Orphée et Eurydice (version allemande 1774). Musique Christoph Wilibald Gluck. Chorégraphie : Pina Bausch (1975). Décors, costumes et lumières : Rolf Borzik. Ballet de l’Opéra de Paris. Représentation du lundi 5 mai 2014.
Dans Orphée et Eurydice de Pina Bausch, les corps dansants vous emportent dans le sillage de leurs infinies sinuosités au travers de la scénographie étrange et baroque de Rolf Borzik. Les Pleureurs et pleureuses au bras étirés épousent dans leur mouvement rotatoire les courbes du « s » sous les yeux d’Eurydice, impassible, le teint cireux, comme ces vierges des églises siciliennes dans leurs atours surchargés. Et pourtant, on chercherait en vain la dorure d’un autel baroque. L’espace est froidement délimité par des panneaux blancs translucides et les costumes sont noirs. Seul l’éclat rouge sanglant d’un bouquet sur le linceul blanc de la défunte vient déroger à la monochromie ambiante. Un arbre déraciné animé des convulsions élégiaques des danseurs rappelle que tout dans ce monde n’est pas minéral. Au tableau des violences, l’aliénation des âmes en peine est figurée par des fils arachnéens attachés à des chaises hautes surdimensionnées, formant une véritable forêt de grilles. Les dos des suppliciés se courbent par-dessus la poitrine, implorants, devant un trio de gaillards en tablier de cuir figurant Cerbère, l’antique gardien infernal de la mythologie grecque. Les tentatives de vaine fuite sont exprimées par des sortes de sissonnes sur place, accompagnées de moulinets des bras, à la fois aériennes et statiques. Là encore, le mélange des références antiques à celles de l’enfer chrétien vous rejette dans la sphère baroque.
C’est le tableau « Paix » qui s’approche le plus de l’idéal de pureté classique. Dans une paisible clairière en arc de cercle meublée de panneaux de verre et de canapés couverts d’excroissances végétales, les mouvements des âmes heureuses sont encore à base de cercle mais la sinuosité en « S » a disparu. Les amples couronnes semblent s’ouvrir vers le ciel.
Le tableau « mort » est du ressort des interprètes principaux : les deux danseurs et leurs parèdres chanteuses. Cela peut donc être un enchantement ou la perspective d’un interminable ennui.
Et c’est l’aspect éminemment positif de cette soirée. L’ensemble des interprètes danseurs de cette reprise étaient justes dans leurs intentions et vrais dans leur rendu du chef d’œuvre de Pina Bausch. Jamais jusqu’ici la compagnie de l’Opéra n’avait réussi à effacer la forte impression qu’avaient suscité en moi, à Garnier, en février 1993, les interprètes du Tanztheater Wuppertal dans Orphée et Eurydice.
L’Orphée de Florian Magnenet rayonnait d’un éclat laiteux, presque lunaire. Il ressemblait à un saint d’une peinture maniériste perdu au milieu d’un tableau de Caravage. La lenteur de sa marche, ses chutes ralenties dans des angles imprévus mais surtout la qualité de son statisme, jamais inerte, étaient tout simplement fascinants. Sa partenaire, Alice Renavand avait par bonheur retrouvé cette qualité fragile et mousseuse qui la caractérisait parfois mais qui lui faisait cruellement défaut depuis la saison dernière. La confrontation de ces deux artistes était poignante sans paroxysme expressionniste pour leur remontée des enfers : fluidité dans l’abandon pour elle et mouvements introvertis pour lui.
Pour ajouter à notre bonheur, Charlotte Ranson était un putto baroque à souhait. Ses moulinets des avant-bras évoquaient à ravir les ornementations de poignets de la danse de cour.
Et puis, doit-on l’avouer, ce qui nous avait toujours le plus manqué dans l’interprétation d’Orphée par le ballet de l’Opéra, c’était des « Cerbères ». En 1993, avec les danseurs de Wuppertal, le contraste entre la fragilité des suppliantes et la brutalité des bourreaux nous avaient saisi aux tripes. L’autre soir, le trio mené par le dense et sculptural Vincent Cordier était tout simplement juste. Cordier fait claquer le cuir comme personne et module son partnering avec subtilité. Son port de bras au dessus du corps des Eurydice, loin de la violence déployée dans le deuxième tableau, avait ainsi l’accent désolé et plaintif d’une oraison funèbre.
Quel merveilleux texte, pour une œuvre magique : précieux, sensible et fluide tout à la fois, sa lecture est un enchantement! Merci pour ce bijou matinal
Merci, Shana! Charmé d’avoir illuminé un matin pluvieux par simple réflexion de l’éclatante lumière des étoiles de l’Opéra (j’inclue tous les danseurs sous cette appellation unique).
Vous avez su trouver les mots justes pour qualifier cette si belle représentation ; je vous remercie de faire grâce aux danseurs, et notamment à Florent Magnenet : j’ai cherché depuis deux jours comment qualifier l’impression ressentie, et je viens de lire dans vos lignes ce qui m’avait manqué.
Il m’a semblé que l’œuvre était si forte qu’elle appelait à être servie par des interprètes qui à la fois osaient s’en saisir tout en s’inclinant devant elle. J’ai trouvé magnifique la façon dont Alice Renavand incarnait sa voix – la danse donnant chair à la musique sans s’imposer ni faire obstacle – sans jamais faire spectacle.
Me voilà vraiment heureuse de pouvoir savoir partagée cette si belle expérience ! Je suis ressortie en me disant que l’opéra regorgeait d’artistes, ce qui est évident dans votre texte, que je garderai précieusement.
Je suis ravi que nous ayons eu la même approche du spectacle. J’allais justement répondre à votre message sur Roméo et Juliette. En substance je voulais dire que maintenant que vous aviez vu un spectacle en même temps que moi vous alliez pouvoir ajuster votre Nord magnétique à mon Nord géographique 😉
Il y a certes bien des talents dans cette maison… Mais les danseurs ont été si paresseusement traités par la presse professionnelle depuis une quinzaine d’année que non seulement on ne le sait pas assez mais qu’en plus certains des plus talentueux interprètes en ont perdu leur cap.
Il me semble qu’on parle peu, et mal, de la danse, parce qu’au fond il faudrait se donner la peine d’en proposer une lecture, qui seule peut rendre justice à l’intention des interprètes. En ce sens je veux bien croire ce que vous dites, à savoir que là où il n’y a pas d’écoute, il ne saurait y avoir une proposition renouvelée – il faut un dévouement surhumain à son art pour prêcher dans le désert. J’espère qu’au-delà des applaudissements, les danseurs savent qu’ils ont un public qui espère d’eux avec intégrité. Il me semble aussi que cela a à voir avec une question de direction artistique, mais je ne tiens pas à faire de politique.
On peut en faire un tout petit peu. Avez-vous déjà lu ceci? Le projet du prochain directeur est intéressant et son expertise est, je pense, très juste.
http://www.lefigaro.fr/sortir-paris/2014/05/07/30004-20140507ARTFIG00057-benjamin-millepied-mene-la-danse-a-l-opera-de-paris.php
Je n’avais pas lu mais cela sonne d’une grande finesse, merci. On souhaite surtout de la joie et de l’épanouissement aux danseurs, je crois, la joie dans cette poésie qu’ils exhalent.
C’est un article qui redonne espoir non seulement aux danseurs mais aussi aux spectateurs!
Je suis particulièrement rassuré par le fait que son « des ballets de Noureev oui, mais avec des ajustements » dont j’avais entendu parler par ouï-dire concerne principalement les éclairages; ce en quoi il a parfaitement raison. « Cendrillon » ou encore la scène gitane de DQ se jouent littéralement dans la pénombre. Ça ne sert absolument pas les danseurs.
Le « je verrai bien qui est impliqué ou pas » est également de bon augure; dommage pour Emmanuel Thibaut qui a passé tant de temps dans le corps de ballet en partie parce qu’il n’assistait pas à la classe institutionnelle du matin…
Je me suis fait la même remarque à propos de sa remarque sur Noureev, J’ai d’abord eu peur mais j’ai été rassurée par la deuxième partie de la phrase! Dommage pour E Thibaut… il avait tout ce qu’il faut pour être un vrai joyau à l’opéra!