Archives de Tag: Arthur Saint-Léon

Coppélia dans la grisaille

Swanhilda en Coppélia démultipliée. Photo Andy Ross, courtesy of Scottish Ballet

Swanhilda en Coppélia démultipliée. Photo Andy Ross, courtesy of Scottish Ballet

Sadler’s Wells de Londres, soirée du 3 mars 2023.

Sur la foi d’un intrigant clip promotionnel et de critiques élogieuses lors de la création l’été dernier, j’ai prolongé mon séjour en Angleterre d’un jour pour voir la Coppélia du Scottish Ballet à l’occasion de sa courte tournée londonienne. C’était plus pratique, bien que moins exotique, que de voyager à Glasgow ou Inverness à l’automne dernier.

La production de Coppélia due à Morgann Runacre-Temple et Jessica Wright transpose l’histoire dans la Silicon Valley. Le Docteur Coppélius est le PDG d’une startup spécialisée dans l’intelligence artificielle. Swanhilda est la journaliste qui  vient l’interviewer sur ses projets. Son fiancé Franz l’accompagne.

Coppélia, exemplaire de démonstration des  projets révolutionnaires de la société « NuLife », est donc configurée sous nos yeux via quelques swipes sur un gigantesque écran tactile. Une fois que le concepteur est content du résultat, il ne lui reste qu’à en ordonner une impression 3D. Las, la créature tient à peine debout et se débine en cinq secondes. Il n’en faut cependant pas plus, nous dit le synopsis, pour que Swanildha « remarque que son fiancé Franz est puissamment attiré par Coppélia », au point d’en paraître « possédé ».

Constance Devernay: Swanhilda et son double numérique. Photo Andy Ross, courtesy of SB

Constance Devernay: Swanhilda et son double numérique. Photo Andy Ross, courtesy of SB

Je cite le livret – dû à Jeff James – parce qu’il est beaucoup plus riche de détails que ce qu’on voit sur scène : Franz s’approche de l’écran, mais l’intérêt que cela dénote pour une Coppélia ectoplasmique n’a rien de flagrant, et rien ne montre non plus que sa compagne s’en rend compte, et encore moins qu’elle s’en inquiète. Une des curiosités de la production est que la narration n’est nullement soutenue par la danse : pas de parade de Franz en direction de la poupée mécanique, pas de scène de jalousie de Swanhilda. L’expérience ayant raté, on remet la suite au lendemain et tout le monde va se coucher.

Un dispositif de vidéo en direct – de ceux qui pullulent dans les mises en scène de théâtre depuis au moins 10 ans – réplique sur grand écran les évolutions des danseurs. La chambre attribuée à Swanhilda et Franz est dans un caisson tournant, mais la vidéo-surveillance nous les montre en noir et blanc se mettre en pyjama puis au lit. Bien sûr, à la faveur de la nuit, la journaliste va se faufiler dans le laboratoire pour en savoir plus. Je regarde ma montre : nous sommes déjà à la moitié du spectacle (1h20 sans entracte), et de facto, il ne s’est pas encore passé grand-chose.

L’héroïne a dansé un pas de deux sans grand enjeu narratif avec son fiancé. Le Docteur Coppélius a fait son show, assisté d’une armée d’assistants interchangeables, et répondu aux questions de la pugnace journaliste. L’échange étant parlé, on comprend que la Coppélia du XXIe siècle n’interroge pas, comme celle du XIXe, les séductions de la poupée mécanique, mais montre bien plutôt les illusions du monde virtuel.

Des Coppélia sur scène et sur écran. Photo Andy Ross, courtesy of SB

Des Coppélia sur scène et sur écran. Photo Andy Ross, courtesy of SB

Rien d’étonnant, donc, à ce que nul trouble ne se dégage de l’irruption de l’automate dans le réel. Nous sommes aux antipodes des mystères de l’alchimie, comme de la simplicité colorée des villageois endimanchés de Galicie, et de la célébration naïve, propre à l’époque des Sieurs Nuitter et Saint-Léon, de la diversité des folklores d’Europe centrale (et d’ailleurs) : bienvenue chez les clones ! L’univers formaté des salariés de la Tech et des patrons mégalos s’anime quand même un peu la nuit, quand les scientifiques en goguette et saisis par l’hubris font la fête et gesticulent avec des bras et des jambes en plastique. Mais au lieu de danser sur la musique de Léo Delibes, ils s’agitent sur une partition à dominante électronique de Mikael Karlsson et Michael P. Atkinson, qui ne gardent quasiment rien des mélodies de leur lointain devancier. Ce qui revient à priver le ballet de l’essentiel de son charme.

Qui, dans le public, ne connaît pas l’œuvre originale – notamment la délicieuse ballade de l’épi de maïs – n’en éprouvera pas la nostalgie. Il n’en reste pas moins que le résultat manque de piquant : les chorégraphes ont créé une routine reconnaissable pour chaque collectif (les salariés de NuLife, les Coppélia à perruque rose créées à la chaîne), donné de l’arrogance à Coppélius, de la perspicacité à Swanhilda et pas beaucoup de personnalité à Franz. Surtout, les interactions entre les personnages sont sans épaisseur et nous indiffèrent vite  : pas un instant on ne tremble pour Coppélia, ni pour Franz (dont le scénario nous dit pourtant qu’il est en grand danger, ce qui se matérialise par la pose d’un casque à capteurs sur son crâne…), et la transformation de Swanhilda en Coppélia n’a rien d’émoustillant.

L’arrogant Coppélius finit absorbé dans le metavers, et les deux amoureux, retournant dans le monde réel, refont peu ou prou leur pas de deux du début. La production joue de l’opposition entre le réel et le virtuel, choisit moralement le premier (l’imperfection et la complexité humaine) et esthétiquement le second (la profusion d’images reproduites à l’infini). Dans ce schéma binaire, le jeu du désir est cruellement absent.

Bruno Micchiardi. Credit Andy Ross, courtesy of SB

Bruno Micchiardi. Credit Andy Ross, courtesy of SB

Le petit corps de ballet du Scottish est fortement mis à contribution (les mêmes danseurs interprètent alternativement scientifiques et robots), sans que la chorégraphie n’individualise aucun rôle secondaire. Il faut tout le talent des interprètes principaux pour maintenir l’attention : Constance Devernay est une héroïne à la présence très affirmée, et au délicieux cou de pied. Bruno Micchiardi est parfait en patron qu’on a envie de baffer. Jerome Barnes a de jolies lignes, et ce n’est pas sa faute si on a oublié de creuser le personnage de Franz.

Le duo créatif Jess & Morgs ne manque ni d’ambition, ni de cohérence, mais leur création est à l’image de la réalité qu’elle dépeint : un peu plate. Une autre lecture possible est que le projet artistique est tombé dans le trop-plein : les compositeurs – qui préparent un opéra inspiré du Melancholia de Lars von Trier – ont tiré la couverture à eux, le vidéaste Will Duke a rentabilisé la présence des caméras, Jeff James (qui a été assistant d’Ivo van Hove, grand utilisateur des vidéos sur scène) a concocté une dramaturgie touffue, mais toutes ces contributions ne fusionnent pas au service d’une œuvre chorégraphique, et semblent plutôt la noyer.

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Les Saisons de l’Opéra : le grand ARC du temps

Gentilles personnes qui nous lisez, nous vous avions quittées dans l’abstraction à l’issue de notre dernière chronique. Il est temps de poursuivre l’analyse en parlant concrètement des œuvres ! Comment évolue la part des ballets les plus célèbres du répertoire classique au fil des décennies (ou plutôt, puisque nous analysons 49 saisons, au gré de nos sept septennats) ?

Mais d’accord, comment délimiter les choses ? Faut-il parler de grand ballet du répertoire (GBR), de ballet du grand répertoire (BGR), de Ballet Classique à Grand Corps de Ballet (BCGCB) ?  De Vieillerie à Tutus-Pointes et Prince Blond (VTPPB) ou de Machin qui Vient ou Revient de Russie (MVRR) ?

Après quelques débats animés mais courtois, nous avons décidé de remiser les acronymes, au profit d’une approche empirique.

Il suffit, en fait, de faire la liste des ballets appartenant manifestement, sans contestation possible, à l’une ou l’autre de ces définitions : cela inclut, pour l’essentiel, la Bayadère, La Belle au Bois dormant, Casse-Noisette, Coppélia, Don Quichotte, Giselle, Le Lac des cygnes, Paquita, Raymonda et La Sylphide. Soit quelque dix ballets iconiques qui descendent le grand arc menant du ballet d’action au ballet classique, en passant par le ballet romantique (dans l’ordre chronologique, ça fait ARC, laissez l’acronyme à la porte, il revient par la fenêtre).

Quelle est la part de ces œuvres dans les saisons ? Le plus simple est de faire un gros paquet « Répertoire XIXe ». Ce qui donne la figure n°4.

Mais ce résultat n’est jamais que le bas de la figure n°3 de l’épisode précédent. Comme nous aimons les complications, nous aimerions bien scruter la part du A, du R et du C dans notre arc.

Autant le dire tout de suite, les réminiscences des plus anciennes des créations sont, depuis longtemps, numériquement marginales dans les saisons de la compagnie : on n’y recense guère que les productions Spoerli (1981) et Lazzini (1985) de La Fille mal gardée, qui se réclament toutes deux de Dauberval (1789), ainsi que La Dansomanie d’Ivo Cramer (1976) d’après Pierre Gardel (1800). Au moins, c’est facile à compter (rappelons que nous n’incluons pas dans nos indices les œuvres dansées sur la scène de Garnier par l’École de danse, ni les pièces sorties de la naphtaline juste pour un soir de gala).

Les choses se compliquent avec la période romantique. On y trouve principalement La Sylphide (1832, recréation 1972) et Giselle (1841, productions de 1966, 1991 et 1998), ainsi que quelques confettis, comme le Pas de Quatre d’après Jules Perrot (1845, productions 1941 et 1973), La Vivandière d’Arthur Saint-Léon (1844), Le Papillon de Marie Taglioni (1860) et quelques miettes de l’école danoise (Bournonville).

Mais que faire de Coppélia (1870) ? La production Lacotte (1973) se veut fidèle à l’original, mais s’en éloigne à l’acte III ; celle de Patrice Bart (1996) s’en éloigne encore plus, bien que la feuille de distribution présente l’œuvre comme un « ballet en deux actes d’après Arthur Saint-Léon » (le librettiste ?). Si nous incluons la première et excluons la seconde de notre paquet « romantique », les courbes bougent un peu (et surtout, la vénérable relique s’éclipse). Le dilemme est moins vif pour La Source de Jean-Guillaume Bart (2011), qui s’inscrit clairement en lien avec le passé, mais plus celui des Ballets russes que de l’univers chorégraphique, plus lointain, de Saint-Léon (1866).

Quant à la Paquita de Pierre Lacotte (d’après Mazilier mais revue par Petipa, la pauvre petite est schizophrène), on décide de la verser dans l’escarcelle de l’univers Ivanov-Petipa, qui compose le dernier pan de notre période XIXe (avec Baya-Belle-Lac-Noix-DQ-Raymonda).

 

Au risque d’enfoncer le clou (on avoue, on aime ça), le constat de la figure n°5 est sans appel : plus c’est vieux, moins ça prend de place. Mais, foin de passéisme intempestif, il est temps de faire entrer dans l’analyse tout le XXe siècle. Car enfin, la création chorégraphique ne s’est pas arrêtée à Petipa.

Ce sera pour le prochain épisode…

Les dessins sont toujours d’Alex Gard, « More Ballet Laugh », 1948.

Le Colonel de Basil et Léonide Massine en font les frais

 

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Soirées londoniennes : Coppélia version Ninette

Coppélia, production et chorégraphie de Ninette de Valois d’après Ivanov et Cecchetti, musique de Léo Delibes, Royal Ballet, soirée du 4 décembre 2019

Pour les fêtes, et en guise d’alternative à l’inusable Nutcracker, le Royal Ballet présente Coppélia. Le ballet est entré au répertoire du Vic-Wells Ballet en 1933, dans une version apportée par Nicolas Sergueïev, avant de faire l’objet en 1954 d’une production due à Ninette de Valois. Pour cette reprise – après une éclipse de plus de 10 années – les solistes sont coachés par Leanne Benjamin et Merle Park, qui font valoir les intentions de ‘Madam’ (à Londres, on aime se raconter des histoires de transmission) : du charme, de la retenue, le sens du détail et du phrasé. Sans oublier une place de choix faite à la pantomime, pleinement assumée outre-Manche, et du coup puissamment servie au niveau de l’interprétation : j’ai peine à me souvenir qui jouait Coppélius dans la reprise récente par le ballet de Vienne, alors que Gary Avis marque le rôle de sa présence. On ne sait trop bien – encore un problème d’œuf et de poule – si c’est son incarnation ciselée qui donne du relief au personnage, ou si c’est le sérieux accordé par la production aux noires intentions du magicien (il veut clairement trucider Franz pour donner vie à son automate), qui fait qu’on y prête plus qu’une attention distraite. L’atelier de Coppélius, qui paraît réellement peuplé de fantômes – l’agitation soudaine de pantins suspendus au plafond est d’un effet saisissant – joue aussi un rôle dans l’affaire.

Alexander Campbell & Gary Avis, photo Bill Cooper courtesy of ROH

Hormis le partenariat-vedette Nuñez/Muntagirov, programmé pour quelques dates, le Royal Ballet programme quelques jeunes pousses dans les rôles de Swanilda et Franz. Le hasard du calendrier me donne à voir deux Principals relativement récemment promus (tous deux en 2016) : Francesca Hayward et Alexander Campbell, aussi à l’aise l’un que l’autre dans le registre gentiment comique, et qui n’ont pas besoin de forcer la note juvénile. Mlle Hayward déploie une grande versatilité de style, notamment au second acte, quand il s’agit d’alterner gestuelle mécanique, exubérance gitane (l’afféterie des bras y est grisante) et petite batterie écossaise (qui bénéficie d’un travail de bas de jambe d’une précision remarquable). Au troisième acte, il n’y a guère que sur la toute fin d’une redoutable diagonale enchaînant emboîtés et fouettés qu’on la voit chercher son axe. Par la grâce d’un nez en trompette, Alexander Campbell a naturellement l’air mutin d’un gandin de village ; il se montre acteur crédible et partenaire attentif, et réussit sans ostentation excessive, et plutôt proprement, son solo du troisième acte, réglé sur la numéro « La discorde et la guerre ».

L’amateur parisien peut jouer au jeu des similitudes et différences entre la version Lacotte (qui se réclame de Saint-Léon) et celle du Royal Ballet (qui se rattache à Ivanov et Cecchetti par le truchement de Sergueïev). À Londres, la scène de l’épi de blé lorgne moins vers la pantomime que vers le partenariat, et on ressent une tendresse bien moins mièvre et enfantine entre les personnages que dans la recréation parisienne.

Autre différence, l’acte du mariage fait moins « téléportation dans la vie de château » que chez Lacotte. Il se déroule sur la place du village du début, et si les ballerines au long tutu font sonner une note un peu incongrue, l’hétérogénéité de style avec le premier acte est moins criante. En particulier, l’adage de la Paix, est une prière méditative joliment servie par l’éloquence de Melissa Hamilton.

Francesca Hayward et Gary Avis, photo Bill Cooper courtesy of ROH

Francesca Hayward et Gary Avis, photo Bill Cooper courtesy of ROH

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Coppélia de Lacotte: deux actes plus un.

Natascha Mair - Coppélia - Copyright: Wiener Staatsballett/Ashley Taylor

Natascha Mair – Coppélia – Copyright: Wiener Staatsballett/Ashley Taylor

Coppélia, chorégraphie de Pierre Lacotte (actes I et II d’après Arthur Saint-Léon), musique de Léo Delibes – Volksoper – Représentation du 27 janvier 2019

Les gens normaux vont à Vienne pour faire une orgie de sucreries. Je m’y suis rendu pour un weekend Léo Delibes : après Sylvia, le Wiener Staatsoper fait aussi entrer à son répertoire la Coppélia de Pierre Lacotte, recréée pour l’Opéra de Paris en 1973, mais que la troupe parisienne n’a plus dansé depuis 1991 (après cette date, la pièce n’a plus été donnée qu’à l’occasion du spectacle de l’école de danse, en 2001 puis en 2011).

Rareté remisée au placard chez nous, Coppélia passe les feux de la rampe beaucoup plus fréquemment dans la capitale autrichienne, qui en est à sa dixième production de l’œuvre, la première datant de 1876 (six ans après la création originale d’Arthur Saint-Léon) et l’avant-dernière de 2006.

Elle n’en reste pas moins une curiosité un rien exotique. Au soir de la première, une pourtant perspicace habituée, avec qui je babillai dans les couloirs, n’avait pas décrypté 100% de la pantomime du premier acte… Il faut dire qu’elle est proliférante et diablement détaillée. Apprenez que pendant la ballade de l’Épi, un brin de paille susurre à l’oreille de qui sait entendre : « Swanilda, figure-toi que ton fiancé Franz en pince pour une autre, une sucrée absorbée dans sa lecture, et qui ne tourne même pas la tête quand on la salue ».

J’attends l’été prochain pour trouver chez nous du blé aussi bien informé, mais je soupçonne que cela n’existe qu’en Galicie, cette contrée au destin géopolitique tourmenté, partagée aujourd’hui entre l’Ukraine et la Pologne, et qui est, pour le monde du ballet, surtout un lieu de réjouissances villageoises – prétexte à s’habiller en tenues colorées – et assez hétérogène dans sa population pour accueillir aussi bien des thèmes slaves que des danses hongroises.

Coppelia - (c) Wiener Staatsballett/Ashley Taylor

Coppelia – (c) Wiener Staatsballett/Ashley Taylor

Lors des scènes de groupe – dont on fait assez vite le tour  –, le corps de ballet semble un petit peu à l’étroit sur la petite scène du Volksoper, mais l’esthétique de porcelaine de la pièce convient bien à ce théâtre, alors qu’elle apparaîtrait décalée au Staatsoper. Natascha Mair prête ses traits à Swanilda, jeune fille au caractère intrépide, et Denys Cherevychko incarne son fiancé volage Franz. Tous deux ont un physique d’adulte, mais ils assument chacun crânement leur partie : elle avec expressivité et versatilité (elle négocie très bien les passages où feignant d’être une automate pour tromper Coppélius, elle enchaîne boléro et gigue écossaise), lui en jouant à fond la carte de la naïveté. La tendance au cabotinage du danseur d’origine ukrainienne, qui dans les morceaux de bravoure, se traduit par des pas de liaison savonnés, passe bien mieux dans ce répertoire que quand il incarne Jean de Brienne.

Les deux premiers actes, directement inspirés d’Arthur Saint-Léon, passent comme une génoise crémeuse. Mais le charme suranné de Coppélia, qui tisse finement chorégraphie et péripéties, est rompu lors du troisième acte (que l’Opéra de Paris avait laissé tomber lors de la reprise de 1991). Entièrement de la main de Lacotte, l’acte du mariage se dilue dans une esthétique de carton-pâte (décor de château en arrière-plan) et se noie dans le grandiloquent.

On se croirait transporté dans un autre milieu, et aussi à une autre époque. Durant l’adage, moment d’allégorie nocturne, la soliste incarnant les heures de la nuit (Madison Young) fait de la petite batterie couchée à l’horizontale dans les bras de son partenaire (James Stephens). Voilà bien du néoclassicisme complètement hors de saison, d’autant plus qu’à plusieurs reprises dans ce passage, les piétinements du corps de ballet couvrent la musique. Les événements évoqués par le livret – la menace de la guerre lors du solo héroïque de Franz, le retour de la paix via Swanilda – ne trouvent aucun début de matérialisation chorégraphique. Chez Saint-Léon, le geste disait l’histoire. Apparemment le moule s’est perdu.

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La Source, d’hier à aujourd’hui

"La Vie Parisienne". Page de caricature de Felix Y sur le nouveau ballet "La Source". parue le 17 novembre 1865.

« La Vie Parisienne ». Page de caricature de Felix Y sur le nouveau ballet « La Source ». parue le 17 novembre 1865.

La Source est un ballet qui a survécu dans les mémoires pour des raisons fort éloignées de ses qualités intrinsèques en tant que spectacle : un tableau de Degas, sa première incursion dans la thème du ballet et une demi-partition par Léo Delibes (l’autre partie étant confiée au Russe Minkus). Le ballet lui-même n’a été inscrit qu’une petite dizaine d’années au répertoire (entre 1866 et 1876) et a connu le nombre honorable, mais guère ébouriffant pour le XIXe siècle, de 88 représentations. Comparé au succès de Coppélia, qui réunit quatre ans plus tard le même trio de créateurs (Saint-Léon chorégraphe, Léo Délibes compositeur et Charles Nuitter librettiste), c’est bien peu : Coppélia comptabilisait 717 représentations en 1973! Et la version restaurée de Lacotte a depuis été représentée 116 fois par le ballet de l’Opéra avant d’être récupérée par l’école de Danse.

Pourtant, en 1865, l’ambition des créateurs de La Source était de proclamer aux yeux du monde « la renaissance de la danse classique à l’Opéra« .

Pourquoi les créateurs originaux ont-ils vu leur ambition échouer?

Tout d’abord, la danseuse qui devait créer le rôle principal, Adèle Grantzow, se blessa  en répétition avant de partir honorer ses engagements à la cour impériale de Russie, suivie de près par Saint-Léon, le chorégraphe. La Cour du Tsar avait besoin des deux artistes pour les cérémonies en l’honneur du mariage du Tsarévitch. Le chorégraphe dut donc se résoudre à régler les détails de son ballet à distance et à apprendre par la poste quels seraient les noms des personnages principaux de son ballet – il n’était pas enchanté de celui de l’héroïne principale, Naïla, dont il aurait préféré qu’elle n’ait pas de nom ; juste « La Source ».

Le rôle principal échut alors à une ballerine par défaut, Guglielmina Salvioni, qui n’avait jamais répété avec Saint-Léon. Ce dernier écrivait des missives inquiètes à son librettiste : « Il n’y a qu’une chose sur laquelle j’insiste absolument ; mon groupe glissé dans la scène quatre […] C’est tellement difficile de faire quelque chose de nouveau ; en conséquence, si mademoiselle Salvioni ne peut le reproduire comme il a été créé, je la supplie de le remplacer entièrement ». Ainsi les chorégraphes, qui ne se considéraient alors que maîtres de ballet, protégeaient-ils l’intégrité artistique de leur œuvre.

Pour comble de déveine, Salvioni était également blessée au pied.

Le ballet fut créé le 12 novembre 1866 en l’absence de son chorégraphe, toujours retenu en Russie. Les critiques furent mitigées. Guglielmina Salvioni, « pure, correcte et noble » selon Gautier manquait cependant d’un certain abandon : « On pourrait désirer […] quelque chose de plus moelleux, de plus fluide, de plus ondoyant ». La grande triomphatrice de la soirée fut en fait la créatrice du rôle de la princesse lointaine Nourreda qui prenait les traits sculpturaux d’Eugénie Fiocre, célèbre beauté du Second Empire.

Malgré ses impressionnants décors de Despléchin pour l’acte I, scène 1 et l’acte II, scène 4 figurant une montagne d’où s’échappait de l’eau véritable scintillant sous la lumière électrique, malgré le retour de Grantzow, l’inspiratrice du rôle de Naïla, en mai 1867, La Source n’obtint qu’un succès d’estime.

Si l’on en croit les contemporains, une grande part de l’échec du ballet était à imputer à son livret. La presse du XIXe siècle, à la fois plus encadrée (politiquement) mais plus débridée (sur les attaques personnelles) qu’elle ne l’est aujourd’hui, n’avait pas mâché ses mots sur cette fantaisie aux confluents de plusieurs traditions du théâtre romantique : un peu de La Sylphide, d’Ondine, du Lalla Rookh de Thomas Moore, ou encore la scène de harem du Corsaire sans oublier un petit détour par Le Songe d’une nuit d’été. Tout cela préfigurait aussi un peu La Bayadère.

J’ai trouvé cocasse l’apposition de l’argument original résumé clairement par Ivor Guest dans son « Ballet of the Second Empire » et la page de caricature parue le 17 novembre 1866 dans « La Vie Parisienne », une revue illustrée où écrivait tout le gratin de la presse de l’époque.

Mais la réécriture du livret par Clément Hervieu-Léger, de la Comédie française, sauve-t-elle réellement l’argument du bon Nuitter ?

 1er acte.              Près d’une source coulant d’un rocher.

Djémil (Louis Mérante), un chasseur, s’abreuve à la source et voit une bohémienne, Morgab (Louise Marquet) qui tente de jeter un poison dans la source. Il la chasse. Arrive alors une caravane qui conduit, voilée, sous la conduite de son frère Mozdock, la belle Nouredda (Eugénie Fiocre), au harem du Khan son futur époux. Nouredda, après avoir dansé un coquet pas à la Guzla, voit une très jolie fleur qui pousse sur le rocher et exprime le désir de se la voir offrir. Mais personne n’ose relever le défi, la fleur est trop haut perchée. Djémil décide alors de s’y essayer. Il atteint la fleur, la cueille et s’approche de Nouredda. Mais il demande comme récompense de voir le visage de la princesse. Outré, son frère fait bastonner Djémil et le laisse pour mort, chargé de liens, auprès de la Source. Mais tandis que la caravane s’éloigne, apparaît l’esprit de la Source, Naïla (Salvioni). Elle libère le jeune chasseur et lui dit qu’elle est reconnaissante pour l’avoir sauvé des desseins funestes de Morgrab. Aussi, bien que déçue qu’il ait dérobé sa fleur-talisman, elle veut bien accomplir ses vœux. Immédiatement, Djémil demande à revoir Nouredda. Son souhait est accordé. Djémil part vers l’objet de son désir armé de la fleur magique et accompagné d’un gobelin, serviteur de Naïla, Zail (Marie Sanlaville dans un rôle travesti).

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Dans la version 2011, ne cherchez pas la Source avec de la vraie eau qui coule. Le décor est celui d’un théâtre en ruine dont ne subsisteraient que les tentures rongées par le temps. Les Fées, dans les costumes irisés de cristaux, évoquent le chatoiement des eaux de la source et Zaël, le gobelin, ici dansé par un danseur peint en vert et entouré de quatre comparses bleus, figure une sorte de libellule bondissante (scène 1). Le rôle de Morgrab et l’épisode de l’empoisonnement de la source sont supprimés. Le seul « méchant » de l’affaire reste l’ombrageux Mozdock qui veut marier sa sœur au plus offrant. Il danse le pas de la Guzla avec sa sœur (scène 2).

Djémil y perd un peu en capital « développement durable ». Sa seule qualité étant de bien grimper à la corde pour aller cueillir la fleur magique de Naïla (scène 3). Intact par contre est son côté grosse baderne. Théophile Gautier le faisait déjà remarquer dans sa critique parue dans le Moniteur Universel, le 19 novembre 1866 : « Aux avances de la nymphe, il ne répond que par des cris de vengeance […] et la bonne Naïla met, avec un soupir, son pouvoir à la disposition du beau chasseur qui la dédaigne »

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2e acte.                Scène 1. Dans un palais

Le Khan (Dauty) est impatient de recevoir sa promise, Nouredda, ce qui ne l’empêche pas de se régaler à la vue de trois créatures de harem peu vêtues. Mais Djémil, qui s’est introduit dans le palais, somme Naïla d’apparaître. Celle-ci charme alors le Khan, oublieux des appâts de Nouredda. Il veut sur le champ en faire sa femme. Naïla lui répond qu’elle n’acceptera que s’il chasse Nouredda.

Forcée de quitter le palais, Nouredda se voit offrir de l’aide par la gitane Morgrab qui tente, dans le même temps, de piéger Djémil dans ses filets (et sous sa tente : une grande scène de sabbat) pour se venger d’avoir manqué son empoisonnement de la source. Mais le Gobelin Zaïl apparaît juste à temps pour permettre à Djémil de s’échapper avec Nouredda.

 

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Dans la version Bart de 2011, le Khan est assiégé par une cohorte d’odalisques (huit, pas moins), vêtues d’élaborés et chatoyants costumes orangés, menée par Dadjé, la favorite anxieuse de la perte de ses privilèges, prête à toutes les prouesses chorégraphiques pour les conserver (scène 1).

Nouredda, habillée de neuf par le Khan, triomphe d’abord. Mais arrive alors une troupe de bateleurs mystérieux (Zaël et ses comparses accompagnés de Djémil). Ils font des tours de magie. Djémil, pas dégourdi, rate le sien et manque encore une fois d’impressionner sa belle. En désespoir de cause, la petite troupe appelle Naïla qui séduit le Khan en un tournemain. Ce dernier chasse alors son ancienne promise non sans, le goujat, lui faire rendre les beaux atours qu’il venait de lui offrir. La lumière s’éteint alors qu’il s’apprête à savourer les charmes de la jolie enchanteresse qui s’offre à lui (scène 2). En 2011, rien ne laissait deviner que le Khan allait être déçu dans ses attentes. Une erreur dramatique selon nous.

Djémil s’échappe avec Nouredda. Mozdock est statufié par magie quand il s’apprêtait à rosser une seconde fois le jeune chasseur amoureux. Cet épisode douteux prend-il la place de la rocambolesque scène de sabbat de la version 1866 ?

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                               Scène 2. La grotte de Naïla

Naïla est fort triste de voir l’amour que Djémil porte à Nouredda. Elle les fait apparaître devant elle. Nouredda est endormie près de Djémil. La fée prévient Djémil que jamais Nouredda ne l’aimera. Mais le jeune homme la supplie de remédier à cela avec la fleur magique. Elle lui explique que cette fleur est liée à son existence mais, dans un suprême sacrifice, pose la fleur sur le cœur de la princesse lointaine. Celle-ci se réveille le cœur empli d’amour.

Les amants partent. Naïla s’affaiblit a vue d’œil. La source doucement se tarit.

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Dans le ballet de Bart, on retourne à la Source où se lamentent les nymphes (un petit côté acte 4 du Lac des Cygnes). Nouredda est en colère. Elle a repoussé son frère et dans la foulée, repousse aussi Djémil avant de sombrer dans le sommeil. Djémil avoue à Naïla qu’il ne pourra jamais aimer que Nouredda. La jolie nymphe agite alors la fleur magique sur Nouredda endormie et sacrifie par là-même sa vie. La princesse s’éveille pleine d’amour. Après un court pas de deux les deux tourtereaux artificiels s’éloignent tandis que Zaël reste seul à pleurer sur le corps de Naïla.

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L’argument revu et corrigé d’Hervieu-Léger, on doit l’avouer, peine un peu à nous faire adhérer au triangle amoureux. Nouredda n’a jamais montré clairement un quelconque attrait pour Djémil. Sa colère aurait été plus compréhensible si, dans une scène, le Khan, changeant d’avis parce qu’il a perdu Naïla, avait cherché de nouveau à traiter avec Mozdok. On aurait compris son dégoût des hommes et fort bien accueilli ce petit détour par le féminisme. Enfin, on regrette la disparition un peu prématurée des Nymphes. Leur effacement à la mort de Naïla aurait été une belle métaphore de l’assèchement de la source qui clôturait le ballet en 1866.

On l’aura compris, ce n’est pas dans le renouvellement de l’argument de Nuitter que réside le charme de La Source de Jean-Guillaume Bart. Et pour pourtant, ce ballet réserve bien des enchantements. L’objet d’une prochaine publication…

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