Commençons par l’épilogue. Lors du dernier rappel devant le rideau en face d’une salle chauffée à blanc, Dorothée Gilbert et François Alu ont salué la salle sans même un spot suiveur pour les accompagner. Le service lumière était-il rentré à la maison parce qu’il était trop tard ? Quelques secondes plus tôt, les lumières dans la salle s’étaient brusquement éteintes, plongeant le public encore et toujours debout dans l’obscurité. Où sommes-nous ? Dans une boîte de nuit qui a décidé de mettre les derniers fêtards à la porte ? Non, nous sommes bien à l’Opéra de Paris, temple du style et de l’élégance à la française. Ce soir du 20 avril, plutôt celui de la goujaterie.
Comme certains, j’étais plus que circonspect sur une nomination de François Alu en tant qu’étoile après des années de relations chaotiques avec sa direction. Mais en ce soir du 20 avril, la présence dans la salle du directeur de la maison et de la directrice de la danse, mais surtout la vue d’une myriade de têtes connues, danseurs passés et présents de la compagnie, m’a fait un moment douter. Un palier aurait-il été enfin franchi ?
Pas de nomination… C’est un choix de la direction et c’est son droit le plus absolu. Dans les autres compagnies, les promotions arrivent de manière plus aléatoire, bien que souvent en fin de saison par annonce de presse ; et certains danseurs, pourtant distingués dans des premiers rôles, ne sont pas promus à répétition au rang de Principal. Des cas de ce genre se sont passés à ABT lors de la longue fin de règne de Kevin McKenzie.
Alors pourquoi ce simulacre de nomination ? François Alu a-t-il raté son spectacle ?
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Quelques jours avant la représentation, je ne savais à quoi m’attendre. Dans son spectacle autobiographique de la « Compagnie 3e Etage », vu en décembre, Complètement Jetés, un brûlot anti-institution reposant paresseusement et monotonement sur les capacités physiques du danseur, j’avais fini par me demander si effectivement François Alu avait encore sa place à l’Opéra. La façon dont, pendant une heure et quarante-cinq longues minutes, le talentueux interprète s’évertuait à casser le jouet, à hacher-menu rageusement les chorégraphies de Noureev, suant et grimaçant, m’avait conduit à considérer sérieusement cette question.
Mais en ce soir du 20 avril, c’est un François Alu sous contrôle, presque bridé, qui s’est présenté au public en Solor. À l’acte un, après une entrée en jeté pleine d’autorité (les deux premiers très horizontaux et le dernier, explosif en hauteur), on a retrouvé avec plaisir sa pantomime forte, expressive et très « dessinée » sans tomber dans l’emphase. Son partenariat avec Gilbert-Nikiya (qui fait une très jolie variation d’entrée avec les mains qui dialoguent avec la flûte) est fluide. L’histoire est racontée et la danse est au rendez-vous.
Durant l’acte 2, Alu assure sa variation avec ce qu’il faut de brio (les triples battus de cabriole et le parcours de jetés) mais avec une mesure dont on ne supposait plus qu’il fût capable. Tandis que Gilbert-Nikiya, merveilleusement élégiaque dans l’adage à la robe orange (son dos dirige toute sa danse), fait son chant du cygne, Alu-Solor semble absorbé par le sol. Il joue le prince pris dans un jeu politique qui le dépasse. Cette absence dit tout le poids de ce qui se trame. Lorsque on apporte la corbeille à Nikiya, il se lève, presque statufié. Sait-il ou pressent-il ce qui est en train de se passer ? Il s’élance vers sa bien-aimée une seconde avant qu’elle ne s’effondre morte. Ce dernier contact visuel semble sceller la rencontre de l’acte 3…
Ce dernier acte est d’ailleurs introduit par une belle variation d’ouverture d’Alu, très lion en cage, avec des accélérations et de la batterie fiévreuse. La fin arrêtée net, poitrine offerte préfigure un peu ce qu’il présentera à sa partenaire, dos au public, à la fin de sa première rencontre avec le spectre de Nikiya, Dorothée Gilbert, ombre silencieuse, parfaite de lignes sans être totalement désincarnée.
Alu, encore une fois sous contrôle, accomplit ses variations comme un moteur surpuissant vrombissant rageusement sous le capot. Le danseur montre un authentique et touchant travail pour faire rentrer les ronds dans les carrés. Le dernier grand jeté explosif, avant la pose finale avec Nikiya au milieu du corps de ballet, fait écho à sa première apparition du premier acte.
La boucle est bouclée.
Voilà donc un Solor pensé de bout en bout par un authentique artiste qui, s’il n’a pas « la ligne Opéra », a un charisme dont on aimerait que soient dotés, même à un degré moindre, certains enfants chéris de la maison.
François Alu n’a peut-être pas été promu étoile le 20 avril 2022, mais il a prouvé qu’il était sans conteste un artiste de classe exceptionnelle.
Mais doit-on croire que, pour Alu, la lumière ne soit pas allumée à tous les étages à l’Opéra ?
Je mets votre article en lien sur mon forum! Grâce à vous, tout s’éclaire! Car je n’avais pas compris ce qui s’était passé dans la salle; j’avais cru à une scène d’hystérie de groupies allumées; j’ai déjà connu ce » dehors tout le monde » un jour que toute la salle était encore debout , émue, par la prestation de Le Riche et Pujol…. rageant, frustrant et humiliant de ne pouvoir dire notre » amour » et nos mercis aux artistes!….
Merci pour ce retour, Valérie. Et bien sur, je suis heureux que vous partagiez cela sur DansesPluriel.
Je vous remercie beaucoup pour toutes vos chroniques, mais particulièrement pour celle ci. Je pense qu’elle a aidé, y compris à l’OnP, à y voir clair et faciliter le dénouement. Je me suis autorisé, sans votre accord formel, à la partager. C’était pour la bonne cause…
Bravo et merci à toute votre équipe !
Merci pour votre message. Je ne pense pas qu’à l’Opéra on condescende à « écouter » une page comme la nôtre. Et Merci pour le partage!
On aimerait que François Alu ne soit pas trop bridé à l’opéra car la liberté de l’artiste veut qu’il obéisse à ses propres règles…..enfin dans l’esthétique kantienne.Alors…soit les danseurs ne sont pas des artistes et ils obéissent à des règles imposées..Soit ils sont des artistes et alors ils deviennent créateurs.C’est « le génie de l’artiste qui donne sa règle à l’art » Kant,Critique de la faculté de juger.