants d’immigrés d’origine portugaise – qui ne sont pas en nombre négligeable en France – sont, eux aussi, absents du corps de ballet à l’heure actuelle.

Rester dans le cadre

Tout ceci, j’en suis persuadé, Pap Ndiaye, historien estimable, et Constance Rivière, secrétaire générale du Défenseur des droits, n’en disconviendraient pas : ils sont forcément conscients qu’il y a plusieurs dynamiques explicatives, mais ils n’ont pas le temps de détailler, et d’ailleurs on ne leur a posé que la question des minorités visibles.

Il savent aussi que vu la petitesse des effectifs, il serait vraiment difficile de déterminer la part relative de chaque facteur : il faudrait recenser le profil des élèves sur longue durée (par pointage décennal, par exemple), le comparer à la composition de la population vivant en France à la même époque, et vérifier ensuite si, toutes choses égales par ailleurs, l’origine des enfants diminue encore plus leurs chances (auquel cas on a une présomption de discrimination). Mais cette dernière étape est presque impossible compte tenu de l’absence, en France, de statistiques ethno-raciales similaires à celles qui existent dans d’autres pays.

On ne peut donc pas mesurer précisément. Rien n’empêcherait de raisonner finement, si un autre facteur n’avait bridé la réflexion des auteurs : le contexte de la commande, lié à la vague d’émotion mondiale suscitée par la mort de George Floyd (mai 2020). Si l’on vous demande de réfléchir à un phénomène décrit en termes de « question raciale » et que vous paraissez la considérer comme un facteur parmi d’autres, tout le monde aura l’impression que vous relativisez le problème. On comprend qu’ils aient hésité.

À mon avis, on peut, au contraire, prendre au sérieux la question du racisme sans lui donner un privilège explicatif qui a le double inconvénient de faciliter la dénégation (ça n’existe pas en République, Môssieur) et de brouiller la discussion. Mais j’en parle à mon aise, vu qu’on ne m’a envoyé aucune lettre de mission.

Une description en clair-obscur

Illustration d'Émilie Angebault

Illustration d’Émilie Angebault

Mais revenons au texte du rapport – je n’ai encore dépiauté qu’un tout petit morceau du poulet – qui après avoir lancé les pistes d’explication dont j’ai parlé, évoque, comme intervenant en aval, « les pratiques de sélection » qui « réduisent encore les chances des enfants non blancs d’accéder à l’école.»

Il en énumère trois, dont la description demeure assez vague :

– d’abord « l’idée que la tonalité chromatique du ballet est blanche » : en clair, il s’agit du phénomène par lequel on dissuade « gentiment » une adolescente de poursuivre sa passion pour la danse classique, au motif  qu’un corps de ballet se doit d’être « homogène » (comme le raconte, et en ces termes, Rachel Khan dans un entretien à Charlie Hebdo paru le 7 avril 2021). À défaut d’exemples précis, comme celui que je viens de donner, le rapport tourne autour du pot, avec une formulation mélangeant auto-censure en amont (effet « image de la danse classique » : ce n’est pas pour moi) et exclusion en aval (effet « pratiques de sélection n°1 » : ce n’est pas pour toi) ;

– ensuite, « l’idée ancienne et tenace que certaines morphologies et anatomies ne seraient pas adaptées à la danse classique », soit des stéréotypes que les auteurs réfutent – à juste titre – et « pouvant mener à des pratiques discriminatoires indirectes » (autrement dit, à l’application d’un critère ou d’une pratique apparemment neutre, mais induisant un désavantage particulier pour une catégorie spécifique de personnes). Ici aussi, la rédaction peine à appeler un chat un chat, et en reste au niveau des « idées ». Elle omet aussi d’indiquer à quel stade se situe ce phénomène (effet « pratiques de sélection n°2 » : tu n’as pas les bons pieds), ni s’il accentue l’effet n°1 ou se confond avec lui. J’aurais tendance à pencher pour cette deuxième option : dans Les pointes noires (Magnard Jeunesse, 2018), roman de Sophie Noël racontant l’histoire d’Ève, née au Mali, adoptée à l’âge de six ans, et qui rêve de devenir danseuse étoile, c’est la même prof antipathique qui fait des remarques sur ses cheveux et la juge inapte à monter sur pointes… et cette conjonction paraît assez plausible.

– « Enfin, lors des auditions, ont été soulignés des propos racistes qui ont pu avoir cours au sein de l’École de danse », poursuit le rapport (je corrige une faute d’accord), listant des événements à date inconnue dus à plusieurs catégories d’acteurs (enseignants, élèves, familles), et faisant état du sentiment d’anciens élèves d’avoir dû « renier leur couleur pour progresser dans le groupe ». Il n’est pas dit dans quelles proportions une atmosphère hostile a, ou a eu, un effet d’attrition (l’effet « pratiques de sélection numéro 3 » pourrait s’appeler : fais-toi tout petit). Pour cela, il aurait fallu recueillir et analyser le témoignage de personnes qui n’ont pas fini le cursus, ou n’ont pas réussi le concours. À défaut, ce sont celles qui ont réussi – et dont la prise de conscience est en partie rétrospective – que le rapport érige, métaphoriquement, en porte-paroles de la cohorte.

Illustration d'Émilie Angebault

Illustration d’Émilie Angebault

Le consensus au prix de l’ambiguïté

Si je récapitule, mon interprétation de cette partie du rapport est triple :

  • Dans sa structure, il fait presque une analyse en deux temps : il y a une inégalité des chances dans l’accès à la carrière de danseur classique (1e partie, les facteurs « ce n’est pas pour moi », « la carrière est aléatoire» et « passer l’audition est un investissement » qui éloignent les classes populaires de l’école de Nanterre) et en plus, il y a des phénomènes de discrimination ethno-raciale (2e partie, les phénomènes « ce n’est pas pour toi », « tu n’as pas les bons pieds » et « tu dois te faire tout petit ») ;
  • Mais la première partie brouille la distinction, en mettant en avant, pour des raisons d’affichage, une explication ethno-raciale : il n’y avait pas besoin de prétendre que le ballet est perçu comme « aristo-blanc », ce qui repousserait les enfants « issus de la diversité », il aurait suffi de constater que l’Opéra est plutôt perçu dans les couches populaires, et sans distinction d’origine, comme « ringard », « pour les riches» et « pour les vieux » (ces qualifications a priori sont celles qui reviennent le plus souvent dans les écrits des collégiens en provenance du réseau d’éducation prioritaire ayant participé au programme Dix mois à l’Opéra) ;
  • Au niveau de la seconde partie de l’explication, la description des « pratiques de sélection» frappe par son imprécision ouatée. C’est un peu normal, car il est difficile de saisir un faisceau de pratiques diffuses. Mais c’est aussi – et à mon avis surtout – parce que les auteurs ont à cœur de ne pas antagoniser leur lectorat interne : il ne s’agit pas de pointer du doigt sans nuances, mais au contraire d’enrôler tout le monde, sans bousculer personne, dans un récit de soi-même subtilement actualisé (ça a existé, on est en train de muer).

Du point de vue de la description, c’est brouillon, mais ce flou artistique sert l’objectif ultime, qui est l’adoption d’un nouveau consensus interne. Ce qui est perdu, dans l’aventure, c’est la rigueur intellectuelle (mais tout le monde s’en tamponne). Autre effet collatéral de l’exercice, le rapport participe d’une stratégie de communication qui renforce paradoxalement les préjugés sur le ballet de l’Opéra de Paris (car pour donner à la direction actuelle une image moderniste, il faut présenter l’institution comme sclérosée, poussiéreuse, engoncée dans le passé : à chaque changement de mandat, on y a droit).

Les points aveugles de la réflexion

Si, de mon point de vue, la déception l’emporte à la lecture du rapport, c’est que même si le sort de la planète n’en dépend pas, la question posée par le Manifeste méritait au moins une analyse sérieuse, dont l’occasion a été manquée.

Ensuite, si mon hypothèse est juste, la situation pourrait changer d’elle-même dans les prochaines années, du fait de la mixité et d’une mobilité sociale non nulle au fil des générations.

Mais cela voudrait dire aussi – et c’est le point aveugle de la réflexion –, que la résolution du problème symbolique ne changerait rien au biais de recrutement actuel : il pourrait très bien y avoir à l’avenir plus d’adultes de toutes origines à l’École et dans le corps de ballet, sans que la surreprésentation des enfants de cadres et de chefs d’entreprise ne change d’un iota.

Ceci d’autant plus – et ce sera l’objet des étapes 3 et 4 de cette série  – que les suggestions du rapport Ndiaye-Rivière pour faire évoluer la situation plus rapidement s’apparentent à une série de coups d’épée dans l’eau.

Prochain article : un petit détour historique… 

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Bayad AIR 2.0

Privés de retrouvailles à Bastille avec une troupe qu’on n’aura presque pas vue depuis décembre 2019, les amateurs se rabattent par force sur les solutions digitales. Le format n’attire pas nécessairement nos balletotos qui n’ont pratiquement vu aucun spectacle en ligne cette année. Et si celui-ci n’avait été l’occasion d’une wine and cheese party en bonne compagnie, ils s’en seraient bien encore dispensé. Voilà donc tout de même nos trois compères, dûment testés négatifs tels des candidats de « L’Amour est dans le pré », prêts non pas à se faire des papouilles mais à partager une boite de mouchoirs en papier placée à distance stratégique entre la cafetière et l’écran plasma.

PREAMBULE

James (affalé dans le canapé, le cheveu ébouriffé d’un poète symboliste opiomane) : Faut-il voir le verre à moitié vide ou à moitié plein ? (triturant son verre en cristal) Le principe de la triple distribution – un couple par acte – distille à doses égales dans l’âme du spectateur les douceurs de l’imagination et les piqûres de la frustration. (soupir) On comprend qu’il faut faire danser tout le monde, et vu que toute la série fut rayée d’un trait de plume, un dessin en pointillé à compléter chez soi vaut mieux que rien du tout….

Cléopold (arrivant au salon, goguenard) : James, quel pédant vous faites ! Je sais bien que vous ne vous tenez plus d’impatience… Alors Fenella ? Ça fonctionne cette connexion ?

Fenella (« échevelée, livide au milieu des tempêtes ») : Ah ne commencez pas ! Je m’y suis prise trop tard… Tous ces codes et identifiants ! Damn Damn Damn ! Ah, thank god it’s on…

Cléopold et James (de concert) : « 5 – 4 – 3 – 2 – 1…… »

*

 *                                                  *

ENTRACTE UN

Cléopold : Comment, c’est tout ? Juste un vulgaire minutier sur fond de musique d’orchestre ?

James : Où est Darcey en robe candy crush pour nous expliquer ce qu’on a vu et ce qu’il nous reste à voir sur fond de travail des machinistes ?

Fenella : On the bright side… Cela nous laisse le temps du debriefing… James, encore du vin ou peut-être du café ?

James : café…

Fenella : Cléopold, would you mind… (alors que sort Cléopold) Eh bien James ? Ce premier acte… A penny for your thoughts !

James (admiratif) : en Nikiya de premier acte, Dorothée Gilbert, attendant son Solor, a accentué le contraste entre de petits pas fébriles et des piqués arabesque tirant vers l’infini. Elle a su adoucir l’angularité des bras pour faire de sa danseuse sacrée un être vibrant plutôt qu’une icône figée dans la convention ou la pose.

Cléopold (revenu de la cuisine) : Huuuuum. Pour ma part, j’ai trouvé Gilbert presque trop hiératique au début, dans son entrée et première variation. Etait-ce le contraste avec le Grand Brahmane de Chaillet, à fleur de peau et dont le vernis craque tout de suite ? C’était extrêmement touchant lorsqu’il a enlevé sa tiare. Il n’essayait pas de soudoyer la jeune femme désirée en lui faisant miroiter des richesses, il lui proposait de tout abandonner pour elle. Plus tard, quand il la surprend avec Solor, on le voit chanceler contre la porte du temple. Je ne sais si c’est par empathie envers lui, mais j’ai trouvé que Nikiya faisait un peu … mijaurée.

James (faussement offusqué) : Sacrilège !

Fenella (conciliatrice) : Je suis d’accord sur Chaillet, dear Cléo. Son Grand Brahmane m’a surprise. J’ai suivi comme tout le monde les répétitions sur Instagram et il m’avait semblé un peu trop réservé.

Mais ici, aujourd’hui, ses yeux plein de tristesse annonçaient la tragédie. Enveloppé et comme amplifié par son lourd costume, il irradie la gravité et la manière dont il texture son jeu, nuance après nuance, m’a rendu son personnage sympathique comme jamais auparavant. C’est le portrait d’un être complexe, jamais ridicule.

Cléopold : Oui, en fait, je reproche à Gilbert dans sa pantomime de refus de ne pas avoir donné davantage l’impression qu’elle avait déjà eu cette conversation avec le Brahmane et qu’elle était désolée de cette situation parce que, somme toute, Grand B. est habituellement un brave type…

Fenella : Quant à Gilbert, elle utilisait ses pieds et ses bras comme le font les chats, les arquant et les étirant tout le temps. (avec une petite moue de satisfaction) J’ai adoré!

C’est vrai qu’au début j’ai trouvé son interprétation un peu trop contenue. En état de transe ? Fatigué d’avoir à exécuter les mêmes danses tous les jours au temple ? Froide parce qu’elle soupçonne le Grand Prêtre d’avoir le béguin pour elle ? Sa réaction pleine de dignité à ses avances m’a fait penser qu’elle avait dû envisager déjà cette possibilité.

Cléopold : Pour moi, Dorokiya ne s’est vraiment révélée qu’à partir du pas de deux avec Solor…

Fenella : Aha! Tu n’as pas juste berné le Grand Brahmane, ma fille, tu nous as eu aussi! Enfin seule, Gilbert est sortie de sa transe et ses yeux et son corps sont revenus à la vie… En face –I am sorry, mais- de l’insipide Germain Louvet en Solor.

James : un peu fade. Il fait presque gamin

Cléopold (revenant avec le café et fredonnant Boby Lapointe) : « tartine de beauté, margarine d’amour »… Quoi que, dans son cas, on pourrait remplacer margarine par saccharine, non ? Au premier acte, Solor doit marquer, être de l’étoffe des héros afin qu’on lui pardonne ses coupables tergiversations de l’acte suivant. Je n’ose imaginer ce qu’il aurait donné sur l’ensemble du ballet…

James : en revanche… Léonore Baulac en Gamzatti… Un modèle de fille riche ! Lors de la scène de confrontation, sa gifle est une gaffe : la princesse se repent immédiatement d’un geste qui la met sur le même plan que sa rivale vestale.

Fenella : Exactement ! Elle m’a rappelé ce genre de fille “cool” au lycée, complètement choquée qu’une fille « pas cool » ait pu oser même penser la traiter de rich bitch (le ton incertain) « poufiasse friquée ? »

Rires

Sa pantomime du “t’es qui toi ? Une nobody avec une cruche vissée sur l’épaule!” était une magnifique évocation d’une répartie cinglante de cour d’école. Baulac qui réagit toujours bien face à des partenaires investis trouvait en Gilbert une interlocutrice à sa mesure.

Cléopold : Dans cette scène de confrontation, Gilbert était très dramatique, voire vériste. La manière dont elle brandit le poignard! Cela me fait regretter de ne pas voir la suite. J’imaginerais bien  une scène de la corbeille très démonstrative à l’acte 2 et un acte blanc épuré et désincarné. Gilbert ne fait pas dans la demi-mesure !

James (taquin) : Alors, Cléopold… Verre à moitié vide ou verre à moitié plein ?

Fenella : Hush, les garçons… Cela recommence.

« 5 – 4 – 3 – 2 – 1…… ».

*

 *                                                  *

ENTRACTE DEUX

Cléopold : Eh bien ?

Fenella (faisant la moue) : Well, j’ai mes réserves. Enfourcher un jour peut-être l’éléphant en papier-mâché est sans aucun doute le rêve de tout petit garçon de l’école du ballet de l’Opéra de Paris. La réalisatrice a stupidement coupé la descente du dit mastodonte. Et voilà soudain Marchand, miraculeusement matérialisé au milieu du plateau, l’air absolument ravi.

D’ailleurs un type sur le point d’épouser une femme qu’il n’aime pas ne devrait pas sourire  si béatement. En tant que danseur, Marchand n’a pas déçu mais en tant que Solor, il était un peu « Je souris, je boude, je souris, je boude ». A moins que cela ne soit, là encore, un problème d’angle de caméra.

Cléopold : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous sur Marchand. Marchand prend peut-être le parti d’offrir un résumé sur un acte de l’ensemble de son Solor. Il fait une entrée prince-craquant sur son éléphant – et c’est vrai qu’on aurait peine à imaginer qu’il est invité à des fiançailles forcées –  mais il exprime ses doutes sur l’avant-scène pendant la danse de Nikiya puis brise trop tard le carcan des conventions après s’être une dernière fois laissé intimider par le Rajah. (après une pause, l’air rêveur) Cela laissait présager d’un acte trois commencé en désespoir lyrique et d’une scène des ombres où Solor, décédé d’une overdose d’Opium, suit l’ombre de Nikyia au Nirvana.

Du point de vue technique ? Ce n’était peut-être pas du grand Marchand. Certes, les cabrioles battues de sa variation étaient un rêve mais les tours au jarret finis en arabesque étaient perfectibles…

Fenella : Quoi qu’il en soit, Audric Bezard, injustement cantonné au non-rôle de l’Esclave au premier acte, aurait certainement su mieux y faire –pour preuve son Onéguine ou son Armand– pour exprimer cette situation délicate tout droit sortie du triangle amoureux de Giselle où vous montrez que vous n’êtes pas satisfaits mais où, en même temps, vous paniquez. Bezard aurait géré cela avec plus de panache.

Cléopold (s’esclaffant) : Ca y est! Fenella refait les distributions. Un grand classique ! (changeant abruptement de sujet) Mais au fait, où est James ? Il a disparu dès la fin de l’acte.

James (arborant fièrement un superbe kimono) : me voilà !!

Cléopold (médusé) : mais… mais qu’est-ce que c’est que c’est que cet accoutrement, James ? Et qu’avez-vous fait à vos cheveux ? On dirait un samouraï atrabilaire !

James (piqué au vif) : vous ne comprenez décidément rien ! Et puis il fallait bien que je passe la vitesse supérieure. Vous n’aviez rien remarqué entre l’acte 1 et l’acte 2.

Fenella : C’était donc cela, le changement de chaussettes et le petit bun télétubbies !

James (drapé dans sa dignité) : Avais-je le choix ? Je fais cet après-midi une synthèse de toutes les tenues que j’avais prévu d’arborer dans les différents théâtres parisiens, de France et de Navarre entre le 15 décembre et le 5 janvier. (la larme à l’œil) Pensez. J’avais un spectacle chaque soir entre ces 2 dates…

Cléopold (agacé) : Bon, bien… Alors, cet acte 2 ?

James : Au deuxième acte, Amandine Albisson prête son dos ductile au désespoir de l’abandonnée, mais confère à la danse au bouquet parfumé et serpenté un joli côté terrien. Hugo Marchand a sans conteste l’autorité du chasseur et l’indécision de l’amant arriviste…

Cléopold : la sinuosité élégiaque d’Amandine Albisson ainsi que sa juvénilité étaient très touchantes. Sa crédulité et sa joie sans nuage de la scène de la corbeille m’ont ému; Cela formait un très beau contraste au moment de la morsure du serpent. Cette juvénilité aurait certainement marqué tout son acte 1. Avec cela, on imagine aisément un acte 3 «de la maturation» où la ballerine se serait montré souveraine et magnanime face à son faible amant parjure. (après une pause) Et Gamzatti-Colasante?

Fenella : Pas trop à l’aise au début faute d’avoir pu camper un personnage au premier acte. Puis, elle nous a un peu fait Cygne noir plutôt que Gamzatti, avant de se relaxer et de se reprendre en main pendant sa variation.

Cléopold : Colasante n’était pas forcément flattée par les regalia violets et rouges de l’acte 2 mais elle a dansé avec puissance et autorité. Ses grands jetés manquaient un peu d’amplitude mais pas de ballon. J’imagine, pour son premier acte, une princesse « à la Platel » défendant les prérogatives dues à son rang plus que ses sentiments pour son fiancé.

James : Et puis, c’est un exploit de voir les danseurs porter tout cela avec énergie dans ces circonstances. Il faut aussi imaginer – autre moment récurrent qui est une joie et une souffrance, comme on dit chez Truffaut – ce que seraient les saluts si le public était là. À chaque fin de numéro, corps de ballet, semi-solistes et solistes s’avancent pour une révérence faite dans un silence sépulcral, juste troublé par le bruit des musiciens de l’orchestre – les micros sont placés bien près des pupitres – tournant les pages de leur partition.

(triturant sa tasse à café) C’est bien triste.

Fenella : Mais nous avons eu tout de même de bons moments avec le corps de ballet : grâce à la superbe interprétation de la musique sous la baguette de Philippe Hui, Minkus a enfin swingué et la Jampo sauté. Il y a eu de belles et étincelantes cabrioles de la part des compagnons de Solor au début de l’acte 2. Il y avait des coussinets d’air sous les pieds des danseuses aux perroquets de même que chez les danseurs de la danse du feu aux tambours.

Cléopold : une fort jolie Manou, aussi! Musicale…

Fenella : Marine Ganio et sa danse aussi joyeuse qu’un éclat de rire. A la différence d’autres danseuses, elle ne gourmandait pas les petites élèves qui essayaient de lui dérober son lait. Elle les taquinait. Un changement rafraîchissant.

James : mais on babille, on papote. Combien de temps nous reste-t-il ?

Cléopold : 3 minutes!… (pensif) Curieux, avec tout ce qu’il y avait à dire, j’aurais pensé que ce serait sur le point de commencer. James, Fenella… Encore un peu de café ?

James : Malheureux ! A cette heure ? Non… C’est maintenant l’heure du thé. J’ai vu que vous aviez un petit Ko Kant que vous vous efforciez de cacher…

Fenella : J’en prendrai bien aussi… Cléo ?

Cléopold (bougon) : J’y vais, j’y vais… (toujours dubitatif). Curieux… J’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose… Pas vous ?

L’eau bout… La porcelaine tinte…

« 5 – 4 – 3 – 2 – 1…… ».

*

 *                                                  *

EPILOGUE

Applaudissements sur scène…

Cléopold (se frappant le front) : Voi-Là, ce qu’on avait oublié ! (silence) Bon… Je fais une deuxième eau pour le thé ?

James (le sourcil relevé) : non, non… Un alcool fort suffira…

Fenella : dans deux grands verres !

[silence prolongé]

Cléopold (revenant avec tout un plateau de digestifs) : Bon, qu’en avez-vous pensé ! Enfin, je veux dire… de l’acte 3…

James (reprenant des couleurs) : La descente des Ombres se déroule presque exclusivement dans le noir : les ballerines sont nimbées d’un halo vaporeux, et leur reflet au sol, saisi par une caméra rasante, donne l’effet d’une avancée sur l’eau. C’était très beau

Cléopold : J’ai apprécié le procédé au début mais il a été maintenu trop longtemps. Toute la descente des ombres, par ailleurs impeccable, s’est faite dans la pénombre. Or, Noureev voulait spécifiquement se démarquer des versions traditionnelles qui se déroulent habituellement dans le noir. Ce n’est pas lui rendre hommage… Mais je reste fasciné par la … (cherchant ses mots) … résilience… de cette compagnie qui danse si peu de grands classiques et semble pourtant les … (pause) … respirer quand elle le fait. J’avais déjà eu cette impression lors de l’unique Raymonda de décembre dernier.

Fenella : D’accord avec vous, Cléopold. En revanche, les trois ombres… Park? Toujours aussi empesée. Les mouvements manquent de coordination parce que les bras ne viennent pas en prolongement du bas du dos. Ils sont juste attachés au torse et s’agitent en fonction des besoins.

Cléopold : Comment parvient-elle à développer dans la sissone tout en dégageant si peu d’énergie? La seule tension palpable était celle de l’épaule de la jambe en l’air.

Fenella : Encore une danseuse comme on en voit trop, toujours sur scène comme pour le jour d’un concours. Elle sera sans doute la prochaine étoile. Si tel était le cas, je passe du ballet à la Formule 1. Ca sera toujours plus palpitant. (une pause) Saint Martin ? De l’énergie, un joli travail de pied, de l’efficacité mais pas d’éclat. O’Neill ? Pas grand-chose à lui reprocher, pas grand-chose à en dire non plus. Ah si ! Sa batterie est meilleure que celle des deux autres.

James (tout à coup fiévreux) : Broutilles ! Mathias et Myriam que diable ! Le cœur se serre, mais à quoi bon hurler son émotion si Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann, rêves d’opium du troisième acte, ne vous entendent pas ? Le danseur-étoile le plus félin de la galaxie accélère et ralentit à plaisir son mouvement ; sa partenaire est toute de charnelle irréalité, et les deux livrent un adage sur le fil.

Cléopold : Mathias-Solor est un véritable lion en cage devant son vitrail de Tiffany. Comment prévoir ses actes précédents ? Il y a effectivement chez lui le côté imprévisible du félin. C’est ça qui créé l’excitation. Ould Braham et sa délicatesse des bras, la ductilité de son cou et l’amplitude de son mouvement. Avec elle, les deux autres actes n’auraient pas nécessairement nécessité de « progression dramatique ». Tout tourne autour de son mystère. A la fois frêle et forte. Lointaine et pourtant tellement vibrante et charnelle. Morte ou vivante. On l’aime. Un point c’est tout.

Fenella : Quand Myriam Ould-Braham entre et atteint Solor désespéré, j’aurai pu jurer que les mouvements d’Heymann étaient désormais dirigés par un fil qui avait été attaché à son dos et qu’elle avait commencé à tirer. J’ai perdu pied ensuite. Je me suis contentée de regarder, totalement dépourvue de distance critique.

[Soudainement]

James et Cléopold : Atchouuuum!

Fenella : Oh dear… Et voilà que je n’ai pas seulement l’œil qui pleure mais aussi le nez qui coule… Ce n’est pas « que » l’émotion, ça…

Cléopold : fichu courant d’air censé nous « protéger » Nous nous sommes attrapé un bon rhume … Ah non alors ! Je ne tombe pas malade avant de retourner dans un vrai théâtre ! Allez. Moi aussi, je besoin d’un alcool fort.

[Les verres s’entrechoquent. L’écran plasma se met en mode veille]

La Bayadère est toujours consultable en ligne jusqu’au 31 décembre sur la plateforme « L’Opéra Chez Soi ». Le lien ici.

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Les Saisons de l’Opéra : mémoires de loge, oubliettes de strapontin

Gustave Doré : le public des théâtres parisiens.

Faisons une pause dans notre exploration des saisons de l’Opéra de Paris depuis un demi-siècle. Partant d’un constat visible à l’œil nu (la chute de la part des œuvres classiques et néoclassiques, nette depuis le début du XXe siècle), nous avons scruté le sort fait aux vieilleries, dont une grande partie moisit dans l’oubli. À tort ou à raison ? Beaucoup de questions restent à trancher, mais c’est à présent l’été, et nous avons bien gagné le droit à un peu de légèreté.

Observons donc le temps qui passe à travers un petit bout de lorgnette. Aujourd’hui, on classera les œuvres non par leur âge ou leur style, mais par leur caractère récurrent. Quelles sont les pièces qu’on voit le plus souvent ? Sont-ce toujours les mêmes au fil du temps ? Suffit-il d’être dansé souvent pour échapper au péril des oubliettes ? (Bon d’accord, en termes de frivolité, c’est un peu décevant, mais recenser les œuvres en fonction de la couleur des costumes aurait pris trop de temps).

Piliers (Gustave Doré)

Les pièces présentées plus de 10 fois dans les 49 dernières années sont les piliers de la maison (Figure 16). Elles sont au nombre de 15. Au haut du palmarès, les apparemment indétrônables Lac des Cygnes et Giselle (programmés environ tous les 2 ans en moyenne), suivis des blockbusters attendus (Sylphide, Belle, DQ, Bayadère, etc.) mais aussi d’autres pièces à effectif plus réduit (Afternoon, Le Fils prodigue ou Agon), dont des séries sont programmées tous les 3 à 4 ans.

Ces piliers sont tous assez solides, à l’exception de Petrouchka, à la présence relativement plus fragile (l’œuvre n’a pas été dansée à Paris depuis plus de 10 ans, sa présence a connu deux éclipses de 8 et 12 années, et les dernières programmations sont plus espacées qu’auparavant).

« Loges » (Gustave Doré)

Un cran en dessous en termes de fréquence sur scène, on a décidé de nommer « Loges » les pièces qui ont été présentées sur la scène de Garnier ou de Bastille entre 6 et 9 fois lors des 49 dernières saisons. Viennent ensuite les « Chaises » (entre 3 et 5), les « Strapontins » (2 fois) et les « Places debout » (1 fois).

Tout le monde aura compris la métaphore : on est moins à son aise juché sur son strapontin qu’assis sur une chaise, et les titulaires des places debout sont les moins bien installés. Logiquement, le nombre d’œuvres dans chaque catégorie va croissant : en regard des 15 piliers-superstar, on compte 33 loges, 72 chaises, 86 strapontins et 222 places debout (pour éviter les aberrations historiques, la douzaine d’œuvres anciennes programmées une seule fois pendant la période 1972-2021, mais dont on sait qu’elles étaient souvent dansées auparavant, sont rangées non pas en « place debout », mais par approximation dans une catégorie supérieure).

Être une Loge est-il une garantie de pérennité ? Pas si sûr… Certaines œuvres de cette catégorie peuvent prétendre au rang de futurs piliers, par exemple Le Parc, En Sol, In the Night, déjà programmés à neuf reprises pour plus de 100 représentations depuis leur entrée au répertoire.

Mais de l’autre côté du spectre, il est prouvé qu’une loge peut tomber en ruine. Ainsi d’Istar (Lifar, 1941), pièce représentée une bonne centaine de fois à l’Opéra selon les comptages d’Ivor Guest, mais dont la dernière programmation en 1990 pourrait bien avoir été le chant du cygne. Plus près de nous, la Coppélia de Lacotte (1973), dont des séries ont été dansées sept fois en moins de 10 ans, a ensuite connu une éclipse de huit ans, avant une dernière programmation, en 1991, qui sera peut-être la dernière.

Hormis ces deux œuvres en péril d’oubliettes, on repère quelque fragilité – les teintures s’effilochent, la peinture s’écaille, les fauteuils se gondolent – dans le statut d’œuvres comme Tchaïkovski-pas de deux, Raymonda, Les Mirages, les Noces de Nijinska ou le Sacre du Printemps de Béjart. Un indice de décrépitude – plus ou moins flagrant selon les cas – réside dans l’écart soudain entre l’intervalle moyen de programmation et le temps écoulé entre les dernières séries. Quand une œuvre autrefois programmée souvent connaît soudain des éclipses plus ou moins longues, c’est que du point de vue de la direction, elle est plus du côté de la porte que de la promotion (Figure 17).

À ce compte, ce sont le Sacre de Béjart, les Noces et Les Mirages, qui semblent les plus fragiles : non seulement l’écart entre deux séries s’allonge significativement, mais en plus, la dernière date de programmation commence aussi à être éloignée dans le passé.

Dans une moindre mesure, ce phénomène touche le répertoire balanchinien (Tchaïkovski-pas de deux, et Sonatine) dont la fréquence s’amenuise au fil du temps, ainsi que Raymonda (dont la date de reprogrammation après le rendez-vous manqué de décembre 2019 sera sans doute décisive).

En dehors de ces huit cas (24% du total quand même…), la majorité des 33 œuvres-Loge semble solidement implantée dans le répertoire (on compte parmi elles Suite en blanc, Paquita, Le Sacre de Pina Bausch, Cendrillon, Manon, La Dame aux Camélias, The Concert, Joyaux…). Mais on ne peut s’empêcher de remarquer que cinq autres pièces de Balanchine – Serenade, Symphonie en ut, Les Quatre tempéraments, Violon concerto et Concerto Barocco – se font plus rares au fil du temps (le temps écoulé entre deux séries ayant tendance à s’allonger de moitié par rapport au passé, ce qui n’est peut-être pas sans effet sur le résultat sur scène…).

« Chaises » (Cham)

De manière plus synthétique, mais en utilisant les mêmes critères, l’analyse de l’état de conservation des Chaises, Strapontins et Place debout donne des résultats assez prévisibles. Ainsi, les Chaises (programmées entre 3 et 5 fois) se répartissent à part presque égales entre solidité, fragilité et décrépitude (Figure 18).

Parmi les Chaises en ruine ou en péril à l’Opéra de Paris, on repère – outre les œuvres de Skibine, Clustine, Lifar, Massine, Fokine… dont on a déjà évoqué la disparition lors de nos précédentes pérégrinations – le Pas de dieux de Gene Kelly (création en 1960, dernière représentation 1975), Adagietto d’Oscar Araïz (entrée au répertoire 1977, dernière apparition en 1990), mais aussi Density 21,5 (1973) et Slow, Heavy and Blue (1981) de Carolyn Carlson, Casanova (Preljocaj, 1998), Clavigo (Petit, 1999), et Wuthering Heights (Belarbi, 2002). Par ailleurs, certaines pièces entrées au répertoire au tournant des années 1980, comme le Jardin aux Lilas (Tudor), Auréole (Taylor), Divertimento n°15 (Balanchine) ou Sinfonietta (Kylian) ne semblent pas avoir fait souche, et en tout cas, s’éclipsent au cours des années 1990.

Les Chaises un peu bancales – renaissance pas impossible, mais présence en pointillé en dernière période –, incluent certaines entrées au répertoire de Neumeier (Sylvia, Vaslaw  et le Songe d’une nuit d’été), Tzigane (Balanchine), la Giselle de Mats Ek, Dark Elegies (Tudor), Le Chant de la Terre (MacMillan), The Vertiginous Thrill of Exactitude (Forsythe), et – parmi les créations Maison – Caligula (Le Riche), et La Petite danseuse de Degas (Patrice Bart).

« Strapontins » (Cham)

La situation est par nature plus précaire pour les Strapontins, et encore plus pour les Places debout. Et notre classement devient forcément sommaire, principalement corrélé à l’ancienneté de la dernière représentation : un Strapontin déplié une dernière fois il y a plus de 30 ans est tout rouillé, et une Place debout qui n’a pas bougé depuis 20 ans est ankylosée de partout. Les créations un peu plus récentes sont dites fragiles, faute de mieux, et on évite de se prononcer sur les dernières nées : l’avenir des Noces de Pontus Lidberg, par exemple, est imprévisible.

Bien sûr, les 222 Places debout, majoritaires en nombre, ne constituent pas la moitié des spectacles : présentées moins souvent, dans des jauges plus petites, ou occupant une partie de soirée, elles représentent une part minime de l’offre… sauf, et c’est troublant, dans la période récente.

Alors qu’entre 1972 et 2015, les œuvres programmées une seule fois composaient en moyenne 9% de l’offre (nous ne parlons plus ici de nombre d’œuvres, mais de leur part pondérée dans les saisons), lors du septennat en cours, cette part triple, pour atteindre 27%, signe d’une accélération de la tendance au renouvellement dans les saisons Millepied et Dupont (Figure 19).

Ce phénomène n’est pas seulement dû à l’absence de recul historique (les entrées au répertoire sont forcément Debout, avant éventuellement de monter en grade) : lors de la période précédente, seules deux pièces (Daphnis et Chloé de Millepied, et le Boléro de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet), étaient des créations vouées à être reprises quelque temps après. Et elles ne représentent que 1,1% de l’offre 2008-2015 (autrement dit, le passage du temps ne change pas beaucoup la donne).

Au demeurant, la rupture est visible de l’autre côté du spectre : la part combinée des Piliers et des Loges s’estompe au fil du temps (de plus de 60% sur la période 1972-2001, à moins de 50% lors des 20 dernières années). Un signe que l’instabilité gagne du terrain ?

[A SUIVRE]

« Places debout » (Daumier)

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TSPP: Concept, paillettes, varièt’

Programme Thierrée – Shechter – Pérez – Pite, soirée du 19 mai 2018

De nos jours, les programmateurs sont des artistes. À l’Opéra de Paris, cela a commencé avec Gerard Mortier, qui voyait ses saisons comme la construction d’une dramaturgie. C’est ainsi que la soirée Thierrée-Shechter-Pérez-Pite trouve son unité dans le discours savant : « la danse est un espace où se renégocient les façonnages socioculturels et symboliques du corps », nous apprend le programme du spectacle, qui cite Judith Butler, la réflexivité et le primitivisme (pour 15 €, c’est donné).

James Thierrée, enfant de la balle, a inventé, depuis la Symphonie du Hanneton (1998), des univers acrobatiques et oniriques à triple fond, peuplés de transformations interrogeant à la lisière entre l’humain et l’animal. Pour Frôlons, il mobilise une soixantaine des danseurs, quelques comédiens, un trio de cordes et la voix de Charlotte Rampling. En justaucorps-cagoule à paillettes et épaulettes, le visage éclairé d’une petite loupiote à l’intérieur de leur masque, les danseurs déambulent, apparitions indifférentes au public qui les entoure, dans la rotonde des abonnés, au sein du grand foyer ou autour du grand escalier. Ces personnages de science-fiction – il y a aussi quatre hérissons dorés, une chanteuse à lustre sur la tête, et des coussins électrifiés – semblent animés d’une énergie commune. Par moments, on se dit que les boules de cristal que trimballent les comédiens font office d’aimant. Une voix au micro incite à circuler, et déconseille de stationner dans l’escalier, mais – comme dans le métro – la foule s’agglutine dans les espaces de circulation. J’ai, pour ma part, beaucoup bougé, plus par désintérêt que par obéissance aux injonctions à la circulation de James Thiérrée. Je suis blasé : chaque lundi, à la Tate Britain, un danseur habillé en courge danse autour des sculptures. Les danseurs gesticulent, rampent, s’agglutinent autour de la chanteuse  – grand moment où, comme devant Mona Lisa, certains spectateurs tendent leur téléphone vers l’événement pour qu’il voie à leur place – avant de filer dans la salle pour la fin de la performance. Toutes les créations de Thierrée que j’ai vues étaient intrigantes, avec cependant, à chaque fois un moment où l’une des nombreuses inventions visuelles prend le pas sur la tension dramatique. Ici, il y a en gros une seule idée démultipliée. On en a fait le tour en 15 minutes, et la pièce en dure 50 (si on place le démarrage à 19h15).

Après le ballet en mode divertissement de rue, Hofesh Shechter réunit neuf danseuses pour The art of not looking back, tonitruante et répétitive interrogation sur le féminin – à travers la figure d’une mère qui abandonne son fils quelque temps après sa naissance. La danse est rythmique, saccadée, désarticulée. Quand une structure est cassée, impossible de plus jamais la remplir, nous dit – en substance – une voix au micro. À maintes reprises, pour être sûr qu’on comprenne bien peut-être ; en termes d’appui, la chorégraphie est du même acabit : si on n’a pas compris, c’est qu’on a dormi.

Dans The Male Dancer, Iván Pérez « déconstruit les attributs habituellement associés à la masculinité ». Ses 10 interprètes sont vêtus en créatures voulant à coup sûr entrer au Palace. J’ai mis quelques minutes à reconnaître Hugo Marchand en robe à fleurs et à capuche. À un moment, il quitte la scène, pour revenir in fine en peignoir jaune ouvert à fanfreluches. Un thème – la danse au prisme du genre, sujet labouré depuis au moins 30 ans ailleurs qu’à l’Opéra  – ne suffit pas. Un habit non plus. Stéphane Bullion, en lamé bleu, fait quelques instants son faune. L’homme-danseur selon Pérez fait beaucoup de roulades, mais à part ça il ne se passe pas grand-chose.

Après ces quelques purges, The Season’s Canon (2016) de Crystal Pite n’a pas grand-mal à soulever la salle. Sur Vivaldi dévitalisé par Max Richter (prenez une bonne version des Quatre saisons, ça a plus de punch), la chorégraphe canadienne gère la masse insectoïde de ses danseurs en effondrement domino. Comme Hofesh Shechter, c’est de la danse en mode « Variétés ». Couleurs acidulées, lumières chiadées, ça passerait très bien à la TV.

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Périples, de Cunningham à Forsythe

p1000169.jpgProgramme Cunningham/Forsythe, Palais Garnier

Il y a bien un quart de siècle – je ne sais plus si c’était lors de la soirée Chorégraphes américains en juin 1990 ou lors de l’invitation de la Merce Cunningham Dance Company en novembre 1992 – on pouvait assister dans l’amphi de Garnier à de bruyantes algarades entre partisans et contempteurs de Cunningham. Aujourd’hui, ceux qui se barbent consultent leur téléphone, et la nostalgie me saisit : à tout prendre, et même pendant le spectacle, une franche et sonore bronca me gênerait moins que cette monadique, fade et vide pollution lumineuse.

Le titre de Walkaround Time fait référence à ces instants où l’ordinateur mouline. À ces moments, – comme le dit facétieusement le chorégraphe – on ne sait pas trop bien si c’est la machine ou l’homme qui « tourne en rond ». Construite autour d’un décor inspiré de Marcel Duchamp, et décomposé par Jasper Johns, la pièce débute dans le silence, qui fait bientôt place à des bruits de pas sur le gravier, puis des bruits de vague ou de moteur. Il faut – ce n’est pas forcément facile – se laisser porter par la quiétude des premières séquences.

Nous voilà dans un ballet-yoga (cette discipline, comme le disent les bons professeurs, n’est pas une action mais un état), qui mobilise toute la grammaire corporelle de Cunningham, y inclus maints sauts de marelle, promenades de héron, portés ironiques et équilibres sur le souffle – ceux de la danseuse en lilas sont saisissants de contrôle. À mi-parcours, la « musique » de David Behrman laisse place à trois airs de tango, sur lesquels les neuf danseurs se délassent. Lors de ma première vision de l’œuvre (19 avril), la distribution réunissant majoritairement de tous jeunes danseurs (Mlles Adomaitis, Anquetil, Bance, Drion, Joannidès et MM. Aumeer, Chavignier, Le Borgne et Monié) en profite pour improviser un petit solo ou marquer une variation ; croyant que c’était encore du Cunningham, je vois dans certains mouvements glissés des garçons comme la préfiguration de la gestuelle d’un Noé Soulier… et m’attendris de cette lointaine connexion (en l’espèce imaginaire, comme le montre la même pause incarnée par l’autre cast, qui se borne à des assouplissements).

Je ne sais si c’est le fait de la première vision, ou parce que je ne mets pas de noms sur les visages, mais la distribution « jeune » m’a donné l’impression d’une abstraction parfaite, faite de changement de positions d’une précision quasi-clinique. L’autre distribution (pas entièrement différente, mais où l’on retrouve quelques figures plus familières – Mlles Laffon, Fenwick, Parcen, Raux, MM. Cozette, Gaillard, Meyzindi) interprète Cunningham de manière plus coulée, fondue.

Le Trio (1996) de Forsythe réunit une danseuse et deux danseurs en tenue bariolée (du genre qu’oserait à peine un touriste occidental en Thaïlande), qui pointent l’attention sur des parties de leur corps (hanche, coude ou cou) peu mises en valeur dans la danse, avant de se lancer dans un galop joueur ; les voilà rattrapés en route par des bribes de l’Allegro du 15e quatuor de Beethoven, d’un romantisme tardif annonçant tout le XXe siècle, et dont on a envie de chanter la suite dès que le disque s’interrompt (Forsythe est maître dans l’art de jouer avec la frustration). L’interprétation livrée par Ludmila Pagliero, Simon Valastro et Fabien Révillion a le charme de l’entre-deux : ils ont à la fois l’élégance de la période Ballet de Francfort et le dégingandé des créations pour la Forsythe Company. On s’amuse, en particulier, de la versatilité de Révillion, qui campait il y a quelques semaines un Obéron gourmand de ses plaisirs dans le Songe de Balanchine, et réapparaît comme métamorphosé en bad boy aujourd’hui (soirée du 19). Tout aussi remarquable, dans un style un chouïa plus contemporain, est le trio réunissant Éléonore Guérineau, Maxime Thomas et Hugo Vigliotti ; ces deux derniers ont un physique tout caoutchouc, et on les croirait capables d’assumer à la ville leur costume désassorti.

Dans Herman Schmerman (1992), le quintette de la première partie confirme la forme technique des danseurs de l’Opéra, qui négocient à plaisir l’alternance d’acéré et de chaloupé suggéré par la chorégraphie de Forsythe, irrigué par la musique de Thom Willems. Les filles savent comme personne donner l’impression que le mouvement part d’ailleurs qu’attendu (Mlles O’Neill, Vareilhes et Gross le 19, Vareilhes, Stojanov et Gautier de Charnacé le 22, Bellet, Vareilhes et Osmont le 4 mai) ; parmi les garçons, c’est grand plaisir de contraster les qualités de Vincent Chaillet (remarquable précision dans l’attaque) et celles de Pablo Legasa (aux bras ébouriffants de liberté). Dans le duo final, Eleonora Abbagnato et François Alu dansent chacun de leur côté au lieu de raconter une histoire ensemble (soirée du 19 avril). Aurélia Bellet joue la féminité désinvolte et un rien aguicheuse (22 avril, avec Aurélien Houette), et on se remémore alors – à l’aide de quelques vidéos facilement accessibles – l’interprétation de Sylvie Guillem ou d’Agnes Noltenius, qui toutes deux, menaient clairement la danse, traitant leur partenaire avec une taquine nonchalance. Hannah O’Neill et Hugo Marchand (4 mai) tirent le pas de deux vers quelque chose de plus gémellaire, et on reste bouche bée de leurs lignes si étendues. Tout se passe comme si, même quand chacun déroule sa partie en semblant oublier l’autre, une connexion invisible les reliait. La dernière partie – c’est incontestablement Marchand qui porte le mieux la jupette jaune – les conduit au bord de l’épuisement : les derniers tours au doigt, sur lesquels le noir se fait, marquent presque un écroulement dans le néant.

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