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Le Temps d’Aimer la Danse 2023 : crépuscules au Midi

Biarritz, Gare du Midi.

Hessisches Staatballett Wiesbaden – Darmstadt : I’m Afraid to Forget your Smile / Boléro. Samedi 16 septembre. Andrés Marín & Jon Maya : Yarin. Dimanche 17 septembre.

À la Gare du Midi, la salle de spectacle principale de Biarritz en termes de jauge, le festival Le Temps d’Aimer accueillait pour son dernier week-end deux spectacles aux tonalités sombres.

Le samedi, la Hessisches Staatsballett Wiesbaden – Darmstadt, une compagnie d’expression néoclassique qui, comme la Beaver Dam Company, présentait plusieurs programmes au festival (celui de la veille comportait d’ailleurs une pièce de Martin Harriague, le précédent artiste associé du Malandain Ballet Biarritz), présentait un double bill.

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Boléro. Hessisches Staatsballett. Photo CdeOtero

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La première pièce, I’m Afraid to Forget your Smile, une création de 2022 par Imre et Marne van Opstal, frère et sœur dans le civil, s’interrogeait sur la notion de perte et de deuil. Dans un espace monacal souligné par deux grands rectangles lumineux, l’un horizontal à jardin et l’autre vertical suspendu en l’air, et par un alignement de bancs à jardin et en fond de scène, des danseurs apparaissent d’abord couchés sur le dos, mimant à l’unisson une marche sonore. Toujours dans cette position, ils finissent par changer leur orientation par quarts de tour. Toujours au sol, ce sont bientôt les poitrines qui font sonner le plateau, puis les flancs. Ces reptations sautées sont d’une grande force et impriment aussi bien l’oreille que la rétine.

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Hessisches Staatsballett. I’m Afraid to Forget your Smile. Photographie ©Olivier Houeix

La compagnie s’appuie sur une troupe d’interprètes aux qualités saisissantes. Durant la deuxième section, un danseur au physique de liane musculeuse, agenouillé sur une demi-pointe, effectue en équilibre un développé 4e devant.

Cependant, il faut bien avouer qu’on reste un peu à l’extérieur d’I’m Afraid to Forget your Smile. Passé la première scène, on retombe dans la succession de soli et duos serpentins, dans les passes à noeuds coulants entre partenaires qui sont attendus désormais dans les chorégraphies post-classiques. Le duo de créateur a travaillé notamment au Nederland Dans Theater et leur travail n’est pas sans évoquer les pièces du duo Léon-Lightfoot. Les bras peuvent être hyperactifs puis en positions contemplatives. Ces poses statiques regardent directement vers la peinture religieuse. On reconnaît des corps de saints suppliciés et des pietà. Les jambes développent derrière l’oreille artistement placées en dedans avec des pieds positionnés de manière tout aussi affectée en serpette.

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Hessisches Staatsballett I’m Afraid to Forget your Smile. Photographie CdeOtero

À l’instar de la bande-son (à la création, les bancs étaient occupés par le chœur) dont on peine à croire qu’elle a été écrite par plusieurs compositeurs, la chorégraphie, finement écrite pourtant, tombe dans la monotonie.

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2023/09/16 WIESBADEN ©Olivier Houeix

Hesisches Staatsballett. Boléro. Photographie ©Olivier Houeix

Boléro, la deuxième œuvre présentée, nous a paru plus intrigante. On apprécie toujours qu’un chorégraphe relève la gageure de faire sienne une partition musicale moult fois illustrée par ses prédécesseurs. Le chorégraphe israélien Eyal Dadon, qui prenait un risque, relève cependant le gant avec les honneurs.

Il offre tout d’abord un Boléro « déstructuré ». La musique de Ravel – enregistrée – apparaît tout d’abord avec des mélodies tronquées. Le rythme passe parfois à l’avant. Certaines phrases musicales sont incomplètes. L’oreille, tellement habituée à ce morceau qu’elle se repose dessus, est perturbée. Sur scène, un grand gaillard, parfois immobile, parfois lancé dans une chorégraphie forsythienne très rapide avec oppositions des directions et épaulements très croisés, distille des éléments chorégraphiques discontinus : une sorte de fibrillation du buste, les bras en l’air poings fermés comme mimant la colère, des marches-sautillements en rectangle sur la scène, des sortes de petites menées reculant en parallèle. Sur la fin, il semble même adopter les oscillations béjartiennes. Le crescendo orchestral ne semble pas appeler une chorégraphie de groupe. Lorsque un deuxième danseur apparaît enfin, c’est sur le tutti d’orchestre sur lequel s’achève le Boléro. Le danseur, un sourire de chorus line aux lèvres, effectue une marche piétinante en parallèle qui n’est pas sans évoquer les Nijinsky ; la Bronislava de Noces (qui fut la première chorégraphe du Boléro en 1925), mais aussi le Sacre, le Faune et même le Petrouchka de Vaslaw.

Mais voilà qu’achevé, le Boléro est repris, cette fois sans omission musicale. Le désormais duo de garçons est bientôt rejoint par tout un corps de ballet. Les propositions chorégraphiques des deux solistes sont reprises, notamment la marche Nijinsky. Le deuxième partie est donc plus « conventionnelle » (même si chacun des danseurs du groupe s’échappe en solo comme des instruments en liberté) mais pas sans puissance. Sur le tutti final, le corps de ballet s’en va. Le soliste, tremblant, reste seul dans le silence. Prêt à recommencer?

On sort donc de la Gare du Midi conquis par l’excellence du Hessisches Staatsballet et sa trentaine d’interprètes. La compagnie est bien représentative de la vitalité de la scène d’expression moderne-néoclassique en Allemagne et en Europe du Nord ; un exemple qu’on aimerait voir suivre en France.

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LE TEMPS D'AIMER 2023 - ANDRES MARIN & JON MAYA - YARIN

YARIN (ANDRÉS MARÍN et JON MAYA). Photographie de Stéphane Bellocq.

Notre deuxième soirée à la Gare du Midi était très différente en termes d’horizons chorégraphiques bien que tout aussi crépusculaire par son ambiance scénographique. Jon Maya, artiste associé au Malandain Ballet Biarritz depuis 2022, spécialiste de la danse traditionnelle basque et directeur-fondateur de la Kukai Dantza rencontrait une figure du Flamenco contemporain, Andrés Marín.

Yarin, la contraction de Maya et Marín, une oeuvre à trois mains (aux deux danseurs-chorégraphes s’ajoute Sharon Fridman), est censée mettre en scène la rencontre entre deux traditions marquées. Mais il se veut surtout une symphonie de noirs, un Soulages chorégraphique (scénographie de David Bernuès), dans l’atmosphère feutrée et japonisante à base de percussions et cordes crissées suggérée par la musique de Julen Achiary, lui aussi sur scène.

Dans de très belles lumières au scalpel, des bribes d’instruments de musique et de corps apparaissent d’abord. Puis les deux danseurs se font face : le chapeau à large bord d’Andrés Marín s’oppose au béret de Jon Maya. L’Andalou entoure le Basque de la grande ceinture traditionnelle, semblant ainsi l’adouber. Puis la sonorisation nous permet d’entendre les talons du danseur flamenco ainsi que le crissement du cuir de ses chaussures. Marín effectue un premier zapateado de jardin à cour aussi sonore que la danse basque en espadrilles de Maya restera silencieuse. Presque tout oppose en effet les deux techniques : Le flamenco est ancré dans le sol tandis que la danse basque est aérienne (petits sautés attitudes, grands temps de flèches et entrechats six). Même les claquements de doigts des deux interprètes s’opposent. Lors d’une sorte de dispute les claquements susurrés de Maya contrastent avec ceux crépités de Marín.

LE TEMPS D'AIMER 2023 - ANDRES MARIN & JON MAYA - YARIN

YARIN (ANDRÉS MARÍN et JON MAYA). Photographie de Stéphane Bellocq.

Si vous avez le sentiment de lire un catalogues d’images, c’est certainement parce que c’en est un.

Car si dans les déclarations d’intention de la brochure on peut lire que « Yarin est racine, Yarin est rencontre, Yarin est dialogue », on peine à trouver déceler une quelconque rencontre. Chacun des interprètes semble rester sur son quant à soi. On assiste plutôt à un jeu de chiens de faïence qui dure indéfiniment, sans développements ni résolution…

Et au bout d’un moment, à la mi-temps du spectacle, on se lasse de toute cette esthétique léchée et froide qui vous invite à rester à l’extérieur.

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Il est regrettable que le Temps d’Aimer la Danse se soit achevé sur ce spectacle, car le festival, caractérisé par un sens du partage, est exactement à l’opposé de cette démarche excluante.

Mais nous y reviendrons d’ailleurs dans un prochain article…

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Béjart à l’Opéra : une question d’interprètes

P1190185Dans les ballets de Maurice Béjart, il n’y a jamais eu, de l’aveu même du chorégraphe lui-même, grand-chose de novateur en termes de technique. Comme souvent, les grands moments de renouveau dans le monde du ballet ne se jouent pas sur le dépassement des limites physiques de cet art mais sur un nouvel éclairage ainsi que sur des métissages réussis. Balanchine a exploré et poussé à l’extrême le ballet symphonique déjà en germe dans la Belle au bois dormant de Tchaïkovski-Petipa tandis que Lifar poussait à ses limites les volutes décoratives des Ballets russes. Plus tard, Forsythe a ajouté la structure en boucle des enchaînements ainsi que des départs de mouvements inspirés de la kinésphère labanienne au vocabulaire du ballet.

Dans un sens, Béjart ne va même pas aussi loin que ces novateurs d’un art séculaire. Chez lui, ce sont les sujets abordés, les mises en éclairages de thèmes anciens, l’ancrage dans les thématiques du présent qui ont fasciné les foules. Ce principe a rencontré ses limites. Après les années 80, Maurice Béjart a perdu son flair de l’air du temps et ses créations sont devenues redondantes et fastidieuses. C’est l’époque où je suis devenu balletomane… Autant dire que le chorégraphe ne fait donc pas partie intégrante de mon panthéon chorégraphique.

Pourtant, à la différence de l’œuvre de Lifar qui est « d’une époque » dans le sens noble du terme, certains ballets de Béjart ont acquis une sorte d’intemporalité. La simplicité des procédés aussi bien chorégraphiques que scéniques provoque toujours l’adhésion du public pour peu qu’elle soit transmise par des danseurs inspirés.

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Oiseau(x) de feu : le difficile équilibre entre la force et la vulnérabilité

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L’Oiseau de feu. Soirée du 28 avril. Grégory Dominiak (le Phénix) et Francesco Mura (l’Oiseau)

L’Oiseau de feu est un ballet qui se veut une métaphore de l’esprit révolutionnaire (les huit partisans desquels émerge l’oiseau au troublant académique rouge portent des tuniques qui ne paraîtraient pas déplacées dans Le Détachement féminin rouge) mais qui n’échappe pas complètement à la métaphore christique, avec sa lumière pourpre reçue des cintres comme on serait touché par l’Esprit saint. Il a été créé en 1970 par Mickaël Denard alors que ce dernier n’était que premier danseur. Devenu étoile entre temps, Denard a immortalisé en 1975, pour la télévision française, deux extraits de son rôle. Il exsudait à la fois la force (la clarté des pieds dans les brisés de volée de la première variation) et l’abandon (le relâché de l’arabesque – première variation – ou les bras repliés au sol avec cette suspension digne des amortisseurs d’une DS – deuxième variation). Il présentait aussi un curieux mélange de détermination (le regard magnétique planté dans le public) et de langueur (les roulés au sol de la variation finale entre agonie et orgasme).

Mickaël Denard nous a quittés en février dernier. La saison prochaine, aucune soirée d’hommage n’a été programmée. Sans doute faudra-t-il à l’Opéra trois années, comme pour Patrick Dupond, avant de réagir. Un petit film d’hommage, utilisant l’archive de l’INA aurait néanmoins pu être concocté pour ouvrir cette soirée. Mais peut-être valait-il mieux ne pas convoquer le souvenir de cette immense interprétation au vu de ce que la maison avait à présenter sur cette saison. En début de série (le 28 avril), Francesco Mura ne s’est en effet guère montré convaincant en Oiseau. Le danseur, très à l’aise dans la veine « héroïque » (son Solor avec Ould-Braham nous avait séduit) manque de ligne pour rendre justice à la chorégraphie. Son arabesque est courte et forcée. La chorégraphie semble plus exécutée qu’incarné. L’élégie est cruellement absente. Gregory Dominiak paraît plus efficace en oiseau phénix. Mais c’est Fabien Revillion dans l’uniforme gris des partisans qu’il faut regarder pour voir véritablement un oiseau de feu.

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L’Oiseau de feu. Soirée du 18 mai. Yvon Demol (le Phénix), Mathieu Ganio (l’Oiseau)

Plus tard dans la série (le 16 mai), Mathieu Ganio interprétait à son tour l’Oiseau. En termes de lignes, on tutoie l’idéal. Le créateur du rôle même n’approchait pas cette facilité physique. Les temps levés avec rond de jambe 4e devant de l’Oiseau sont un plaisir des yeux. Mais Ganio manque absolument de cette sauvagerie qui évoquerait le Leader et qui rendrait plus émouvant par contraste les passages de la chorégraphie où le danseur joue sur le registre de la vulnérabilité. Dans la variation de la mort, Denard, le buste penché et montant une jambe en attitude seconde reste menaçant, ce n’est que lorsqu’il casse la ligne du cou et dépose sa tête sur l’épaule droite qu’on réalise que la bête est blessée. Avec Ganio, on a plutôt l’impression d’assister à la mort de la Sylphide…

Qui aurait pu rendre justice à ce rôle iconique ? On a bien quelques noms en tête mais ce ne sont pas ceux qu’on a vu apparaître sur les listes de distribution.

Le Chant du Compagnon errant : duos concertants

Ce ballet, déjà présenté lors de l’hommage à Patrick Dupond, montre un Béjart osant faire danser deux hommes ensemble tout en évitant l’écueil de l’homo-érotisme trop marqué. Dans le Chant du Compagnon Errant, sur le cycle de lieder du même nom de Mahler, le soliste en bleu symbolise la jeunesse et ses illusions tandis que le soliste rouge est le destin ou, mieux encore, la mort qui attend son heure et avec laquelle il faut apprendre à composer. Le ballet, composé pour Rudolf Noureev et Paolo Bertoluzzi, a depuis souvent été dansé par des stars de la danse. Il nécessite non seulement des personnalités individuelles marquées mais aussi une vraie connexion entre les deux interprètes.

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Le Chant du Compagnon errant. Soirée du 28 avril. Antoine Kirscher et Enzo Saugar

La distribution du 28 avril ne provoquait pas à priori l’enthousiasme sur le papier. Antoine Kirscher, promu premier danseur à l’issue du dernier concours de promotion annuel, s’est montré d’une grande faiblesse dans le pas de trois du Lac des cygnes en décembre. Enzo Saugar, distribué sur le soliste rouge est peu ou prou un inconnu. Il est quadrille. Il a réalisé un beau concours où il a été classé sans pour autant être promu coryphée.

Mais à notre plus grande surprise, le résultat a été plus que satisfaisant. Les deux danseurs ont une beauté des lignes qui emporte l’adhésion car ces dernières s’accordent parfaitement en dépit de leur différence de gabarit (Kirscher est plutôt frêle, notamment des jambes, et Saugar déjà très bâti). Produits de leur école, les deux interprètes accentuent les lignes avec toujours ce petit plus qui les rendent plus profondes et conséquemment plus signifiantes. Ils partagent aussi et surtout une musicalité jumelle. Ils répondent avec acuité et nuance à la musique et au timbre du baryton Samuel Hasselhorn. Antoine Kirscher garde ses fragilités mais n’en paraît ici que plus juvénile. Enzo Saugar ressemble à une Statue du Commandeur, à la fois protectrice et implacable. On passe un très beau moment.

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Le Chant du Compagnon errant. Soirée du 16 avril. Germain Louvet et Marc Moreau.

Le 18 mai, le duo étoilé n’était pas nécessairement très assorti physiquement. Germain Louvet (en bleu) est tout liane et Marc Moreau tout ronde bosse. Louvet, avec sa pureté de lignes, son ballon et sa batterie limpide portraiture parfaitement la jeunesse insouciante. Moreau, dans le deuxième mouvement s’oppose intelligemment en déployant une énergie concentrée et explosive là où, dans la même combinaison de pas, Louvet était tout soupir. La confrontation entre l’homme et son destin a bien eu lieu même si on ressent toujours une certaine réticence quand les danseurs sont l’un à côté de l’autre. Mais peut-être le fait que le baryton, Thomas Tatzi, criait tous ses aigus a pu nous rendre moins réceptif au couple d’étoiles qu’aux deux outsiders de la soirée du 28 mai.

Boléro(s) : Bottom, Middle and Top

Le Boléro est un de ces coups de génie comme il peut en arriver parfois dans le ballet ; c’est à  dire que la modernité et l’intemporalité de l’œuvre repose sur des ressorts très simples ancrés dans l’Histoire de la discipline. Boléro était dès l’origine un Ballet. Conçu en 1928 pour Ida Rubinstein, transfuge des Ballets russes de Serge de Diaghilev, et pour sa compagnie, le ballet se situait dans un bouge espagnol où une beauté exotique montait sur une table pour danser et déchaîner la passion des mâles. Ravel s’était résigné à cette interprétation par défaut, lui qui voyait une danse d’ouvriers sortant de l’usine, l’ostinato figurant sans doute le rythme obsédant de la chaîne de production. Même le titre a sans doute été déterminé par défaut. La partition de Ravel se compte à trois temps quand un Boléro authentique se compte à quatre.

En 1961, à la Monnaie de Bruxelles, Béjart revint en quelque sorte au ballet original de Nijinska-Rubinstein en plaçant sur scène une immense table basse rouge, disponible dans les magasins du théâtre, et une pléthore de chaises de la même couleur. À l’époque, c’est une femme, Duška Sifnios, qui « succédait » à Rubinstein au centre de la table. Les garçons tout autour faisaient tomber la cravate et desserraient les cols au fur et à mesure que l’imperturbable oscillation en développés fondus se perpétuait. Aujourd’hui, l’interprétation du Boléro est devenue beaucoup moins anecdotique et plus musicale. Le chorégraphe comparait « la », et bientôt « le », soliste central à la mélodie et le corps de ballet (un temps alternativement masculin ou féminin, mais la forme masculine semble s’être imposée) à la masse orchestrale.

Un autre indice de la puissance de cet opus béjartien vient justement du fait que le rôle, loin d’être univoque, est un medium parfait pour faire ressortir les qualités profondes d’un interprète (et parfois malheureusement aussi ses faiblesses). On aura été plutôt chanceux ces fois-ci. Chacun des danseurs qu’on a pu voir attirait l’attention sur un aspect particulier de la chorégraphie ainsi que sur une partie de leur corps.

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Boléro. Soirée du 28 avril. Hugo Marchand

Avec Hugo Marchand qui ouvrait le bal, ce sont les jambes que l’on regardait. Ses oscillations en petits fondus, énergiques et imperturbables, étaient véritablement hypnotiques. Élégiaque et androgyne, présence presque évanescente en dépit de sa taille conséquente, Marchand avait bien sûr des bras mousseux mais on était fasciné par la musique du bas du corps dont la mélodie semblait littéralement émaner.

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Boléro. Répétition publique du 5 mai. Audric Bezard.

À l’occasion du cours public donné à Bastille (le 5 mai), il nous aura été donné d’assister à un filage du ballet, sur bande enregistrée et sans corps de ballet, avec Audric Bezard. Lors de cette découverte inattendue, l’attention se porte sur le buste aux contractions reptiliennes et sur les bras puissants et sensuels du danseur. Là où Marchand était la musique, Bezard, semblait ouvrir tous les pores de sa peau afin d’en absorber l’essence et pour lentement s’en repaître ; une bien belle promesse que le danseur a très certainement concrétisée lors des représentations complètes

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Boléro. Soirée du 18 avril. Ludmila Pagliero entourée de Gregory Dominiak, Florent Melac et Florimond Lorieux

Avec Ludmila Pagliero, le 16 mai, on recentre toute son attention sur les mains, immenses et comme démesurées de l’interprète qu’on n’avait jamais remarquées auparavant… La danseuse, qui apparaît étonnamment juvénile (elle qui habituellement paraît si femme) déploie une sorte de soft power. Sinueuse et insidieuse comme la mélodie, Pagliero ne paraît plus tout à fait humaine. Au moment où les garçons commencent à entourer la table en attitude, poignets cassés, on croit deviner une architecture arabo-mauresque dont la danseuse serait la coupole ornée d’un croissant.

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Au final, la soirée se terminait donc à chaque fois sur une note ascendante. L’hommage à Maurice Béjart, en dépit du bémol de mes distributions sur l’Oiseau de feu peut donc être considéré comme une réussite. C’est que les trois ballets choisis, qui ne sont pas isolés dans l’œuvre du chorégraphe décédé en 2007, justifient à eux seuls la place majeure qu’il tient dans le concert des chorégraphes du XXe siècle.

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Mats Ek à Garnier : expériences contrastées

Les Balletotos sont chacun leur tour allés découvrir le programme Mats Ek (les 22, 25 juin et 2 juillet). Les hasards des distributions ont fait qu’ils ont vu trois fois la même Carmen. Seule Fenella a vu la deuxième pièce avec une autre danseuse que l’envahissante directrice de la danse. Elle choisit de ne parler que de cette expérience. Sa contribution est, en partie, traduite. Bonne lecture!

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JAMES

La rédaction-en-chef m’a commis d’office à la relation de la soirée Mats Ek, au motif que j’avais vu Sylvie Guillem dans Carmen il y a plus de 25 ans. L’ennui est qu’à part l’image de la star fumant le cigare à califourchon sur une grosse boule noire, je ne me souvenais pas de grand-chose. Qui plus est, il s’agissait de l’affiche du spectacle, et comme pour les photos d’enfance, on ne sait plus trop si on se souvient de l’événement ou de sa captation.

Toutefois, comme s’il suffisait de tirer le fil, des souvenirs qu’on aurait cru à jamais engloutis refont surface au fil de la représentation : le mouvement sinueux des bras et des mains du personnage de M. (alias Micaëla, rôle dansé, au soir de la première, par la toujours spirituelle Muriel Zusperreguy), la narration en boucle (la pièce démarre et se conclut par l’exécution de José), le second degré assumé dans la représentation d’une Espagne de pacotille. Les costumes scintillants qu’aucun Andalou ne porterait, le baragouin édenté hurlé par le Gipsy d’Adrien Couvez, le décor en forme d’éventail :  tout respire le presque-faux ou l’à-peine-juste, c’est comme on veut.

Comme Roland Petit, Mats Ek fait un puzzle de la partition de Bizet, et la recompose à sa guise ; parfois il en triture les lignes, pour faire surgir, d’un saut pris très staccato, un rythme inattendu. Inventivité et lisibilité immédiate, envolées contrecarrées d’un clin d’œil trivial, typification d’un trait des personnages, mouvement allongé qui se dégoupille en flexe : tout l’aimable savoir-faire du chorégraphe suédois éclate dans cette Carmen, de manière plus convaincante que pour d’autres œuvres narratives. Amandine Albisson prend le rôle-titre à bras-le-corps, joue bravache, froufroute sa traîne et meurt avec panache. Florian Magnenet peint un José fragile et torturé. Et puis il y a Hugo Marchand en Escamillo, qui après une entrée en scène explosive, fait tout à la fois montre de bravoure, d’histrionisme et d’humour, électrisant la scène (oui, « je suis fans, au pluriel », comme dit Agrado dans Todo sobre mi madre).

Après l’entracte, place à deux pièces par lesquelles Mats Ek renoue avec la création, qu’il avait annoncé quitter en janvier 2016. Another place, réglé sur la Sonate en si mineur de Liszt, nous transporte dans la veine intimiste du chorégraphe. On ne sait pas trop quelle histoire raconte le duo entre Stéphane Bullion et Aurélie Dupont, mais – le piano entêtant et diabolique de Staffan Scheja aidant – on suit sans barguigner, ni relâcher son attention, leur intrigant manège. L’art du chorégraphe est de ménager le suspense, et de pousser constamment à se demander ce qu’il va inventer. Si les places n’étaient si chères, on retournerait volontiers voir ce que Ludmila Pagliero et Alessio Carbone, interprètes dont on peut attendre bien plus d’expressivité, confèrent au pas de deux.

On est plus réservé sur le Boléro, qui présenté en fondu-enchaîné avec la pièce précédente, ne donne pas à voir l’idée poussée au paroxysme que suggère la musique. Il y a du métier, mais pas de tension qui monte.  À l’issue du crescendo, le monsieur à chapeau mou qui a rempli sa baignoire d’eau pendant quelque 15 minutes s’y plonge tout habillé. Plouf !

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CLEOPOLD

Le programme Mats Ek était sans doute l’un des plus prometteurs de la morne saison du ballet de l’Opéra de Paris. Pensez ! Deux créations par un grand maître qui, de surcroit, avait fait il y a deux ans sa tournée d’adieu avec sa femme, danseuse fétiche et muse, Ana Laguna. Dans le courant de la saison, on a appris que la sauce allait être rallongée par l’entrée au répertoire d’un des chefs d’œuvre du chorégraphe, sa Carmen datant de 1992. Alors qu’en-a-t-il été ?

Pour Carmen, qui ouvrait la soirée, Mats Ek a décidé d’utiliser la partition du compositeur russe Chtchedrine pour un ballet créé par Maïa Plissetskaïa (son épouse) en 1969. Le ballet original du chorégraphe cubain Alberto Alonso était une version délayée à la sauce soviétique de la Carmen de Roland Petit (des chaises, des masques, une arène, un zeste de sexe). Dans la partition de Chtchedrine, les thèmes de Bizet sont réorchestrés de manière parfois efficace mais le plus souvent outrancière. La partition laisse de la place pour la peinture de personnages escamotés dans la version plus condensée de Petit.

Mats Ek, dans sa version, donne ainsi une importance certaine au Capitaine (Aurélien Houette, marmoréen) qui rabaisse Don José et reluque l’héroïne, au Gitan, compagnon de Carmen qui braille en yaourt vaguement et drolatiquement ibérique (Adrien Couvez, qui sait ménager un moment d’authentique émotion lorsqu’il pleure la mort de l’anti-héroïne) mais surtout à M(ickaela) sorte de lien entre les différentes parties de l’histoire comptée en boucle (elle débute et s’achève par le peloton d’exécution de Don José). La gestuelle si particulière de Mats Ek se déploie dans ce rôle (Muriel Zussperreguy y est impressionnante de justesse) : avancées à petits pas glissés, suggérant la bigote, oscillation de la colonne vertébrale, bras de Piéta se refermant sur le dos de Don José. Pour le rôle titre, on retrouve d’autres aspects de l’esthétique du chorégraphe suédois. Carmen qui fume le gros cigare, exécute des sauts en attitudes déformées de la hanche et se retrouve souvent assise en position d’obstétrique.

Dans cette esthétique familière, la distribution soliste semble encore en devenir. Amandine Albisson, presque trop belle, donne un fini un peu extérieur à sa Carmen. Son caractère plutôt réservé, qui est l’apanage des ballerines, créé ici trop de distance pour ce rôle de femme capiteuse et trompe la mort. Hugo Marchand, en toréador, nous a paru également un peu dans le fini extérieur. Ses beaux sauts (il se retrouve à l’écart parfait sans qu’on devine d’où vient l’impulsion) impressionnent mais il lui manque la pointe de sex appeal qu’on attend d’Escamillo. C’est ainsi qu’en dépit du Don José benêt à souhait de Florian Magnenet, du corps de ballet énergique de soldats à bérets lançant frénétiquement des banderilles à foulard et de cigarière aux robes irisées comme des boules de Noël (Eve Grinsztajn très émouvante dans son lamento sur le corps de son capitaine de mari), on s’ennuie un peu à partir de la seconde idylle entre Carmen et son militaire dévoyé.

Après l’entrée au répertoire, venait la partie la plus ambitieuse du programme, les deux créations de l’ex-retraité de la chorégraphie mondiale. Another Place, sur la sonate en si mineur de Franz Liszt, est plutôt bien nommée en ce qu’il s’en dégage un sentiment de transposition dans un nouveau lieu (le plateau de l’Opéra et non plus comme souvent ces dernières années sur celui du TCE) d’une formule éprouvée. Sur scène, un couple, une table et un tapis rouge. On a vu et apprécié cette formule dans les incarnations qu’en ont donné, Mats Ek et Ana Laguna ou encore Ana Laguna et Mikhaïl Barychnikov. Sylvie Guillem a également beaucoup dansé dans ce genre de variations autour d’un quotidien sublimé par le bas, c’est à dire par l’entrejambe (dans Another Place, l’homme se retrouve à un moment la figure dans la raie des fesses de sa partenaire). Seulement voilà, si Stéphane Bullion, l’homme, essuie ses lunettes d’une manière touchante et maîtrise parfaitement les sauts « Ekiens » en se désarticulant en l’air, sa partenaire, Aurélie Dupont, nous laisse, encore une fois, sur le bord du chemin : le développé 4e devant sur jambe de terre pliée avec le buste couché sur la jambe en l’air, typique d’Ek et qui nous émeut presque immanquablement était ici tellement court de ligne qu’il en était dénué de signification. J’ai passé mon temps à essayer de transposer la chorégraphie sur le corps d’une autre danseuse, ainsi durant ce porté en arabesque très classique qui se rabougrit en l’air. Je saisis l’intention du chorégraphe, mais j’ai le sentiment de devoir finir sa phrase. Il n’y a décidément [PAS] de deux possible avec Aurélie Dupont. On plaint ce pauvre hère de Bullion dans sa solitude accompagnée de toute une vie (est-ce pour cela qu’il ne pianote sur la table, mimant le travail du pianiste, qu’au début de la pièce?).

Et ce pensum dure 33 longues minutes. Nous n’avons rien contre les redites chorégraphiques, mais il faut les donner à une interprète qui a quelque chose à dire.

Le Boléro, servi sans baisser de rideau après Another Place, à l’avantage de sortir un peu de l’attendu. Un vieillard habillé de blanc et coiffé d’un chapeau à large bords (Niklas Ek) remplit imperturbablement une baignoire de zinc avec son sceau d’eau, incarnant par là même l’ostinato de la partition de Ravel, tandis que de gros macaronis de nage tortillés (vaguement en forme de profil humain) descendent des cintres et dessinent, par le biais des éclairages, des motifs surréalistes au sol. La vingtaine de danseurs habillés de costumes noirs à capuche apparaît par groupes variés (la compagnie entière, en duos ou par doubles quintettes) et égrène le vocabulaire technique du chorégraphe sans l’appareil psychanalytique qui l’accompagne habituellement. A la fin, certains danseurs accomplissent de micro-agressions sur la personne du petit baigneur qui continue de remplir, imperturbable, sa cuve de Zinc. Pour le Final, l’ensemble de la compagnie gît au sol. Le vieil homme se plonge alors à la renverse dans son bain.

Et alors?? L’absence de message est-elle le message que veut nous transmettre Mats Ek dans sa réaction à une partition dont son compositeur disait que ce n’était pas de la musique ? Où doit-on penser que le chorégraphe révéré est revenu de sa retraite pour nous annoncer qu’il n’avait plus rien à dire?

 

 

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FENELLA

I saw exactly the same casts on July 2nd.  With one exception. And this “another woman” turned out to make all the difference: Ludmila Pagliero partnered Stéphane Bullion in Another Place rather than Aurélie Dupont. If James let loose not a single word about this pair in his piece, and if Cléopold merely found he pitied a touching and valiant Bullion, then there must have been a problem. The problem is called Aurélie Dupont. But I am not surprised. Many years ago, after witnessing Dupont’s stage presence in Sleeping Beauty, an American friend turned to me and hissed ,“This princess doesn’t need a prince. She’s so self-involved she can just kiss herself.” Why on earth did she think we needed her to hog the stage again, not just once but twice this season?

So, for once as far as which one of us gets what performance, I got the luck of the draw.

When Pagliero entered from downstage and began towards Bullion, her body, her back, her neck, all radiated the rapt and alert almost-stillness of a vibrantly curious bird-watcher or eager young detective. Something mysterious was already happening. Throughout this “solo for two” [as Ek calls them] these two never stopped questioning themselves as much as they questioned each other and made us root for them to find some kind of absolution. Their tender, yieldingly gentle and querying gazes remained locked throughout and the ways this made their bodies work in response were clearly visible up to the top of the house.

Lorsque Pagliero entra à l’avant-scène en direction de Bullion, son corps, son dos, son cou, tout irradiait la concentration et l’alerte immobilité du vibrant et curieux ornithologue ou du zélé jeune détective. […] Tout au long de ce « solo pour deux » [tel que l’appelle Mats Ek] ces deux-là n’ont jamais cessé de se questionner eux-mêmes autant qu’ils questionnaient l’autre et nous ont fait souhaiter qu’ils trouveraient une forme d’absolution. […]

The duet felt improvised, each phase and phrase of movement seemingly just then inspired by a look, a touch, or a sudden thought. Even when my mind knew that a combination was being repeated, my core knew otherwise. When she launched herself at the hilly outline of his body — for the moment having been reduced to a distorted blob entirely covered by a square of red carpet — her urgency perfectly illustrated how movement is metaphor: “Please let me into your head. Please? Yes, please!” They weren’t “Bullion and Pagliero.” They were “He and She.” Any couple’s lifetime together can turn out to be a magnificent sonata.

Le duo semblait improvisé, chaque phase, chaque phrase du mouvement apparemment inspirée par un regard, un contact ou une soudaine pensée. […]

Lorsqu’elle se lança sur les contours vallonnés [du] corps [de son partenaire] –alors réduit à une masse floue entièrement couverte par un carré de moquette rouge- son « urgence » illustrait parfaitement combien le mouvement est métaphore : « S’il te plait, laisse-moi entrer dans tes pensées ! Allez ! S’il te plait ! ». Ils n’étaient plus « Bullion et Pagliero ». Ils étaient « Lui et Elle ».

Toute longue vie de couple peut se changer en une magnifique sonate.

Commentaires fermés sur Mats Ek à Garnier : expériences contrastées

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Malandain Ballet Biarritz à Poissy : trois tombeaux.

Théâtre-Hôtel de ville de Poissy.

Malandain Ballet Biarritz. Programme « Une dernière Chanson », « Nocturnes », « Boléro ». Théâtre de Poissy. 11 janvier 2019.

C’est dans la salle de spectacle de Poissy, une salle conséquente de 1700 places faisant partie intégrante de l’Hôtel de ville construit à l’époque héroïque du Front populaire, que l’on retrouve le très itinérant Malandain Ballet Biarritz pour une soirée unique réunissant Une Dernière Chanson, Nocturnes et Boléro ; une sorte de programme entonnoir.

La soirée s’ouvre en effet sur une note apparemment légère. Bâti sur une sélection de chansons populaires d’antan réinterprétées par le chef baroque Vincent Dumestre et son Poème Harmonique en 2001, le ballet (créé en 2012) se présente à première vue comme un badinage amoureux, tendre et parfois loufoque, pour cinq couples. La technique très caractéristique du chorégraphe, avec ce mélange d’énergie athlétique et de délicatesse, de nombreux passages au sol et des portés inattendus qui sont aussi bien le fait des filles que des garçons, est ici subtilement et parcimonieusement enrichie de citations de danses folkloriques régionales lorsque l’orchestration de Dumestre le suggère. Dans la scène d’ouverture pour quatre couples sur « J’ai vu le Loup, le Renard, le Lièvre », on est ainsi invité d’emblée à une fête de village. Le dernier Pas de deux sur « Réveillez-vous, Belle endormie », au son de quelques vielles, est agrémenté de pas qui évoquent le folklore breton. Dans l’ensemble sur la « Molièra qu’à nau escus », les danseurs se mettent à un moment en formation de ronde et donnent hardiment de la voix.

Mais cette relation de la danse à la musique ne se résume pas qu’au folklore. Car dans cette pièce non narrative, la chorégraphie peut aussi parfois prendre en compte quelques bribes des paroles naïves, parfois triviales, des chansons. Dans le premier pas de deux « L’amour de moy », Frederik Deberdt, solide et sculptural, batifole avec sa partenaire comme s’il courait dans le « petit jardinet où pousse la rose et le muguet ». Dans le charmant duo nuptial entre Claire Lonchampt et Arnaud Mahouy sur « Aux Marches du Palais », les danseurs tirent des recoins de leurs habits de petits mouchoirs qui finissent par matérialiser « les quatre coins du lit couverts de toile blanche » de la chanson. Les tissus ont d’ailleurs la part belle dans le ballet. Pendant la scène d’ouverture, les vestes enfilées comme des pantalons par les danseurs, qui continuent à pirouetter et à sauter comme si de rien n’était, les font ressembler à la drôle de faune chantante et dansante de la ritournelle. Dans « En passant par la Lorraine », Mickaël Conte endosse en quelque sorte les trois casaques des « capitaines » et s’en défait de manière très émouvante au profit de sa partenaire, l’intense Irma Hoffren.

Cependant, les empilements vestimentaires peuvent emprunter des tonalités plus sombres.  Avec Thierry Malandain, la nostalgie et le questionnement sur l’altérité ne sont jamais très longs à montrer le bout de leur nez. Le choix du morceau d’ouverture lui-même annonce d’emblée la dualité du ballet. Le très entraînant « J’ai vu le Loup… » est introduit par les accents et la mélodie de la très mélancolique « la Rotrouenge du Captif » de Richard Cœur de Lion. Dans la lumière violette, couleur de deuil, les danseuses couchées au sol et recouvertes d’une veste sont veillées par les danseurs debout en contrejour. Le premier pas de deux, sans doute l’un des plus poignants du ballet, commence avec la danseuse (la lumineuse Miyuki Kanei) traversant la scène de cour à jardin la tête couverte d’une pile de linge. Elle ressemble à une pleureuse d’un tombeau royal de la Basilique de Saint-Denis (justement évoquée dans « La Fille au Roi Louis »). Son élégant desservant, Raphaël Canet, pourrait aussi bien être son bourreau. On ressent dans ce pas de deux une tension, entre passion et prédation, qui prend aux tripes. Mais avec l’inversion des rôles lorsqu’il s’achève sur un dernier souffle, ce coup au ventre se mue en coup de cœur. La métaphore du tombeau réapparaitra dans la partie finale du ballet. Après la transe ultime (« Saremilhoque ») au cours de laquelle les danseurs se défont – non sans humour – de presque tous leurs oripeaux, la ballet se conclut sur la scansion funèbre du « Roi a fait battre Tambour ». Les danseurs se glissent deux par deux sous une couverture qui s’avère être un patchwork d’habits. Dans leur marche circulaire, entièrement recouverts, ils ressemblent aux pleurants du tombeau de Jean sans Peur. Mais ce tombeau, ultime pied de nez du chorégraphe, pourrait tout aussi bien être le berceau d’une humanité nouvelle.

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Claire Lonchampt et Mickaël Conte. « Une Dernière Chanson ». ®olivier-houeix

Dans « Nocturnes », le propos s’assombrit et la mort, suggérée seulement par la statuaire dans « Une Dernière Chanson », devient centrale. L’espace se réduit sur un étroit registre. On retrouve avec plaisir cette danse macabre et romantique vue la saison dernière. On savoure moult petits détails et clins d’yeux parsemés par le chorégraphe et magnifié par ses interprètes : la référence aux Sylphides de la danse romantique saute aux yeux quand Raphaël Canet fait de petits temps de flèche en attitude avec des ports de bras en volute vers l’avant. Claire Lonchampt et Irma Hoffren sont toujours aussi belles en filles de l’air déhanchées et Arnaud Mahouy traverse le « chemin de vie » avec ce mélange d’énergie vitale (ses jetés qui semblent jaillir sans besoin d’impulsion au sol) et de réflexivité mystérieuse.

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Nocturnes. Photographie ®Olivier Houeix

Avec Boléro, l’horizon se ferme encore plus que dans Nocturnes où le registre sur lequel les danseurs évoluent mène certes à l’inéluctable, mais mène au moins quelque part. Ici, enfermés entre quatre paravents translucides, les douze danseurs sont comme prisonniers de la structure en ostinato de la partition de Ravel. Tous en académique chair, évoquant une nudité clinique, à moins qu’elle ne soit concentrationnaire, ils semblent ne pouvoir jamais échapper au groupe. À l’inverse d’autres versions chorégraphiées de la célèbre page musicale, aucun soliste ne se détache ; au mieux, des groupes de six ou de quatre se forment sans échapper au schéma chorégraphique commun à tous. La partition de Thierry Malandain ne repose pas non plus sur un leitmotiv chorégraphique. En revanche, les scansions des pieds des bras, les effondrements des corps qui se font avec des bruits sourds de chair cadavérique sont obsédants. Les danseurs se relèvent pourtant toujours, comme interdits d’agonie personnelle. Une fille s’échappe un instant, très vite réintégrée dans l’uniformité du groupe. À un moment, près du paroxysme final, le groupe compact de danseurs s’approche dangereusement du paravent frontal, laissant craindre une chute sur le public de la fragile protection. Sur le tutti final d’orchestre, les danseurs parviennent enfin à s’échapper de la prison de verre. On lira comme on voudra cette sortie du cadre. La diffraction consécutive du groupe est-elle une bonne ou une mauvaise chose ? Sont-ils libérés ou enfermés à l’extérieur ? Personnellement, après cette soirée caractérisée par le rétrécissement de l’espace jusqu’à la claustrophobie, j’ai voulu y voir un message d’espoir en la résilience de l’humanité.

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« Boléro ». Photographie ©-olivier-houeix

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Programme Ravel : géométrie variable

Benjamin Millepied, Maurice Béjart. Ballet de l’Opéra de Paris. Soirée du jeudi 1er mars 2018.

Le programme Millepied-Béjart a pour lui le mérite de la cohérence. Unifié par deux partitions de Maurice Ravel créées pour ou dans la mouvance des Ballets Russes de Serge de Diaghilev, il met à l’honneur deux chorégraphes français qui ont bâti l’essentiel de leur notoriété à l’extérieur de l’hexagone et qui ont tous deux eu des rapports complexes avec l’Opéra. L’un en a refusé deux fois la direction et le second l’a abandonnée en début de mandat.

Que reste-t-il de l’enthousiasme qui avait présidé à la création de Daphnis et Chloé en 2014, alors que son chorégraphe venait d’être désigné comme successeur de Brigitte Lefèvre ? Guère que des cendres. Et que reste-t-il de ce ballet et de sa scénographie par Daniel Buren ? Comme alors, le jeu d’ombres chinoises géométriques sur le rideau d’avant-scène fait son petit effet. Le chromatisme du plasticien opère un charme réel ; il a quelque chose du panthéisme qu’on trouve dans la musique. La chorégraphie de Millepied séduit toujours par sa fluidité. Les enroulements déroulements des couples du corps de ballet sont plaisants. Leurs déplacements épousent bien les vagues orchestrales de la musique de Ravel. Le ballet manque cependant parfois de tension. La faute n’en revient peut-être pas qu’au chorégraphe. Il y a des sections entières de la partition de Daphnis et Chloé qui n’appellent pas la danse. En 1912, il semble que l’on attendait déjà beaucoup de l’enchantement visuel que produiraient les décors de Léon Bakst. Benjamin Millepied ne parvient pas à surprendre suffisamment dans ces passages (qui précèdent puis succèdent à l’enlèvement de Chloé par le pirate Bryaxis) : la théorie de filles en tulle blanc se laisse regarder sans créer d’effets mémorables et la succession de deux pas de deux entre Daphnis et Chloé frise la redondance.

L’action du ballet comporte également une tare. Comme dans Sylvia de Delibes-Mérante, ce n’est pas le héros qui délivre sa bien aimée mais un dieu (Éros dans Sylvia, ici le dieu Pan), Daphnis est donc cantonné dans un rôle purement décoratif. Le couple formé par Dorothée Gilbert et Mathieu Ganio est tout velours et coton mais il échoue à éveiller mon intérêt. Il en est de même pour le second couple, la courtisane Lycénion et le pataud Dorcon. Alessio Carbone est trop gracieux en berger jaloux pour parvenir à convaincre. Dans sa « variation-concours », ses départs de sauts ne sont pas assez affirmés et ses chutes trop précautionneuses. François Alu, c’était attendu, casse la baraque dans le rôle du pirate, avec sa sûreté habituelle mais aussi son manque de grâce revendiqué. Sa scène d’intimidation avec Gilbert est effrayante à souhait.

Mais le vrai plaisir qui domine pour cette reprise est celui de revoir des figures qui se sont fait rares depuis le départ du chorégraphe-ex directeur Millepied : Adrien Couvrez, Allister Madin bien sûr, mais surtout Eléonore Guérineau. En blanc ou en jaune, sa danse incendie le plateau et son ballon vous transporte. Nymphe, dryade ou bacchante, elle est simplement unique.

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Créé pour Ida Rubinstein, le Boléro montrait une danseuse espagnole dansant sur la table ronde d’une taverne et excitant le désir de l’assemblée. Les décors, très couleur locale étaient d’Alexandre Benois et la chorégraphie (avec combat au couteau entre hommes, s’il vous plait) de Nijinska.

Le génie de Maurice Béjart aura été de s’éloigner fort peu de ce dispositif tout en l’épurant à l’extrême. Une table rouge réduite à son plateau, une série de chaises avec des hommes torse nu dans toutes les positions et nuances caractéristiques du mâle en chasse, deux spots, une combinaison en ostinato de coupés-relevés, quelques port de mains serpentins, un grand écart facial. De tous ces petits riens naît un immense tout pour peu que l’interprète s’y prête.

Ce n’est hélas pas le cas pour Marie-Agnès Gillot qui tente la stratégie de la théâtralité moindre pour le plus d’effet. Mais elle fait chou blanc. Le jeu des mains, immenses, fait bien son petit effet au début. On se prend à espérer l’araignée hypnotique ou la créature tentaculaire. Mais ensuite, l’interpètre semble absorbée dans un exercice intériorisé qui se voudrait peut-être rituel de la devadâsî du temple mais qui évoque plutôt la routine de la danseuse sous-payée et fatiguée dans un cabaret pour touristes. Du coup, les garçons qui s’amoncellent et se déhanchent graduellement autour de la table semblent plutôt être des collègues consciencieux que des mâles poussés sur les bords du précipice orgasmique. C’est dommage car ils se donnent sans compter. On s’est pris à espérer à plusieurs reprises que Vincent Chaillet ou Audric Bezard indifféremment, voire simultanément, sautent sur la table pour y mettre un peu du feu qui lui manquait cruellement.

C’était peut-être la dernière fois que je voyais Marie-Agnès Gillot. Personnellement, j’ai toujours pensé que cette danseuse s’était trompée de carrière lorsqu’elle s’était laissée consacrer « contemporaine ». Elle avait tout pour être une époustouflante ballerine classique. Dans le contemporain, elle n’aura finalement été qu’un grand corps doué de plus qui évolue en mesure.

Marie-Agnès Gillot. Au centre de la table mais pas forcément au centre d’intérêt.

 

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