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Casse-Noisette: encore et toujours

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Dorothée Gilbert (Clara) et Guillaume Diop (Drosselmeyer/Le Prince).

On ne voit jamais la même chose. À l’occasion de cette reprise de Casse-Noisette, je m’aperçois, pour la première fois, de la noirceur du premier tableau : les huit patineurs de balancent de sonores torgnoles, enlèvent trois donzelles qui passent dans la rue, et se battent en meute contre Drosselmeyer ; les parents ne veulent pas acheter de marrons chauds à leurs enfants ni donner la pièce au joueur d’orgue de barbarie. L’intérieur de la maison est moins anxiogène, du moins en apparence. Tout de même, Fritz brise le Casse-Noisette de Clara, et les adultes en uniforme (la moquerie est genrée, si je ne m’abuse) raillent l’affection de Clara pour son nouveau jouet. Certaines séquences de la fête trouvent son écho dans le cauchemar qui suit : agglutinés autour de Clara, les enfants lui arrachent brutalement son déguisement de poupée mécanique, préfigurant la séquence où les rats la dépouillent de sa robe bleue (enlevant, ainsi, une couche de plus). D’autres enchaînements entre la réalité et le songe sont plus distendus : les garçons singent avec cruauté l’arthrose et la sénilité des deux grands parents (acte I), mais quand on retrouve ces derniers lors de la danse arabe (acte II), la séquence évoque davantage la pingrerie et l’inégale répartition des aliments entre les convives.

On n’est jamais blasé. Même platement jouée, la musique de Tchaïkovski m’émeut toujours, et le moment magique où le petit hussard Casse-Noisette est remplacé par le prince, épée au vent en 5e parfaite, réveille à tout coup mon côté fleur bleue (oui, Maman, je veux le même pour Noël). Quand, en plus, les protagonistes sont à l’unisson, comme le sont Guillaume Diop et Dorothée Gilbert, mon petit cœur fond. Clara a trouvé son âme-sœur : mêmes longues lignes, même musicalité, même facilité dans l’arabesque et dans la petite batterie. C’est donc bien un rêve, et pourtant on le voit… (16 décembre). Chacun des deux interprètes brille dans sa partie – au royaume des neiges, Damoiseau Diop a le manège éblouissant, lors de sa variation de bal, Mlle Gilbert a un calme souverain dans le battement raccourci -, mais c’est la qualité du partenariat – enthousiasmante synchronicité, grisantes accélérations dans les tours – entre les deux protagonistes qui retient l’attention. On ne peut pas en dire autant de la connexion entre Germain Louvet et Sae Eun Park : sans doute desservis par un temps de préparation plus court (Mlle Park remplace Myriam Ould-Braham), les deux danseurs ont parfois des décalages, mineurs, mais qui font sortir du rêve. Et puis, chacun des deux retrouve ses penchants : il y a toujours un moment où Louvet donne l’impression de danser pour lui seul (alors qu’il y a neuf ans son partenariat avec Léonor Baulac était charmant), et où Park reprend des bras mécaniques et s’absente du rôle (22 décembre). Un défaut que n’a pas Héloïse Bourdon : pour sa seule représentation la première danseuse régale de bras liquides et fait preuve d’une présence de tous les instants. Et le partenariat avec Thomas Docquir, sans être techniquement époustouflant, convainc par sa fluidité (matinée du 1er janvier).

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Héloïse Bourdon (Clara) et Thomas Docquir (Drosselmeyer/Le Prince).

Il y a toujours quelque chose à aimer dans les rôles secondaires. Dans la danse arabe, Roxane Stojanov et Jérémy-Loup Quer ébahissent par la pureté des lignes et tirent leur partenariat vers l’abstraction (16 décembre) ; Camille Bon, que ce soit avec Sébastien Bertaud (22 décembre) ou Florimond Lorieux (1er janvier), sont plus incarnés et du coup plus sensuels et vivants (Bertaud a des piétinés très réussis). Sans se départir de l’élégance, Chun-Wing Lam et Ambre Chiarcosso confèrent à la danse espagnole un petit côté surjoué, c’est léger et ravissant (1er janvier). Le danseur originaire de Hong Kong se montre aussi remarquable de précision dans la pastorale, composant un trio de style avec Inès McIntosh et Marine Ganio (16 décembre). C’est lui aussi qui, habillé en petit hussard, rejoint Clara à la fin de l’acte I, alors qu’on attendait Germain Louvet (on a cru à un instant à un forfait pour blessure ; 22 décembre). En attendant de plus grands rôles ?

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Robbins à l’Opéra 2/3 : In the Night. Mes nuits sont meilleures que les vôtres

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In the Night. Saluts. Soirée du 26 octobre 2023.

Le programme Robbins au ballet de l’Opéra de Paris s’est achevé le vendredi 10 novembre. En Sol (1975), In the Night (1971) et Le Concert (1956), des ballets faisant partie du répertoire récurent de l’Opéra, avaient déjà été réunis en 2008 lors de l’hommage au chorégraphe pour les dix ans de sa disparition. Ils étaient alors associés à Triade, une pièce de l’étoile montante de l’époque, aujourd’hui déchue dans la grande boutique : Benjamin Millepied.

Vos serviteurs ont vu quatre soirées de ce programme. Ils ont décidé de consacrer un article par ballet.

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Cléopold. Soirées des 26 octobre et 1er novembre.

In The Night est également un élément du répertoire solide de l’Opéra de ces trente dernières années. L’entrée au répertoire de ce chef d’œuvre, en 1989, a d’ailleurs marqué le début d’une lune de miel entre la maison et le chorégraphe qui ne s’est achevée qu’à la mort de celui-ci.

Pendant longtemps, l’essentiel de la distribution de la première parisienne a repris ses rôles dans les trois pas de deux qui constituent le ballet.

Ce qui a sans doute attiré Robbins dans cette génération de danseurs, c’était sans doute la ductilité infinie de leur technique. Avec In The Night version Opéra de Paris, on voyait une danse plus abstraite que ce que pouvaient présenter d’autres compagnies.

Pourtant, le drame n’était pas absent, loin s’en faut de l’interprétation parisienne d’antan. Dans le premier pas de deux, Monique Loudières avec Jean-yves Lormeau ou Manuel Legris, silencieux et sans poids, découpaient comme au laser les positions de la subreptice confrontation des jeunes amants. Le porté au fouetté double attitude de la danseuse, le face à face « toréador » des deux tendrons (chacun souffre mais dans sa bulle) recentraient l’attention sur le drame suggéré par la musique de Chopin.

Il en était de même dans le deuxième pas de deux. Elisabeth Platel aux bras de Laurent Hilaire, parfaits d’élégance aristocratique (j’ai encore dans l’oreille le bruit sourd de la pointe posée en quatrième derrière) donnait à la section des doutes une dynamique presque violente. Les ports de bras d’après les pirouettes sur pointe de la danseuse étaient aussi claquants qu’un reproche cinglant. Le porté tête en bas, très haut porté, contrastait tout à coup avec les petits frappés sur le coup de pied qui ne s’arrêtaient pas lorsque la ballerine regagnait le sol dans une position plus naturelle. On avait assisté à une explosion longtemps contenue sous le vernis des bonnes manières. Cette explosion de passion, répondant à l’affolement pianistique, préparait le troisième pas de deux pour Isabelle Guérin aux bras de Wilfried Romoli (qui remplaçait Jean Guizerix qui avait créé le pas de deux à la toute fin de sa carrière) et son tourbillon d’entrées et de sorties intempestives et son festival de portés aériens.

Combien de fois ai-je vu cette distribution ? Deux fois peut-être… Elle a pourtant inscrit dans le marbre mon ressenti d’In the Night sans m’empêcher d’apprécier les qualités d’autres distributions. Par la suite, Laurent Hilaire est passé du deuxième au troisième pas de deux aux côtés de Guerin, Platel a dansé avec Kader Belarbi puis avec Nicolas Le Riche (avec moins de succès. Leriche était un partenaire plus efficace que subtil). Delphine Moussin m’a également ému dans le deuxième et le troisième pas de deux ; et Carole Arbo dans le deuxième, si élégante et vibrante à la fois…

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Programme de l’opéra des années 90. La distribution d’origine d’In the Night. Photographies Jacques Moati (Loudières-Lormeau / Platel-Hilaire) et Rodolphe Torette (Guerin-Guizerix).

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Pour cette reprise 2023, force m’est de reconnaître que rien ne restera inscrit dans mes tablettes de manière indélébile. L’abstraction musicale n’était pas toujours au rendez-vous mais surtout, la plupart des couples de mes deux soirées auront manqué cruellement de « drame ».

Dans le premier pas de deux, le soir du 26, on retrouve la forme voulue par Robbins. Sae Eun Park développe une appréciable immatérialité (elle qu’on trouve en général pesante dans les portés) aux côtés de l’excellent partenaire qu’est Paul Marque. Mais le fond n’y est pas. On admire le partenariat mais on ne voit pas nécessairement de connexion dans ce couple. Le 1er novembre, on apprécie le mal que se donne Sylvia Saint Martin pour arrondir ses angles. Sa danse est moins sèche que dernièrement. On aime chez Pablo Legasa la ligne princière, la délicatesse de la musicalité et la chaleur de l’interprétation. Mais sa partenaire, toute dédiée à la correction de la forme, n’y réagit pas tellement.

Le deuxième pas de deux est sans doute celui qui laisse le plus à désirer. Le 26, Ludmila Pagliero et Mathieu Ganio soulèvent quelques espoirs au début. « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté », pense-t-on. Puis l’épisode des doutes est dansé exactement sur le même ton, avec les mêmes inflexions élégantes par les deux danseurs, vidant le pas de deux de toute sa tension. Le 1er novembre, c’est presque pire. Léonore Baulac et Germain Louvet récitent une leçon bien apprise. A aucun moment on n’imagine un couple qui a un vécu derrière lui et quelques nuages à dissiper. L’interprétation de la pianiste nous en semble encore plus plate que le premier soir, c’est tout dire…

Ceux qui s’en sortent le mieux lors de cette reprise, et auraient sans doute marqué davantage s’ils avaient été mieux entourés, sont les interprètes du troisième couple, d’emblée plus démonstratifs. Le 26 octobre, Amandine Albisson, merveilleuse femme blessée, et Audric Bezard, véhément contradicteur, se déchirent, se fuient et se retrouvent, relevant un ensemble sans cela fort terne. Lors de la matinée du 1er novembre, Hannah O’Neill est passionnée et musicale en face d’un Florent Melac dont la sensibilité émeut tandis qu’on apprécie ses qualités de partenaire.

Mais un pas de deux sur trois ne peut sauver un ballet. La section finale, où les trois couples se retrouvent sur scène, se jaugent pour revenir sur le passé ou envisager l’avenir, me laisse aussi froid qu’un amant au dernier stade du désamour.

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Le soir de ces deux représentations auxquelles ils ont assisté ensemble, Fenella et Cléopold pensaient qu’ils n’étaient pas exactement toujours sur la même longueur d’onde; particulièrement sur les dames. Mais finalement …

Fenella

October 26

Pas One. Paul Marque’s body and soul reached out to his partner even as he had his back turned. Sae-Eun Park seemed softer, much less semaphoric, than up until now. Good! Better! Now it’s time for her to learn Marque’s art of avid partner echolocation and let herself lean back into it all.

Pas Two started out with a promisingly elegant entrance. But Mathieu Ganio started to zone out and then – was this due to the dreadfully gummy piano playing? – Ludmila Pagliero became utterly earthbound. When those thundering chords (didn’t) come crashing down, the couple simply continued to dance next to each other. Due to someone’s sluggish timing, Robbins’s chiselled and playfully dramatic shifts and lifts lost their surprise factor and the whole thing seemed to go nowhere. I pretty much missed that spectacular one where he sweeps her up, literally upside down. That should be a “whoosh goddamn wow how can that happen!” moment. Instead, Pagliero was carefully and too slowly hauled up into what was a rather approximate position. And then she got loaded back down onto the ground. To say it was anticlimactic is putting it mildly.

Pas Three, I put my notebook away, sensing that if Amandine Albisson and Audric Bezard were going to do it, I’d start to gush. I will now gush again as to how the un-promoted Premier danseur Bezard continues to dance and partner more like a magnetic movie star than most of the other male “étoiles.” Here was the connection, here was the drama, here was the human element that I had been waiting for all evening so far. Whether Bezard was wrapping his hands around Albisson either to pull her tight or push her away, his partner was equally in the moment, equally responsive to her lover’s body language. Film is twenty-four frames per second and here this was happening on stage. The manner in which he pulled a fraction of a second back when she gently laid her hands on him spoke for them both.

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In the Night. Costume féminin pour le premier pas de deux. Antony Dowell.

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November 1

Pas One.

Pablo Legassa is yet another gentleman partner, stretching into the music and filling out each phrase as he hovers, with restrained and melodious desire, around his partner. This may sound weird, but I could almost hear Antonio Banderas’s rich and enveloping voice. But Sylvia Saint-Martin? She anticipated the music with a kind of spindly energy and her arms – her hands! – proved…crisp and kind of crinkly. Legassa concentrated so hard on this expressionless partner (she seemed to be saying “Please don’t take it personally, but I need look at the floor and not you because I want to look romantic”) that for me this misalliance became upsetting to watch.

Pas Two is about a couple who gently know each other all too well. Léonore Baulac and Germain Louvet certainly do, but that friendly studio feeling just doesn’t always, alas, necessarily carry out into the house either. As an onstage couple, this lack of “wow” has been the case before. They just don’t excite or inspire each other, even as they easily carry out all the steps and curves and lifts. Well, sort of. Louvet seemed to set Baulac off axis during almost all the turns. Well, at least the essential upside-down lift got timed right and was seen by the audience.

Pas Three. Here Hannah O’Neill seemed freed up and something happened between her and her both eager and bemused partner Florent Melac. “Ready, willing, and able,” he was up for anything that her nice but confused drama queen threw in his direction. Melac connects, he cares. Under the surface of all the wind-milling, O’Neill responded in kind. This was a real couple.

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James a sans doute été plus heureux dans ses distributions qui, pour imparfaites qu’elles soient, donnent à penser. Enfin pas trop. On vous le répète, James est un homme pressé …

James

Des trois couples qui peuplent In the night, j’avoue une tendresse pour le premier : c’est le moment de la rencontre des planètes (le mouvement du tout début me fait toujours penser à l’évolution des corps célestes) et de la naissance miraculeuse de l’amour vrai. Myriam Ould-Braham et Paul Marquet tiennent en équilibre sur le balancier : leur danse est fraîche et juvénile, mais dégage aussi une sereine assurance, celle d’avoir rencontré l’être aimé (25 octobre). À l’inverse, Bianca Scudamore penche clairement vers la certitude : voilà une fiancée altière, qui (pro)mène déjà son promis à sa guise (Guillaume Diop, comme éteint en trophée-suiveur de la donzelle, 10 novembre).
Le deuxième couple fait mon envie : son unisson serein, à la limite du barbant, est presque trop bien rendu par Valentine Colasante et Marc Moreau (25 octobre), alors qu’Héloïse Bourdon et Audric Bezard laissent davantage voir les arêtes : à tous égards, ils font montre de davantage de caractère (10 novembre)
Le troisième couple, celui des doutes, m’est le plus émouvant. Dorothée Gilbert et Hugo Marchand l’interprètent fortissimo : on dirait Kitri et Basilio al borde del ataque de nervios (25 octobre). Bleuenn Battistoni et Thomas Docquir jouent une partition bien plus subtile : on y voit l’amour poivré d’agacement, la lassitude teintée d’espérance, ça reste sur le fil ; pour couronner le tout, le partenariat est à la fois équilibré et fougueux, avec des portés-enroulés-envolés d’une grande fluidité.

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In The Night (1971). Costume féminin du deuxième pas de deux.

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Les Balletos d’Or de la saison 2022-2023

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Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra » par Alberic Second. 1844

Ils sont chaud-bouillants d’un côté, pluvieux-venteux de l’autre, mais il ne s’agit pas des conditions météos du jour dans l’Hexagone. Ils sont cuits à l’extérieur et crus à l’intérieur, mais ce ne sont pas des canelés. Ils sont polis en apparence et piquants en vérité, mais ce ne sont pas des piments. Ce sont, ce sont… les Balletos d’Or de la saison 2022-2023. Ne vous bousculez pas, il y en aura pour tous les goûts.

Ministère de la Création franche

Prix Création/Collaboration : Wayne McGregor (chorégraphie), Thomas Adès (musique), Tacita Dean (décors et costumes), Lucy Carter, Simon Bennison (lumières) et Uzma Hameed (dramaturgie) pour The Dante Project (London/Paris)

Prix programmation : Kader Belarbi  pour l’ensemble de son œuvre au Ballet du Capitole de Toulouse.

Prix Relecture : Martin Chaix (Giselle, Opéra national du Rhin)

Prix Réécriture : Kader Belarbi et Antonio Najarro revoient les danses de caractère de Don Quichotte (Ballet du Capitole de Toulouse).

Prix du Chorégraphe Montant : Mehdi Kerkouche (Portrait)

Prix Logorrhée : Alan Lucien Øyen (Cri de cœur)

Prix Chi©hiant : Pit (Bobbi Jene Smith / Orb Schraiber)

Ministère de la Loge de Côté

Prix Maturité : Paul Marque (Siegfried)

Prix C’est Arrivé ! : Hannah O’Neill (la nomination)

Prix Mieux vaut tard que jamais : Marc Moreau (la nomination)

Prix Et moi c’est pour quand ? : la versatile Héloïse Bourdon (Mayerling, Lac des cygnes, Études, Ballet impérial)

Prix Jouvence : Sarah Lamb et Steven McRae (Cendrillon d’Ashton)

Ministère de la Place sans visibilité

Prix Humour : Pam Tanowitz (Dispatch Duet, Diamond Celebration à Covent Garden)

Prix Adorable : Amaury Barreras Lapinet (Sancho dans DQ de Kader Belarbi et Loin Tain de Kelemenis. Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Lianes animées : Marlen Fuerte et Sofia Caminiti (Libra de George Williamson. Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix de l’Arbre Sec : Sae Eun Park et Silvia Saint-Martin (ex-aequo)

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Bête de scène : Martin Harriague (Starlight. Biarritz)

Prix Pour qui sonne le glas: Le trio de bergers/bovins du Proyecto Larrua. (Idi Begi /Biarritz)

Prix Chaton rencontre un lion : Antoine Kirscher et Enzo Saugar (Le Chant du Compagnon Errant. Programme Béjart. Ballet de l’Opéra de Paris)

Prix Roi des Animaux : Audric Bezard (Boléro, Béjart).

Prix Guépard : Mathias Heymann (première variation de Des Grieux dans L’Histoire de Manon)

Prix Chatounet : Guillaume Diop (interprète un peu vert sur l’ensemble de sa saison)

Prix Croquettes : les distributions masculines de l’Hommage à Patrick Dupond

Ministère de la Natalité galopante

Prix Enfance de l’Art : Myriam Ould-Braham et Mathieu Ganio, merveilles de juvénilité dans L’Histoire de Manon

Prix Déhanché : Charline Giezendanner (Do Do Do, Who Cares ?).

Prix Débridé : Camille de Bellefon et Chun-Wing Lam (S’Wonderful, Who Cares ?).

Prix Boudiou ces Marlous: le corps de ballet masculin du ballet national du Rhin (Giselle, chorégraphie de Martin Chaix)

Prix Je t’aime moi non plus : Ariel Mercuri et Elvina Ibraimova (Demetrius et Helena dans le Songe de Neumeier à Munich).

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Velouté : Amandine Albisson en Manon

Prix Consommé : Le jeu de Pablo Legasa dans Le Lac des cygnes (Rothbart/Siegfried)

Prix Bouillon tiède : Laura Hecquet incolore en Sissi (Mayerling)

Prix Mauvaise Soupe : Concerto pour deux (chorégraphie de Benoit Swan Pouffer, musique de Saint-Preux)

Prix Onctueux : Natalia de Froberville en Dulcinée-Kitri (Don Quichotte de Belarbi)

Prix Savoureux : Philippe Solano en Basilio (Don Quichotte de Belarbi)

Prix Spiritueux : Marc-Emmanuel Zanoli en Espada (Don Quichotte de Martinez).

Prix Régime sans sel: la plupart des danseuses dans la prostituée en travesti à l’acte 2 de Manon.

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix de la production intemporelle : Jurgen Rose (Le Songe d’une nuit d’été de Neumeier, Munich).

Prix Brandebourgs et postiches : la pléthore de personnages à costumes dans Mayerling.

Prix Un coup de vieux : les décors et costumes du Lac de Noureev

Prix Mal aux yeux : la nouvelle production pour la Cendrillon d’Ashton (Royal Ballet)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix Tu seras toujours Garance : Eve Grinsztajn (dernier rôle dans Kontakthof, mais on se souvient encore des Enfants du Paradis).

Prix Reviens, Alain ! : Adrien Couvez (les adieux).

Prix Saut dans le vide : François Alu depuis longtemps en roue libre

Prix Étoile filante : Jessica Fyfe, les adieux, dans Instars d’Erico Montes (Ballet du Capitole de Toulouse). Belle prochaine saison au Scottish Ballet !

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L’Histoire de Manon : aléas

IMG_20230711_221219_1Grâce à l’Opéra de Paris, j’ai acquis la sérénité face aux durs aléas de l’existence. J’avais organisé mes congés de façon à voir Ludmila Pagliero et Germain Louvet dans L’Histoire de Manon, et j’ai vu Sae Eun Park en partenariat avec Marc Moreau. Le changement d’interprète masculin avait été annoncé de longue date, et j’en avais pris mon parti. Celui affectant le rôle de Manon, découvert en ouvrant la feuille de distribution, m’a fait l’effet d’une douche froide. « C’est la vie », dis-je à ma voisine en affectant un philosophique détachement (11 juillet).

Connaissant les performances antérieures de Mlle Park, on pouvait douter que le rôle de la courtisane lui siée. L’expérience le confirme : la danseuse ne trouve pas le ton juste. Trop sage lors de la scène d’apparition, trop mignarde en amoureuse, trop froide à l’acte deux, elle ne convainc qu’en morte-vivante à l’acte trois. Encore cela est-il relatif : même après une traversée transatlantique à fond de cale, son personnage met la même énergie dans ses petits ronds de jambe à la cheville que lors des deux séquences antérieures du motif chorégraphique. Du coup, on regarde ce qui passe derrière elle (pour la première fois, je m’aperçois que deux malandrins pillent longuement le sac de voyage de Des Grieux, qu’il a laissé sans surveillance sur la passerelle : ce type n’a aucun sens pratique).

Mais n’anticipons pas : Sae Eun Park sait jouer la jeune fille et l’éplorée (elle l’a montré en Juliette), mais échoue à dégager une once de sensualité. Nul trouble dans sa Manon : que ce soit dans la cour de l’hôtellerie ou chez Madame, elle a, pour arrêter un malotru qui veut la serrer de trop près, le même geste de la main et le même regard d’institutrice réprimandant un enfant. Dans le pas de deux de la chambre, on cherche en vain la fougue amoureuse, et l’on ne voit que des jeux de balançoire. La variation lente chez Madame est enlevée comme un exercice ; à la fin, la ballerine effectue un dernier moulinet de poignet tout mécanique (on dirait qu’elle dit « oups, j’ai oublié un morceau de choré, je vous le donne, ça fait partie du rôle »). Comme son modèle revendiqué, Aurélie Dupont, Mlle Park livre une prestation durant laquelle la danseuse laisse rarement la place au personnage. Quelques moments réussis (la façon très badine qu’elle a de repousser Des Grieux lors de la dispute sur le bracelet à la fin du deuxième acte) et de jolies mains ne compensent pas la faible expressivité du torse, le manque de connexion des bras au reste du corps, qui composent au bout du compte une incarnation à éclipses.

Marc Moreau est bien davantage Des Grieux que sa partenaire n’est Manon. Nommé danseur-étoile sur le tard, le damoiseau n’est pas techniquement superlatif lors de son adage de séduction (avec un relevé arabesque plus que prudent), mais il a les bons accents, et fait preuve, tout au long de la soirée, d’emportements prenants : le haut du corps, très expressif, semble par moments s’abandonner (en arrière ou en torsion). Au deuxième acte, la diagonale de prière envers l’oublieuse Manon se termine par un vrai effondrement.

Du côté des seconds rôles de la soirée, Francesco Mura en Lescaut me rappelle la prestance d’un José Martín, dans le même rôle au Royal Ballet il y a plus de dix ans. Malheureusement pour lui, sa prestation lors du pas de deux « Tu t’es vu quand t’as bu ? » ne déclenche pas l’hilarité, car sa partenaire Sylvia Saint-Martin ne fait aucune mimique. Dans ses variations, Mlle Saint-Martin en fait trop (même si on lui sait gré de montrer, à rebours de Mlle Park, qu’on peut danser avec les épaules). Sur cette série, la tenante la plus convaincante du rôle de maîtresse de Lescaut aura été pour moi Roxane Stojanov, dont l’attaque très sûre reste sur le fil : démonstrative sans être ostentatoire (soirée du 24 juin), là où Bleuenn Battistoni demeure trop élégante (23 juin).

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Les Balletos d’Or de la saison 2021/2022

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Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

Après une année d’interruption due à la crise sanitaire, les Balletos d’Or reviennent pour la saison 2021-2022. L’attente était, bien sûr, à son comble ! On a décidé de limiter le nombre de prix  au quota habituel – pas question de tout dédoubler pour rattraper l’annulation de l’an passé –, mais aucunement de se restreindre en termes de distribution de baffes.

Ministère de la Création franche

Prix Création (ex-aequo) : Thierry Malandain relit Fokine dans L’Oiseau de feu (Malandain Ballet Biarritz) et dans Daphnis et Chloé (Ballet du Capitole)

Prix Recréation : John Neumeier pour son Dörnroschen (Ballet de Hambourg)

Prix de Saison : Kader Belarbi (Ballet du Capitole de Toulouse). Trois programmes seulement mais que des créations !

Prix Cher et Moche : conjointement attribué à Pierre Lacotte et Aurélie Dupont pour Le Rouge et le Noir, ratage en roue libre…

Prix Musical : Johan Inger pour Bliss sur la musique de Keith Jarrett

Prix Dispensable : Dominique Brun fait prendre un coup de vieux au Sacre de Nijinsky (Opéra de Paris)

Ministère de la Loge de Côté

Prix au Pied Levé : Mathieu Contat en Basilio de dernière minute (1er janvier 2022)

Prix Mieux vaut tard que jamais : Alice Renavand en Giselle

Prix Révélation : Bleuenn Battistoni. La Demoiselle d’honneur (DQ), Gamzatti (Bayadère), Giselle (Pas de deux des vendangeurs et bien plus…)

Prix Affirmation : Simon Catonnet (Ballet du Capitole de Toulouse) se révèle en danseur-acteur-chanteur (Yvette Guilbert. Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi).

Prix (se) de rôle  : Philippe Solano danse un Albrecht ardent face à la très romantique Jessica Fyfe

Ministère de la Place sans visibilité

Prix Tourbillon : Gianmaria Borzillo et Giovanfrancesco Giannini (Save the last dance for me au CND)

Prix Fusion : David Coria et Jann Gallois dans Imperfecto. Le Flamenco et la danse contemporaine se rencontrent (Théâtre National de Chaillot).

Prix Adorables : Margarita Fernandes et Antonio Casalinho (Coppélia de Roland Petit)

Prix Soulève-moi si tu peux : Sae Eun Park qui n’aide pas franchement ses partenaires sur l’ensemble de la saison.

Prix Mouvement perpétuel : Myriam Ould-Braham et Germain Louvet. Pas de deux du divertissement du Songe d’une nuit d’été de Balanchine.

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix l’Esprit volète : Hugo Layer. L’oiseau dans l’Oiseau de feu de Thierry Malandain

Prix La Mer : Sirènes de Martin Harriague

Prix Popeye : François Alu pour son spectacle Complètement Jeté

Prix Olive : La couleur d’Aurélie Dupont quand elle a nommé François Alu étoile

Prix Bête de scène : Hamid Ben Mahi pour ses solos autobiographiques Chronic(s) et Chronic(s) 2

Ministère de la Natalité galopante

Prix Pas de deux : Alina Cojocaru et Alexandr Trusch (Dörnroschen)

Prix Blind Date : La relecture de l’adage à la Rose de Fabio Lopez (La Belle au Bois dormant. Compagnie Illicite)

Prix La Muse et son Poète : Myriam Ould-Braham et Francesco Mura (La Bayadère)

Prix Séduction : Oleg Rogatchev, Colas ravageur dans La Fille mal gardée (Ballet de Bordeaux)

Prix (se) de la Bastille : Celia Drouy conquiert le plateau en amazone (Hippolyte, Le Songe d’une nuit d’été)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Capiteux : Alvaro Rodriguez Piñera (La Rose / La Sorcière) dans La Belle de Fabio Lopes et une mère Simone pas dénuée d’épines (La Fille mal gardée)

Prix du Poids : Paul Marque gagne en consistance dramatique depuis son Étoilat (ensemble de la saison)

Prix Coxinha (croquette brésilienne) : Kader Belarbi pour ses intermèdes dansés de Platée. Également attribué à l’inénarrable Catcheur (inconnu) et L’Oiseau de Carnaval (Jeremy Leydier).

Prix Pêche Melba : Ludmila Pagliero, délicieuse de féminité en Titania (Le Songe d’une nuit d’été)

Prix grignotage : Les chorégraphies d’Hofesh Shechter, plus captivantes par petits bouts dans « En Corps » de Cédric Klapisch que sur une soirée entière.

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Je veux ces couleurs pour mes robes : Lynette Mauro, créatrice des costumes de Like Water for Chocolate (Royal Ballet)

Prix Sorcière: Jason Reilly (Carabosse, Belle au Bois dormant de Stuttgart)

Prix Grelots : Les fantastiques costumes de danses basques de la Maritzuli Konpainia

Prix Rideau : Honji Wang et Sébastien Ramirez mettent le rideau du Faune de Picasso au centre de leur création (Ballet du Capitole)

Prix Fatal Toupet : la perruque d’Audric Bezard dans Le songe d’une nuit d’été de Balanchine.

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix de la Myopie invalidante : Aurélie Dupont privant Myriam Ould Braham d’un quota correct de dates en Giselle.

Prix Émotion : le dernier Roméo sur scène de Federico Bonelli

Prix Tu nous manques déjà : Davit Galstyan (Ballet du Capitole)

Prix I Will Be Back : Aurélie Dupont. Encore combien d’années de programmation Dupont après le départ de Dupont?

Prix Je vous ferai « Signes » : Alice Renavand, les adieux reprogrammés. Après sa Giselle, on préférerait qu’elle nous fasse Cygne…

Commentaires fermés sur Les Balletos d’Or de la saison 2021/2022

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Giselle: contrôle technique

IMG-20220710-WA0002Opéra de Paris, représentations des 27 juin et 6 juillet 2022. Orchestre dirigé par Benjamin Shwartz.

Telle une visite de contrôle de votre automobile, Giselle revient à l’Opéra de Paris en moyenne tous les deux ans. La comparaison manque de poésie, mais c’est un visa de santé de la troupe que l’amateur délivre, serait-ce inconsciemment, quand il retrouve la toile peinte, la musique, les péripéties et le mouvant décor des corps qu’offre une nouvelle vision de « sa » Giselle. Car chacun a la sienne, logée au cœur de son propre romantisme. C’est d’ailleurs – et ceci est le deuxième rite que vient accomplir le spectateur – pour pleurer tout son content qu’on y revient.

Commençons par le corps de ballet : il présente de bien jolies choses, tant dans l’élégance des vendangeurs (à Paris, ils sont fort peu paysans) que dans la joliesse et l’unisson des amies de Giselle (où l’on repère toujours une Charline Giezendanner au charme inentamé). Durant le second acte, les vingt-quatre Willis peuplent l’espace et l’imaginaire de leur envoûtant froufrou.

Les choses se gâtent un peu dans le pas de deux des paysans : si les filles (Marine Ganio, 27 juin, Alice Catonnet le 6 juillet) n’atteignent pas la perfection de porcelaine que donnait à voir une Éléonore Guérineau lors des séries précédentes, elles sont tout de même à leur affaire, tant du point de vue technique que du style. Les garçons, en revanche, sont à la peine : Jack Gasztowtt a les bras ballots, ne fait pas de jolies cabrioles (27 juin) et Antoine Kirscher semble incarner la précarité (6 juillet). Sans remonter jusqu’à Emmanuel Thibault, en 2020 on pouvait encore voir dans le rôle damoiseaux Legasa, Sarri et Mura, qui offraient un bien meilleur potage ; la relève masculine ne paraît pas au niveau, et le signe en est inquiétant.

wp-1657488522325Gageons que Fabien Révillion pourrait en remontrer à la jeune génération, s’il n’assurait déjà le rôle d’Hilarion, dansé avec l’énergie du désespoir (et une pantomime un poil moins limpide que celle de Daniel Stokes quelques jours plus tard). Hannah O’Neill, vue en Myrtha sur les deux dates, conjugue irréalité lunaire et autorité royale.

Quid des rôles principaux et de l’émotion ? Au premier acte, Dorothée Gilbert et Hugo Marchand semblent avoir inventé des manières inédites d’être plus tendrement collés l’un à l’autre. La drague du monsieur est d’une délicatesse très peu prédatrice et très clairement amoureuse, la réponse de la dame est une offrande tissée de confiance. À un moment, Loys-Albrecht faisant virevolter sa belle, celle-ci ne touche plus terre. Votre cœur s’envole. Quand elle revient d’outre-tombe, Mlle Gilbert est tout amour et tout pardon. Vers la fin de l’acte, sa pantomime dit clairement à un Albrecht effondré après sa variation (il joue parfaitement l’épuisement lors d’une série d’entrechats six à la fois parfaite et très incarnée): « repose-toi, fais-moi confiance, je vais les distraire ». On retrouve, par-delà la mort, la complicité du partenariat du premier acte, mais comme en un songe dont on aimerait qu’il se prolonge. Sa mission achevée, Giselle-Gilbert n’a plus qu’à retourner sous terre pour jamais ; lors du dernier porté, tenue comme en balancelle dans les bras d’Albrecht-Marchand, elle est d’une bouleversante rigidité cadavérique. Hugo Marchand, lui, finit sauvé mais éteint (27 juin).

IMG-20220710-WA0004Au premier acte, Sae Eun Park ne semble prendre vie que quand Paul Marque la regarde : sa Giselle est comme éveillée par le désir de l’autre. C’est une option, mais qui campe le personnage du côté du terne là où l’on voudrait du charme. Du coup, on regarde plus Paul Marque, qui semble avoir gagné en présence : son visage n’est plus un masque (est-ce l’arête du nez qui est mieux dessinée ?). Mlle Park frappe toujours par un défaut de connexion organique entre les bras et le torse, et je lui trouve dans certaines diagonales un empressement a-musical (comme si elle disait, à la Ossipova : « que la musique me suive ! »). Lorsqu’au mitan de la fête, Giselle a un mini-arrêt cardiaque, la danseuse a des hoquets qui font signe vers Coppélia. Au second acte, les inflexions du cou et les bras en cloche sont très travaillés, mais le partenariat laisse froid. À certains détails, on comprend pourquoi : Mlle Park a des bras qui ne savent pas embrasser. Sa Giselle du second acte a peut-être compris le pardon, mais n’a pas l’expérience de l’amour. Et puis, la danseuse n’aide pas son partenaire : quand Dorothée Gilbert réapparaît pour un aller-retour de temps-levés-arabesque, soutenue par son acolyte, tout semble fluide et naturel, et le changement de direction en bout de course est miraculeusement aérien. Quand c’est Sae Eun Park, on voit l’effort du zigue qui porte, et rien du couple de scène n’est fusionnel. Dans un portrait récemment paru dans L’Équipe, Mlle Park nous apprend qu’elle a binge-watché Aurélie Dupont. Tout s’explique ! (6 juillet).

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La Bayadère à l’Opéra : une première en « demi-teinte »

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La Bayadère. 3 avril 2022. Saluts.

Difficile de croire qu’il y aura 30 ans en octobre que la production de La Bayadère a vu le jour… Comme le temps passe ! Cette reprise a d’autant plus un goût de nostalgie que l’un des grands protagonistes de l’enchantement visuel qui se produit à chaque reprise nous a récemment quitté. Ezio Frigerio, le concepteur de l’impressionnant Taj Mahal qui sert de décor unique à cette version du ballet de Petipa revu par Noureev, s’est éteint le 2 février dernier à l’âge de 91 ans. Sa disparition aura été très discrète. C’est bien peu de chose un artiste… Le collaborateur de Giorgio Strehler, notamment sur la production légendaire des Noces de Figaro, le récipiendaire d’un César pour le Cyrano de Jean-Paul Rappeneau, le collaborateur de Noureev pour Roméo et Juliette, le Lac des Cygnes et cette Bayadère (il fut également le concepteur de son tombeau à Sainte-Geneviève-des-Bois) n’a pas eu les honneurs de l’édition papier du Monde

L’Opéra de Paris, quant à lui, se sera paresseusement contenté de rajouter sa date de décès en bas de sa biographie et, pour faire bonne mesure, d’abîmer visuellement l’impression d’ensemble de sa Bayadère.

En effet, depuis la dernière reprise sur scène, au moment de la révélation du grand décor du Taj Mahal, lentement effeuillé au 1er acte et révélé dans toute sa splendeur à l’acte des fiançailles, la cohorte de 12 danseuses aux éventails et de 12 danseuses aux perroquets a été réduite à deux fois 8. L’effet est désastreux, d’autant plus sur la grande scène de Bastille. Le décor de Frigerio semble surdimensionné, comme « posé » sur scène, et le « défilé » (une des fiertés de Noureev qui avait voulu qu’il soit restauré comme dans l’original de Petipa) parait carrément chiche. À l’origine, lorsque les filles au Perroquet faisaient leurs relevés sur pointe en attitude-développé quatrième puis leur promenade sautillée en arabesque, elles occupaient toute la largeur du plateau et étaient suffisamment rapprochées les unes des autres pour donner le frisson. Aujourd’hui, elles parviennent péniblement à être de la largeur du décor en se tenant espacées. L’effet est tout aussi piteux pendant la grande coda de Gamzatti qui fouette entourée du corps de ballet en arc de cercle. L’Opéra a pourtant bien encore 150 danseurs auxquels s’ajoutent une cohorte de surnuméraires et ce ne serait pas la première fois qu’un autre programme joue en même temps que Bayadère. Alors ?

Deuxième accroc à l’esthétique générale du ballet, la disparition, dans le sillage du rapport sur la diversité à l’Opéra, des teintures de peau. Depuis 2015, les « Négrillons » (une appellation fort stupide) étaient déjà devenus les « Enfants » mais pour cette reprise, les fakirs et autres indiens ont joué « au naturel ». Pourquoi pas dans le principe? Mais encore aurait-il fallu ne pas se contenter de reprendre tout le reste de la production à l’identique. Certains costumes et surtout des éclairages auraient dû être revus. La teinte bleutée des lumières de Vinicio Celli rend désormais verdâtres et spectraux les torses nus des garçons dans la scène du feu sacré. La scène de l’Opium, au début de l’acte 3 perd toute sa qualité crépusculaire ; les fakirs aux lampes y brillent comme en plein soleil.

À traiter les questions nécessaires par des réponses à l’emporte-pièce (et on peut inclure dans ce geste le rapport sur la Diversité), l’Opéra crispe au lieu de rallier. Y avait-il besoin de présenter une Bayadère dont on aurait effacé les glacis à grand renfort de térébenthine ?

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Mais qu’en était-il de la représentation du 3 avril ?

La distribution réunissait les deux plus récentes étoiles nommées dans les rôles principaux, Sae Eun Park et Paul Marque. Aucun de ces danseurs n’avait réussi à m’enthousiasmer jusqu’à maintenant.

Du côté des bonnes surprises, Paul Marque semble avoir bénéficié de « l’effet nomination ». Jusqu’ici, sa danse m’avait parue correcte mais appliquée, technique mais sans relief. Ici, dès son entrée en grand jeté, il installe un personnage. Son élévation et son parcours sont devenus impressionnants non pas tant parce qu’ils se sont améliorés (ce qui est peut-être aussi le cas) mais parce qu’ils sont devenus signifiants. Paul Marque, avec sa toute nouvelle autorité d’étoile, dépeint un Solor mâle et ardent. Sa pantomime est claire même si sa projection subit encore de ci-de-là des éclipses. Son guerrier ksatriya s’avère très peu parjure. Il ne fait aucun doute qu’il ne s’intéresse absolument pas à la princesse Gamzatti et que son acceptation des fiançailles imposées par le Rajah (un Artus Raveau en manque d’autorité, presque mangé par son imposant costume) n’est que calcul pour gagner du temps.

De son côté, Sae Eun Park fait une entrée sans grand charisme et déroule un échange pantomime avec le Grand Brahmane (Florimond Lorieux, très sincèrement amoureux mais bien peu « brahmane » ) quelque peu téléphoné. Nikiya semble attendre la musique pour parler. Il faut néanmoins reconnaître à la nouvelle étoile un travail du dos et des bras dans le sens de l’expressivité. C’est une nouveauté qu’il faut noter et saluer.

La première rencontre entre Solor et Nikiya reste néanmoins très « apprise » du côté de la danseuse même si elle commence par un vertigineux saut latéral dans les bras de Solor. Espérons qu’au cours de la série les deux danseurs parviendront à mettre l’ensemble de leur premier pas de deux à la hauteur de cette entrée spectaculaire. Peut-être les portés verticaux siéent-ils encore peu à Sae Eun Park, créant des baisses de tensions dans les duos. Ses partenaires semblent parfois devoir s’ajuster pour la porter (même Audric Bezard, pourtant porteur émérite, dans « le pas de l’esclave » de la scène 2).

Dans cette scène, celle du palais du Rajah, peuplée de guerriers Ksatriyas bien disciplinés à défaut d’être toujours dans le style Noureev et de danseuses Djampo pleines de charme et de rebond, on note une incohérence dans la narration lorsque se noue le triangle amoureux. Au moment où le Brahmane révèle l’idylle au Rajhah, Solor et Gamzatti se cognent presque derrière la claustra du palais. La princesse envoie chercher la Bayadère avant même que le Brahmane ne prenne le voile oublié qui la dénonce. Dans la scène de rivalité, où Park, sans être passionnante mime cette fois en mesure, Valentine Colasante joue plus l’amoureuse outragée que la princesse qui réclame son dû. Pourquoi pas…

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La Bayadère. Sae Eun Park (Nikiya), Paul Marque (Solor), Héloïse Bourdon (1ere ombre).

À l’acte 2 (les fiançailles), le palais déserté par une partie de ses invitées (voir plus haut), est néanmoins réveillé par l’enflammée danse indienne de Sébastien Bertaud et d’Aubane Philbert sous la férule de Francesco Mura et de ses comparses fakirs, beaucoup plus crédibles en pantalons irisés que dans les couches-culottes terreuses de l’acte 1 (voir plus haut bis). Marc Moreau, qui a fait son entrée d’Idole dorée à genoux sur son palanquin plutôt qu’assis en tailleur (un changement peu convaincant), cisèle sa courte et pyrotechnique partition. Son énergie plutôt minérale fonctionne parfaitement ici même entouré qu’il est par des gamins en académiques beigeasses.

Dans le pas d’action, Paul Marque fait dans sa variation des grands jetés curieusement ouverts mais accomplit un manège final à gauche véritablement enthousiasmant. Valentine Colasante joue bien l’autorité dans l’entrada et l’adage mais manque un peu d’extension dans sa variation (les grands jetés ainsi que la diagonale-sur-pointe – arabesque penchée). En revanche, elle s’impose dans les fouettés de la coda. Les comparses des deux danseurs principaux, les 4 « petites » violettes et les 4 « grandes » vertes sont bien assorties et dansent dans un bel unisson.

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La Bayadère. Valentine Colasante (Gamzatti).

Sae Eun Park fait une scène « en robe orange » encore un peu… verte. Elle a cependant de jolis ports de bras très ciselés et des cambrés dignes de l’école russe. Mais elle joue un peu trop top sur la prestesse d’exécution pour vraiment laisser passer le parfum élégiaque qu’il faudrait dans ce moment dramatique. La variation de la corbeille lui convient donc beaucoup mieux. Elle est de l’école des danseuses qui sourient dans ce passage. Une option tout à fait acceptable.

De la mort de la Bayadère, on retiendra surtout la réaction de Solor qui se rebiffe ostensiblement en repoussant violemment le bras que le Rajah lui tendait en signe d’apaisement. Ce désespoir plus démonstratif, notamment lorsque Nikiya s’effondre, donne du relief au personnage principal masculin qui peut parfois paraître faible ou veule.

À l’acte 3, Marque ouvre le bal en dépeignant un désespoir ardent. Sa variation devant le vitrail Tiffany a un rythme haletant qui, par contraste, met en relief la paisible descente des ombres qui va suivre.

Dans ce passage, on admire une fois encore la poésie sans afféterie du corps de ballet féminin. Il est à la fois calme, introspectif et vibrant.

Le trio des trois Ombres est bien réglé dans les ensembles. Les variations peuvent encore être améliorées. Héloïse Bourdon, en première ombre, sautille un peu trop sur ses développés arabesque en relevé sur pointe. Roxane Stojanov se montre trop saccadée en troisième ombre. Sylvia Saint-Martin, qui m’avait laissé assez indifférent en Manou à l’acte 2, réalise une jolie variation de la deuxième ombre avec un très beau fini des pirouettes – développé quatrième.

Las ! Le personnage principal du ballet ne transforme pas l’essai des deux premiers actes. Dans l’acte blanc, et en dépit de la chaleur de son partenaire et d’un réel travail sur la concordance des lignes, Sae Eun Park redevient purement technique. À part un premier jeté seconde suspendu et silencieux, le reste de l’acte est sans respiration et sans poésie. La nouvelle étoile de l’Opéra n’a pas encore l’abstraction signifiante.

 Il faudra attendre de prochaines distributions pour ressortir l’œil humide…

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La Bayadère. Saluts. Sae Eun Park, Paul Marque, Sylvia Saint-Martin (2e ombre) et Marc Moreau (l’Idole dorée).

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Ashton/Eyal/Nijinski : grappes de nymphes

P1180160Programme Ashton/Eyal/Nijinsky. Ballet de l’Opéra de Paris. Représentation du mercredi 1er décembre 2021.

La saison 2021-2022 du ballet de l’Opéra met décidément un temps infini à décoller. Après le retentissant et coûteux fiasco du Rouge et le Noir de Pierre Lacotte – contre-sens littéraire et naufrage chorégraphique –  après la reprise très dispensable des baballes de Play, le ballet de l’Opéra investit dans son premier programme « anglais ». Qu’est-ce à dire quand, finalement, seule une œuvre à l’affiche est d’un chorégraphe de cette nation ? Par « programme anglais », il faut entendre programme sans thématique, une spécialité notamment de la première compagnie londonienne. Cette tendance s’oppose à celle du ballet de l’Opéra national de Paris qui a plutôt tendance à rassembler des soirées autour d’un artiste, d’une période ou encore d’une tendance chorégraphique.

Chacune des formules à ses avantages et ses inconvénients. La thématique à la française peut parfois conduire à des soirées sur la même note et malheur à vous si elle est sombre. Le programme anglais est un peu fourre-tout mais les Britanniques savent y faire. Pour faire passer une nouveauté pas encore éprouvée ou une œuvre plus exigeante, ils miseront sur une pièce plus légère ou pyrotechnique – un « crowd pleaser » – placée en général en fin de soirée pour que les applaudissements finaux soient chaleureux.

Pour Ashton/Eyal/Nijinski, les Français n’ont pas eu cette finesse. Déjà, dans la brochure, la schizophrénie se fait sentir. Les très documentés fascicules s’ouvrent en général par une double page, « en quelques mots », pour débrouiller les membres du public néophytes et leur faire sentir la cohérence du programme. Ici, la justification de la réunion d’une pièce d’occasion d’Ashton, Rhapsody, d’une énième relecture du Faune de Debussy par Sharon Eyal et d’une nouvelle recréation du Sacre de Nijinski par Dominique Brun tient du jeu d’équilibriste. Si j’ai bien compris voilà à quoi elle tient : Debussy (Faune) appréciait beaucoup Stravinski (Sacre). Ashton (Rhapsody) a découvert la danse grâce à Pavlova (Russe comme Stravinski ? Russe comme Rachmaninov ? Russe comme Baryshnikov ?).

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Au fond, peu aurait importé si la pièce déjà éprouvée avait été, primo, placée en fin de programme et non au début et secundo, si elle avait été bien remontée (avec les décors et costumes actuels du Royal Ballet, inspirés des originaux dessiné par Ashton et non cette sinistre poterie art-déco aux couleurs criardes vestiges du goût d’Anthony Dowell lorsqu’il dirigeait la compagnie) et surtout correctement dansée. Car cette pièce d’occasion, créée en 1980 pour l’anniversaire de la queen mum et à l’occasion de la résidence de Mikhail Baryshnikov dans la compagnie londonienne, a ses qualités. Les parties féminines de la chorégraphie avec ses épaulements stylisés sont typiques d’Ashton. Les filles évoluent parfois dans des lacets qui ne sont pas sans évoquer la théorie de nymphes de l’Après-midi d’un faune. Les danseuses de l’Opéra s’acquittent de cette partie avec grâce – l’un des rares objet de satisfaction de cette représentation. La partie masculine, surtout celle du soliste, est en revanche du pur Baryshnikov avec ce que cela comporte de démonstrations pyrotechniques et de fanfaronnades. On se demande pourquoi l’Opéra n’a aligné aucune étoile masculine pour défendre cette partition hautement technique. Le soir de la première, Marc Moreau était absolument débordé par la chorégraphie : la jambe restait engluée dans la colophane, les pirouettes étaient toutes négociées plus qu’exécutées (même celles sur le coup de pied) et l’ensemble sous le signe du précautionneux quand ce n’était pas du sauve-qui-peut. Il était troublant de voir ce danseur habituellement si volontaire et efficace aussi « émoussé ». Les comparses masculins étaient hélas à l’unisson. C’était une juxtaposition de personnalités, de corps et de ballon extrêmement hétérogène. Les lignes de ces six faire-valoir rappelaient péniblement l’imprécision du corps de ballet masculin notée dans Le Rouge et le Noir.

Pour ajouter à la déception, Sae Eun Park manquait absolument du lyrisme requis dans une chorégraphie censée rappeler les lignes élégiaques d’Anna Pavlova ; elle bouge ses bras comme le ferait le télégraphe-Chappe et son interprétation des épaulements ashtoniens, subtilement décalés par rapport aux rotations du buste, a la poésie du Rubik’s cube. Surtout, on s’étonne de la façon dont ses partenaires peinent à la porter : que ce soit à bout de bras du soliste ou de plusieurs danseurs du  corps de ballet, la danseuse reste un poids mort. Adieu les références à Pavlova, que ce soit la pose en piqué arabesque avec ses ports de bras d’orant ou encore ce moment où les jolis moulinets de poignets de la ballerine paraphrasent les gammes ascendantes du pianiste. Ici, la danseuse semble essayer de se débarrasser de Kleenex usagés.

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Reste à espérer que les distributions suivantes serviront mieux cette pièce d’occasion car la suite du programme n’est pas sur la phase ascendante.

Faunes de Sharon Eyal, danseuse et chorégraphe israélienne issue de la Batsheva Dance Company n’est pas une pièce désagréable. La gestuelle volontairement apprêtée des bras – qui font des volutes parfois agitées de spasmes ou s’encastrent autour du buste à la manière de camisoles de force – le dispute au bas du corps non moins affecté. Les danseurs et danseuses, affublés de tenues unisexe, androgynes, effectuent de petites menées sur genoux pliés avec le bassin cambré à l’extrême. Les groupes sont bien gérés et évoquent parfois les théories de nymphes du ballet original de Nijinski. Dans le ballet d’Eyal, il n’y a pas de rencontre. Chaque faune-nymphe est aux prises avec un désir autocentré. Pourquoi pas ? Mais force est de reconnaître que cette pièce, comparée à d’autres relectures de ce ballet, frôle l’insipidité.

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On s’étonnait que le Sacre du Printemps ait été choisi pour conclure la soirée. Habituellement, la tradition française veut que l’on termine sur une création, répondant à la croyance erronée que c’est forcément une nouveauté et non la reprise d’une pièce éprouvée qui va susciter l’enthousiasme du public. La réponse était pourtant dans le programme de l’Opéra. Le Sacre de Nijinski présenté en ce soir de première n’était pas celui entré en 1991 au répertoire du ballet de l’Opéra, la reconstruction de Kenneth Archer et Milicent Hodgeson, mais une nouvelle réécriture-évocation par la chorégraphe et chercheuse Dominique Brun de la chorégraphie originale disparue de Nijinski. Il en est, dans le domaine de la reconstruction, comme dans celui de la biographie de personnage célèbre. Ce qui jadis avait paru fructueux dans le récit peut être réécrit à la lumière de nouveaux documents. On ne compte plus ces personnages à la légende noire réinventés en grands humanistes aux prises avec une période hostile. Le grand bouleversement que semble revendiquer ici Dominique Brun est qu’il n’y a pas de matériel suffisant pour prétendre reconstruire le Sacre et que la version Archer-Hodgeson est donc erronée. Pour sa propre évocation, elle s’appuie donc sur les seules notations de la main de Nijinski disponibles : celles de son Faune de 1912… Est-ce cela qui explique la dynamique languide du ballet ?

Avec ses positions très forcées comme celle de l’élue, posée sur son flanc comme une bûche avec les deux jambes incroyablement en-dedans, des ports de bras exagérément délicats et ciselés et une attention toute particulière apportée à la position des doigts, le Sacre de Dominique Brun manque absolument de la force primordiale qui infusait la version Archer-Hodgeson. Cette dernière montrait un rituel abscons d’une violence concrète toute prémonitoire (celle du conflit mondial à venir) lorsque cette nouvelle mouture découvre un Nijinski ennuyeux et vaguement ethnographe. L’élue d’Alice Renavand est à l’unisson du ballet : correcte sans sauvagerie, émoussant toutes les cassures de la chorégraphie. La seule chose que l’on peut dire de son élue, c’est qu’elle « tremble bien ». On connaît pourtant la force de cette artiste éprouvée dans de nombreux Sacres… Elle ne peut être accusée de manquer d’intensité… En revanche, la chorégraphie…

Au soir de la première, lors du porté paroxystique final, la salle est restée quelques secondes sans applaudir. Aucune sidération. Certains membres du public se demandaient sans doute s’il y allait y avoir une troisième partie… Les applaudissements furent ensuite polis et gênés

Y avait-il vraiment un intérêt à refaire une production entière presque identique à celle de 1991, faire venir une bonne dizaine de « transmetteurs » listés sur le programme pour donner à un public néophyte l’idée que l’une des œuvre les plus scandaleuse du début  du XXe siècle n’était après tout qu’une aimable vieillerie ?

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Roméo et Juliette, première (de la classe)

Sae Eun Park et Paul Marque, soirée du 10 juin 2021

Au petit jeu des chaises musicales, personne ne battra jamais l’Opéra de Paris. Le forfait de Germain Louvet propulse les débuts de la distribution n°2 au soir de la Première, avec à la clef une nomination cousue de fil blanc pour Sae Eun Park (quand le directeur est dans la salle, on sait ce qui se passe à l’issue de la représentation). Pour leur double prise de rôle, Paul Marque et la dernière nommée des étoiles du ballet de l’Opéra de Paris livrent un Roméo et Juliette appliqué.

Roméo Marque a de jolies qualités – un bas de jambe véloce, un pied caressant spirituellement le sol, une facilité dans les tours rapides, de jolis temps de saut – mais on voit encore un peu trop le bon élève qui veut bien faire, et se concentre par moments plus sur son enchaînement que sur son rôle. Au premier acte, il n’exprime pas de manière très visible son attrait sensuel pour Rosaline (Héloïse Bourdon), ni la sidération de l’amour lors de la rencontre avec Juliette Park.

Les deux solistes font partie de cette catégorie de danseurs dont les expressions faciales peinent à passer la rampe. Il leur faut extérioriser leurs sentiments autrement, et peut-être n’ont-ils pas encore trouvé la manière. Lors de son entrée en scène, dans la maison des Capulets, Mlle Park joue – un peu trop à mon goût – une petite fille (sa facilité de saut le lui permet), que la naissance de l’amour ne transformera pas beaucoup.

C’est peut-être que l’interaction entre les amoureux se concentre trop sur la partition, et pas assez sur la narration. L’adage du balcon démarre sans intensité parce que Paul Marque n’investit pas son solo d’entrée de suffisamment d’attente amoureuse (l’adage introspectif n’est pas son point fort). Et on passe les minutes qui suivent à attendre en vain une montée en tension : faute de sel et de poivre, de charme et d’abandon, les portés, qui devraient nous soulever aussi, ne donnent qu’une impression de précipitation. C’est l’impétuosité de la chorégraphie de Noureev qui porte l’histoire et non l’interprétation qui la rendrait sensible.

Mlle Park, dont la Tatiana m’avait frappé par son côté désespérément scolaire, est plus à son aise en Juliette amoureuse (à l’acte I, le personnage n’est pas encore dramatique), mais son incarnation manque de variété quand il s’agit de rendre la ferveur mystique (le mariage secret), la colère (fin de l’acte II), l’amour teinté de reproche et de désespoir (pas de deux de la chambre), l’irrésolution entre le couteau et le poison (scène avec les fantômes de Tybalt et Mercutio).

Elle réussit mieux l’absence (avec un regard douloureusement éteint lorsque la mort l’étreint au début du 3e acte), et la mort (la toute fin, qui émeut enfin un peu, montre que Sae Eun Park peut hurler de douleur).

Le défaut d’expression n’est pas qu’une question de visage (d’autres interprètes surmontent ce handicap, et damoiseau Marque y parvient un peu mieux), il se manifeste dans tout le corps (certains danseurs, de dos, fascinent encore). Chez Mlle Park, on a l’impression qu’il manque la dimension de la respiration (je n’ai vu qu’une fois sa poitrine se soulever durant toute la représentation), mais aussi une connexion organique entre le torse et les bras (lors du rêve de Roméo à Mantoue, les six incarnations supplémentaires de la vision de Juliette ont des bras plus intéressants, parce que plus vivants).

En Tybalt, Jérémy-Loup Quer semble promettre le meilleur avec une superbe diagonale de sauts, mais par la suite, il s’avèrera à la fois trop peu martial et trop peu dans le sol (durant la danse des chevaliers). En revanche, Francesco Mura campe un Mercutio irrésistible, hâbleur, sauteur, bon acteur, et à parité d’espièglerie avec le Benvolio de  Fabien Révillion. On remarque chez Paul Marque un superbe effondrement lorsqu’il rechigne à attaquer Tybalt, préfigurant la scène poignante où il se jette en arrière dans les bras de Benvolio. Toutes les scènes d’escrime sont réussies.

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Bayad AIR 2.0

Privés de retrouvailles à Bastille avec une troupe qu’on n’aura presque pas vue depuis décembre 2019, les amateurs se rabattent par force sur les solutions digitales. Le format n’attire pas nécessairement nos balletotos qui n’ont pratiquement vu aucun spectacle en ligne cette année. Et si celui-ci n’avait été l’occasion d’une wine and cheese party en bonne compagnie, ils s’en seraient bien encore dispensé. Voilà donc tout de même nos trois compères, dûment testés négatifs tels des candidats de « L’Amour est dans le pré », prêts non pas à se faire des papouilles mais à partager une boite de mouchoirs en papier placée à distance stratégique entre la cafetière et l’écran plasma.

PREAMBULE

James (affalé dans le canapé, le cheveu ébouriffé d’un poète symboliste opiomane) : Faut-il voir le verre à moitié vide ou à moitié plein ? (triturant son verre en cristal) Le principe de la triple distribution – un couple par acte – distille à doses égales dans l’âme du spectateur les douceurs de l’imagination et les piqûres de la frustration. (soupir) On comprend qu’il faut faire danser tout le monde, et vu que toute la série fut rayée d’un trait de plume, un dessin en pointillé à compléter chez soi vaut mieux que rien du tout….

Cléopold (arrivant au salon, goguenard) : James, quel pédant vous faites ! Je sais bien que vous ne vous tenez plus d’impatience… Alors Fenella ? Ça fonctionne cette connexion ?

Fenella (« échevelée, livide au milieu des tempêtes ») : Ah ne commencez pas ! Je m’y suis prise trop tard… Tous ces codes et identifiants ! Damn Damn Damn ! Ah, thank god it’s on…

Cléopold et James (de concert) : « 5 – 4 – 3 – 2 – 1…… »

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 *                                                  *

ENTRACTE UN

Cléopold : Comment, c’est tout ? Juste un vulgaire minutier sur fond de musique d’orchestre ?

James : Où est Darcey en robe candy crush pour nous expliquer ce qu’on a vu et ce qu’il nous reste à voir sur fond de travail des machinistes ?

Fenella : On the bright side… Cela nous laisse le temps du debriefing… James, encore du vin ou peut-être du café ?

James : café…

Fenella : Cléopold, would you mind… (alors que sort Cléopold) Eh bien James ? Ce premier acte… A penny for your thoughts !

James (admiratif) : en Nikiya de premier acte, Dorothée Gilbert, attendant son Solor, a accentué le contraste entre de petits pas fébriles et des piqués arabesque tirant vers l’infini. Elle a su adoucir l’angularité des bras pour faire de sa danseuse sacrée un être vibrant plutôt qu’une icône figée dans la convention ou la pose.

Cléopold (revenu de la cuisine) : Huuuuum. Pour ma part, j’ai trouvé Gilbert presque trop hiératique au début, dans son entrée et première variation. Etait-ce le contraste avec le Grand Brahmane de Chaillet, à fleur de peau et dont le vernis craque tout de suite ? C’était extrêmement touchant lorsqu’il a enlevé sa tiare. Il n’essayait pas de soudoyer la jeune femme désirée en lui faisant miroiter des richesses, il lui proposait de tout abandonner pour elle. Plus tard, quand il la surprend avec Solor, on le voit chanceler contre la porte du temple. Je ne sais si c’est par empathie envers lui, mais j’ai trouvé que Nikiya faisait un peu … mijaurée.

James (faussement offusqué) : Sacrilège !

Fenella (conciliatrice) : Je suis d’accord sur Chaillet, dear Cléo. Son Grand Brahmane m’a surprise. J’ai suivi comme tout le monde les répétitions sur Instagram et il m’avait semblé un peu trop réservé.

Mais ici, aujourd’hui, ses yeux plein de tristesse annonçaient la tragédie. Enveloppé et comme amplifié par son lourd costume, il irradie la gravité et la manière dont il texture son jeu, nuance après nuance, m’a rendu son personnage sympathique comme jamais auparavant. C’est le portrait d’un être complexe, jamais ridicule.

Cléopold : Oui, en fait, je reproche à Gilbert dans sa pantomime de refus de ne pas avoir donné davantage l’impression qu’elle avait déjà eu cette conversation avec le Brahmane et qu’elle était désolée de cette situation parce que, somme toute, Grand B. est habituellement un brave type…

Fenella : Quant à Gilbert, elle utilisait ses pieds et ses bras comme le font les chats, les arquant et les étirant tout le temps. (avec une petite moue de satisfaction) J’ai adoré!

C’est vrai qu’au début j’ai trouvé son interprétation un peu trop contenue. En état de transe ? Fatigué d’avoir à exécuter les mêmes danses tous les jours au temple ? Froide parce qu’elle soupçonne le Grand Prêtre d’avoir le béguin pour elle ? Sa réaction pleine de dignité à ses avances m’a fait penser qu’elle avait dû envisager déjà cette possibilité.

Cléopold : Pour moi, Dorokiya ne s’est vraiment révélée qu’à partir du pas de deux avec Solor…

Fenella : Aha! Tu n’as pas juste berné le Grand Brahmane, ma fille, tu nous as eu aussi! Enfin seule, Gilbert est sortie de sa transe et ses yeux et son corps sont revenus à la vie… En face –I am sorry, mais- de l’insipide Germain Louvet en Solor.

James : un peu fade. Il fait presque gamin

Cléopold (revenant avec le café et fredonnant Boby Lapointe) : « tartine de beauté, margarine d’amour »… Quoi que, dans son cas, on pourrait remplacer margarine par saccharine, non ? Au premier acte, Solor doit marquer, être de l’étoffe des héros afin qu’on lui pardonne ses coupables tergiversations de l’acte suivant. Je n’ose imaginer ce qu’il aurait donné sur l’ensemble du ballet…

James : en revanche… Léonore Baulac en Gamzatti… Un modèle de fille riche ! Lors de la scène de confrontation, sa gifle est une gaffe : la princesse se repent immédiatement d’un geste qui la met sur le même plan que sa rivale vestale.

Fenella : Exactement ! Elle m’a rappelé ce genre de fille “cool” au lycée, complètement choquée qu’une fille « pas cool » ait pu oser même penser la traiter de rich bitch (le ton incertain) « poufiasse friquée ? »

Rires

Sa pantomime du “t’es qui toi ? Une nobody avec une cruche vissée sur l’épaule!” était une magnifique évocation d’une répartie cinglante de cour d’école. Baulac qui réagit toujours bien face à des partenaires investis trouvait en Gilbert une interlocutrice à sa mesure.

Cléopold : Dans cette scène de confrontation, Gilbert était très dramatique, voire vériste. La manière dont elle brandit le poignard! Cela me fait regretter de ne pas voir la suite. J’imaginerais bien  une scène de la corbeille très démonstrative à l’acte 2 et un acte blanc épuré et désincarné. Gilbert ne fait pas dans la demi-mesure !

James (taquin) : Alors, Cléopold… Verre à moitié vide ou verre à moitié plein ?

Fenella : Hush, les garçons… Cela recommence.

« 5 – 4 – 3 – 2 – 1…… ».

*

 *                                                  *

ENTRACTE DEUX

Cléopold : Eh bien ?

Fenella (faisant la moue) : Well, j’ai mes réserves. Enfourcher un jour peut-être l’éléphant en papier-mâché est sans aucun doute le rêve de tout petit garçon de l’école du ballet de l’Opéra de Paris. La réalisatrice a stupidement coupé la descente du dit mastodonte. Et voilà soudain Marchand, miraculeusement matérialisé au milieu du plateau, l’air absolument ravi.

D’ailleurs un type sur le point d’épouser une femme qu’il n’aime pas ne devrait pas sourire  si béatement. En tant que danseur, Marchand n’a pas déçu mais en tant que Solor, il était un peu « Je souris, je boude, je souris, je boude ». A moins que cela ne soit, là encore, un problème d’angle de caméra.

Cléopold : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous sur Marchand. Marchand prend peut-être le parti d’offrir un résumé sur un acte de l’ensemble de son Solor. Il fait une entrée prince-craquant sur son éléphant – et c’est vrai qu’on aurait peine à imaginer qu’il est invité à des fiançailles forcées –  mais il exprime ses doutes sur l’avant-scène pendant la danse de Nikiya puis brise trop tard le carcan des conventions après s’être une dernière fois laissé intimider par le Rajah. (après une pause, l’air rêveur) Cela laissait présager d’un acte trois commencé en désespoir lyrique et d’une scène des ombres où Solor, décédé d’une overdose d’Opium, suit l’ombre de Nikyia au Nirvana.

Du point de vue technique ? Ce n’était peut-être pas du grand Marchand. Certes, les cabrioles battues de sa variation étaient un rêve mais les tours au jarret finis en arabesque étaient perfectibles…

Fenella : Quoi qu’il en soit, Audric Bezard, injustement cantonné au non-rôle de l’Esclave au premier acte, aurait certainement su mieux y faire –pour preuve son Onéguine ou son Armand– pour exprimer cette situation délicate tout droit sortie du triangle amoureux de Giselle où vous montrez que vous n’êtes pas satisfaits mais où, en même temps, vous paniquez. Bezard aurait géré cela avec plus de panache.

Cléopold (s’esclaffant) : Ca y est! Fenella refait les distributions. Un grand classique ! (changeant abruptement de sujet) Mais au fait, où est James ? Il a disparu dès la fin de l’acte.

James (arborant fièrement un superbe kimono) : me voilà !!

Cléopold (médusé) : mais… mais qu’est-ce que c’est que c’est que cet accoutrement, James ? Et qu’avez-vous fait à vos cheveux ? On dirait un samouraï atrabilaire !

James (piqué au vif) : vous ne comprenez décidément rien ! Et puis il fallait bien que je passe la vitesse supérieure. Vous n’aviez rien remarqué entre l’acte 1 et l’acte 2.

Fenella : C’était donc cela, le changement de chaussettes et le petit bun télétubbies !

James (drapé dans sa dignité) : Avais-je le choix ? Je fais cet après-midi une synthèse de toutes les tenues que j’avais prévu d’arborer dans les différents théâtres parisiens, de France et de Navarre entre le 15 décembre et le 5 janvier. (la larme à l’œil) Pensez. J’avais un spectacle chaque soir entre ces 2 dates…

Cléopold (agacé) : Bon, bien… Alors, cet acte 2 ?

James : Au deuxième acte, Amandine Albisson prête son dos ductile au désespoir de l’abandonnée, mais confère à la danse au bouquet parfumé et serpenté un joli côté terrien. Hugo Marchand a sans conteste l’autorité du chasseur et l’indécision de l’amant arriviste…

Cléopold : la sinuosité élégiaque d’Amandine Albisson ainsi que sa juvénilité étaient très touchantes. Sa crédulité et sa joie sans nuage de la scène de la corbeille m’ont ému; Cela formait un très beau contraste au moment de la morsure du serpent. Cette juvénilité aurait certainement marqué tout son acte 1. Avec cela, on imagine aisément un acte 3 «de la maturation» où la ballerine se serait montré souveraine et magnanime face à son faible amant parjure. (après une pause) Et Gamzatti-Colasante?

Fenella : Pas trop à l’aise au début faute d’avoir pu camper un personnage au premier acte. Puis, elle nous a un peu fait Cygne noir plutôt que Gamzatti, avant de se relaxer et de se reprendre en main pendant sa variation.

Cléopold : Colasante n’était pas forcément flattée par les regalia violets et rouges de l’acte 2 mais elle a dansé avec puissance et autorité. Ses grands jetés manquaient un peu d’amplitude mais pas de ballon. J’imagine, pour son premier acte, une princesse « à la Platel » défendant les prérogatives dues à son rang plus que ses sentiments pour son fiancé.

James : Et puis, c’est un exploit de voir les danseurs porter tout cela avec énergie dans ces circonstances. Il faut aussi imaginer – autre moment récurrent qui est une joie et une souffrance, comme on dit chez Truffaut – ce que seraient les saluts si le public était là. À chaque fin de numéro, corps de ballet, semi-solistes et solistes s’avancent pour une révérence faite dans un silence sépulcral, juste troublé par le bruit des musiciens de l’orchestre – les micros sont placés bien près des pupitres – tournant les pages de leur partition.

(triturant sa tasse à café) C’est bien triste.

Fenella : Mais nous avons eu tout de même de bons moments avec le corps de ballet : grâce à la superbe interprétation de la musique sous la baguette de Philippe Hui, Minkus a enfin swingué et la Jampo sauté. Il y a eu de belles et étincelantes cabrioles de la part des compagnons de Solor au début de l’acte 2. Il y avait des coussinets d’air sous les pieds des danseuses aux perroquets de même que chez les danseurs de la danse du feu aux tambours.

Cléopold : une fort jolie Manou, aussi! Musicale…

Fenella : Marine Ganio et sa danse aussi joyeuse qu’un éclat de rire. A la différence d’autres danseuses, elle ne gourmandait pas les petites élèves qui essayaient de lui dérober son lait. Elle les taquinait. Un changement rafraîchissant.

James : mais on babille, on papote. Combien de temps nous reste-t-il ?

Cléopold : 3 minutes!… (pensif) Curieux, avec tout ce qu’il y avait à dire, j’aurais pensé que ce serait sur le point de commencer. James, Fenella… Encore un peu de café ?

James : Malheureux ! A cette heure ? Non… C’est maintenant l’heure du thé. J’ai vu que vous aviez un petit Ko Kant que vous vous efforciez de cacher…

Fenella : J’en prendrai bien aussi… Cléo ?

Cléopold (bougon) : J’y vais, j’y vais… (toujours dubitatif). Curieux… J’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose… Pas vous ?

L’eau bout… La porcelaine tinte…

« 5 – 4 – 3 – 2 – 1…… ».

*

 *                                                  *

EPILOGUE

Applaudissements sur scène…

Cléopold (se frappant le front) : Voi-Là, ce qu’on avait oublié ! (silence) Bon… Je fais une deuxième eau pour le thé ?

James (le sourcil relevé) : non, non… Un alcool fort suffira…

Fenella : dans deux grands verres !

[silence prolongé]

Cléopold (revenant avec tout un plateau de digestifs) : Bon, qu’en avez-vous pensé ! Enfin, je veux dire… de l’acte 3…

James (reprenant des couleurs) : La descente des Ombres se déroule presque exclusivement dans le noir : les ballerines sont nimbées d’un halo vaporeux, et leur reflet au sol, saisi par une caméra rasante, donne l’effet d’une avancée sur l’eau. C’était très beau

Cléopold : J’ai apprécié le procédé au début mais il a été maintenu trop longtemps. Toute la descente des ombres, par ailleurs impeccable, s’est faite dans la pénombre. Or, Noureev voulait spécifiquement se démarquer des versions traditionnelles qui se déroulent habituellement dans le noir. Ce n’est pas lui rendre hommage… Mais je reste fasciné par la … (cherchant ses mots) … résilience… de cette compagnie qui danse si peu de grands classiques et semble pourtant les … (pause) … respirer quand elle le fait. J’avais déjà eu cette impression lors de l’unique Raymonda de décembre dernier.

Fenella : D’accord avec vous, Cléopold. En revanche, les trois ombres… Park? Toujours aussi empesée. Les mouvements manquent de coordination parce que les bras ne viennent pas en prolongement du bas du dos. Ils sont juste attachés au torse et s’agitent en fonction des besoins.

Cléopold : Comment parvient-elle à développer dans la sissone tout en dégageant si peu d’énergie? La seule tension palpable était celle de l’épaule de la jambe en l’air.

Fenella : Encore une danseuse comme on en voit trop, toujours sur scène comme pour le jour d’un concours. Elle sera sans doute la prochaine étoile. Si tel était le cas, je passe du ballet à la Formule 1. Ca sera toujours plus palpitant. (une pause) Saint Martin ? De l’énergie, un joli travail de pied, de l’efficacité mais pas d’éclat. O’Neill ? Pas grand-chose à lui reprocher, pas grand-chose à en dire non plus. Ah si ! Sa batterie est meilleure que celle des deux autres.

James (tout à coup fiévreux) : Broutilles ! Mathias et Myriam que diable ! Le cœur se serre, mais à quoi bon hurler son émotion si Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann, rêves d’opium du troisième acte, ne vous entendent pas ? Le danseur-étoile le plus félin de la galaxie accélère et ralentit à plaisir son mouvement ; sa partenaire est toute de charnelle irréalité, et les deux livrent un adage sur le fil.

Cléopold : Mathias-Solor est un véritable lion en cage devant son vitrail de Tiffany. Comment prévoir ses actes précédents ? Il y a effectivement chez lui le côté imprévisible du félin. C’est ça qui créé l’excitation. Ould Braham et sa délicatesse des bras, la ductilité de son cou et l’amplitude de son mouvement. Avec elle, les deux autres actes n’auraient pas nécessairement nécessité de « progression dramatique ». Tout tourne autour de son mystère. A la fois frêle et forte. Lointaine et pourtant tellement vibrante et charnelle. Morte ou vivante. On l’aime. Un point c’est tout.

Fenella : Quand Myriam Ould-Braham entre et atteint Solor désespéré, j’aurai pu jurer que les mouvements d’Heymann étaient désormais dirigés par un fil qui avait été attaché à son dos et qu’elle avait commencé à tirer. J’ai perdu pied ensuite. Je me suis contentée de regarder, totalement dépourvue de distance critique.

[Soudainement]

James et Cléopold : Atchouuuum!

Fenella : Oh dear… Et voilà que je n’ai pas seulement l’œil qui pleure mais aussi le nez qui coule… Ce n’est pas « que » l’émotion, ça…

Cléopold : fichu courant d’air censé nous « protéger » Nous nous sommes attrapé un bon rhume … Ah non alors ! Je ne tombe pas malade avant de retourner dans un vrai théâtre ! Allez. Moi aussi, je besoin d’un alcool fort.

[Les verres s’entrechoquent. L’écran plasma se met en mode veille]

La Bayadère est toujours consultable en ligne jusqu’au 31 décembre sur la plateforme « L’Opéra Chez Soi ». Le lien ici.

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