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Ashton/Eyal/Nijinski : grappes de nymphes

P1180160Programme Ashton/Eyal/Nijinsky. Ballet de l’Opéra de Paris. Représentation du mercredi 1er décembre 2021.

La saison 2021-2022 du ballet de l’Opéra met décidément un temps infini à décoller. Après le retentissant et coûteux fiasco du Rouge et le Noir de Pierre Lacotte – contre-sens littéraire et naufrage chorégraphique –  après la reprise très dispensable des baballes de Play, le ballet de l’Opéra investit dans son premier programme « anglais ». Qu’est-ce à dire quand, finalement, seule une œuvre à l’affiche est d’un chorégraphe de cette nation ? Par « programme anglais », il faut entendre programme sans thématique, une spécialité notamment de la première compagnie londonienne. Cette tendance s’oppose à celle du ballet de l’Opéra national de Paris qui a plutôt tendance à rassembler des soirées autour d’un artiste, d’une période ou encore d’une tendance chorégraphique.

Chacune des formules à ses avantages et ses inconvénients. La thématique à la française peut parfois conduire à des soirées sur la même note et malheur à vous si elle est sombre. Le programme anglais est un peu fourre-tout mais les Britanniques savent y faire. Pour faire passer une nouveauté pas encore éprouvée ou une œuvre plus exigeante, ils miseront sur une pièce plus légère ou pyrotechnique – un « crowd pleaser » – placée en général en fin de soirée pour que les applaudissements finaux soient chaleureux.

Pour Ashton/Eyal/Nijinski, les Français n’ont pas eu cette finesse. Déjà, dans la brochure, la schizophrénie se fait sentir. Les très documentés fascicules s’ouvrent en général par une double page, « en quelques mots », pour débrouiller les membres du public néophytes et leur faire sentir la cohérence du programme. Ici, la justification de la réunion d’une pièce d’occasion d’Ashton, Rhapsody, d’une énième relecture du Faune de Debussy par Sharon Eyal et d’une nouvelle recréation du Sacre de Nijinski par Dominique Brun tient du jeu d’équilibriste. Si j’ai bien compris voilà à quoi elle tient : Debussy (Faune) appréciait beaucoup Stravinski (Sacre). Ashton (Rhapsody) a découvert la danse grâce à Pavlova (Russe comme Stravinski ? Russe comme Rachmaninov ? Russe comme Baryshnikov ?).

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Au fond, peu aurait importé si la pièce déjà éprouvée avait été, primo, placée en fin de programme et non au début et secundo, si elle avait été bien remontée (avec les décors et costumes actuels du Royal Ballet, inspirés des originaux dessiné par Ashton et non cette sinistre poterie art-déco aux couleurs criardes vestiges du goût d’Anthony Dowell lorsqu’il dirigeait la compagnie) et surtout correctement dansée. Car cette pièce d’occasion, créée en 1980 pour l’anniversaire de la queen mum et à l’occasion de la résidence de Mikhail Baryshnikov dans la compagnie londonienne, a ses qualités. Les parties féminines de la chorégraphie avec ses épaulements stylisés sont typiques d’Ashton. Les filles évoluent parfois dans des lacets qui ne sont pas sans évoquer la théorie de nymphes de l’Après-midi d’un faune. Les danseuses de l’Opéra s’acquittent de cette partie avec grâce – l’un des rares objet de satisfaction de cette représentation. La partie masculine, surtout celle du soliste, est en revanche du pur Baryshnikov avec ce que cela comporte de démonstrations pyrotechniques et de fanfaronnades. On se demande pourquoi l’Opéra n’a aligné aucune étoile masculine pour défendre cette partition hautement technique. Le soir de la première, Marc Moreau était absolument débordé par la chorégraphie : la jambe restait engluée dans la colophane, les pirouettes étaient toutes négociées plus qu’exécutées (même celles sur le coup de pied) et l’ensemble sous le signe du précautionneux quand ce n’était pas du sauve-qui-peut. Il était troublant de voir ce danseur habituellement si volontaire et efficace aussi « émoussé ». Les comparses masculins étaient hélas à l’unisson. C’était une juxtaposition de personnalités, de corps et de ballon extrêmement hétérogène. Les lignes de ces six faire-valoir rappelaient péniblement l’imprécision du corps de ballet masculin notée dans Le Rouge et le Noir.

Pour ajouter à la déception, Sae Eun Park manquait absolument du lyrisme requis dans une chorégraphie censée rappeler les lignes élégiaques d’Anna Pavlova ; elle bouge ses bras comme le ferait le télégraphe-Chappe et son interprétation des épaulements ashtoniens, subtilement décalés par rapport aux rotations du buste, a la poésie du Rubik’s cube. Surtout, on s’étonne de la façon dont ses partenaires peinent à la porter : que ce soit à bout de bras du soliste ou de plusieurs danseurs du  corps de ballet, la danseuse reste un poids mort. Adieu les références à Pavlova, que ce soit la pose en piqué arabesque avec ses ports de bras d’orant ou encore ce moment où les jolis moulinets de poignets de la ballerine paraphrasent les gammes ascendantes du pianiste. Ici, la danseuse semble essayer de se débarrasser de Kleenex usagés.

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Reste à espérer que les distributions suivantes serviront mieux cette pièce d’occasion car la suite du programme n’est pas sur la phase ascendante.

Faunes de Sharon Eyal, danseuse et chorégraphe israélienne issue de la Batsheva Dance Company n’est pas une pièce désagréable. La gestuelle volontairement apprêtée des bras – qui font des volutes parfois agitées de spasmes ou s’encastrent autour du buste à la manière de camisoles de force – le dispute au bas du corps non moins affecté. Les danseurs et danseuses, affublés de tenues unisexe, androgynes, effectuent de petites menées sur genoux pliés avec le bassin cambré à l’extrême. Les groupes sont bien gérés et évoquent parfois les théories de nymphes du ballet original de Nijinski. Dans le ballet d’Eyal, il n’y a pas de rencontre. Chaque faune-nymphe est aux prises avec un désir autocentré. Pourquoi pas ? Mais force est de reconnaître que cette pièce, comparée à d’autres relectures de ce ballet, frôle l’insipidité.

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On s’étonnait que le Sacre du Printemps ait été choisi pour conclure la soirée. Habituellement, la tradition française veut que l’on termine sur une création, répondant à la croyance erronée que c’est forcément une nouveauté et non la reprise d’une pièce éprouvée qui va susciter l’enthousiasme du public. La réponse était pourtant dans le programme de l’Opéra. Le Sacre de Nijinski présenté en ce soir de première n’était pas celui entré en 1991 au répertoire du ballet de l’Opéra, la reconstruction de Kenneth Archer et Milicent Hodgeson, mais une nouvelle réécriture-évocation par la chorégraphe et chercheuse Dominique Brun de la chorégraphie originale disparue de Nijinski. Il en est, dans le domaine de la reconstruction, comme dans celui de la biographie de personnage célèbre. Ce qui jadis avait paru fructueux dans le récit peut être réécrit à la lumière de nouveaux documents. On ne compte plus ces personnages à la légende noire réinventés en grands humanistes aux prises avec une période hostile. Le grand bouleversement que semble revendiquer ici Dominique Brun est qu’il n’y a pas de matériel suffisant pour prétendre reconstruire le Sacre et que la version Archer-Hodgeson est donc erronée. Pour sa propre évocation, elle s’appuie donc sur les seules notations de la main de Nijinski disponibles : celles de son Faune de 1912… Est-ce cela qui explique la dynamique languide du ballet ?

Avec ses positions très forcées comme celle de l’élue, posée sur son flanc comme une bûche avec les deux jambes incroyablement en-dedans, des ports de bras exagérément délicats et ciselés et une attention toute particulière apportée à la position des doigts, le Sacre de Dominique Brun manque absolument de la force primordiale qui infusait la version Archer-Hodgeson. Cette dernière montrait un rituel abscons d’une violence concrète toute prémonitoire (celle du conflit mondial à venir) lorsque cette nouvelle mouture découvre un Nijinski ennuyeux et vaguement ethnographe. L’élue d’Alice Renavand est à l’unisson du ballet : correcte sans sauvagerie, émoussant toutes les cassures de la chorégraphie. La seule chose que l’on peut dire de son élue, c’est qu’elle « tremble bien ». On connaît pourtant la force de cette artiste éprouvée dans de nombreux Sacres… Elle ne peut être accusée de manquer d’intensité… En revanche, la chorégraphie…

Au soir de la première, lors du porté paroxystique final, la salle est restée quelques secondes sans applaudir. Aucune sidération. Certains membres du public se demandaient sans doute s’il y allait y avoir une troisième partie… Les applaudissements furent ensuite polis et gênés

Y avait-il vraiment un intérêt à refaire une production entière presque identique à celle de 1991, faire venir une bonne dizaine de « transmetteurs » listés sur le programme pour donner à un public néophyte l’idée que l’une des œuvre les plus scandaleuse du début  du XXe siècle n’était après tout qu’une aimable vieillerie ?

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J’ai enfin lu le rapport sur la diversité à l’Opéra! (4/4)

La Scène

ou L’art saisi par la gestion

MV5BYjMxMWI5NzgtYzY5OC00MGJhLTg2YTctMWFhYTE4NmUyZWVkXkEy_002Résumé des épisodes précédents : La réflexion sur le manque de diversité du corps de ballet de l’Opéra de Paris doit éviter plusieurs écueils. La mission Ndiaye-Rivière n’en a raté aucun : ne considérer qu’un seul type de diversité, ne pas distinguer clairement inégalité des chances et phénomènes discriminatoires, oublier d’adopter une vision historique, planter des raisonnements d’adulte dans la tête des enfants, proposer des mesurettes qui ne changeront rien ou ne tiennent pas debout. Il en est d’autres, qui vont être abordés à présent : croire que l’Opéra peut redresser seul des problèmes qui le dépassent, et enserrer les danseurs dans le carcan des indicateurs.

« Ma mère donnait des cours de danse orientale » : dans la série Parcours d’étoile, Mathias Heymann raconte qu’il a fait ses « premiers pas d’initiation à la danse » dans la classe de sa mère, et a découvert le classique par le truchement d’amis de ses parents, qui lui ont parlé du film White Nights (Soleil de nuit) avec Mikhail Baryschnikov et Gregory Hines, dont le mélange de « force » et de « fragilité » le séduisit. Le petit Mathias a pris des cours dans une école marseillaise, « comme un loisir, deux fois par semaine ». Lors d’un stage d’été à Nîmes, auquel participaient Élisabeth Platel et Cyril Atanassof, ces derniers ont incité son père à présenter l’adolescent à l’École de danse. Il avait dépassé la limite d’âge, mais a pu y entrer – sur la foi d’une vidéo envoyée à Claude Bessy – en tant qu’élève payant (3e division), mais seulement suite à un désistement survenu quelques semaines après la rentrée.

Ce récit, délicatement filmé par Vincent Cordier, laisse le sentiment que le destin de l’étoile Heymann s’est joué à un fil, et qu’il aurait suffi d’un rien pour que le public en soit privé.

On pourrait lire l’histoire autrement, par exemple avec des lunettes de sociologue pondérant les facteurs : Mathias est fils d’une danseuse d’origine marocaine ; le rôle du père est décisif, et il est prof de maths (profession intellectuelle, mais pas vraiment privilégiée) ; l’enfant a été repéré de manière décentralisée (comme si Mlle Platel, qui n’était pas encore directrice de l’École de danse, avait anticipé les propositions de la mission Rivière-Ndiaye…) ; le statut d’élève payant aurait pu constituer un obstacle, mais tel n’a apparemment pas été le cas, etc.

Mais je me sens tout poisseux d’écrire ces lignes après avoir déniché sur l’internet des détails sur les origines familiales du danseur-étoile. Non seulement parce qu’il ne les mentionne pas si pesamment, mais aussi parce que ce n’est pas ainsi que nous, membres du public, le regardons. Ou du moins, ce n’est pas ainsi que moi, spectateur, j’ai envie de l’admirer.

Rester sur la ligne de crête

Il n’est pas indifférent – parce qu’il s’agit d’une institution culturelle nationale, parce qu’elle trône au milieu de Paris, parce qu’elle participe de l’image que le pays se donne à lui-même, et parce que le corps de ballet, métaphoriquement, manifeste l’égalité des citoyens et leur coopération dans l’harmonie, ou simplement parce que la beauté est à tout le monde – que les petits rats qui feront les futurs danseurs de l’Opéra proviennent de tous les pans de la société.

Mais en même temps, ils ne seront pas recrutés pour représenter la diversité, au même titre qu’un député représente sa circonscription. Et ils ne porteront pas leur identité en bandoulière sur scène, mais au contraire, nous donneront plus qu’eux-mêmes. Nous sommes sur une ligne de crête : collectivement, la diversité est une préoccupation civique légitime, mais individuellement, l’origine des danseurs n’a aucune pertinence esthétique.

Une question de regard

IMG_20210517_225258.jpgQuand la ballerine entre en scène, son identité personnelle est littéralement exposée, et chaque spectateur est un ethnologue-amateur cumulant les indices – prénom, nom, visage et carnation – ainsi que les informations glanées dans la presse. Cette connaissance « hors-scène » peut colorer de tendresse le regard qu’on porte sur certaines d’entre elles (quand Dorothée Gilbert apparaît, j’entends l’accent toulousain), mais il s’agit d’un sentiment fugitif qui cède bientôt la place à l’essentiel : sa personnalité artistique.

Car ce que nous offre la ballerine, ce n’est pas sa personnalité sociale, mais quelque chose d’immatériel, qui transcende ses déterminations. À cet égard, la couleur de peau n’a pas, sur scène, de statut particulier, hormis le fait qu’on peut moins facilement ne pas la voir (contrairement à la religion, par exemple). Une fois qu’on a relevé l’information, on passe à autre chose : la technique, l’interprétation, la projection, la musicalité, le rêve que la danseuse porte vers nous.

C’est ainsi que j’interprète le message et les objectifs des danseurs qui ont participé à la rédaction du manifeste d’août 2020 : préserver les générations futures de tout racisme, leur permettre d’être eux-mêmes, plus visibles, mais aussi d’être jugés sur leur talent. Je crois qu’aucune ballerine n’a envie d’être remarquée pour son appartenance à une minorité, qu’aucun danseur ne souhaite être regardé pour ses origines, même s’il en est fier, ni qu’aucun enfant à la peau vraiment foncée ne voudrait ni ne pourrait – le fardeau serait trop lourd – voir son parcours érigé en symbole.

Après l’âge de l’innocence

Le manifeste « De la question raciale à l’Opéra national de Paris » a fait office de  prise de conscience publique, et historique, de l’absence de diversité du corps de ballet : la question, hier invisible, est maintenant en pleine lumière. Nous voilà sortis de l’âge de l’innocence, et entrés dans l’ère des paradoxes : la diversité est souhaitable, et peut-être adviendra-t-elle d’elle-même (ce n’est pas impossible) ; idéalement, elle devrait apparaître sur scène comme naturelle, jusqu’à devenir un non-sujet (ce n’est pas inaccessible : dans le milieu préservé qu’est l’Opéra, il est plus facile de n’être pas racisé que dans un commissariat) ; toute la difficulté est que dans l’intervalle, l’Opéra est poussé à agir. Et qu’il faut espérer que les mesures qu’il prendra ne soient ni inutiles, ni néfastes.

Les injonctions paradoxales de la tutelle

La mission Rivière-Ndiaye ne s’arrête pas aux subtilités de la relation entre la scène et la salle, dont je viens de dire quelques mots. Elle raisonne selon un modèle général, conçu pour des problèmes sociaux massifs – les discriminations dans l’éducation et l’emploi selon l’âge, le sexe, l’origine et le handicap –, et affectant des centaines de milliers de personnes. Mais l’adéquation de la méthode et de ses outils aux enjeux de l’Opéra de Paris n’est que partielle.

Il y a une similitude de situation : comme indique le rapport de l’Institut Montaigne sur les politiques de diversité, dont la mission adopte les recommandations, « une forte pression pèse sur les entreprises qui doivent lutter, sans pour autant avoir les moyens de le faire, contre des discriminations créées très en amont du marché de l’emploi » ; changez « entreprises » par « École de danse et Direction de la danse »  et « marché de l’emploi » par « concours d’entrée », et vous avez quasiment une phrase du rapport.

Hormis, et ce n’est pas anodin, l’incise sur l’inadéquation des moyens aux fins : du coup, la recommandation n°9 du rapport, consistant à « redéfinir le projet d’établissement de l’École de danse, en repensant ses relations avec l’extérieur et en fixant des objectifs de diversité et d’ouverture », ressemble à une « injonction publique paradoxale ». Une de plus : Aurore Gorius, à qui j’emprunte l’expression, remarquait qu’au début des années 2010, l’État poussait l’Opéra à développer ses recettes propres, ce « qui oblige à augmenter le prix des places en dépit de sa mission d’ouverture sociale » (« Les gâchis de l’Opéra de Paris », Revue du crieur, 2017-1, p. 43). De même, il y a quelque inconséquence historique, de la part de la tutelle, à demander à l’École de danse de diversifier rapidement son recrutement, trente ans après avoir soi-même asséché l’écosystème de la danse classique : la France est un pays où l’affirmation institutionnelle de la danse contemporaine s’est faite en partie par éviction de la technique classique, laissant le ballet de l’Opéra dans un splendide isolement, dont il a profité, mais dont il paie aussi aujourd’hui les conséquences.

Donnez de la subtilité à un bureaucrate, il vous fera un baromètre.

La recommandation n°17, elle aussi inspirée du modèle général des politiques de diversité du secteur privé, suggère de mener – au niveau de l’École comme du corps de ballet, du chœur et de l’orchestre –, un « travail statistique » de manière à « mieux cerner les origines sociales des artistes, mais aussi leur parcours de formation », en suivant le parcours des personnes se présentant aux concours (avant comme après), puis leur cheminement aux étapes suivantes, « afin d’identifier clairement là où se concentrent les difficultés » (p.46).

Pourquoi pas ? Pour la danse, cependant, je vois trois complications :

  • vu la petitesse des effectifs, l’anonymat risque de n’être pas vraiment garanti (ce qui est un impératif pour le recueil de données sensibles), surtout si l’on étudie les passages d’une division à l’autre (à l’École), les concours d’entrée et de promotion (à l’Opéra) ;
  • au niveau de l’École de danse, il faudrait soit raisonner à partir du pays de naissance des parents et grands-parents (ce qui n’apporte qu’une information partielle et indirecte), soit demander aux personnes concernées « de décrire la perception qu’[elles] ont de leur couleur». Mais dans ce cas, se fiera-t-on aux enfants ou aux parents ? S’il s’agit de suivre de manière longitudinale le parcours des élèves, il faudrait choisir les premiers, au risque de les perturber. Et si l’on opte pour les seconds, il n’y aura pas forcément correspondance entre la déclaration des parents à l’entrée et celle des mineurs devenus majeurs à la sortie, ce qui posera des problèmes inextricables d’analyse (sans compter que l’auto-perception peut changer au fil du temps) ;
  • enfin, d’une année sur l’autre, les indicateurs de progression pourraient bien être décevants sans qu’on puisse y voir, de manière probante, l’indice d’un échec de l’Opéra à tenir ses objectifs (une fois encore, la base statistique est trop étroite).

En somme, la mise en place d’un tel suivi serait un casse-tête méthodologique, pour une valeur ajoutée assez précaire en termes de connaissance. Qu’on me comprenne bien : je ne dis pas qu’il ne faut pas mesurer, mais que l’échelle n’est pas la bonne (pour progresser dans la compréhension des phénomènes, la population pertinente serait celle de tous les petits danseurs dans tous les styles).

Les gros sabots

IMG_20210519_172547.jpgPar ailleurs, j’observe qu’il y a une différence entre mobiliser des données dans une logique de connaissance, et le faire avec un objectif de gestion. Dans le premier cas, il s’agit d’un travail scientifique, qui pourrait être conduit avec toute la rigueur de la statistique publique. Dans le second cas, les garanties sont moindres, et d’autres questions émergent : qui aurait la main sur le baromètre ? Les ressources humaines, la direction, la mission diversité du ministère ? Dans quelle logique ? Une communication à gros sabots ? Le risque n’est pas exclu.

Par contraste, la recommandation n°18, qui suggère la création d’un baromètre de la diversité pour l’ensemble des arts de la scène, désigne un destinataire précis et sérieux (la direction de la prospective et des statistiques du ministère de la culture), et vise à permettre une comparaison sur l’ensemble des institutions culturelles, ce qui est de bonne méthode.

Faut-il des modèles ?

Pour accélérer la transition, le rapport suggère aussi – c’est une partie de la recommandation n°12 – une mesure expérimentale : « démarcher des artistes non-blancs de haut niveau en France comme à l’étranger, pour les intégrer dans le Corps de Ballet. Un apport de quelques personnes par an pendant cinq ans permettrait ainsi d’envoyer un signe fort de diversification et de créer des « rôles modèles » si essentiels pour susciter des vocations ».

La suggestion s’inscrit dans une réflexion qui englobe aussi l’enseignement de la musique (plus structuré que celui de la danse, mais confronté à des biais de recrutement similaires). Si j’avais tenu la plume, j’aurais dit que pour ouvrir l’apprentissage de la musique, il faudrait d’une part en réformer la méthode (notamment pour le solfège), d’autre part se donner les moyens d’une éducation musicale à l’école digne de ce nom. Faute de quoi, on est obligé de tabler sur des programmes de démocratisation culturelle, souvent bien conçus, mais sans impact structurel (le rapport en présente quelques-uns). Et c’est « en attendant » que ces derniers produisent leurs effets que la mission propose des actions positives pour « rendre visible la diversité».

Il s’agirait donc d’une mesure transitoire de discrimination positive, d’un petit « coup de pouce » pour accélérer les choses. Je n’ai pas d’opposition de principe, mais la mesure me semble à la fois difficilement réalisable et pas indispensable :

  • même en faisant abstraction de l’opposition, probable, des danseurs de la troupe, pense-t-on qu’on trouvera des candidats qui auront envie d’être embarqués dans cette expérience ? Si vous entrez à Sciences Po via le dispositif des conventions d’éducation prioritaire, cela n’entame en rien l’estime que vous avez de vous-même : on vous met juste le pied à l’étrier pour suivre le même cursus et faire vos preuves comme les autres. En revanche, si vous êtes un danseur déjà formé et de «haut niveau », vous n’avez ni besoin ni envie de venir à Paris pour un CDD durant lequel vos collègues vous battront probablement froid, et où vous risquerez d’être regardé, à chaque entrée en scène, comme un « signe fort de diversification ». À mon avis, personne ne peut désirer ce rôle. Il y a un paradoxe de la diversité en scène, et nos auteurs ne l’ont pas perçu : aucun artiste ne va se brûler les ailes pour faire avancer un agenda sociétal (et c’est cruel de le lui demander) ;
  • par ailleurs, postuler la nécessité de « rôles modèles» (cet anglicisme est hideux, mais il n’y a pas mieux) pour faire bouger les choses repose sur un raisonnement circulaire. Si la première femme astronaute avait attendu d’avoir un modèle, on attendrait encore. Dire que c’est « essentiel » pour susciter des vocations est excessif. Ça facilite, mais dans des proportions inconnues ; et en tout  cas, les séries TV américaines font déjà ce travail, à grande échelle.

Bref, et comme on dit quand on lance un vaccin, le rapport bénéfice-risque de la recommandation n’est pas très favorable.

L’esprit plutôt que la lettre

Il y a de grandes chances qu’elle finisse aux oubliettes, et c’est tant mieux. D’autres conclusions du rapport Rivière-Ndiaye subiront sans doute le même sort, sans que personne ne s’en plaigne, même leurs auteurs. Car chacun sait que ces documents sont faits pour être enterrés.

Pourquoi alors me suis-je fatigué à lire celui-là, qui n’est pas mémorable, et agace par ses approximations sur les champs lyrique et chorégraphique ? Pourquoi s’échiner à en dégager la logique, en pointer les insuffisances et les incohérences (et encore, je ne l’ai épluché que sous un angle étroit) ?

D’abord, et comme je l’ai dit au départ de cette longue série, la question de la diversité du corps de ballet est légitime et mérite un débat rigoureux, informé, dépassionné. J’ai donc tenté de saisir la balle au bond.

Ensuite, parce que le débat touche – concrètement –  des enfants ou de très jeunes adultes, et qu’il n’est pas question de voir leur engagement broyé sous des logiques idéologiques ou des raisonnements contre lesquels ils seraient impuissants. D’où qu’ils viennent, il faudra les regarder en danseurs, et pas en porte-drapeaux.

Enfin, parce qu’il faut préserver, dans la discussion comme dans les solutions, l’autonomie de la sphère artistique. La diversité sur scène ne se pense pas comme dans d’autres secteurs, il faut y songer. Et les solutions, si elles viennent du monde de la danse – profs, interprètes et chorégraphes –, ont plus de chances d’être pertinentes et de produire leurs effets que si elles sont conçues par les bonnes âmes de l’administration, toujours promptes, sous couvert d’intérêt public, à vous corseter sous les indicateurs de performance.

Ou pis, à vous imposer leur suffisance. Il y a toujours, dans les rapports publics, le moment de la prétérition : je ne vais pas faire ceci, car cela dépasse mes compétences, mais je le fais quand même. Dans le rapport Ndiaye-Rivière, ce moment intervient en conclusion : une phrase alambiquée nous dit que l’art contient la possibilité de nous amener à faire société « dans la joie d’une culture commune » et affirme que c’est « cela que le public en attend, et pas uniquement la reproduction d’un art figé, aussi élégant et parfait formellement soit-il » (p.50).

À ce stade, on fera l’économie de discuter de la pertinence de ce qui ressemble à une pique contre le style de l’École de danse française. Il suffit de dire aux deux auteurs qu’ils n’ont aucun titre à s’exprimer à la place du public.

 

Un grand merci à Fenella et Cléopold pour leur relecture attentive et leurs suggestions sur le texte de cette série. Tout ce qui est clair leur doit beaucoup. Les illustrations sont une création collective.

 

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Ra/Ro/Ba/Pk : Have a nice day!

P1010032March 29, 2016, Palais Garnier: Ratmansky, Robbins, Balanchine, Peck.

The evening was…nice. Lightweight. No, as corporate America calls it: “lite.”

“Oil, vinegar, sugar and saltness agree: to make out the dinner, full certain I am.”

During a short evening in Paris that seemed endless — marketed as an unprecedented resurrection of the New York piano-ballet “tradition,” (Oh really? Again?) — I slumped mournfully in my seat. The evening offered no sass, no fun, no spirit, no vinegar. Just niceties to nibble upon, that never dished out a full meal.

“Here lies David Garrick, describe me, who can/an abridgment of all that was pleasant in man.”

Just before dying in 1774, Oliver Goldsmith tried to respond to the actor Garrick’s joshing challenge that they write each other’s obituaries. Goldsmith entitled his version “Retaliation,” and it’s a fine and sassy and bitchy text. Indeed very New York ca. 1974 in spirit, where « piano ballets » had recently been born, and all of us were cynical about nearly everything.

I should probably not equate the Piano Ballet — as invented by Robbins and as a genre into which Balanchine took minor excursions — with a great hammy actor nor with Edmund Burke (whom Goldsmith likens to « a dish of tongue with brains on the side »). Yet I wondered, as the single or duo pianos continued to percuss no matter what, whether Ratmansky and Peck – in a program chosen by Millepied seemingly to retaliate against what he perceived to be a too French company (whatever that cliché means) — hadn’t simply added a last, but a most pale, page to the Balanchine/Robbins graveyard book. As the Trocks via Peter Anastos skewed it so right way back then: “Yes, Virginia, another piano ballet.”

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The only memory I had the next morning of either Ratmansky’s “Seven Sonatas” or Peck’s “In Creases,” was of Marc Moreau presenting joyous and swift and even almost ironic enjoyment of the steps both of them. But what were the steps?

“Who, too deep for his hearers, still went on refining/and thought of convincing, while they thought of dining.”

Beyond Moreau, I sat there thinking that both ballets were…nice. Pleasant, easy to digest, perfect for sucking up to a sponsor on corporate evenings. Indeed, this night at the Palais Garnier was one where, yet again, preparations for yet another privatized cocktail party shut off the Grand Foyer – and even the Avant Foyer — to the dismay of the little people, aka the normal ticket-paying audience. Perhaps not every idea “made in America” is worth celebrating.

Ratmansky’s “Seven Sonatas” with three utterly committed couples swooping about to Scarlatti did include some nice images. One was where the dancers seemed to form a lock around a dancer who served as a key. The piece served up many nice bits of “stop and go and go around in between.” But the dance ultimately provided no surprises nor did it offer any real technical challenges. Looked comfy, danced with utter ease by the gang of six dancers…nice. Channeled a bit of Robbin’s “Interplay” at one moment and then reverted back to a totally Scalieri to Mozart ratio by staying very on the music. I kept thinking it was over and then it continued to continue, sweetly, on. When the thing finally ended, I scribbled to myself: “ooh kay, we’ve finally finished off all the music. Let us kneel down then, then.”

“But let us be candid, and speak out our mind/If dunces applauded, he paid them in kind.”

If the Anglo media accords genius status to Ratmansky, and now Peck, I say fine but just don’t bash me on the head with it. For I have zero, zero, visual memories (and I am not that old) of the latter’s piece (except for a bit of grinning maestra, again, provided by Marc Moreau) as I sit here one day later. That normally doesn’t happen to me. And the thing only lasted 12 minutes, so who’s fault is this black-out? Not that of the dancers.

I should not have been thinking throughout Peck’s In Creases, “wow, instead of white ankle socks the men in this plotless ballet get black ones!” Nor that Philip Glass had invented easy-listening music. I sat there going: “Ah, Raveau; ah Guérineau, ah, Barbeau, ah Moreau…hiiiiii!” when I should have been thinking, “wow, I can’t even think at all.” The saddest thought? No reason to return to see the ballet again. It was nice. But it’s over.

Sandwiched in the middle, the “begats.” An homage to “Our fathers, who art in heaven” aka Robbins and Balanchine, whom Millepied as director seemed to imagine had never been danced here before.

“Who peppered the highest was surest to please.”

Robbins created the lightly camp “Other Dances” for a pair naughty and nice: Makarova and Baryshnikov. They clearly knew they had become larger than life and perhaps chafed at having been anointed ambassadors of the “Russian soul” by adoring — if slightly annoying — audiences. All those folklorish embellishments just served to add on to a, by then, tired in-joke about being defined as Slavic, Russian or even Polish – where is Latvia? – whatever. Being born in the USSR was all that they had in common as dancers and people, really.

Here Ludmila Pagliero used a neat trick of having her feet always hesitate a split second before caressing the surface of the stage, her keyboard, the way the greatest pianists’ fingers are sometimes are wont to do. And Matthias Heymann brought his elegant precision to the table and seemed to float above it.
But…

“Here lies honest Richard, whose fate I must sigh at/Alas, that such frolic should now be so quiet.”

…But both seemed to be missing something: a hammy awareness of, and a catering to, the audience’s expectations. Long before Instagram, Robbins had slyly implied this to the world out there beyond the steps he set. “Other Dances” is what today we could consider the selfie of two stars, replete with ironic hashtags. Neither Pagliero nor Heymann is a diva or divo, a full-out “monstre sacré” replete with attitude…not yet. For now, I cannot imagine Pagliero sweeping into a rehearsal studio in a floor-length mink, loosely waving a long cigarette holder while coiffed by a turban. Nor, for the moment, can I imagine Heymann tap dancing on TV with Liza or, like Nureyev, dealing with Miss Piggy in violent and hilarious ways. For the moment, their stage personas are too nice. But I hold out hope for both of them.

“And Dick with his pepper shall heighten the savour/Our Cumberland’s sweet–bread its place shall obtain.”

And so on to Balanchine’s short little piece of fluff, Duo Concertant. Myriam Ould-Braham’s fiery and delicate feel for space met Karl Paquette’s gentle, sweet, honest, moves. She relaxed into his superb partnering. Yet, while Ould-Braham does bring to mind Kay Mazzo’s spidery use of her limbs, here we could have used someone casting a Bézard, a Marchand, a Bélingard, a little bit of pepper, a hint of danger to match Stravinsky’s musical challenge. Two people listening to a piano and then going off to dance from time to time – is that totally undramatic, even a bit lazy on the part of the choreographer, or what? This lightweight thing needs a hint of spice, as in “Our Will shall be wild fowl, of excellent flavor”, to cite Goldsmith again. Peter Martins could seem as beautiful as Paquette at first, but Martins always turned out to be as cold as a herring, even slightly dangerous. Martins’s blonde hair hid a shark’s fin. Here, even in Balanchine lite, make it more wild, not nice.

“Our Dodds shall be pious, our Kenricks shall lecture/Macpherson write bombast, and call it a style/Our Townshend make speeches, and I shall compile.”

No. This rather nice program will not become part of my personal anthology, sorry…

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Cérémonie des Balletos d’Or 2014-2015 : nouvelle querelle de régime

Le trophée Balleto d'Or 2014-2015 est une tête de Poinsinet en plastique doré à l'or fin.

Le trophée Balleto d’Or 2014-2015 est une tête de Poinsinet en plastique doré à l’or fin.

Pour sa 4e édition, la cérémonie de remise des Balletos d’Or atteint presque l’âge de raison. Il était temps ! Les organisateurs ont fait de leur rendez-vous estival une répétition générale du gala de rentrée du Ballet. Ce dernier prévoit en effet une « montée des marches » qu’on ne saurait improviser. Les heureux invités ont discrètement testé leurs effets de frou-frou.

Les photos ayant été interdites, on ne vous dira rien des tenues du tout-Paris qui danse. Sachez seulement que James, dont le pantalon de smoking est mité aux fesses, a tiré sa veste vers le bas à s’en faire mal aux bras. Espérons qu’il aura bientôt réglé ce souci d’intendance.

Les Balletonautes saluent sans réserve le retour à Garnier d’un glamour que le look mémère-Damart de la précédente direction avait fini par entamer. Les grincheux mal habillés ayant été interdits d’entrée, l’ambiance était à l’entre-soi, et le champagne comme les petits fours proposés dans le Grand foyer se trouvaient pour une fois en suffisance.

C’est là qu’on aperçut Poinsinet, le fantôme de l’Opéra, qui se précipita vers le carré VIP en criant « Cuckoo the friends !». À ceux qui s’étonnèrent de ce langage, il expliqua doctement que, suivant l’air du temps, il parlait à présent en anglais.

James rectifia : « c’est du franpied, le curieux idiome qu’emploient les danseurs de l’Opéra de Paris sur les réseaux sociaux pour faire chic et international, comme leur nouveau directeur ». Et d’expliquer que, à présent, quand un danseur publie une vieille photo de spectacle, ces bons souvenirs deviennent de « good remembers ». « Vous voulez dire une joyeuse mémoire ? », demanda Fenella, sans obtenir de réponse.

Car chacun était occupé à gloser sur l’ampleur du phénomène, qui dépasse largement nos frontières : n’a-t-on pas vu José Martinez écrire à Mathilde Froustey ‘’merci for been like you are’’ ? Un maître de ballet expliqua aussi qu’au jour le jour, plus rien n’était comme avant : quand on demande au corps de ballet un exercice de petite batterie avec « a split-second velocity », il y en a toujours quelques-uns pour croire qu’il faut faire un plié à la seconde en tenant son Vélib’ d’une main.

De même, quand le journal de l’Opéra En Scène parle de l’accession de Laura Hecquet au statut d’étoile comme d’un « rêve exhaussé », on ne sait plus si c’est une inexcusable bourde ou un subtil jeu de mots d’une équipe de communication épuisée (exhausted) de jongler sans cesse entre français et anglais.

Pendant ce temps, Poinsinet mettait en pratique ses nouvelles compétences linguistiques en présentant à une ballerine anglaise de petits sandwiches aux champignons qu’il présentait comme des « fungus canapé ». Un danseur qui passait par là lui proposa en pouffant les reliefs de son « pied d’athlète« . Fenella tenta de détromper notre fantôme de l’Opéra mais, à son grand étonnement, il ne rencontra pas plus de succès en braillant à tous vents « please take my mushroom couches ».

Mais revenons à notre cérémonie. Une étoile, non récompensée cette année, mais commise à la remise des prix, débuta son discours par un mignon : « I have no price this year ». William Forsythe et Fenella éclatèrent de rire : « That’s priceless ! ». Elle s’énerva : « C’est ce que je viens de dire, ce n’est pas sympa d’ailleurs de m’avoir oubliée, and it’s not fun du tout! ». La moitié de l’assistance prit son parti ; l’autre rigola encore plus fort, redoublant l’incompréhension réciproque.

Il était écrit que la confusion linguistique ne nous épargnerait pas. On décréta que la remise des prix serait quadrilingue. Poinsinet fut préposé aux annonces en franpied, la langue des danseurs modernes : « we felicitate the recipiendaire for his engagement on scene ». Fenella se chargea du Frenchfoot (la langue-miroir des Américains à Paris) : « bravo au récipient pour ses fiançailles sur la Seine » ! Cléopold assura la traduction anglaise (« congratulations for your emotional commitment on stage »), non sans rajouter des considérations de son cru. James se chargea avec concision de la version française.

L’inconvénient de ce régime linguistique proto-onusien fut la longueur. À minuit, un quart des prix seulement était distribué. Tentant de distraire l’assistance, Mikhail Baryshnikov fit remarquer que depuis la saison 2011-2012, les Balletonautes avaient attribué 166 prix à 186 personnes physiques ou morales (‘’one hundred and sixty six Prizzzzzes’’, traduisit James en postillonnant).

Certains heureux élus en profitèrent pour se rengorger. Car il y a, au sein de la caste très sélect des Balletodorés, des catégories encore plus restreintes, composées de ceux qui ont été honorés plusieurs fois. Les heureux quadruple-dorés sont une élite choisie : dans l’ordre alphabétique, il y a Audric Bézard, Aurélie Dupont, Brigitte Lefèvre, Benjamin Millepied, Stéphane Phavorin et Laëtitia Pujol.

Cette dernière remarqua avec classe qu’elle fut le plus souvent distinguée avec un partenaire de scène, et qu’elle préférait éviter de tirer la couverture à elle. Les autres – dont une partie oublie opportunément que son prix s’appelle « Goujaterie », « Navet » ou « Biscotte sans sel » – jouèrent des coudes pour être le mieux placé sur la photo.

Les triple-dorés (MM. Bélingard, Belarbi, Kobborg, Forsythe et Mlle Ould-Braham) réclamèrent aussi leur place au soleil du soi-portrait collectif. Et voici que les double-dorés (qu’on renonce à citer : il y a, au bas mot, 10 ballerines, 12 danseurs et un chorégraphe) montèrent aussi sur le podium. Qui s’écroula fatalement quand tous les mono-dorés, perdant patience, entrèrent dans la danse en allant chercher leur trophée tous en même temps.

Seule Sylvie Guillem, qui n’a jamais eu de Balleto d’or, resta digne et philosophe devant l’inévitable bataille finale : « quand je suis arrivée à Londres, moi aussi je parlais anglais comme une vache espagnole… et personne ne s’en souvient aujourd’hui. De toutes façons, le chic 2015-2016, ce sera de parler japonais ».

On verra bien. On sait déjà en tous cas que, la prochaine fois, le nombre de prix pour une personne sera limité à un par an. Et qu’il sera interdit, sous peine de retrait, d’utiliser son trophée pour taper sur son voisin.

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Royal Ballet. Programme mixte. Du sur-mesure…

P1000939Tout au long des vitrines et des couloirs du Royal Opera House, on peut contempler les maquettes, les costumes et les accessoires de la pénultième création de Wayne McGregor pour le Royal Ballet, The Raven Girl. Ces palimpsestes occasionnels (le ballet sera après tout peut-être repris) sont pour le moins fascinants. Les dentelles gothiques des costumes féminins, les académiques comme tatoués, les créatures mi-humaines mi-carapaces ou enfin les « humains » schématiques qui entourent la princesse-corbeau, sont des créations visuelles frappantes. Dans les hauteurs du théâtre, au niveau du couloir de l’amphithéâtre où on s’apprête à prendre sa place, les lithographies de la créatrice de l’argument du ballet, Audrey Niffenegger, mélangent malaise et enchantement. Franchement, un livre serait édité de l’Histoire de Raven Girl, je l’achèterais sur le champ et … on envisagerait presque de traverser le Channel lors d’une prochaine reprise de cette œuvre. Pourtant, l’ami James ne s’était guère montré conquis, la saison dernière. Mais tout le monde peut se tromper.

 

Son jugement sans appel« le chorégraphe a trop misé sur la vidéo et les accessoires (les masques, les ailes-prothèses), et pas assez sur le pouvoir expressif du mouvement » – n’a cependant pas tardé à nous résonner dans l’oreille. C’était dès le lever de rideau sur le nouvel opus de chorégraphe en résidence. Car Tetractys, sur l’Art de la Fugue de Jean-Sebastien Bach, c’est l’habituelle et interminable suite d’acrobaties accomplies en duo, en trio, ou à plus si affinités, que nous sert le chorégraphe britannique depuis plus d’une décennie. Seul l’emballage change.

Tetractys – The Art of Fugue; Photo Johan Persson, 2014, courtesy of ROH

Tetractys – The Art of Fugue; Photo Johan Persson, 2014, courtesy of ROH

Cette fois-ci, la créatrice plasticienne se nomme Tauba Auerbach. Elle a rempli la scène de jolis néons colorés qui évoquent vaguement des chaines moléculaires mais qui sont censées exprimer schématiquement des formes musicales inspirées de l’œuvre de Bach. Les douze danseurs sont vêtus de coquets académiques assortis à l’éclairage et à leur couleur de peau (Underwood, à la peau mâte écope du rouge) ou de cheveux (le rouquin McRae est en vert). Durant la première moitié de la pièce (celle où j’avais encore les deux yeux ouverts), le nombre de danseurs sur scène égale même le nombre de néons allumés. Le plateau est riche. Huit des danseurs sont des Principals de la compagnie. Ceux-ci semblent aimer travailler avec le chorégraphe. McGregor crée en effet sur eux des chorégraphies « sur-mesure ». Cela réussit néanmoins plus à certains qu’à d’autres.

Ed. Watson et Sarah Lamb évoluent avec aisance sur les pas contournés du chorégraphe. Watson y déploie ses lignes infinies et son extraordinaire flexibilité et Lamb joue de sa plastique parfaite en y introduisant des vacillements de la colonne vertébrale hétérodoxes. Au début de la pièce, on soulève même une paupière pour un pas de deux entre Watson et Natalia Osipova. La demoiselle n’a peur de rien, pas même de paraître occasionnellement moche dans une passe tarabiscotée. Mais elle entretient un mouvement perpétuel qui force l’admiration. Paul Kay, condamné pourtant à rouler des épaules, le fait avec autorité et on le remarque. Pour d’autres, les bénéfices de l’apport d’une pièce de McGregor dans leur répertoire restent à déterminer. Car le chorégraphe explore le fin-fond des capacités physiques de ses danseurs – ce qui explique sans doute pourquoi ils l’apprécient tant – mais échoue, la plupart du temps à capter l’essence de leur personnalité : la poétique présence de Marianela Nuñez, le bouillonnement juvénile de Federico Bonelli ou encore l’élégance non dénuée d’humour de Lauren Cuthbertson sont noyés dans cette fastidieuse accumulation d’entrelacs corporels.

Pour la représentation du soir, on s’était bien juré de résister sans ciller aux trente-cinq minutes que dure Tetractys afin de s’assurer si la première impression était la bonne. Cette épreuve nous a été épargnée à la faveur d’une indisposition de Thiago Soares et d’une collision qui a fait voir double à Natalia Osipova. La critique anglo-saxonne s’est émue du haut niveau de danger généré par le partenariat dans le ballet contemporain. Pour moi, qui ai vu des danseuses s’assommer dans les ballets les plus classiques, j’ai surtout été interpellé par le fait qu’une compagnie aussi sérieuse que le Royal Ballet ait permis à un chorégraphe de créer un ballet d’étoiles sans doublure aucune. Comme une robe « haute couture » certains ballets présentent l’inconvénient de ne convenir qu’à la personne pour qui ils ont été créés.

Rhapsody. Matinée du 8/02

Rhapsody. Matinée du 8/02

Cette maxime aurait pu tout aussi bien convenir au Rhapsody de Frederick Ashton. Créé en 1980 à l’occasion de quatre-vingtième anniversaire de la reine-mère d’Angleterre, le ballet avait comme principal propos d’exhiber une jolie « prise » de la première compagnie britannique en la personne de Mikhail Baryshnikov. Celui-ci avait accepté de venir passer une saison avec le Royal Ballet dans l’espoir de travailler avec le célèbre chorégraphe. La création fut une déception pour le célèbre danseur. En préambule, Ashton demanda a Baryshnikov de lui apporter « tous ses pas » puis créa un ballet où tout le monde dansait anglais excepté le danseur principal, à la fois mis à l’honneur et exclu du groupe.

Cette œuvre a jadis fait partie du répertoire de l’Opéra et ne m’avait pas laissé de souvenir impérissable. J’avais étiqueté cela, sans doute un peu rapidement, comme du sous-Balanchine. Il faut dire que la production importée à l’époque du Royal, la 2e en date depuis la création et heureusement abandonnée depuis, était absolument sinistre. Le ballet semblait présenté dans une lourde céramique Art Déco qui aurait copié des motifs des peintures de Sonia Delaunay. Les costumes étaient noirs pour les filles et les garçons portaient des sortes de casaques militaires tarabiscotées. De plus, le ballet de l’Opéra n’avait pas nécessairement le style qui convenait à cette pièce. Dans un moment en particulier, où les six filles du corps de ballet entrent sur pointe en oscillant leurs bras-couronne en opposition, les danseuses de l’Opéra déployaient trop de fluidité. Leurs poignets ductiles étaient fort jolis à regarder mais n’avaient pas la force des couronnes un peu stéréotypées de l’école anglaise qu’on pouvait observer samedi au Royal Opera House. On repérait ainsi immédiatement dans cette entrée Ashton se citant lui-même. Du coup, le contraste avec le premier rôle masculin reprenait toute sa saveur.

Rhapsody. Yuhui Choe et Valentino Zucchetti.

Rhapsody. Yuhui Choe et Valentino Zucchetti.

Encore faut-il pouvoir entrer dans les pas de Baryshnikov. En matinée, le jeune et talentueux James Hay récitait avec brio un texte qu’il n’avait pas encore absolument fait sien. Les « pas » de Baryshnikov étaient bien là, faciles et fluides, mais les pitreries du danseur flirtant avec l’irrévérence sonnaient un peu trop potache. À ses côtés, Francesca Hayward se coulait avec grâce dans la partition à base de rapides enchaînements de pas sur pointe et de jolis ports de bras jadis créés pour Lesley Collier. Tout cela avait beaucoup de fraîcheur. Le soir, Valentino Zucchetti, appuyait plus le côté cabotin du danseur. Son interprétation moins « correcte » mais plus « risque-tout » était plus achevée. Les six garçons du corps de ballet semblaient se lancer à sa suite dans une course poursuite. Les lignes n’étaient pas toujours respectées, mais l’effet d’urgence était excitant à l’œil. Dans le rôle féminin, Yuhui Choe était délicieuse à regarder : ports de bras délicats, suspension sur pointe et liberté de la tête sur les épaules, célérité enfin. À la fin du ballet, la danseuse effectue une sorte de renversé accompagné d’un rond de jambe à terre. Mlle Choe le découpe musicalement en trois sections : la jambe, le buste et enfin la tête tournent. Un plaisir des dieux.

Pièce créée sur un danseur en particulier, réutilisation de recettes éprouvées, partition presque galvaudée à force d’être connue. Qu’est-ce qui peut bien séparer Rhapsody de Tetractys? Sans doute le fait qu’Ashton pensait « mouvement » avant de penser « combinaison de pas ».

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Gloria. Matinée du 8/02

Kenneth MacMillan, comme McGregor aujourd’hui, était une chorégraphe attaché à certains danseurs. En 1980, son « Gloria » fut créé pour Jennifer Penney (co-créatrice de Manon), Wayne Eagling et Julian Hoskin. Sur le Gloria de Francis Poulenc (1960), MacMillan a réglé une curieuse pièce autour de la Première Guerre mondiale. À l’instar de la partition de Poulenc dont la religiosité est parfois parasitée par la sensualité des harmonies, la partition dansée et la scénographie sont d’une beauté et d’un lyrisme qui ne rendent pas vraiment compte de l’horreur de la guerre des tranchées. Même si le décor évoque un talus, même si les costumes aussi bien masculins que féminins sont librement inspirés des uniformes britanniques de la Grande Guerre, on reste bien loin d’Otto Dix ou de La table verte de Kurt Jooss. Le génie particulier de MacMillan se déploie dans le trio principal (deux hommes et une femme) au partnering à la fois lyrique et élégiaque et les deux quatuors (une fille et trois garçons) à la vélocité roborative. On finit néanmoins par se rendre compte que cette pièce se présente en fait comme un monument à la Première Guerre mondiale plutôt qu’une évocation de ses horreurs. Les solistes incarnent plutôt l’esprit de l’après guerre, ses blessures et ses espoirs. À la fin du ballet, l’un des membres du trio recule sur le bord du talus et se laisse happer par le vide : une métaphore de la dépression post-traumatique des anciens combattants ou de la disparition de la société d’avant-guerre ?

Les deux distributions du trio qu’il nous a été donné de voir ont chacune donné une intonation différente au ballet ; preuve, s’il en était besoin, qu’un chorégraphe peut créer sur des danseurs précis tout en laissant la place à l’imagination et à la sensibilité de leurs successeurs. En matinée, Melissa Hamilton, dont c’était la prise de rôle, vibrait d’une émotion toute charnelle aux côtés d’Edward Watson que son souffle sous les pieds apparentait à une sorte de Pégase ou de victoire ailée. Le soir, Sarah Lamb dansait de manière plus détachée et abstraite. Son association avec Carlos Acosta (tout en ronde bosses) et Ryoichi Hirano (qui remplaçait Nehemiah Kish en matinée et Thiago Soares en soirée) tirait le ballet vers la statuaire des monuments aux morts d’après-guerre.

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Charles Sargeant. No man’s land (1919-1920). Bronze. Tate Britain

Statuaire certes, mais une statuaire animée… Kenneth MacMillan-Pygmalion est un chorégraphe aimé des photographes car ses passes chorégraphiques créent de beaux moments arrêtés sur le papier. Mais à la différence de l’actuel chorégraphe en résidence du Royal Ballet, ses poses se captent dans un flot continu de mouvement et les scénographies qu’il utilise ne sont pas juste des « installations » dont la place serait plus appropriée dans une galerie d’art moderne ou dans un joli livre aux précieuses illustrations.

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Les millepieds dans le plat

Dans un café bien connu des habitués de Garnier

Un 24 janvier, en fin d’après-midi.

Gravure extraite des "Petits mystères de l'Opéra". 1844

Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

Cléopold : « Tiens, Poinsinet ! Bonjour, cher fantôme de l’Opéra. Ça faisait un moment ! Mais que nous vaut cette mine piteuse et carton-pâte ? »

Poinsinet : « Ah, mon ami… Comme si vous ne le saviez pas ! Allons ! Mais voyons MILLEPIED ! Oui, oui, j’étais sur les rangs. Je faisais partie des neuf entretiens avec Stéphane Lissner… Et ça s’était passé merveilleusement ! Quand je lui parlais de ma première saison…  de la reprise de mon Ernelinde, son regard fixe et absorbé était sans équivoque ! D’ailleurs, il m’a coupé pour me dire que c’était très impressionnant et qu’il n’avait pas besoin d’en entendre plus pour mesurer de la grandeur et de la pertinence de mon projet !

Et puis voilà… Millepied… MILLEPIED ! »

Cléopold (un sourire narquois): « Allons, que voulez-vous. Au moins c’était un excellent danseur. Il vous laissera errer à votre guise dans les coulisses et les sous-sols comme l’ont fait ses prédécesseurs depuis 1767 et l’injuste chute de votre Ernelinde ! »

Poinsinet (fulminant) : « Un excellent danseur, un excellent danseur ! Qui l’a vu d’abord, le danseur ! Pas moyen de le savoir ! Pas même grâce à Youtube.» (L’air inquisiteur) « Vous l’avez vu, vous, peut-être ? ».

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Cléopold (très digne et très docte) : « Ça, c’est la malédiction qui frappe les danseurs du New York City Ballet qui sont sous la double coupe des tatillons Balanchine et Robbins Trust. Mais puisque vous le demandez… Oui, j’ai vu Benjamin Millepied, le danseur. D’ailleurs, si on devait me demander qui est Benjamin Millepied, c’est avant tout au danseur que je penserais. J’ai eu la chance de pouvoir le voir au New York City ballet entre 2002 et 2008. C’était, comment dire… à la fois exotique et familier. La première fois, qu’il est apparu dans Vienna Waltzes aux côtés de l’adorable Miranda Weese dans le deuxième mouvement rapide, j’avais été soufflé par son aisance et par ses lignes ciselées. Ses lignes… C’était un peu comme s’il dessinait avec un critérium. C’était net, précis, avec une petite pointe de sécheresse de trait. L’image ne m’est apparue que plus tard, en 2008, lorsque je l’ai vu à New York puis à Paris dans deux rôles de Robbins que j’avais beaucoup vu dansés par Legris. C’était dans la Fall section des Four Seasons et dans le danseur en brun de Dances at a Gathering

Poinsinet : « Hum, un « Américain ». Tout le monde sait que le salut ne vient que des Russes ou alors de la sacrosainte technique française ! Il n’est même pas passé par l’école de danse ! »

Cléopold : « Ah non, Poinsinet, vous n’allez pas tomber vous aussi dans le travers de certains journalistes étrangers qui annoncent comme une grande nouveauté le choix de quelqu’un de l’extérieur. Il y en a peu qui se sont souvenus que Millepied, c’est tout de même notre deuxième directeur français issu du New York City Ballet. »

Poinsinet : « Violette Verdy en 77? Oui, je sais, j’étais là… Mais elle n’avait pas été formée à la School of American Ballet comme le nouveau directeur… Ça en fait tout de même un tout petit peu un étranger, non ? »

Cléopold : « Étranger, Millepied ? En fait je me suis toujours dit que son style était essentiellement français. C’était flagrant dans Fancy Free où il jouait très second degré le premier marin, celui qui roule des biscottos. C’était irrésistible quand il se rentrait la tête dans le cou ou prenait des poses bravaches juste avant de faire une double pirouette en l’air finie de manière impeccable – en passant, il pourrait peut-être enseigner une classe spéciale à l’Opéra… Ça ne pourrait pas faire de mal à certains ! Oui, au fond, Millepied, qui n’est pas passé par l’école de danse de l’Opéra, m’est toujours apparu comme le danseur français du City Ballet. Il est de la même génération que Sébastien Marcovici, qui a terminé l’école de danse ; mais vous ne pourriez jamais le deviner tant il s’est transformé en avatar incomplet de Peter Martins ! »

Poinsinet (toujours chagrin) : « Il n’empêche ! Et d’ailleurs… Que faites-vous ici à m’importuner ? À chaque fois que je vous vois, vous jurez que vous ne remettrez plus les pieds dans ce café ! »

Cléopold (emphatique) : « J’ai une conférence éditoriale avec James et … il est en retard comme d’habitude, le bougre ! »

James (avec l’air d’y croire) : « Je travaille moi, Monsieur ! Bonjour Poinsinet. »

Poinsinet : « Tiens, vous voilà vous ? La dernière fois que je vous ai vu, vous étiez sous la scène, dans la salle des cabestans, les yeux bandés… que diable y faisiez-vous ? »

Cléopold (changeant opportunément de sujet) : « Notre ami Poinsinet est tout bouleversé par la nomination. Pour tout dire, je suis content pour le danseur mais un peu circonspect face au chorégraphe. J’ai toujours trouvé triste qu’il se soit si vite lassé d’être un interprète pour devenir un chorégraphe… inégal pour le moins… Amoveo ? J’ai cherché dans mes notes… C’est la seule soirée de la saison 2006 que j’ai renoncé à fixer sur le papier ». (rires) « Sa deuxième création, vous savez, celle d’hommage à Robbins, Triade… C’était intelligent, un peu extérieur… Ça reste de la chorégraphie en collage de citation mais enchaînées suffisamment rapidement pour qu’on ne se rende pas compte d’où elles viennent. C’est pareil dans sa chorégraphie pour Baryshnikov… Years Later, qui commençait par une citation de Suite of Dances et confrontait le danseur à des films de sa jeunesse pour un effet très Fred Astaire dans Swing time

James (pas convaincu) : « C’est joliment fait, avec métier et sens de la composition, mais cela reste superficiel, et laisse le même souvenir qu’un bonbon acidulé. J’ai eu la même impression avec son Spectre de la rose, créé à Genève en 2011 : une jeune fille rêve de trois prétendants, avec lesquels elle badine en roulant des hanches. Les bonshommes sont tous faits sur le même moule et la camaraderie sportive remplace l’impalpable émotion des parfums. »

Cléopold : « Joli, James ! Mais après tout… Ce n’est ni du danseur – qui n’est plus – ni du chorégraphe – qui a promis qu’il serait bien sage –, mais du directeur de la Danse que nous devrions parler… »

James (solennel) : « L’annonce de sa nomination a ceci de fâcheux qu’il nous reste à présent 20 mois à l’attendre. Pour patienter, on peut toujours faire des plans sur la comète. Toujours dans un esprit de conseil gratuit aux grands de ce monde, j’ai décidé d’établir un petit agenda dont le dévoilement progressif sera sauvagement aléatoire sur Les Balletonautes. »

Cléopold (frisant sa blanche barbe du doigt) : « Premier point ?? »

James (qui a certainement bien répété pour un effet garanti) : « Dans la liste des choses à faire, la priorité n°1 s’appelle : « botter le cul des étoiles ». Qu’on me pardonne, je n’ai pas l’exquise politesse d’Ariane Bavelier glissant dans Le Figaro que de nos jours, les danseurs « consacrés » ont leurs « exigences », et qu’à la dernière reprise de Don Quichotte, « la plupart des grandes étoiles maison sont restées en coulisse ». En clair, elles font ce qu’elles veulent, et il n’y a personne pour les aiguillonner vers le panache. »

Poinsinet : « Mais James, il est bien fini le temps des Taglioni et Elssler où les étoiles traitaient pied à pied avec la direction le montant de leur salaire annuel et les représentations à bénéfice en fonction de leur notoriété. Aujourd’hui, c’est à l’ancienneté. Et je peux vous le dire avec certitude, les étoiles honorent toutes leur contrat ! »

James : « C’est bien le moins, mais les contrats se bornent à définir un minimum de représentations à honorer chaque saison : 18 au total, qu’il s’agisse d’un rôle écrasant ou d’une panouille fastoche (à partir de la 19e représentation, elles perçoivent des « feux »).

Mais je raisonne à partir d’une définition artistique: être étoile, c’est une obligation de briller pour la compagnie. Ce n’est pas un statut prestigieux autorisant à s’endormir sur ses lauriers, ni un label de qualité pour aller cachetonner ailleurs. C’est une distinction dont il faut, chaque jour, se montrer digne. On peut le dire avec d’autres mots. Par exemple ceux qu’emploie Kader Belarbi – entendu par hasard à la radio aux alentours de Noël – quand il raconte qu’il dansotait tranquillement dans le corps de ballet depuis environ deux ans lorsque Rudolph Noureev l’avait en quelque sorte réveillé, en lui apprenant la rigueur et le dépassement de soi. »

Cléopold : « Mouuis, Kader, c’est aussi l’un des premiers danseurs à couper dans les rôles du grand répertoire après l’âge de 35 ans… »

James (faussement bonhomme) : « Et la direction l’a laissé faire… Mais cessez de m’interrompre.» (Reprenant) : « C’est cette exigence à l’égard de soi-même et surtout de son art qui fait défaut aujourd’hui dans la compagnie (ou, pour être plus exact, qui ne dépend plus que de l’éthique individuelle au lieu d’être un élan collectif). Dans le cas contraire, on aurait des étoiles consacrées qui viendraient crânement donner une leçon de style aux petites jeunes dans la reine des Dryades, ou danseraient leur dernier Solor quelques mois avant la retraite (comme le fit José Martinez), et si elles renâclaient ou se dérobaient, trouveraient un directeur prêt à leur foutre la honte.

C’est particulièrement difficile dans une compagnie où les danseurs ont des postes permanents (et dont le directeur est, au fond, le membre le plus passager). »

Poinsinet : « C’est bien ce que j’ai dit à Lissner ! Moi, dans trente ans j’aurais été toujours là !! »

James (tentant vainement de cacher son exaspération) : « … C’est pourquoi il faut autant de finesse que d’autorité. La tâche sera d’autant plus délicate qu’il ne s’agit pas seulement de gérer les danseurs installés, mais aussi de repérer et galvaniser les étoiles de demain.

En distribuant au passage quelques baffes : car enfin, un danseur classique qui déprécie le répertoire est aussi crétin qu’un acteur qui dédaignerait Molière ou un chanteur tournant le dos à Wagner. Et un jeune qui dit n’en tenir que pour la création contemporaine mérite de s’entendre dire qu’il est bien facile de prôner la nouveauté à tout crin quand on est préservé des galères de l’intermittence dans une petite compagnie. »

Cléopold (un demi-sourire aux lèvres) : « vous pensez à quelqu’un en particulier, James ? »

Poinsinet : « Baffes et coups de pieds, vaste programme ! Heureusement que vous ne concourriez pas, vous auriez eu toutes vos chances, James ! »

Cléopold : « euh, détrompez- moi… Ça fait trois plombes qu’on babille et on ne nous a toujours pas demandé ce qu’on voulait boire… Allez… On va voir ailleurs. C’est la dernière fois que je mets les pieds ici ! »

(Ils sortent)

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Beaucoup de bruit pour Polunin

Tamara Rojo et Sergei Polunin - Marguerite et Armand

Tamara Rojo et Sergei Polunin – Marguerite et Armand

Il y a bientôt un an, Sergei Polunin quitta brutalement le Royal Ballet à une semaine de la première de The Dream. Et la petite planète danse s’arrêta de tourner quelques instants.

La nouvelle fit même la Une des journaux britanniques. On scruta le compte Twitter du jeune homme pour percer sa psyché, on interrogea ses proches et ses collègues dans l’espoir de comprendre sa décision, on chercha à l’apercevoir aux alentours du studio de tatouage dont il était copropriétaire, on se demanda avec angoisse s’il abandonnerait la danse ou s’il décrocherait un contrat d’étoile invitée à l’ABT. Plusieurs groupies firent une syncope et d’autres une dépression heureusement passagère. Et ce soir-là, – ceci est une exclusivité Balletonautes – Monica Mason, à l’époque encore directrice de la compagnie britannique, se regardant dans la glace, se dit qu’elle était bien heureuse de n’avoir déjà plus que des cheveux blancs.

Il faut dire que le Royal Ballet venait de perdre une de ses vedettes : formé depuis l’âge de 13 ans à la Royal Ballet School, entré dans la compagnie en 2007 et promu Principal trois ans plus tard, Sergei Polunin était, aux yeux de presque tous, un danseur d’exception. Beaucoup, en tout cas, avait été misé sur lui : à 22 ans, il avait déjà dansé les plus grands rôles du répertoire classique, et plusieurs débuts étaient encore programmés. Après quelques mois d’hésitation, le danseur ukrainien a finalement signé un contrat avec le théâtre Stanislavsky de Moscou, dont Igor Zelensky est le directeur artistique.

Parmi les kilomètres d’articles écrits sur l’itinéraire personnel du jeune danseur, le mieux informé est celui que Julie Kavanagh publia dans Intelligent Life en août 2012. On peut en retenir que Sergei Polunin a trouvé en Zelensky un mentor à l’ancienne, et que c’est en partie ce qui lui manquait à Londres. On y remarque aussi qu’il est périlleux pour un danseur de trop parler : il n’est pas malin d’asséner que le rôle de Roméo est « romantique, insipide », et plutôt ridicule, la jeunesse n’excusant pas tout, de dédaigner la carrière d’un Anthony Dowell pour préférer devenir « multi-multi-millionnaire ».

Qu’importe, dira-t-on, s’il danse bien ! Soit. Personnellement, Polunin n’a jamais fait partie des danseurs pour qui j’aurais traversé la Manche à la nage. Je l’ai vu pour la première fois en novembre 2009, pour sa prise de rôle en prince dans Sleeping Beauty. Ses sauts étaient impressionnants, mais j’avais trouvé qu’il en faisait trop et restait extérieur au rôle. Steven McRae, dont c’était aussi les débuts en Florimund, avait une technique non moins sûre, et une intelligence de la partition bien plus profonde. Deux ans plus tard, Sergei Polunin dansait toujours l’adage de l’acte deux comme s’il n’en avait pas compris la signification (comparez, s’il vous plaît, Polunin faisant des pas sans âme à Dowell mettant son âme dans ses pas – à compter de 3 mn 40 s. pour le second extrait – et dites-moi si égaler Dowell ne vaut pas infiniment mieux que la richesse). À Londres, Polunin faisait preuve de facilités, avait de belles lignes, et il séduisait sans conteste dans les rôles brillants (Symphony in C ou le prince de Cendrillon en 2010, Scènes de Ballet en 2011). Mais je ne l’ai jamais trouvé convaincant dès qu’il s’agissait d’insuffler une vérité à un personnage.

Quitter le Royal Ballet aura-t-il été un bon choix artistique pour Sergei Polunin ? À regarder des vidéos récentes, j’en doute : le style classique est moins poli que par le passé, et les choix de répertoire, entre solo athlétique à la sauce soviétique et gros nanar psychédélique, ne sont pas des plus heureux. Mon avis n’a, bien sûr, aucune importance, et n’aura aucun impact sur la carrière du Narcisse : tout le mal que je lui souhaite, c’est d’être heureux.

Si je reviens sur cette histoire, c’est à cause de son traitement médiatique, assez irritant par certains côtés. On a parlé de Polunin comme d’un nouveau Noureev ou d’un nouveau Barychnikov. Cette exagération, apparemment sincère chez certains critiques britanniques, me semble en partie l’effet du préjugé favorable – forme positive de racisme – dont bénéficient, depuis un siècle, les danseurs issus de l’Empire russe. On mettra du temps à s’en dépatouiller. Plus énervant, les journalistes en mal de témoignages firent la part belle aux propos d’Ivan Putrov  – ancienne étoile du Royal Ballet, que Monica Mason avait poussé vers la sortie en 2010 -, assurant que de nos jours les danseurs voulaient être des artistes libres (comme si créer était donné à tout le monde et comme si le talent d’un interprète était moins digne d’être poursuivi et raffiné). Le pompon aura été remporté par la presse en ligne française, avec un paresseux article de Rue89, construit selon la méthode 2.0 (je copie-colle des extraits traduits de l’anglais et j’enrobe de clichés superlatifs) faisant de Polunin un « danseur génial et rebelle qui rêvait de liberté ». Comme si une compagnie de danse était une prison, et comme si ceux qui y restaient étaient des aliénés sans intérêt ni personnalité.

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On Ballet and Pop Culture Part II: Occupy the Ballet, We Are the 2.5% (No, really, please buy a ticket)

The spike we explored in the last post comes at a very convenient time for ballet companies. The US is still in a recession which means fewer people are willing to shell out the cash to spend an evening watching ballet and even less willing to donate hard earned money that could be going towards things like rent and food. Less money coming in means that ballet companies, which are overwhelmingly dependent upon donations from their audiences to function, are desperately trying to increase their fan base. To make matters even more difficult, they need to increase their fan base among the young. According to The National Endowment for the Arts’ Arts 2008 Audience Participation Report, “Performing arts attendees are increasingly older than the average U.S. adult.  Since 1982 [when the study began], young adult (18–24-year-old) attendance rates have declined significantly for jazz, classical music, ballet, and non-musical plays “(NEA 5).  To be specific, in 2008 only 2.5% of young adults attended the ballet (down 36% from 1982, when 3.5% of adults in that category attended. EEK!)

This report is from 2008; BS premiered in 2010 and was nominated for 5 Oscars and started the pop culture spike we’ve just talked about. Compare this to The Turning Point, which came out in 1977 and earned 11 Oscars nominations. The age of the average ballet patron in 1977? 33  (NEA 17). To be fair, that number is well within the median age of the American population at the time, so it’s not as if The Turning Point actually caused a huge upswing in ballet attendance; the patrons were already there. The movie was a reaction to ballet’s existing popularity, but what made people pay attention in the first place? Russians.

In 1961 Rudolph Nureyev defected from the Soviet Union and made the world start paying attention. His partnership with Margot Fonteyn is legendary, but I’m not going to go into Nureyev’s dance career (you know it, and if you don’t, here), this is just a very quick sum up of his presence in pop culture. When he wasn’t busy dancing, he was known to socialize with Gore Vidal, Freddie Mercury, Mick Jagger, Liza Minnelli and Andy Warhol among others. In 1971, Nureyev appeared on episode 213 of The Muppet Show. Up to this point, the show had struggled to attract celebrity guests but after the success of Swine Lake among other sketches the show’s popularity skyrocketed. He also starred in the 1972 documentary I Am a Dancer.  It’s fair to think of Nureyev as ballet’s reigning bad boy of the era. So at this point (early 70s), the public at large is pretty interested in ballet, making the atmosphere ripe for another ballet phenomenon. With impeccable timing, Mikhail Baryshnikov defected from the USSR on June 29, 1974 while on tour in Canada.  After a brief stint with The Royal Winnipeg Ballet, he moved to ABT and was a principal dancer there until 1978 when he hopped across the plaza to NYCB. Box office sales soared, and his performances were consistently sold out.  Public fascination with Baryshnikov is well documented. On May 19, 1975 he was on the cover of Time Magazine, which dubbed him “Ballet’s new idol.” He parlayed this success into movies with The Turning Point (1977), White Nights (1985), and Dancers (1987) among others. Audiences that had never cared about ballet before suddenly wanted to see the star, and all they had to do was spend $30 on a ballet ticket.

Hoping against hope that imported guest stars would continue to sell tickets when their own seem to flop, companies like American Ballet Theatre currently rely on a rotating panel of who’s who in the ballet world: Ivan Vasiliev and Natalia Osipova (Bolshoi, now both with the Mikhailovsky), Johan Kobborg and Alina Cojocaru (Royal), and Polina Semionova (Berlin) were all guest stars at ABT last year, and all of them are returning this season. While this does attract patrons and I certainly love the idea of sharing dancers and international collaboration (Kings of the Dance, YES!), the system does absolutely nothing to get new audience members into the theater, and it damages the company in the long run by not supporting and promoting its own company members. Unless companies like ABT want to become totally dependent on foreign imports, they need to start nurturing the talent at home.

So if all you need to create a ballet mania are ballet stars and movies, why didn’t we have a surge in the early 2000’s when Center Stage and Save The Last Dance came out? Well for one, Baryshnikov and Nureyev were already celebrities in the ballet world thanks to their very public defections from the USSR. The movies, articles and TV appearances added to their fame, which in turn added to ballet’s general popularity, but simply making a movie about ballet isn’t necessarily going jump start a specific dancer’s career. Look at Amanda Schull: poor Jody Sawyer is doing McDonald’s commercials now! Sasha Radetsky is still stuck as a soloist at ABT (a crime against ballet) and Ethan Steifel is mostly known because he just accepted the artistic director position at the Royal New Zealand Ballet, and those who don’t know that fact still think of him as Cooper Nielson. What those movies did cause is an upswing in dance movies like Save the Last Dance 2, Step Up, (and its three sequels) and, of course, a parody of all the ballet meets hip-hop movies, Dance Flick. The genre even got a mention on Family Guy (sorry for the terrible video quality on that one, but YouTube was not cooperating). So how could Black Swan avoid that trap and cause all this brouhaha? Well, Black Swan was critically acclaimed, had excellent actors, and a much hyped lesbian scene that convinced even guys who hated the very idea of a ballet movie to give it a chance. Center Stage, if we’re being honest, was a pretty cheesy movie (with some admittedly great one-liners).

Here’s why I think I’m right about all this: David Hallberg. If you watched that interview with Stephen Colbert that I posted earlier (and you really really should), then you know that Hallberg is the probably the biggest ballet star since Baryshnikov. He’s the first EVER westerner to be invited to join the Bolshoi, and having seen his performance as Rothbart in ABT’s Swan Lake, I can assure you that he is simply magnificent to behold. My jaw dropped. Literally. That combination of talent and work does exist in the US; all we need to do is support it. So really, please, go buy a ticket for the ballet this season and drag your friends along for the ride. You won’t be sorry!

Next time: Great, so now what do we do?

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