
Coppelia Ensemble (c) Emma Kauldhar, courtesy of Bayerische Staatsoper
Coppélia, chorégraphie de Roland Petit, musique de Léo Delibes, Représentation du 16 avril 2022, Bayerisches Staatsballett, Munich
La musique de Léo Delibes est d’abord jouée sur un orgue de barbarie. La trouvaille – aussi utilisée au démarrage du 3e acte – manifeste d’emblée le subtil décentrement qu’opère la Coppélia (1975) de Roland Petit, située, non en un petit village de Galicie, mais dans une ville de garnison. Les autochtones endimanchés des versions traditionnelles sont ici remplacés par des militaires en goguette, au mouvement mécanique et à la séduction mi-lourdaude, mi-ostentatoire. Et si les pantins n’étaient pas ceux qu’on croit ?
Loin de moi de suggérer que le chorégraphe réécrit Coppélia, mais plutôt qu’il y insuffle assez de dérision et de clins d’œil pour ouvrir le conte à interprétations multiples, redoublant la jubilation des grands sans altérer le plaisir des petits.
Comme en écho involontaire au façadisme visiblement en vogue dans le centre-ville de Munich, le décor, dû au regretté Ezio Frigerio, se compose du squelette gris carton-pâte d’un bâtiment officiel. Ça pourrait être une caserne, mais aussi une école ou une mairie, par les portes et fenêtres creuses desquelles apparaissent puis s’éclipsent les personnages. Ainsi des douze soldats, en pantalon rouge fané et veste bleu passé, qui semblent sortir d’un livre d’images, tout comme leurs partenaires féminines en pastel (costumes de Franca Squarciapino).
On a bien du mal à comprendre comment ce nigaud de Franz est séduit par Coppélia, poupée vêtue à l’Espagnole qui végète, inanimée, à une fenêtre proche de la scène, tant sa rivale Swanilda déborde de charme et d’attraits. Mais c’est ainsi ; dans la version Petit, la donzelle ne s’aperçoit pas avant longtemps de l’infatuation de son beau, ce qui donne lieu à des échanges très plaisamment désaccordés. Comment faire un pas de deux lorsque les deux partenaires se dirigent à l’opposé ? La chorégraphie réussit ce défi par des jeux d’oppositions, de faux-départs, de contradictions corporelles qui restent charmantes sans laisser d’être hilarantes (notamment dans le délicieux pas de deux de la ballade des épis de maïs). Il y a du cartoonesque dans la gestuelle des personnages, dont une part relève de l’autocitation (les cous qui avancent et reculent, comme fait Escamillo dans Carmen).

Coppelia: M.Fernandes et A.Casalinho (c) Emma Kauldhar, courtesy of Bayerische Staatsoper
On pourrait citer maints autres échos : tout se passe comme si le chorégraphe avait pris un malin plaisir à parsemer la partition de Swanilda de réminiscences de sa Carmen, créée pour Zizi Jeanmaire vingt-six ans plus tôt (le décorateur aussi, qui se souvient de son devancier Antoni Clavé : le rideau qui s’ouvre sur la maison de Coppélius à l’acte II cite clairement celui qui abrite les amours de la cigarière et de José).
Mais c’est en fait tout un monde de danse qui est convoqué sur scène : pour agacer Franz, Swanilda fait mine de démarrer des promenades très Adage à la rose avec deux des militaires à plumeau ; le corps de ballet attaque vaillamment le sol, de manière très caractère, mais lors du galop final, ses évolutions prennent des allures de cancan. Et puis, l’élégant Coppélius n’a-t-il pas la gestuelle et l’habit de Fred Astaire ?
Le spectacle, qui ne dure que deux fois quarante-cinq minutes, roule sans temps mort, avec une inventivité qui ne se dément jamais, et une myriade d’audaces bien enlevées: les amies de Swanilda jouent du popotin et des épaules sans se départir de leur chic ; elles impressionnent aussi avec des sauts en double-retiré – figure généralement réservée aux garçons – agrémentés de grimaces coordonnées. Du côté des militaires, il y a des tombés-pliés en grande seconde très exagérés, mais quand les dames s’y mettent, elles y ajoutent un naturel qui désarme la rusticité. Pas en reste dans le mélange des genres, ce sont les hommes qui lancent les ronds de jambe en parallèle du galop final.
Bien sûr, on peut jouir de la soirée sans malice ni références : la narration, finement tissée avec la chorégraphie, coule de source. Roland Petit a même réussi à nimber de poésie touchante le pas de deux entre Coppélius et sa créature (une poupée dont les pieds sont accrochés au bas du pantalon du démiurge). Il faut dire que son interprète au physique acéré, l’ancien premier soliste Javier Amo, danse précis et inspiré.

Margarita Fernandes (Swanilda en mode Aurora), (c) Emma Kauldhar, courtesy of Bayerische Staatsoper
Pour leur double prise de rôle, les jeunes Margarita Fernandes et António Casalinho (tous deux encore semi-solistes) font carrément un sans-faute. Elle, qui fait presque une tête de moins que ses camarades, a une attaque très affirmée, une technique sûre et délicate.
À de nombreuses reprises, elle montre plus que de la simple fraîcheur : son personnage a du chien, comme il sied pour s’aventurer dans l’antre de Coppélius, et lui rendre la réplique quand il s’échauffe, croyant que sa créature a pris vie.
Quant au danseur incarnant Franz, il est irrésistible en joli garçon niais, sex-symbol des années lycée, qui réajuste sa raie gominée après chaque morceau de bravoure. Casalinho le danseur passe tous ses manèges et double-tours en l’air sans faux pas, mais loin de cabotiner, l’acteur garde le quant-à-soi narquois du benêt berné. Drogué par Coppélius, qui lui soutire ses forces vitales pour animer Coppélia, il dort à poings fermés. C’est Swanilda qui, sentant le danger s’accroître, l’embrasse goulument pour le réveiller, ce qui déclenche chez lui une furie de petits battements en parallèle. La poupée n’est pas celle qu’on croyait.