Giselle de Martin Chaix: symphonie pour femme seule

Giselle, Martin Chaix – BOnR © Agathe Poupeney

Giselle, Martin Chaix – BOnR © Agathe Poupeney

Opéra national du Rhin, Strasbourg, soirée du 20 janvier 2023. Orchestre symphonique de Mulhouse dirigé par Sora Elisabeth Lee

Nous sommes dans ce qui ressemble à un local municipal reconverti, pour un soir, en salle des fêtes. Les publicités défraichies pour le vin situent l’action dans un passé indéfini, mais proche. De même pour les costumes, avec des hommes qui se cravatent encore pour sortir (c’était donc il y a au moins 30 ans) et des femmes en robe cocktail. Mais n’anticipons pas : pour l’instant, la scène n’est occupée que par une jeune femme en robe de dentelle blanche, grande et plantureuse (Audrey Becker), qui danse seule sous les néons, un rien rêveuse, comme en attente. On comprend qu’il s’agit de Giselle.

Mais c’est à d’autres donzelles que le coq du coin, en qui on reconnaît aisément Albrecht (Ryo Shimizu, très convaincant en égoïste narcissique), consacre son attention : il y a Moyna, qui lui fait du gringue, mais qu’il rejette (Noemi Coin), et Zulma, qu’il drague de manière très agressive (Christina Cecchini).

La relecture de Giselle par Martin Chaix rebat toutes les cartes : la musique d’Adolphe Adam cède la première place à des extraits symphoniques de Louise Farrenc, les personnages féminins sont loin de tout archétype romantique, Hilarion est un rôle androgyne, et Bathilde danse vraiment (elle est aussi bien plus chic que les autres, ceci ne change pas).

Giselle, Martin Chaix – BOnR © Agathe Poupeney

Giselle, Martin Chaix – BOnR © Agathe Poupeney

Le premier acte, sous-titré « La foule », pourrait s’appeler aussi « Le bal ». Les danses de couple du corps de ballet, qui s’enchaînent à un rythme ébouriffant, nous parlent clairement de séduction, et les premiers pas de deux dansés par Albrecht charrient une tension qui, nonobstant le style résolument néoclassique du chorégraphe, n’est pas sans rappeler le petit théâtre du désir et des rapports de force de Kontakthof. Mais rien ne pèse : les 40 mn de la première partie sont d’une virtuosité tirée au cordeau.

Il y a, outre le plaisir de la découverte de Louise Farrenc, celui de l’audace gagnante de Martin Chaix dans l’utilisation des passages d’Adam : ce n’est jamais comme on l’attend (la musique de la variation de Giselle au premier acte est dansée par Albrecht, c’est Myrtha qui danse sur celle d’Albrecht au second, etc.), mais chaque proposition marche, aussi bien du point de vue chorégraphique (on entend d’autres accents) que dramatique (on voit d’autres histoires possibles).

Les parties dansées par le corps de ballet et celles des solistes s’entrelacent ; Martin Chaix joue de la répétition de certains motifs, et, en écho à la construction de la 1e symphonie de Farrenc, fait constamment monter la pression, du flirt Giselle-Albrecht à la confrontation finale – où Albrecht voit son double-jeu confondu –, en passant par les interventions d’une Bathilde altière (Susie Buisson) et quelques quiproquos vestimentaires.

L’ensemble est impressionnant, bien servi par une compagnie en pleine forme : les mecs ont des pieds superbes et réussissent tous leurs double-tours en l’air dans un unisson qu’on n’a pas vu tous les soirs à Paris dans le Lac. Leur danse acérée fait penser à celle de Vincent Chaillet (qui participe à la production). Les filles font preuve d’un joli travail de pointes (c’est le jour et la nuit par rapport à ce qu’on a pu voir du temps d’Ivan Cavallari), et maîtrisent avec aisance une partition assez risquée. Bruno Bouché, à la tête du Ballet de l’Opéra national du Rhin depuis 2017, a manifestement fait du beau boulot, et le résultat donne bien envie d’aller plus souvent suivre les créations strasbourgeoises.

Giselle, Martin Chaix – BOnR © Agathe Poupeney

Giselle, Martin Chaix – BOnR © Agathe Poupeney

La seconde partie nous fait découvrir « la bande à Myrtha », qui promène sa révolte sur un parking en lisière de forêt, éclairé par une lumière blafarde. Dans cette assemblée mixte, à la fois bigarrée et sombrement vêtue (c’est l’acte noir), la longiligne Myrtha (Deia Cabalé) fait figure d’icône punk. Une spectatrice derrière moi murmure une explication à son voisin : « c’est la déesse».

Nous sommes pourtant loin de l’univers fantastique de Théophile Gaultier : le projet de Martin Chaix et de sa dramaturge Ulrike Wörner von Fassmann consiste à imaginer comment réagiraient, à la tromperie d’Albrecht, les Giselle et Bathilde d’aujourd’hui. Sans surprise, elles sont moins promptes au pardon. L’ennui est que, sans mort à la fin du premier acte, le drame manque singulièrement de tranchant.

Dans la seconde partie, parsemée à tous vents de citations de Coralli et Perrot, entre tricotage d’entrechats de volée et traversées de scène des Willis, la narration s’éparpille : Myrtha a le mal de vivre, Giselle est furibarde, Bathilde veut se venger, Hilarion (Marin Delavaud) tente de voler un baiser à Giselle, on se fait de grands « hugs » collectifs, et l’unanimité se forge contre le méchant du moment.

Le passage où Albrecht se fait presque lyncher par la foule est assez malaisant. Cela rend plus sensible la douceur du pas de deux de la réconciliation entre Giselle et Albrecht, qui ne débouche cependant pas sur le remariage : les deux protagonistes s’embrouillent et se séparent. Les dernières évolutions sur scène de la demoiselle sonnent comme une célébration de la liberté dans le célibat. En cela, cette Giselle est bien de son temps.

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