Soirée Balanchine Millepied. 14 mai 2014.
Commençons par ce qui fâche le moins. Daphnis et Chloé, la création de Benjamin Millepied est une œuvre agréable qui mériterait un maintien au répertoire même si son chorégraphe n’était pas, comme c’est le cas, appelé à devenir directeur de la compagnie. La danse, dans l’enroulement-déroulement, multiplie les ports de bras fluides et ondoyants. On retrouve la technique en collage d’influence qui marque souvent les créations de Millepied; le solo de Dorcon fait penser aux évolutions bravaches d’un marin de Fancy Free de Robbins et la jolie scène des nymphes autour de Daphnis tour à tour endormi puis éploré s’achève dans une pose en référence directe à Apollon musagète. Mais, comme son collègue Christopher Wheeldon, également ancien du New York City Ballet, Benjamin Millepied passionne plus lorsqu’il raconte une histoire que lorsqu’il verse dans la danse sans argument. La danse est assez expressive pour ne pas avoir à s’interrompre par de la pantomime : en deux passes sinueuses la très belle Eve Grinsztajn, dans le rôle de la tentatrice Lycénion, évoque l’étreinte avec Daphnis. Les dangereux pirates sont efficacement caractérisés par d’énergiques parcours au travers de la scène (Pierre-Arthur Raveau se montre étonnamment à l’aise et convaincant dans un rôle taillé pour les qualités de François Alu).
Buren, pour sa part, joue la carte de musique plutôt que celle de l’histoire. Le ballet s’ouvre sur une page blanche à la Buren : un rideau de scène strié de raies horizontales. Des formes géométriques apparaissent alors en ombre chinoise. Mais les angles s’arrondissent au contact des arabesques raveliennes magnifiées par la direction souple de Philippe Jordan. Un esprit chagrin pourrait finir par trouver que cela fait un peu écran de veille pour ordinateur mais l’ouverture atmosphérique s’achève et le décor apparaît : géométrique, coloré et translucide. C’est abstrait la plupart du temps mais cela laisse vivre la narration chorégraphique. On peut même, à l’occasion, considérer que le cercle jaune est un soleil et que les parallélépipèdes qui se juxtaposent à lui au sol dans la scène de l’enlèvement figurent les arcanes inquiétants de la grotte du pirate Bryaxis. C’est comme on voudra.
Les danseurs sont aussi des pages blanches. Les non-couleurs règnent sur la majeure partie du ballet (blanc pour les bergers et noir pour les pirates). Le chromatisme franc du décor ne s’infuse dans les costumes d’Holly Hynes que pour le Finale : vert gazon (vision sylvestre de Léonore Baulac traversant seule la scène en diagonale), bleu pétrole, jaune soleil et orange (pour Daphnis et Chloé).
La distribution de solistes de cette soirée convenait bien à cette production épurée. Les danseurs avaient en commun la clarté cristalline des lignes : Pujol aux bras souples, et Ganio plus soupir que jamais. Peut-être plus « garçon » que marlou de campagne, Marc Moreau (Dorcon) donnait une tonalité lycéenne à la fois contemporaine et intemporelle à cette rivalité entre adolescents.
Si je n’ai été « que » séduit par le Daphnis et Chloé de Millepied et pas transporté, la faute n’en revient pas nécessairement à l’œuvre elle-même.
L’état de contrariété poussé dans lequel je me trouvais après le « Palais de Cristal » en était plus certainement la cause.
La faute aux costumes ? Non.
Il fallait un fin coloriste comme Lacroix, pour sortir du casse tête chromatique que peut représenter le final de ce ballet. En 1994, la dernière fois que le ballet avait été présenté, les rouges se frictionnaient un peu trop avec les verts (les mouvements sont alternativement Rubis, Diamants noirs, Émeraudes et Perles). C’est sans doute une des nombreuses raisons pour laquelle Balanchine s’était lui-même débarrassé des couleurs dès sa production new-yorkaise de 1948. Lorsqu’il est revenu au thème des pierres précieuses en 1967 pour « Jewels », il s’est bien gardé de créer un mouvement final réunissant émeraudes, rubis et diamants. Pour cette production du Palais de Cristal, Lacroix semble avoir pris soin de trouver des tons de vert et de rouge qui se marient plus qu’ils ne s’opposent. On n’évite pas totalement l’effet « magie de Noël » mais les couleurs s’unissent assez subtilement. Lacroix a posé sur les corolles des tutus du corps de ballet pour les deux mouvements les plus colorés des résilles sombres et pailletées qui éteignent ce que leur teinte pourrait avoir de trop contrasté. La plus authentique réussite reste néanmoins les « diamants noirs » avec des costumes bleus « nuit étoilée ».
Deux constatations s’imposent cependant.
Le Palais de Cristal a besoin … d’un palais. C’était le cas lors de la création du ballet en 1947 et il aurait fallu y penser pour cette reprise même s’il ne s’était agi que de tentures comme dans Études ou de lustres comme dans Thème et Variations. En l’absence de tout écrin même suggéré, les danseurs, placés devant un cyclorama bleu, semblent un tantinet endimanchés.
La deuxième est sans doute la plus douloureuse. Il semble en effet qu’il est temps de réapprendre au ballet de l’Opéra à danser du Balanchine. Dans les années 90, il pouvait parfois s’y montrer plus pertinent que le New York City Ballet lui-même. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les costumes étincelants reflétaient cruellement le manque d’éclat de la compagnie dans cette œuvre jadis créée pour elle. Corps de ballet à l’attaque émoussée, lignes rien moins qu’impeccables et surtout médiocrité générale des solistes étaient, hélas, le triste lot de la soirée du 14.
Amandine Albisson vacillant de la pointe dansait les rubis avec l’air de connivence un peu bonasse de la maîtresse de maison qui vous vante les qualités de ses tartelettes aux groseilles. Son partenaire, Josua Hoffalt vasouillait ses pirouettes-tour à la seconde en dehors avant de jouer le marquis de patatras dans la pose finale. Pour Diamant noir, Aurélie Dupont avait la ligne rabougrie (couronnes pendantes et arabesques courtes). Manquant – ça peut arriver – son équilibre arabesque pendant lequel son partenaire est censé tourner autour d’elle pour magnifier sa prouesse, elle reste plantée sans rien faire pour combler le blanc, telle une autostoppeuse attendant la prochaine voiture – et ça, cela ne devrait jamais arriver. Et qu’importe si son partenaire est Hervé Moreau. Il pourrait être un autoradio ou un grille-pain, la demoiselle lui témoignerait tout autant sa plus sereine indifférence. Dans le mouvement vert, on n’a pu que s’interroger sur la pertinence qu’il y avait à distribuer une danseuse sans ballon, Valentine Colasante, dans le mouvement aux sauts. Si son partenaire, François Alu, repoussait le sol c’était sans aucune grâce ; les lignes étaient sèches et ses sissonnes en reculant, le genou tendu seulement après réception, des plus disgracieuses.
Il aura fallu attendre le quatrième et dernier mouvement pour voir un peu de Balanchine et de ballet de l’Opéra de Paris sur scène. Nolwenn Daniel avait cette attaque incisive de l’un et ce chic un peu second degré de l’autre. Alessio Carbone était la monture idéale pour enchâsser ce bijou du plus bel orient.
Mais voilà ; « perles » est le mouvement le plus court et un sur quatre n’est pas exactement un score à la hauteur d’une compagnie qui prétend tenir le haut du pavé de la danse mondiale. Ce Palais de cristal sera retransmis en mondiovision au mois de juin… Un nouveau travail de répétition s’impose d’ici là ou la première compagnie nationale risque d’être comparée par le public et la critique à un éléphant dans un magasin de porcelaine.